Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180325


Dossier : IMM-1345-18

Référence : 2018 CF 336

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

BUZANGU MUTOMBO KANUMBI

demandeur

et

MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]  Le demandeur, M. Buzangu Mutombo Kanumbi, présente une requête en sursis de son renvoi du Canada prévu pour demain, le 26 mars 2018. La requête a été entendue plus tôt aujourd’hui par téléconférence. Voici les motifs pour lesquels je rejette la requête.

I.  Faits et décision sous-jacente

[2]  M. Kanumbi est un citoyen de la République démocratique du Congo [RDC]. Il y a peu d’information dans le dossier devant moi quant à ses antécédents en matière d’immigration. Nous savons qu’il est arrivé au Canada en 1996 et qu’il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée plus tard cette année-là. Il a présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR), qui a été refusée en 2009. Il a ensuite été renvoyé du Canada, mais il est revenu en 2010. Il a aussi présenté une demande de résidence permanente, apparemment parrainée par sa conjointe, qui a été également refusée. Il a fait une autre demande d’ERAR, qui a été refusée en 2013.

[3]  Depuis 2013, l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a convoqué M. Kanumbi à plusieurs reprises afin de prendre des dispositions en vue de son renvoi. Finalement, le 19 février 2018, il a reçu l’ordre de se présenter à l’aéroport d’Ottawa le 26 mars 2018 pour être renvoyé en RDC.

[4]  M. Kanumbi a demandé à l’agent d’exécution (agissant en vertu de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [la Loi]) de reporter son renvoi, en invoquant un certain nombre de motifs, dont sa demande en instance de séjour au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, sa bonne foi, le risque de torture ou de mort lors de son renvoi en RDC et l’intérêt supérieur de son enfant. Cette demande a été refusée.

[5]  M. Kanumbi a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution, ainsi que la présente requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II.  La question préliminaire : le retard

[6]  Avant l’audience, l’avocat du défendeur a soutenu que je ne devrais pas considérer la présente requête en sursis du renvoi parce qu’elle n’avait pas été présentée en temps opportun. C’est le 19 février 2018 que M. Kanumbi a reçu l’ordre de se présenter à l’aéroport d’Ottawa le 26 mars pour être renvoyé. M. Kanumbi a présenté sa demande de report à l’agent d’exécution le 9 mars et une décision a été rendue le 15 mars. M. Kanumbi a signifié sa requête en sursis du renvoi le vendredi 23 mars à 16 h 52.

[7]  Dans El Ouardi c Canada (Procureur général), 2005 CAF 42, le juge Marshall Rothstein, alors juge de la Cour d’appel fédérale, a déclaré qu’un juge à qui est présentée une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi peut refuser de l’accueillir si elle est présentée trop tard. Il y a plusieurs raisons importantes pour lesquelles de telles requêtes doivent être présentées le plus tôt possible. Ces requêtes soulèvent des questions importantes et complexes et méritent un examen approfondi. Lorsqu’elles sont déposées à la veille d’un renvoi prévu, le défendeur a peu de temps pour préparer une réponse significative et la Cour a peu de temps pour examiner le dossier. Il est préférable de traiter ce genre de requêtes pendant les jours ouvrables, non seulement pour la commodité de la Cour et des avocats, mais également parce qu’il peut être plus difficile pour un avocat d’obtenir des instructions, de demander des renseignements supplémentaires ou de trouver des documents pertinents pendant la fin de semaine.

[8]  En l’espèce, l’avocat de M. Kanumbi a rédigé une lettre expliquant que son client n’avait pas d’avocat, avait présenté une demande d’aide juridique, mais n’avait pas encore reçu de réponse. Son affirmation selon laquelle M. Kanumbi n’avait pas d’avocat est déroutante, puisqu’il a représenté M. Kanumbi dans le cadre de sa demande administrative de report le 9 mars, soit à peine deux semaines plus tôt. Dans une affaire comme celle-ci, l’avocat devrait informer la Cour et la partie adverse le plus tôt possible qu’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est envisagée. La Cour peut alors émettre des instructions en conséquence. Si le processus d’aide juridique pose des obstacles systémiques à la présentation en temps opportun des requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, la Cour espère que ces obstacles pourront être identifiés et réglés.

[9]  J’ai décidé de considérer la requête malgré le fait qu’elle a été présentée à la toute dernière minute. Je ne peux, néanmoins, m’empêcher de penser que le fait que la présente requête a été préparée et présentée à la dernière minute a eu des conséquences sur la qualité du dossier dont je suis saisi. Dans les cas futurs, cela devrait être évité.

III.  Analyse

[10]  La Loi n’exige pas une autorisation judiciaire pour renvoyer un ressortissant étranger du Canada. En ce sens, le sursis d’exécution d’une mesure de renvoi est une réparation exceptionnelle, car il interfère avec la procédure administrative normale.

[11]  Le fondement législatif du sursis d’exécution d’une mesure de renvoi figure à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, qui prévoit que notre Cour peut rendre des ordonnances provisoires en attendant qu’une demande de contrôle judiciaire soit définitivement tranchée. En accordant une telle réparation, nous appliquons le même critère qu’en matière d’injonction interlocutoire. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable comme suit :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut examiner la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le bien-fondé, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R. c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, références omises)

[12]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a auparavant été énoncé dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême (Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110, RJR - MacDonald Inc c Canada (Procureur général) [1994] 1 RCS 311 [RJR]). Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Il va sans dire que l’application de ce critère est éminemment contextuelle et dépendante des faits.

A.  La question sérieuse à trancher

[13]  Dans RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est un seuil relativement bas (RJR, à la page 337). Cependant, la Cour suprême a également déclaré qu’un critère plus exigeant doit être appliqué lorsque le redressement provisoire demandé a l’effet pratique de décider de l’action sous-jacente (RJR, aux pages 338 à 339). C’est le cas lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est déposée contre une décision d’un agent d’exécution refusant de reporter l’expulsion. Dans ce contexte, une requête en sursis du renvoi accorde au demandeur ce qu’il réclame dans la demande initiale. Pour ce motif, la Cour d’appel fédérale a déclaré que le demandeur doit démontrer « des arguments assez solides » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, aux paragraphes 66 à 67 [Baron]), tenant compte du fait que la norme de contrôle applicable au fond est la norme de la décision raisonnable.

[14]  Le point de départ de l’analyse est que, en vertu de l’article 48 de la Loi, le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de reporter l’expulsion est très limité (Baron, au paragraphe 49, Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 55). Le juge Denis Gascon a récemment résumé les principales catégories de situations dans lesquelles l’agent d’exécution peut exercer son pouvoir discrétionnaire :

À mon avis, ces circonstances peuvent être regroupées en trois catégories. Premièrement, dans tous les cas (y compris lorsqu’une demande CH est en jeu), l’agent d’exécution peut examiner des facteurs pratiques ou logistiques ayant une incidence sur le moment du renvoi (tels que les arrangements de voyage, la maladie ou des problèmes de santé, le calendrier scolaire des enfants, et les naissances ou décès imminents). On peut soutenir que l’imminence d’une décision relative à une demande CH, si suffisamment étayée par la preuve, peut appartenir à cette catégorie plus technique ou reposant sur le moment du renvoi [...]. Deuxièmement, les demandes CH peuvent justifier un report du renvoi lorsqu’elles sont « fondées sur une menace à la sécurité personnelle ». Troisièmement, même lorsqu’il n’y a aucune menace à la sécurité personnelle ni de préoccupation technique ou liée au moment du renvoi, les demandes peuvent encore justifier un report quand il existe des « considérations spéciales ».

[…]

Au nombre des considérations particulières que notre Cour a jugées propres à justifier le report du renvoi lorsqu’une demande CH est en instance, figure la situation où la demande a été présentée en temps opportun, mais n’a pas été tranchée par les autorités de l’immigration en raison d’un engorgement du système […]

(Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, aux paragraphes 28 à 31 [Newman])

[15]  M. Kanumbi affirme que l’agent d’exécution a commis un certain nombre d’erreurs susceptibles de contrôle.

[16]  Premièrement, M. Kanumbi soutient que son renvoi aurait dû être différé jusqu’à ce que sa demande CH soit tranchée. Il dit qu’il a présenté cette demande en temps opportun et qu’il relève de l’exception décrite par le juge Gascon dans Newman. Cependant, il a fait sa demande en 2017, alors que sa demande d’ERAR a été refusée en 2013. Il a donc attendu quatre ans. La demande n’a pas été présentée en temps opportun.

[17]  À l’audience, l’avocat de M. Kanumbi a allégué que le retard s’expliquait par le fait que M. Kanumbi avait présenté une demande de résidence permanente parrainée par son épouse, laquelle avait été abandonnée lors de leur séparation. L’avocat de M. Kanumbi a tenté d’envoyer des pièces justificatives à la Cour quelques minutes avant l’audience, mais sans succès. Je note que M. Kanumbi était représenté par le même avocat pour sa demande administrative de report. La question de savoir si la demande CH a été présentée en temps opportun a été longuement discutée. Je ne comprends pas comment une telle explication, si elle était vraie, aurait pu être omise de la demande administrative de report. Quoi qu’il en soit, la Cour examine la décision de l’agent d’exécution en se fondant sur le dossier dont l’agent était saisi et il n’y avait pas d’explication du retard de quatre ans dans ce dossier.

[18]  Deuxièmement, M. Kanumbi soutient que l’agent d’exécution n’a pas évalué correctement la preuve du risque qu’il soit emprisonné, torturé ou tué lors de son renvoi en RDC. À cet égard, M. Kanumbi dit qu’il a été actif au sein d’organisations qui s’opposent au régime actuel en RDC et qu’il sera identifié comme tel par les autorités congolaises. Il apparaît dans des vidéos qui ont été affichées sur Internet montrant diverses manifestations qui ont eu lieu au Canada contre le régime congolais.

[19]  De nombreuses violations sérieuses des droits de l’homme ont été signalées en RDC et certains rapports à ce sujet ont été déposés au dossier. Cependant, M. Kanumbi doit être en mesure de montrer un lien entre sa situation et les catégories de personnes susceptibles d’être persécutées. À cet égard, le dossier contient une réponse à une demande d’information [RDI] de Citoyenneté et Immigration Canada qui traite de la situation des personnes qui retournent en RDC après avoir présenté une demande d’asile :

[traduction]

[…] une source officielle à l’ambassade de Belgique à Kinshasa, qui a surveillé le rapatriement de 23 Congolais de Belgique et traite des questions de migration en RDC, a déclaré le 18 novembre 2014 que les autorités de la RDC ne sont pas intéressées par des activités politiques de « bas niveau », mais plutôt par celles d’un groupe décrit par la source comme étant des « combattants » […]

[20]   M. Kanumbi n’a fourni d’autre preuve de son implication politique qu’un certain nombre de vidéos publiées sur Internet. Ces vidéos n’identifient pas M. Kanumbi par son nom et il est douteux qu’il puisse être reconnu. Il n’a pas prouvé qu’il serait considéré comme un [traduction] « combattant » par le régime de la RDC.

[21]  Je note également que M. Kanumbi a présenté essentiellement les mêmes arguments dans sa demande d’ERAR en 2013. Il a été jugé non crédible.

[22]  Dans ce contexte, M. Kanumbi n’a pas présenté d’« arguments solides » démontrant que l’agent d’exécution a pris une décision déraisonnable en refusant la demande de report.

B.  Le préjudice irréparable

[23]  Le deuxième volet du critère de l’arrêt RJR porte sur le préjudice irréparable. Lorsque la demande sous-jacente conteste la décision d’un agent d’exécution de ne pas surseoir au renvoi, comme en l’espèce, l’analyse de ce critère fait double emploi avec l’analyse de la question sérieuse à juger. J’ai déjà conclu que l’agent d’exécution avait raisonnablement conclu que M. Kanumbi ne risquerait pas d’être persécuté à son retour en RDC. Il s’ensuit qu’il n’a pas non plus fait la preuve qu’il subirait un préjudice irréparable.

C.  La prépondérance des inconvénients

[24]  À cette dernière étape du critère de l’arrêt RJR, il faut soupeser le préjudice causé au demandeur et celui causé au défendeur, qui ne peut appliquer la loi.  Il n’est pas strictement nécessaire de traiter ce critère, car la requête ne satisfait pas les deux premiers volets du critère de l’arrêt RJR. Néanmoins, la conduite de M. Kanumbi renforce l’intérêt de l’État à assurer l’application immédiate de la loi.

[25]  Je n’insisterai pas sur les antécédents criminels de M. Kanumbi, car je n’ai pas assez d’information et les infractions dont il est accusé ne sont pas parmi les plus graves et sont survenues il y a plus de 15 ans.

[26]  Ce qui est plus important, c’est le fait que M. Kanumbi cherche à contourner les lois sur l’immigration. Il a été renvoyé du Canada aux États-Unis en 2009, mais il est revenu un an plus tard. Il ne s’est pas présenté à certaines entrevues de renvoi et n’a pas informé les autorités de l’immigration de son changement d’adresse. L’ASFC a dû l’arrêter à une occasion. Une telle conduite a souvent été considérée comme un facteur négatif pour déterminer si un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi devait être accordé.

[27]  Comme aucun des critères de l’arrêt RJR n’a été satisfait, la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est rejetée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-1345-18

 

INTITULÉ :

BUZANGU MUTOMBO KANUMBI c MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MARS 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Alain Tayeye

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Joanie Roy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Tayeye

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.