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Date : 20180328


Dossier : T-882-17

Référence : 2018 CF 343

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ASHLEY ELIZABETH NEWTON

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire déposée au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (Loi sur les Cours fédérales), à l’encontre d’une décision rendue par le chef des appels (le délégué) de l’Agence du revenu du Canada (Agence), par laquelle il a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire lui permettant de ne pas donner effet à une cotisation établie au titre du paragraphe 227.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) (la LIR).

II.  Résumé des faits

[2]  Le 4 février 2010, la demanderesse a constitué sa société, Vixen Salon & Beauty Bar Ltd. (la société). Elle agissait à titre d’administratrice, de présidente et de secrétaire. Elle a également retenu les services d’un avocat et d’un cabinet de comptables (les représentants) à qui elle a confié les questions d’ordre fiscal et toute autre question ayant trait à la société.

[3]  Le 14 décembre 2012, la demanderesse a envoyé le courriel suivant à la société et à ses représentants, croyant que ce serait suffisant pour démissionner de son poste d’administratrice de la société :

[traduction]
Madame, Monsieur,

Je soussignée, Ashley Newton, autorise par la présente Walter Shaun Newton à s’occuper de toutes les questions touchant [la société], incluant le bail et tous les documents afférents au local du 123, Princess Street. Je consens également à mettre fin au bail du local du 123, Princess Street, à la condition que la vente de la propriété se concrétise.

Je demande également à recevoir dès que possible une copie datée et signée du bail.

Ashley Newton

[4]  De plus, la demanderesse aurait prétendument demandé à ses représentants de produire toutes les déclarations nécessaires et de dissoudre la société. Elle affirme qu’à partir de cette date, elle n’a pas participé aux activités de la société et croyait qu’elle avait été dissoute.

[5]  La demanderesse a plus tard appris que ses représentants n’ont jamais produit les clauses de dissolution, et n’ont pas non plus déposé de demande de certificat supplémentaire d’enregistrement, conformément à la Loi sur les corporations, CPLM, c C225, visant à la destituer de ses fonctions d’administratrice de la société. Elle ignorait que ces documents étaient nécessaires pour rompre les liens juridiques qui l’unissaient à la société.

[6]  La société a été dissoute par la Direction des corporations du Manitoba le 20 juin 2014.

[7]  Le 9 février 2015, l’Agence a envoyé à la demanderesse deux avis de cotisation (les cotisations) concernant sa responsabilité à titre d’administratrice pour les impôts dus par la société, totalisant 71 244,07 $, en application du paragraphe 227.1(1) de la LIR. L’Agence a également expliqué qu’elle pouvait s’opposer à ces cotisations dans un délai de 90 jours.

[8]  Par une lettre datée du 8 février 2017, la demanderesse a répondu à l’Agence que l’Agence ne pouvait recouvrir cette somme, parce qu’elle avait omis d’introduire une action ou une instance dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle elle avait cessé d’être une administratrice de la société, conformément au paragraphe 227.1(4) de la LIR. La demanderesse a expliqué que le 4 décembre 2012, elle a informé différentes personnes de sa démission, à l’intérieur comme à l’extérieur de la société, et qu’elle comptait sur ses représentants pour suivre toutes les étapes requises afin que sa démission prenne effet et que la société soit dissoute.

[9]  Par une lettre datée du 2 mars 2017, le délégué a expliqué que l’Agence ne pouvait accepter l’opposition de la demanderesse à l’avis de cotisation, parce qu’il n’avait pas été déposé dans un délai de 90 jours. De plus, une demande de prorogation du délai pour le dépôt d’un avis d’opposition doit être présentée dans l’année suivant l’expiration du délai prescrit pour déposer un avis d’opposition, et il était déjà trop tard pour que la demanderesse demande une telle prorogation.

[10]  Le 20 juin 2017, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué. Elle fait valoir que le délégué avait le pouvoir discrétionnaire d’annuler ou de réexaminer les cotisations, aux termes du paragraphe 227(10) de la LIR, mais qu’il a omis de tenir compte de sa situation particulière et de fournir les motifs justifiant son refus d’exercer ce pouvoir discrétionnaire.

[11]  Le défendeur soutient que le délégué n’avait pas le pouvoir discrétionnaire lui permettant d’envisager l’annulation ou le réexamen des cotisations et que la Cour fédérale n’a pas compétence en la matière.

III.  Question en litige

[12]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Le délégué a-t-il le pouvoir discrétionnaire d’annuler ou de réexaminer les cotisations, aux termes du paragraphe 227(10) de la LIR, de telle sorte que la présente affaire relève de la compétence de la Cour fédérale?
  2. Dans l’affirmative, le délégué a-t-il exercé ce pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable?

IV.  Discussion

A.  Le délégué a-t-il le pouvoir discrétionnaire d’annuler ou de réexaminer les cotisations, aux termes du paragraphe 227(10) de la LIR, de telle sorte que la présente affaire relève de la compétence de la Cour fédérale?

[13]   La Cour fédérale a compétence pour entendre des demandes de contrôle judiciaire visant une décision d’un office fédéral, et le ministre du Revenu national (le ministre) et ses délégués appartiennent à cette catégorie; leurs décisions sont susceptibles de révision dans certaines circonstances dans la mesure où la question n’est pas autrement susceptible d’appel (article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales; Canada c Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33 [Addison], au paragraphe 8).

[14]  La Cour canadienne de l’impôt a compétence exclusive pour entendre les renvois et les appels portant sur les questions relevant de la LIR, dans la mesure où cette loi prévoit un droit de renvoi ou d’appel devant elle; cela inclut toute contestation visant la validité des cotisations ou portant sur la modification des cotisations et le pouvoir légal qu’a le ministre d’établir de telles cotisations (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 [JP Morgan], au paragraphe 82; Ministre du Revenu national c Parsons, [1984] 2 CF 331 (CAF), aux paragraphes 2 et 3; paragraphe 12(1) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T-2 [Loi sur la Cour canadienne de l’impôt]).

[15]  De plus, la Cour fédérale n’acquiert pas compétence sur des questions de cotisations d’impôt simplement parce que le contribuable a omis de se prévaloir des procédures d’opposition et d’appel prévus par la LIR (Canada c Roitman, 2006 CAF 266, au paragraphe 26).

[16]  Les questions de compétence entre la Cour fédérale et la Cour canadienne de l’impôt exigent, dans un premier temps, que l’on détermine la nature essentielle de la demande (Canada c Domtar Inc., 2009 CAF 218, au paragraphe 26). Cette démarche doit se fonder sur une appréciation réaliste du résultat pratique recherché par le demandeur, en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme (JP Morgan, au paragraphe 50).

[17]  La Cour fédérale n’a pas compétence pour modifier ou annuler des cotisations; si la nature essentielle de la mesure demandée est l’annulation de la cotisation, la demande doit être radiée (JP Morgan, au paragraphe 93). En effet, les affaires portant sur l’efficacité d’une démission dans le contexte de la responsabilité d’un administrateur sont régulièrement portées devant la Cour canadienne de l’impôt et non devant la Cour fédérale (voir par exemple Canada c Chriss, 2016 CAF 236).

[18]  La demanderesse tente de présenter sa demande comme une demande touchant le droit administratif. Elle soutient que le paragraphe 152(8) de la LIR ne s’applique pas aux faits en l’espèce, et que l’utilisation du terme « peut » au paragraphe 227(10) de la LIR accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour corriger les cotisations :

152 (8) Sous réserve des modifications qui peuvent y être apportées ou de son annulation lors d’une opposition ou d’un appel fait en vertu de la présente partie et sous réserve d’une nouvelle cotisation, une cotisation est réputée être valide et exécutoire malgré toute erreur, tout vice de forme ou toute omission dans cette cotisation ou dans toute procédure s’y rattachant en vertu de la présente loi.

227 (10) Le ministre peut, en tout temps, établir une cotisation pour les montants suivants :

un montant payable par une personne en vertu des […] articles 227.1 […];

Les sections I et J de la partie I s’appliquent, avec les modifications nécessaires, à tout avis de cotisation que le ministre envoie à la personne ou à la société de personnes.

[19]  La demanderesse affirme qu’elle ne conteste pas la validité de la cotisation, ni le fait qu’elle soit hors délai pour déposer un avis d’opposition ou obtenir une prorogation.

[20]  La demanderesse invoque l’arrêt Lornport Investments Ltd c Canada, [1992] ACF no 201 (CAF), au paragraphe 7 :

[traduction]
Bien que, comme je l’ai mentionné précédemment, le cadre législatif appuie la prétention de l’appelante que la deuxième nouvelle cotisation existait jusqu’à son annulation, à mon avis, le paragraphe 152(8) a l’effet contraire. J’estime qu’il ne régit pas le cas où la cotisation est délivrée tardivement, mais plutôt celui où la cotisation, délivrée dans les délais, ou toute procédure s’y rattachant en vertu de la Loi, contient « [une] erreur, [un] vice de forme ou [une] omission ».

[21]  Par conséquent, la demanderesse affirme que le paragraphe 152(8) de la LIR ne s’applique pas aux cotisations en l’espèce, puisqu’elles auraient été établies hors délai, soit plus de deux ans après qu’elle eut cessé d’être une administratrice de la société. Le ministre a donc omis d’examiner la possibilité d’exercer son pouvoir discrétionnaire, aux termes du paragraphe 227(10), ce qui constitue un défaut déraisonnable d’exercer un pouvoir discrétionnaire.

[22]  Le défendeur fait valoir que le seul objectif de la mesure de redressement réclamée par la demanderesse est de servir de fondement à la modification ou à l’annulation de la cotisation d’impôt établie par le délégué. Cette mesure de redressement ne peut être dissociée de la question de fond portant sur la validité de la cotisation elle-même (Walsh c Canada (Ministre du Revenu national), 2006 CF 56, au paragraphe 5).

[23]  De plus, le défendeur affirme que la demanderesse cherche simplement à obtenir une ordonnance annulant les cotisations, et ce peu importe de quelle façon elle formule sa demande de contrôle judiciaire, et que les dispositions procédurales de la LIR, incluant celles portant sur les délais de prescriptions prévus par la loi, relèvent de la compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt (paragraphe 12(1) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt; Ereiser c Canada, 2013 CAF 20, aux paragraphes 21, 22 et 27 à 31).

[24]  En ce qui a trait au paragraphe 227(10) de la LIR, la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit au paragraphe 109 de l’arrêt JP Morgan :

À mon sens, dans ces circonstances, le ministre n’a exercé aucun pouvoir discrétionnaire indépendant de la cotisation. Partant, il n’y avait pas de pouvoir dont il eût pu abuser. Le mot « peut » au paragraphe 227(10), la disposition qui autorise l’établissement de la cotisation en l’espèce, ne confère pas au ministre un pouvoir discrétionnaire général et absolu de ne pas établir de cotisation. Il permet plutôt au ministre de ne pas établir une cotisation d’impôt officielle au titre de la partie XIII dans des situations où l’impôt a été dûment retenu et payé.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  Le paragraphe 227(10) de la LIR n’accorde pas au ministre le pouvoir discrétionnaire général de ne pas établir de cotisation d’impôt, ni un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’annuler ou de réexaminer des cotisations.

[26]  Selon une interprétation téléologique, la présente demande vise essentiellement l’annulation de la décision du délégué et constitue, implicitement si ce n’est directement, une contestation à propos de la validité des cotisations. La demanderesse demande à la Cour de renvoyer l’affaire au ministre pour un nouvel examen de sa demande visant l’annulation des cotisations, et sollicite une déclaration portant que la cotisation établie par le ministre était invalide.

[27]  La demanderesse a omis de se prévaloir, dans les délais prescrits, des procédures d’opposition et d’appel qui étaient disponibles. Une fois l’avis de cotisation au titre de la responsabilité d’un administrateur envoyé, les sections I et J de la partie I de la LIR s’appliquaient (paragraphe 227(10) de la LIR). Ces sections contiennent les procédures d’opposition et d’appel prévues par la LIR, et « établissent une procédure d’appel complète qui permet au contribuable de soulever devant la Cour canadienne de l’impôt toutes les questions relatives au bien-fondé des cotisations » (JP Morgan, au paragraphe 82).

[28]  Les demandeurs ne peuvent prétendre qu’étant donné que le ministre n’a pas examiné un avis d’opposition, qui n’a pas été déposé dans le délai prescrit, la question échappe à l’application du régime établi par la LIR et à la compétence spécialisée de la Cour de l’impôt (Canada (Revenu national) c ConocoPhillips Canada Resources Corp., 2014 CAF 297, au paragraphe 10).


[29]  Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada au paragraphe 11 de l’arrêt Addison :

Dans de telles circonstances, les tribunaux de révision ne doivent ouvrir la voie aux recours en contrôle judiciaire qu’avec beaucoup de circonspection. Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort.

[30]  Comme je l’ai indiqué ci-dessus, à mon avis, la demande est par essence, une contestation de la validité des cotisations, plutôt qu’une demande qui relève du droit administratif. La Cour fédérale n’a pas compétence dans la présente affaire.

[31]  À la lumière de ma décision qui précède, je n’ai pas à trancher la question de savoir si le délégué a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable.

[32]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties se sont entendues lors de l’audience que la partie qui aura gain de cause aurait droit à une somme forfaitaire de 2 500 $ pour les dépens, en plus des débours raisonnables.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-882-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est rejetée.

  2. Le défendeur a droit à une somme forfaitaire de 2 500 $ pour les dépens, en plus des débours raisonnables.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-882-17

 

INTITULÉ :

ASHLEY ELIZABETH NEWTON c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Jason Rosen

Pour la demanderesse

Laurent Bartleman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rosen Kirshen Tax Law

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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