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Date : 20160415


Dossier : T-515-16

Référence : 2016 CF 419

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 avril 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LE CONSEILLER ALLAN PAUL

demandeur

et

LA PREMIÈRE NATION D’ALEXANDER

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente décision concerne la requête de la défenderesse en vue d’obtenir l’ajournement de la requête en injonction interlocutoire déposée par le demandeur. Le 29 mars 2016, le demandeur, le conseiller Allan Paul, a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue le 11 mars 2016, par le chef et le Conseil de la Première Nation d’Alexander, visant à le suspendre de son poste de conseiller. Le 31 mars 2016, le demandeur a déposé et signifié cette requête, à présenter le 12 avril 2016 à Edmonton, sollicitant une injonction interlocutoire le réintégrant à son poste en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire.

[2]  L’avocat de la défenderesse a écrit à la Cour le 6 avril 2016, pour l’aviser que ses services venaient d’être retenus; il a par la suite demandé l’ajournement de la requête afin de lui donner le temps de contre-interroger le demandeur et de préparer une réponse.

[3]  Lors de l’audience le 12 avril 2016, les avocats des deux parties ont indiqué que la date du 2 mai 2016, la prochaine date fixée pour les audiences générales à Edmonton, convenait aux deux parties pour l’audition de la requête en injonction interlocutoire. L’avocat de la défenderesse a informé la Cour que cette date lui donnerait suffisamment de temps pour préparer une réponse à la requête, et que la défenderesse préférerait que l’affaire ne soit pas ajournée à une autre date antérieure disponible dans une autre ville, car des membres de la Première Nation d’Alexander pourraient vouloir assister à l’audition de la requête, ce qui poserait problème si l’audience avait lieu ailleurs qu’à Edmonton.

[4]  Le demandeur ne s’oppose pas à un ajournement, mais affirme que l’ajournement devrait être accordé uniquement avec une injonction provisoire le réintégrant à son poste de conseiller en attendant l’audition de la requête en injonction interlocutoire.

[5]  La défenderesse s’oppose à la requête en injonction provisoire, au motif qu’elle n’est pas encore en mesure de répondre adéquatement aux arguments du demandeur à l’appui de sa requête en injonction, et au motif qu’accorder une injonction provisoire soulève le risque de conclusions contradictoires entre les décisions relatives à l’injonction provisoire et à l’injonction interlocutoire.

[6]  À la fin de l’audience, j’ai informé les parties que j’avais décidé d’accorder l’ajournement de la requête en injonction interlocutoire jusqu’au 2 mai 2016 à Edmonton, mais que ma décision à savoir si j’accorderais une injonction provisoire en attendant l’audition de cette requête serait reportée et rendue ultérieurement avec les motifs à l’appui. Ma décision est d’accorder l’injonction provisoire pour les motifs suivants :

II.  Résumé des faits

[7]  Le 7 août 2014, le demandeur a été élu à l’un des six postes de conseillers de la Première Nation d’Alexander pour un mandat de trois ans. Le Règlement sur les élections coutumières pour le gouvernement tribal d’Alexander (Alexander Tribal Government Customary Election Regulations) [le Règlement], qui régit le processus électoral de la Première Nation d’Alexander, indique que le Conseil tribal d’Alexander [le Conseil] se compose du chef et de six conseillers. Le Règlement précise en outre que le poste de conseiller devient vacant lorsque son titulaire décède ou démissionne, ou quand 51 % des électeurs de la Première Nation d’Alexander appuient une pétition voulant que le conseiller soit inapte à demeurer en fonction pour certaines raisons prescrites. Le Règlement peut seulement être modifié avec l’appui de 51 % des électeurs.

[8]  Le 12 septembre 2015, le Conseil a apparemment adopté un code de gouvernance régissant le fonctionnement des postes de chef et de conseiller. Le demandeur soulève la question de savoir si le code de gouvernance a été dûment adopté considérant que, comme le montre le dossier présenté à la Cour, il n’a été signé que par le chef et quatre des conseillers, en excluant le demandeur. Le code de gouvernance prévoit que le Conseil peut suspendre un conseiller quand celui-ci est jugé coupable d’avoir violé son serment d’entrée en fonction.

[9]  Le 11 mars 2016, trois conseillers ont rencontré le chef et ont signé une lettre, adressée au demandeur, l’informant de sa suspension immédiate de son poste de conseiller. Les motifs énoncés pour cette suspension reposaient sur le manquement allégué à certaines dispositions du code de gouvernance, incluant des normes déontologiques, la responsabilité de soutenir le Conseil à titre d’organe directeur, et l’obligation de travailler en collaboration et de favoriser la solidarité du Conseil.

III.  Question en litige

[10]  La seule question sur laquelle je dois me pencher est de savoir si le demandeur répond aux critères pour obtenir une injonction provisoire dans le contexte d’un ajournement de la requête en injonction interlocutoire.

IV.  Discussion

[11]  Les parties conviennent que le critère à appliquer dans le cas d’une requête en injonction, qu’elle soit provisoire ou interlocutoire, est celui énoncé dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [le critère de l’arrêt RJR]. Appliqué en l’espèce, ce critère exige que le demandeur établisse l’existence d’une question sérieuse à juger, qu’il subirait un préjudice irréparable s’il ne retournait pas en poste et que la prépondérance des inconvénients favorise sa réintégration à son poste. Je souligne que la jurisprudence exige aussi, lorsqu’il demande une injonction provisoire, que le demandeur établisse le caractère urgent de l’injonction (voir Les Laboratoires servier c Apotex Inc., 2006 CF 1443).

[12]  Dans l’analyse que j’effectue selon ce critère, je suis conscient des préoccupations soulevées par la défenderesse concernant le risque de conclusions contradictoires entre les décisions relatives à l’injonction provisoire et à l’injonction interlocutoire, dans l’éventualité où l’injonction provisoire serait accordée sur le seul fondement du dossier de requête du demandeur, et sans que la défenderesse puisse présenter des arguments complets. Je souligne que des préoccupations semblables ont été exprimées par l’honorable juge Cattanach dans l’affaire Duomo Inc. v Giftcraft Ltd., 1 CPR (3d) 395, où il a affirmé qu’accorder une injonction provisoire équivaudrait à accorder temporairement le redressement sollicité par le demandeur, sans que le défendeur puisse profiter de son droit à un contre-interrogatoire et à une réponse. Cependant, cette décision a été rendue dans le contexte d’un litige sur des droits d’auteur commerciaux, alors que je m’inspire davantage de décisions plus récentes concernant la suspension ou le renvoi de personnes participant à la gouvernance des Premières Nations.

[13]  La jurisprudence invoquée par le demandeur pour appuyer sa requête en injonction inclut la décision du juge Kelen dans l’affaire Lafond c Nation crie de Muskeg Lake, 2008 CF 480 [Lafond], où il a accordé une injonction provisoire pendant l’ajournement d’environ un mois d’une requête en injonction interlocutoire. Dans son analyse pour déterminer si le demandeur avait soulevé une question sérieuse, le juge Kelen a déclaré aux paragraphes 10 et 18 qu’il rendait sa décision sans mener un examen approfondi quant au fond de l’affaire, et que son analyse n’était pas déterminante et qu’elle ne liait pas non plus le juge appelé à présider la requête en injonction interlocutoire.

[14]  Dans le même ordre d’idées, dans la décision Bonspille c Mohawk Council of Kanesatake, 2002 CFPI 677 [Bonspille], puisque le critère applicable avait été satisfait, le juge Lemieux a accordé une injonction provisoire réintégrant les membres du Comité de sécurité publique de Kanesatake en attendant l’audition d’une requête en injonction interlocutoire.

[15]  Je conclus donc que je devrais rendre ma décision à savoir si je devrais accorder l’injonction provisoire en me demandant si le demandeur satisfait au critère de l’arrêt RJR et s’il a établi le caractère urgent de l’injonction. Reconnaissant les préoccupations exprimées par la défenderesse au sujet de la possibilité de conclusions contradictoires, je souligne, comme l’a fait le juge Kelen dans la décision Lafond, que mon analyse ne se veut pas déterminante et qu’elle ne lie pas non plus le juge appelé à entendre la requête en injonction interlocutoire. J’exposerai également mon analyse aussi brièvement que possible, afin d’empiéter le moins possible sur le mandat du juge qui entendra la requête le 2 mai 2016.

A.  Question sérieuse

[16]  Le demandeur conteste la décision de le suspendre de ses fonctions, au motif que le Règlement autorise le renvoi d’un conseiller, mais seulement avec l’appui d’au moins 51 % des électeurs, et qu’il ne permet pas la suspension d’un conseiller. Il prétend que le code de gouvernance aux termes duquel le Conseil agissait quand il a rendu la décision sur la suspension n’avait pas été dûment adopté, puisqu’il n’avait été approuvé que par cinq des sept membres du Conseil. Le demandeur s’appuie aussi sur des arguments de gouvernance et des principes d’équité procédurale, soutenant qu’il n’a reçu aucun avis au sujet de la rencontre dans laquelle la décision de le renvoyer a été prise, et qu’il n’a reçu aucun avis concernant les allégations portées à son endroit, pas plus qu’il n’a eu la possibilité de répondre à ces allégations.

[17]  Compte tenu du dossier dont la Cour est présentement saisie, je suis convaincu que ces arguments soulèvent des questions sérieuses qui devront être examinées lors de la présente demande de contrôle judiciaire. Une question semblable entourant le pouvoir de suspendre un conseiller, alors que le règlement ne contient aucune disposition régissant la suspension d’une personne, constituait l’une des questions sérieuses de la décision Lafond, tout comme la question de savoir si le demandeur en l’espèce avait eu la possibilité de connaître les allégations ayant mené à sa suspension, et d’y répondre. Pareillement, dans la décision Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 479, la Cour a jugé que les demandeurs dans cette affaire avaient soulevé une question sérieuse en faisant valoir qu’ils avaient été suspendus sans qu’on leur ait donné d’abord une réelle possibilité de prendre connaissance des allégations à leur endroit, et d’y répondre.

[18]  Je souligne que la défenderesse affirme que le Règlement traite du renvoi, et non de la suspension, et que la décision de suspendre un conseiller sans l’appui de 51 % des électeurs n’entrait donc pas en conflit avec le Règlement. Il s’agit d’un argument qui méritera un examen plus approfondi de la part du juge qui entendra la demande de contrôle judiciaire, mais, à mon avis, cela ne change en rien au fait que le demandeur répond au critère de la question sérieuse à juger.

[19]  Je souligne également que, dans la décision Bonspille, le juge Lemieux a indiqué que, dans le contexte d’une requête en réintégration provisoire en attendant l’audition de la requête en injonction interlocutoire, le juge des requêtes doit procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire qu’il ne le serait autrement nécessaire selon le critère de l’arrêt RJR. En tenant compte de ces indications, je conclus quand même que le demandeur a soulevé une question sérieuse, particulièrement en ce qui concerne ses arguments touchant à l’équité procédurale. Le demandeur a témoigné qu’il n’a reçu aucun avis d’une réunion ni aucune occasion de répondre à la décision sur sa suspension, et il n’y a rien au dossier pour le contredire. Néanmoins, il demeure possible que le juge qui entendra la requête en injonction interlocutoire en vienne à une conclusion différente, grâce à des éléments de preuve supplémentaires et aux arguments de la défenderesse qui lui seront présentés.

B.  Préjudice irréparable

[20]  Le demandeur affirme que le poste de conseiller est une fonction politique votée démocratiquement et que l’octroi de dommages-intérêts traditionnels pour congédiement injustifié ne peut offrir une compensation suffisante pour la perte d’un tel poste. Je suis convaincu, compte tenu des arguments présentés à la Cour, que la jurisprudence soutient cette proposition, surtout si l’on tient compte des répercussions sur la réputation et le prestige (voir Gabriel c Mohawk Council of Kanesatake, 2002 CFPI 483, aux paragraphes 26 à 30; Buffalo c Rabbit, 2011 CF 420, aux paragraphes 30 à 36; Bonspille, aux paragraphes 28 à 44).

C.  Prépondérance des inconvénients

[21]  J’estime également que la prépondérance des inconvénients est en faveur du demandeur. Comme dans la décision Bonspille, l’octroi de l’injonction a pour but de maintenir le statu quo, tel qu’il était avant la décision contestée. Ultimement, si la demande du demandeur ou sa requête en injonction interlocutoire est rejetée, la suspension pourra reprendre, sans aucun préjudice important à la défenderesse qui soit évident à mes yeux compte tenu des éléments de preuve et des arguments qui ont été présentés à la Cour. Toutefois, l’octroi de l’injonction permettra de limiter l’accumulation de dommages résultant de la perte de prestige et de réputation, jusqu’à ce que le bien-fondé des arguments des parties puisse être examiné plus en détail par la Cour. À cet égard, je considère également que la requête en injonction provisoire du demandeur satisfait à l’exigence du caractère urgent, puisque les dommages envers sa réputation se sont accrus depuis qu’il a été suspendu le 11 mars 2016 et continueraient d’augmenter jusqu’au moment de l’audition de la requête en injonction interlocutoire.

V.  Conclusion

[22]  J’ordonne donc d’ajourner la requête du demandeur et lui accorde une injonction provisoire interdisant à la défenderesse de suspendre le conseiller Paul du Conseil. Par conséquent, le demandeur restera à son poste avec rémunération, en attendant qu’une décision soit rendue concernant la requête en injonction interlocutoire. Les parties n’ont pas présenté d’arguments sur les dépens. Conformément à la décision rendue dans l’affaire Lafond, j’adjuge les dépens au demandeur suivant l’issue de la cause.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en injonction interlocutoire présentée par le demandeur est ajournée et reportée pour être entendue aux audiences générales de la Cour fédérale d’Edmonton (Alberta), le lundi 2 mai 2016.

  2. En attendant qu’une décision soit rendue concernant la requête en injonction interlocutoire, une injonction provisoire est accordée interdisant à la défenderesse de suspendre le demandeur de son poste de conseiller.

  3. Les dépens sont adjugés au demandeur suivant l’issue de la cause.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-515-16

 

INTITULÉ :

LE CONSEILLER ALLAN PAUL c LA PREMIÈRE NATION D’ALEXANDER

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 avril 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 15 avril 2016

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

Pour le demandeur

Robert Hladun

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour le demandeur

Hladun and Company

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour la défenderesse

 

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