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Date : 20180329


Dossier : IMM-1222-17

Référence : 2018 CF 356

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

FATIMA ANTAKLI ET MARYA ABOU ET

ADEL ABOU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Suivant l’alinéa 101(1)(e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], une demande d’asile est irrecevable si le demandeur d’asile arrive au Canada, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle. Les États-Unis sont un « pays désigné par règlement » par l’effet combiné de l’Accord entre le Gouvernement du Canada et le Gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugiés présentées par des ressortissants d’un pays tiers, intervenu entre les deux pays le 5 décembre 2012 (communément appelé l’Entente sur les tiers pays sûrs [l’Entente]) et de l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[2]  Aux termes de l’Entente, les demandeurs d’asile sont tenus de présenter leur demande d’asile dans le premier pays sûr où ils arrivent. Ici, ce sont les États-Unis. Il y a toutefois des exceptions. Ainsi, suivant l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement, l’Entente ne s’applique pas à un demandeur d’asile qui cherche à entrer au Canada à un « endroit autre qu’un point d’entrée ». Lorsque le demandeur d’asile ne tombe pas sous cette exception parce qu’il arrive au Canada à un « point d’entrée », d’autres exceptions à l’Entente – prévues à l’article 159.5 du Règlement – peuvent trouver application. Ainsi, l’Entente, et par conséquent l’alinéa 101(1)(e) de la Loi, ne s’appliquera pas lorsque, par exemple, un membre de la famille du demandeur d’asile se trouve déjà au Canada et y a le statut de citoyen canadien, de résident permanent ou de personne protégée, ou y a fait une demande d’asile.

[3]  Il est acquis en l’espèce que les demandeurs ne tombent sous aucune des exceptions prévues à l’article 159.5 du Règlement. La présente affaire ne concerne donc que l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement.

II.  Contexte

[4]  Citoyens Syriens, les demandeurs, Fatima Antakli et ses deux enfants mineurs, Maria et Adel, soutiennent être entrés au Canada le 2 mars 2017 en provenance des États-Unis, à un « endroit autre qu’un point d’entrée » précisément pour échapper à l’application de l’Entente. Ils demandent l’asile parce qu’ils disent craindre les forces de sécurité syriennes, crainte qui les aurait contraints à quitter la Syrie en 2007 pour l’Arabie Saoudite, là où le mari de Mme Antakli a pu se trouver un emploi. Ce serait d’ailleurs la perte de cet emploi qui les aurait contraints à quitter l’Arabie Saoudite pour les États-Unis à la mi-février 2017. Ils affirment ne pas vouloir demander l’asile aux autorités américaines, comme le voudrait l’Entente, en raison de l’actuel président américain et de la violence qui règne dans le pays.

[5]  Dans l’affidavit qu’elle a souscrit au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Antakli affirme avoir toujours eu l’intention de s’installer au Canada puisque, dit-elle, les réfugiés y sont traités équitablement et avec dignité. Ainsi, après avoir exploré avec son mari diverses façons d’entrer au Canada pour y demander l’asile, elle dit avoir choisi de traverser la frontière à un endroit autre qu’un point d’entrée. Pour ce faire, et alors que son mari s’était déjà rendu au Canada et qu’elle était toujours à Chicago avec ses deux enfants, elle dit s’être dirigée par avion, avec les enfants, vers Plattsburgh, dans l’État de New-York. Une fois à l’aéroport de Plattsburgh, elle affirme qu’un chauffeur de taxi a accepté de l’amener, elle et ses enfants, tout près de la frontière canado-américaine, dans les environs de la petite ville de Matthias. De là, elle dit avoir traversé la frontière à pied, en suivant la « route » (« on foot following the route »). Une fois au Canada, Mme Antakli explique avoir été interceptée par des policiers canadiens (« Canadian police officers ») et amenée, en compagnie de ses enfants, au point d’entrée de St-Armand après avoir attendu entre 30 et 45 minutes qu’une voiture (« a car ») viennent les chercher. Elle dit avoir précisé aux policiers, au moment de son interpellation, vouloir faire une demande d’asile, ce qu’elle a fait, ajoute-t-elle, une fois rendue au point d’entrée de St-Armand.

[6]  Le 3 mars 2017, une déléguée du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en poste au point d’entrée de Saint-Armand, au Québec, Mme Marianne Tremblay [l’agente Tremblay], a jugé la demande d’asile des demandeurs irrecevable au motif que ceux-ci ne bénéficiaient ni de l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement, ni de celles prévues à l’article 159.5 du Règlement. Étant satisfaite qu’ils ne détenaient pas les visas ou documents d’immigration requis pour entrer et demeurer au Canada, elle a aussi émis contre eux une mesure de renvoi.

[7]  En ce qui a trait à sa décision concernant l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement, l’agente Tremblay avait alors à son dossier une note inscrite au Système mondial de gestion des cas [SMGC], ainsi qu’une note manuscrite de l’agent ayant traité la demande d’asile des demandeurs à leur arrivée au point d’entrée de St-Armand, M. Hakim Hellal [l’agent Hellal] faisant état du fait que les demandeurs s’étaient d’abord présentés au point d’entrée de Noyan, à la frontière du Canada et du Vermont, avant d’être escortés au point d’entrée de St-Armand. La note inscrite au SMGC se lit comme suit :

[traduction]

La sujette est arrivée au PE de Noyan et a présenté une demande d’asile. Elle a été conduite au PE de St-Armand pour le traitement de sa demande. Elle a déclaré avoir un membre de sa famille au Canada, un époux ayant le statut de visiteur. Elle n’a pas d’autres membres de sa famille au Canada et ne répond à aucune autre exception en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Dossier local : 2557-Rxclusion-707 MXT042.

(Dossier Certifié du Tribunal [CTR], à la p. 10)

[8]  Dans un affidavit qu’elle a souscrit dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agente Tremblay affirme s’être également basée, pour conclure comme elle l’a fait quant à l’endroit où les demandeurs ont traversé la frontière canado-américaine, aux entrées inscrites dans le Système intégré des douanes, lesquelles indiquaient que les passeports des demandeurs avaient été « lus » au point d’entrée de Noyan, corroborant ainsi la note du SMGC et les notes manuscrites de l’agent Hellal.

[9]  Des affidavits de l’agent Hellal et de M. Dominic Picard [l’agent Picard], qui était l’un des deux agents en devoir au point d’entrée de Noyan lorsque les demandeurs s’y seraient présentés le 2 mars 2017, ont également été produits par le défendeur dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Dans son affidavit, l’agent Picard affirme, pour l’essentiel, avoir vu les demandeurs arriver à pied, avec leurs bagages, à la guérite du point d’entrée de Noyan.

[10]  Les demandeurs invitent la Cour à préférer leur version des faits entourant leur arrivée au Canada à celle du défendeur. Ils plaident que la preuve du défendeur est problématique à un certain nombre d’égards. Quant à l’affidavit de l’agente Tremblay, ils soutiennent qu’il est basé sur du ouï-dire et qu’il contrevient, ce faisant, à l’article 12 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22) qui requiert qu’un affidavit souscrit au stade de la demande d’autorisation du contrôle judiciaire se limite au témoignage que son auteur pourrait donner s’il comparaissait comme témoin devant la Cour. Ils soutiennent également que cet affidavit vient bonifier les motifs de la décision de l’agente Tremblay, ce qui n’est pas permis. Ils reprochent aussi à l’agente Tremblay de ne pas avoir conservé les notes de l’agent Hallal et aux autres agents impliqués dans leur dossier de ne pas en avoir consignées, le tout contrairement au guide opérationnel du défendeur en matière d’exécution de la loi.

[11]  Par ailleurs, les demandeurs prétendent que les contre-interrogatoires de l’agente Tremblay et des agents Picard et Hellal démontrent que la décision de l’agente Tremblay « a été prise sans réelle connaissance de cause et sans considération réelle de la situation des demandeurs ». Ils soutiennent à cet égard qu’il est « du devoir des agents lorsqu’ils prennent des décisions d’une importance aussi capitale de s’assurer d’avoir les informations adéquates pour les prendre, mais en surcroît, l’obligation de pouvoir en faire la preuve » (Mémoire d’argument de la partie demanderesse, au para 23).

[12]  Enfin, les demandeurs sont d’avis que si la Cour devait préférer la preuve du défendeur, l’exception de l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement leur serait néanmoins applicable puisqu’il suffit, selon eux, pour qu’elle trouve application, de démontrer une intention de faire une demande d’asile à un endroit autre qu’un point d’entrée, même si cette intention ne se matérialise pas.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[13]  Le présent litige ne soulève qu’une seule question, celle de savoir si l’agente Tremblay, en jugeant que l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement était inapplicable au cas des demandeurs, a erré de manière à justifier l’intervention de la Cour.

[14]  Il est bien établi que l’examen de  la recevabilité d’une demande d’asile soulève des questions mixtes de fait et de droit et que la décision qui en découle est révisable suivant la norme de la décision raisonnable (Biosa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 431 au para 16;  Jeudi Alfred c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 984 au para 12). Cela signifie que la Cour n’interviendra que si la décision contestée se situe hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

IV.  Analyse

[15]  Comme je viens de le mentionner, les demandeurs reprochent à l’agente Tremblay, pour l’essentiel, d’avoir écarté l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement « sans réelle connaissance de cause et sans considération réelle de la situation des demandeurs ».

[16]  Il est bien établi qu’en principe, seule la preuve qui était devant l’agente Tremblay peut être considérée par la Cour afin de déterminer s’il y a matière à intervention (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]).  La thèse de l’entrée des demandeurs au Canada est étayée dans l’affidavit souscrit par Mme Antakli. Toutefois, cette preuve était-elle devant l’agente Tremblay?

[17]  Il est important de rappeler que suivant le paragraphe 100(1.1) de la Loi, il appartient au demandeur d’asile de faire la preuve de la recevabilité de sa demande d’asile, tout comme c’est à lui, lorsqu’il conteste devant la Cour un constat d’irrecevabilité, de démontrer que le décideur a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[18]  Ainsi, Mme Antakli a-t-elle fait valoir sa thèse lorsqu’elle s’est retrouvée devant les autorités canadiennes les 2 et 3 mars 2017? Rien n’est moins sûr. Comme le souligne le défendeur dans son mémoire supplémentaire, si, comme elle le prétend dans son affidavit, Mme Antakli et ses deux enfants avaient été arrêtés par les autorités canadiennes en sol canadien avant d’être amenés au point d’entrée de St-Armand, elle aurait dû le soulever à la première occasion lors des entretiens qu’elle a eus avec les agents en devoir au point d’entrée de St-Armand ou à celui de Noyan, si l’on accepte qu’elle s’y est rendue avant d’être escortée à St-Armand.

[19]  On ne retrouve en effet aucune trace, dans le DCT, de ce volet crucial de la thèse des demandeurs. Dans son affidavit, l’agente Tremblay relate que Mme Antakli a « déclaré avoir payé un taxi 300 $ USD pour l’amener de l’aéroport jusqu’à la frontière canadienne » et que le taxi les a déposé, elle et ses enfants, « près de la frontière canadienne sur une route où il n’y a pas de bureau de douane canadien sur la frontière » (affidavit de l’agente Tremblay, aux paras 7‑8). En contre-interrogatoire, l’agente Tremblay a affirmé que c’est ce que Mme Antakli lui a déclaré en entrevue. Questionnée sur la possibilité que Mme Antakli puisse être passée par le Canada avant de se rendre au point d’entrée de Noyan et d’y faire sa demande d’asile, l’agente Tremblay a affirmé que Mme Antakli avait déclaré dans les différents formulaires qu’elle a été appelée à remplir qu’elle n’était jamais venue au Canada. Le procureur des demandeurs a aussi demandé à l’agente Tremblay si, à son avis, Mme Antakli voulait entrer au Canada d’une manière régulière ou irrégulière. La procureure du défendeur s’est objectée à la question parce qu’on demandait à l’agente Tremblay son opinion. Toutefois, elle aurait permis que l’agente Tremblay relate ce que Mme Antakli a pu lui dire à ce sujet. La question n’est jamais venue.

[20]  L’affidavit de Mme Antakli ne précise pas non plus ce qu’elle a pu dire aux agents qu’elle a rencontrés à St-Armand ou à Noyan. Il ne fait que relater les circonstances de l’arrivée des demandeurs à la frontière canado-américaine et de leur arrivée au point d’entrée de St‑Armand.

[21]  Si, comme le dossier semble l’indiquer, Mme Antakli a omis de soulever avec les agents du défendeur qu’elle et ses deux enfants ont été arrêtés par les autorités canadiennes en sol canadien, son affidavit, quant à ce volet, crucial je le répète, des circonstances ayant entouré l’entrée des demandeurs au Canada, constitue de la preuve additionnelle au sens de Access Copyright, et ne peut donc être considérée pour les fins d’établir si la conclusion à laquelle en est arrivée l’agente Tremblay relativement à la non-applicabilité de l’exception prévue à l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement au cas des demandeurs, est raisonnable ou non. Je peux comprendre, dans un tel contexte, où ce volet de l’historique d’entrée au Canada des demandeurs était, selon toute vraisemblance, porté à la connaissance du défendeur pour la première fois au stade du contrôle judiciaire, que celui-ci ait posé le geste plutôt inhabituel de produire une preuve aussi détaillée en vue, présumément, de répondre à ces nouvelles allégations.

[22]  Quoi qu’il en soit, à partir de l’information qu’elle avait devant elle, notamment la note inscrite au SMGC (DCT, à la p. 10) et l’inscription au Système intégré des douanes indiquant que les passeports des demandeurs avaient été « lus » au point d’entrée de Noyan, l’agente Tremblay pouvait raisonnablement conclure comme elle l’a fait, même si l’on exclut les notes manuscrites laissées par l’agent Hellal. Si on inclue ces notes, le constat de raisonnabilité est encore plus net.

[23]  Ma conclusion serait la même si on  tenait pour acquis que ce volet de l’historique d’entrée au Canada des demandeurs a été porté à la connaissance des agents du défendeur. Dans un tel scénario, l’agente Tremblay aurait été appelé à choisir entre deux versions, celle des demandeurs, voulant qu’ils aient traversés la frontière à pied avant de se faire interpeller par des policiers canadiens et escortés par la suite au point d’entrée de St-Armand, et celle découlant de l’information qu’elle avait au dossier, sous la forme de la note entrée au SMGC, de l’inscription au Système intégré des douanes et des notes manuscrites de l’agent Hellal, voulant que les demandeurs aient été interpellés, en territoire américain, par des agents du « US Border Patrol » puis escortés au poste-frontière américain de Alburg, pendant américain du point d’entrée de Noyan, et que du poste de Alburg, ils se soient rendus à pied au point d’entrée de Noyan pour y demander l’asile avant d’être conduits au point d’entrée de St-Armand pour que soit traitée leur demande d’asile.

[24]  En choisissant la version découlant de l’information qu’elle avait au dossier, il aurait été difficile de conclure que ce choix a été fait de façon abusive ou arbitraire sans égard aux éléments de preuve dont disposait l’agente Tremblay et donc, qu’il est déraisonnable. La question de savoir si les demandeurs ont été interpellés en territoire américain ou canadien et s’ils ont transité ou non par le point d’entrée de Noyan est une pure question de fait qui commande une certaine déférence de la part de la Cour eu égard aux conclusions tirées par l’agente Tremblay.

[25]  L’argument voulant que la décision de l’agente Tremblay soit irrémédiablement viciée parce qu’elle repose sur des faits qu’elle n’a pas elle-même vérifiés, ne peut être retenu. Il est évident que Mme Tremblay ne pouvait avoir une connaissance personnelle de l’arrivée des demandeurs au Canada. En tant qu’autorité décisionnelle, elle pouvait toutefois raisonnablement se fier aux notes entrées au SMGC et aux Système intégré des douanes de même qu’aux notes de M. Hellal, même si ce dernier tenait ses informations de son surintendant. La position des demandeurs, si elle était retenue, reviendrait à imposer à l’agente Tremblay, et à tous les fonctionnaires dans sa position, une obligation de vérification de la véracité et de la fiabilité des sources internes de renseignements.

[26]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que cela imposerait un fardeau excessif et irréaliste sur tout délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile chargé de rendre aux points d’entrée des décisions sur la recevabilité des demandes d’asile. Un tel délégué doit être capable de se fier aux informations que les agents du ministre en devoir aux points d’entrée colligent dans l’exercice de leurs fonctions. En effet, dans l’accomplissement d’une tâche aussi exigeante et complexe que le contrôle des frontières, l’information colligée par ceux en autorité doit pouvoir circuler et être échangée pour le bénéfice de ceux qui sont appelés, au point d’entrée, à prendre les décisions quant à l’admissibilité des étrangers ou encore la recevabilité de demandes d’asile, sans que ne se pose, à chaque étape, la question de la fiabilité et de la véracité de cette information. Encore une fois, s’il en était autrement, cela ferait porter au système de contrôle des frontières un fardeau excessif.

[27]  Il est évident qu’il aurait été préférable que les notes de l’agent Hellal soient conservées ou encore que des notes soient colligées et conservées à chaque étape du traitement du dossier des demandeurs. Toutefois, le fait que cela n’ait pas été fait n’est pas fatal à la décision sous examen en l’instance. 

[28]  Je dis cela notamment parce que je ne peux ignorer la preuve de l’agent Picard, qui confirme en quelque sorte ce que l’agent Hellal a noté. Dans son affidavit, l’agent Picard affirme en effet avoir :

  1. été prévenu, le 2 mars 2017, par un agent du poste-frontière de Alburg, que des agents du « U.S Border Patrol » avaient interceptés trois voyageurs marchant sur une route parallèle à la frontière canado-américaine et qu’ils les amenaient au poste-frontière de Alburg;
  2. été avisé par la suite, par un agent du même poste-frontière, que ces trois voyageurs seraient dirigés au point d’entrée de Noyan;
  3. avoir observé les trois demandeurs arriver à pied au point d’entrée de Noyan à 17 h 30 le même jour et être accueillis par l’autre agent en devoir cette journée-là au point d’entrée de Noyan, M. Guillaume Trudel [l’agent Trudel];
  4. contacté lui-même les agents du point d’entrée de St-Armand après que M. Trudel l’ait avisé que les demandeurs souhaitaient demander l’asile; et
  5. avoir constaté lui-même, suite à son appel, que deux agents du point d’entrée de St‑Armand, dont M. Arturo Ventura, s’étaient présentés au point d’entrée de Noyan pour venir y chercher les demandeurs et les amener au point d’entrée de St-Armand.

[29]  Le procureur des demandeurs, qui ne s’est pas opposé au dépôt de cet affidavit, a bien tenté d’ébranler la crédibilité du témoignage de l’agent Picard en contre-interrogatoire mais il n’a pas réussi. Il est vrai que l’agent Picard n’a pu nommer l’agent du poste-frontière de Alburg avec qui il a été en contact ou encore celui du point d’entrée de St-Armand à qui il a parlé au téléphone, mais cela ne suffit pas, à mon sens, pour miner sa crédibilité. Encore une fois, il eut été souhaitable que l’agent Picard collige ses observations et interventions dans des notes au dossier mais cela n’affecte pas la précision de son témoignage quant aux éléments essentiels de son récit.

[30]  Fait intéressant, le débat à l’audition, comme le reflète les contre-interrogatoires menés par le procureur des demandeurs, n’était plus tellement de savoir si les demandeurs s’étaient effectivement d’abord présentés au point d’entrée de Noyan mais s’il était possible qu’ils aient pu le faire en ayant d’abord transité par le Canada. Or, à cet égard, la question n’est pas de savoir s’il est possible que les demandeurs aient d’abord transité par le Canada, mais plutôt s’il est probable que c’ait été le cas. Je rappelle que nous sommes ici en matière civile et que le fardeau de preuve applicable est celui de la balance de probabilités (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 169 au para 6; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 1 au para 9).

[31]  À cela s’ajoute l’imprécision de l’affidavit de Mme Antakli sur les circonstances de son entrée en territoire canadien et de son arrivée au point d’entrée de St-Armand : on n’y nomme pas le corps policiers canadien qui aurait interpellé les demandeurs et on ne sait rien de ceux qui les ont transportés à St-Armand. S’agissait-il de policiers du même corps policier? S’agissait-il de policiers d’un autre corps policier? S’agissait-il plutôt d’agents du ministre? Cette preuve est au mieux approximative et elle est contredite par l’information que l’agente Tremblay avait devant elle.

[32]  Voici, à la lumière de l’ensemble de la preuve que j’ai devant moi, ce qui, à mon sens, relève du domaine des probabilités:

  1. les demandeurs ont été interceptés par des agents du « U.S. Border Patrol » alors qu’ils se trouvaient toujours en territoire américain, la thèse voulant que lesdits agents aient pu se rendre patrouiller du côté canadien de la frontière étant, au mieux, hautement improbable à moins qu’ils s’y soient trouvés illégalement en contravention des règles les plus élémentaires de la souveraineté des États;
  2. après avoir été interpellés par les agents du « U.S. Border Patrol », tel qu’en fait foi et l’affidavit et le contre-interrogatoire de M. Picard, les demandeurs ont été amenés au poste-frontière américain de Alburg et comme ils disposaient de visas américains valides, ils ont pu quitter ce poste-frontière pour se diriger, à pied, au poste voisin de Noyan pour y demander l’asile; et
  3. de là, le point d’entrée de Noyan n’ayant pas les ressources pour traiter la demande d’asile des demandeurs, ceux-ci ont été transportés au point d’entrée de St-Armand par des agents de ce point d’entrée venus les cueillir à Noyan suite à l’appel de l’agent Picard.

[33]  Donc, à la lumière de l’information qu’elle avait devant elle, l’agente Tremblay a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient pas visés par l’exception de l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement. Cette conclusion s’impose encore davantage lorsque l’ensemble de la preuve soumise à la Cour dans le cadre du présent contrôle judiciaire, même si elle n’était pas strictement nécessaire, est prise en compte.

[34]  D’aucun pourrait dire que les demandeurs ont été victimes d’un mauvais coup du sort en étant interpellés par les autorités américaines avant de traverser la frontière canadienne « à un endroit autre qu’un point d’entrée » puisqu’ils auraient eu droit à ce que leur demande d’asile soit considérée s’ils avaient pu se rendre clandestinement en territoire canadien. Toutefois, selon la balance des probabilités, ils n’y sont pas parvenus et, même si l’on accepte que ce fût à contrecœur, ils ont demandé l’asile à un point d’entrée. La Cour se doit d’appliquer la loi telle qu’elle est rédigée et elle doit se garder d’en questionner la sagesse (Canada Employment and Immigration Commission v Dallialian, [1980] 2 SCR 582 à la p 587). Le respect et l’observation des lois canadiennes en matière de contrôle des frontières est un objectif dont on ne saurait douter de la légitimité et de l’importance, tel qu’en fait foi le paragraphe 18(1) de la Loi qui oblige « [q]uiconque cherche à entrer au Canada […] de se soumettre au contrôle visant à déterminer s’il a droit d’y entrer ou s’il est autorisé, ou peut l’être, à y entrer et à y séjourner ». Se plier à un contrôle, voilà la voie normale pour traverser la frontière canadienne. Il fallait aux demandeurs une preuve plus solide que celle qu’ils ont présentée pour qu’il soit fait exception, dans leur cas, à cette règle.

[35]  Selon l’Entente, c’est aux américains que les demandeurs doivent soumettre leur demande d’asile. Le spectre d’un retour en Syrie leur fait craindre le pire, et pour cause. Toutefois, je rappelle, tel que le stipule le paragraphe 102(2) de la Loi et comme le reflète le préambule de l’Entente, qu’en vue de la désignation d’un pays pour les fins de l’alinéa 101(1)(e) de la Loi, le Canada doit tenir compte des facteurs suivants :

  1. Le pays concerné est partie à la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants;
  2. La politique et les usages de ce pays en matière de revendication du statut de réfugié et en ce qui a trait à ses obligations découlant de la Convention contre la torture; et
  3. Les antécédents du pays en matière de respect des droits de la personne.

[36]  Suivant le paragraphe 102(3) de la Loi, le gouvernement doit assurer un suivi continu de l’examen de ces facteurs à l’égard de chacun des pays désignés et l’article 159.7 du Règlement lui permet de suspendre, en tout ou en partie, l’Entente. Or, l’Entente est toujours en vigueur et on ne m’a ni demandé de déclarer que le Canada devrait en suspendre l’application, ni fourni de preuve à cet effet. Je dois donc présumer que les États-Unis continuent de se conformer à l’Entente et aux principes qui l’animent.

[37]  Finalement, je ne saurais faire droit à l’argument voulant que la simple intention d’entrer au Canada à un « endroit autre qu’un point d’entrée » suffise pour enclencher l’application de l’exception de l’alinéa 159.4(1)(a) du Règlement. Les demandeurs se sont d’ailleurs contentés ici d’un simple énoncé. Ils n’ont pas développé l’argument.  À mon sens, les mots « cherche à entrer au Canada » du paragraphe 159.4(1) du Règlement (« seeks to enter Canada  », dans sa version anglaise), que l’on retrouve par ailleurs partout dans la Loi, réfèrent non pas à une simple expression d’intention mais à l’action même de chercher à être autorisé à entrer et séjourner au Canada.

[38]  Quoi qu’il en soit, comme on l’a vu plus tôt, rien n’est moins sûr que cette intention ait été exprimée par Mme Antakli lorsqu’elle a rencontré les agents du point d’entrée de St-Armand. D’ailleurs, l’agent Hellal a affirmé dans son contre-interrogatoire que Mme Antakli cherchait à se prévaloir d’une des exceptions prévues à l’article 159.5 du Règlement, celle liée à la présence au Canada d’un membre de sa famille, en l’occurrence son mari. La note inscrite au SMGC, reproduite au paragraphe 7 des présents motifs, tend d’ailleurs à le confirmer. Des vérifications s’en sont suivies, l’agente Tremblay affirmant même avoir « à plusieurs reprises, et ce jusqu’à la dernière minute, vérifié le statut de l’époux de Mme Antakli au SMGC au cas où celui-ci demandait l’asile à l’intérieur […], [é]tant consciente de l’impact que [s]a décision avait sur toute la famille, et sachant qu’une demande d’asile de l’époux pouvait changer la recevabilité de Mme Antakli en sa faveur  […] ».

[39]  La demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera donc rejetée.

[40]  Les parties conviennent qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale. Je suis aussi de cet avis puisque l’issue de la présente affaire est largement tributaire de sa trame factuelle particulière.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1222-17

 

INTITULÉ :

FATIMA ANTAKLI, ET, MARYA ABOU, ET, ADEL ABOU c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Nazar Saaty et Me Jimmy P. Beaudoin

 

Pour les demandeurs

 

Me Andrea Shahin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Simard Saaty Beaudoin

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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