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Date : 20180404


Dossier : T-1410-17

Référence : 2018 CF 361

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2018

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

MOHD RABI MORELLY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Mohd Rabi Morelly à l’égard de la décision d’une juge de la citoyenneté de rejeter sa demande de citoyenneté canadienne. La décision attaquée repose sur une conclusion portant que M. Morelly n’avait pas établi sa présence effective au Canada pendant au moins trois ans, conformément au paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi).

[2]  La juge de la citoyenneté a formulé des réserves sérieuses concernant la crédibilité de M. Morelly. Elle s’est dite particulièrement préoccupée de savoir qu’il avait été complice du stratagème frauduleux d’un consultant en immigration malhonnête. Cette infraction et plusieurs imprécisions dans son témoignage ont conduit la juge de la citoyenneté à la conclusion suivante :

[traduction]
Compte tenu de ce qui précède et de l’insuffisance des éléments de preuve crédibles pour attester sa présence continue au Canada durant les périodes alléguées, il m’est impossible de déterminer, selon la prépondérance des probabilités, le nombre de jours de présence effective du demandeur au Canada. Par conséquent et conformément à la décision Pourghasemi, je conclus que le demandeur n’a pas rempli la condition de résidence énoncée dans la Loi.

[3]  M. Morelly estime que la juge de la citoyenneté a commis plusieurs erreurs relatives à la preuve et que sa décision est de ce fait déraisonnable. Il décrit les erreurs reprochées de manière générale au paragraphe 2 de son mémoire des faits et du droit :

[traduction]
La juge de la citoyenneté Veronica Johnson a commis une erreur en concluant que le demandeur n’a pas rempli la condition de résidence énoncée dans la Loi sur la citoyenneté (la Loi). Elle a omis soit de tenir compte de l’établissement préalable du demandeur au Canada, soit d’appliquer les critères énoncés dans la décision Pourghasemi. La juge a de plus tiré des conclusions sur la crédibilité du demandeur qui sont confuses, qui reposent sur des faits sans rapport avec son enquête et qui font totalement abstraction d’éléments de preuve attestant la présence effective du demandeur au Canada. Elle a de ce fait rendu une décision déraisonnable qui doit être annulée.

[4]  Je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable et déficiente sur le plan juridique. Elle est entachée d’au moins une erreur fondamentale relative à la preuve qui justifie de soumettre la demande de M. Morelly à un nouvel examen. La norme de contrôle applicable est évidemment celle de la décision raisonnable.

[5]  Les réserves de la juge de la citoyenneté à l’égard de la crédibilité de M. Morelly étaient justifiées et il était légitime de sa part de mettre en doute ses déclarations concernant ses périodes de résidence au Canada. Ses antécédents l’ont exposé à une longue entrevue. Il n’existe aucun enregistrement de cette entrevue, mais des notes ont été prises et un résumé a été préparé des réserves qui en sont ressorties quant à la crédibilité de M. Morelly. Il était loisible à notre Cour de consulter les notes de la juge de la citoyenneté au dossier pour bien comprendre comment elle est arrivée à ses conclusions, et c’est ce que j’ai fait. La juge énonce comme suit ses réserves concernant la crédibilité du demandeur : [traduction]

1.   M. Morelly était un client de Hassan Al-Awaid, qui a fait l’objet d’accusations en vertu de la Loi sur la citoyenneté et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. M. Al-Awaid a été reconnu coupable et condamné.

2.   Le demandeur est présumé complice de M. Al-Awaid puisqu’il a accepté des chèques mensuels de 1 000 $ d’une société qui appartient à ce dernier, Canadian Commercial Group, alors qu’il n’y a jamais travaillé. Interrogé à ce sujet, le demandeur a répondu que son lien d’emploi avec cette société était « fictif ». M. Al-Awaid lui aurait fait miroiter une possibilité de devenir un employé parce que ce serait un avantage pour une éventuelle demande de citoyenneté. Le demandeur soutient que chaque fois qu’il recevait un chèque, il remboursait les 1 000 $ en argent comptant à M. Al-Awaid.

3.   Interrogé à savoir s’il avait l’impression d’avoir été impliqué dans les fausses déclarations de M. Al-Awaid, le demandeur a répondu : [traduction] « Je suis d’accord avec vous. »

4.   Il a été incapable ou il a refusé de répondre à plusieurs questions sur ses adresses. Par exemple, ses relevés de la société de téléphone East Link, en Nouvelle-Écosse, étaient adressés au 301-1160 Bedford Hwy, qui est l’adresse de Canadian Commercial Group, la société de M. Al-Awaid.

5.   De plus, le demandeur a donné l’adresse « 6 Royal Masts », qui est associée à de nombreux demandeurs dans notre système et qu’il aurait, semble-t-il, autorisé M. Al-Awaid à utiliser pendant son absence du Canada.

6.   Le demandeur a déclaré qu’il travaillait comme contrôleur de la qualité pour une entreprise du Cap-Breton et qu’il faisait ce travail à distance, depuis le Koweït. Cette affirmation m’est apparue invraisemblable.

Compte tenu de ce qui précède, j’ai conclu que le demandeur manquait de crédibilité. Par ailleurs, la déclaration du demandeur selon laquelle il avait accepté des chèques de Hassan Al-Awaid et lui avait redonné chaque fois la valeur en argent comptant me porte à croire qu’il y a eu fausse déclaration.

[6]  La plupart des conclusions susmentionnées portent sur la conduite de M. Morelly et ses liens avec un consultant en immigration malhonnête avant la période de résidence pertinente. Quand M. Morelly a présenté sa demande de citoyenneté, il avait déjà reconnu sa complicité et coopéré à la poursuite contre le consultant. Même si les notes prises au cours de l’entrevue de M. Morelly indiquent clairement qu’il a admis ses torts, la juge a mis en doute sa crédibilité. En soi, on ne peut pas vraiment lui reprocher d’être restée sceptique. Une personne qui a été impliquée dans une fraude grave en matière d’immigration ne peut pas s’attendre à être blanchie parce qu’elle a reconnu sa responsabilité ou coopéré à la poursuite de l’instigateur du stratagème. La juge n’a pas commis d’erreur en prenant en considération la participation de M. Morelly à cette fraude dans son évaluation de sa crédibilité générale.

[7]  En revanche, il ne lui était pas demandé de mener une enquête sur l’interdiction de territoire ni d’instruire une poursuite criminelle. Elle a également dérogé à son rôle en recommandant la tenue d’une enquête pour fausse déclaration. Toutefois, eu égard à M. Morelly, il était demandé à la juge de la citoyenneté d’examiner attentivement les éléments de preuve relatifs à la résidence pour déterminer s’ils étaient suffisamment probants pour écarter ses préoccupations récurrentes au sujet de sa crédibilité.

[8]  Je trouve important d’ajouter que les réserves suscitées par la crédibilité générale d’un demandeur peuvent s’avérer pertinentes pour apprécier le poids à donner à d’autres éléments de preuve, mais qu’il faut néanmoins les examiner. Si les éléments de preuve pertinents sont jugés fiables, probants et suffisants, la condition de résidence est remplie. La juge de la citoyenneté a commis une erreur dans ce volet de son examen.

[9]  Elle a omis d’évaluer le caractère suffisant des dossiers de tiers indiquant le nombre de jours de présence effective de M. Morelly au Canada. Ces dossiers donnent notamment les dates d’entrée et de sortie du Canada du demandeur, ainsi que les dates auxquelles il se trouvait au pays pour des raisons médicales ou pour faire des dons de sang. De plus, des lettres de son employeur canadien ont été soumises pour corroborer les déclarations du demandeur concernant ses périodes de résidence ou d’absence.

[10]  Ces dossiers donnent simplement un compte rendu détaillé des périodes de résidence au Canada de M. Morelly :

Éléments de preuve documentaire concernant les périodes de présence effective de M. Morelly au Canada

Date

Lieu

Jours d’absence ou de présence

Élément de preuve documentaire

 

21 février au 1er mars 2008

Syrie et Koweït

6

Timbres de passeport :

Sortie du Koweït le 21 février 2008

Entrée en Syrie le 21 février 2008

Entrée au Koweït le 26 février 2008

Sortie du Koweït le 1er mars 2008

 

2 mars au 22 août 2008

Canada

173

ASFC : Historique de voyage

Entrée au Canada le 2 mars 2008

Documents MSI :

19 mars 2008

27 mars 2008

10 avril 2008

6 mai 2008

21 mai 2008

4 juin 2008

18 juin 2008

8 juillet 2008

20 août 2008

 

24 août au 8 septembre 2008

Koweït et Syrie

18

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 24 août 2008

Sortie du Koweït le 30 août 2008

Entrée en Syrie le 30 août 2008

Sortie de Syrie le 8 septembre 2008

 

9 septembre 2008 au 23 janvier 2009

Canada

136

Timbres de passeport :

Entrée au Canada le 9 septembre 2008

Documents MSI :

16 septembre 2008

23 septembre 2008

16 octobre 2008

21 octobre 2008

17 novembre 2008

8 décembre 2008

22 janvier 2009

 

25 janvier au 31 janvier 2009

Koweït

9

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 25 janvier 2009

Sortie du Koweït le 31 janvier 2009

 

1er février 2009 au 2 avril 2010

Canada

425

ASFC : Historique de voyage

Entrée au Canada le 1er février 2009

Documents MSI :

24 février 2009

26 mars 2009

1er avril 2009

2 avril 2009

25 avril 2009

1er juin 2009

Don à la Société canadienne du sang :

17 juin 2009

Documents MSI :

30 juin 2009

17 juillet 2009

5 octobre 2009

Don à la Société canadienne du sang :

19 novembre 2009

Documents MSI :

22 novembre 2009

Don à la Société canadienne du sang :

24 novembre 2009

Documents MSI :

14 décembre 2009

24 décembre 2009

18 janvier 2010

22 janvier 2010

27 janvier 2010

23 février 2010

15 mars 2010

 

3 avril 2010

11 avril 2010

Koweït

10

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 3 avril 2010

Sortie du Koweït le 11 avril 2010

Lettre du 24 novembre 2011 de Stantec attestant l’absence du 2 au 12 avril 2010

 

12 avril au 25 novembre 2010

Canada

227

ASFC : Historique de voyage

Entrée au Canada le 12 avril 2010

Don à la Société canadienne du sang :

21 avril 2010

Documents MSI :

21 avril 2010

21 mai 2010

Don à la Société canadienne du sang :

16 juin 2010

Documents MSI :

18 juin 2010

8 juillet 2010

20 août 2010

8 octobre 2010

Don à la Société canadienne du sang :

11 novembre 2010

Documents MSI :

25 novembre 2010

 

27 novembre 2010

22 décembre 2010

Koweït

28

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 27 novembre 2010

Sortie du Koweït le 22 décembre 2010

Lettre du 24 novembre 2011 de Stantec attestant l’absence du 26 novembre au 23 décembre 2010

 

23 décembre 2010 au 1er février 2011

Canada

40

Timbres de passeport :

Aucun timbre, mais carte d’embarquement de Qatar Airways

ASFC : Historique de voyage

23 décembre 2010

Documents MSI :

25 décembre 2010

Don à la Société canadienne du sang :

29 décembre 2010

Documents MSI :

19 janvier 2011

27 janvier 2011

1er février 2011

 

3 février au 18 mai 2011

Koweït

107

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 3 février 2011

Sortie du Koweït le 18 mai 2011

Lettre du 24 novembre 2011 de Stantec attestant l’absence du 2 février au 19 mai 2011

 

19 mai 2011

8 juillet 2011

Canada

49

Timbres de passeport :

Entrée au Canada le 19 mai 2011

Don à la Société canadienne du sang :

26 mai 2011

Documents MSI :

12 juin 2011

15 juin 2011

5 juillet 2011

Lettre du 24 novembre 2011 de Stantec attestant l’absence du 8 juillet 2011

 

9 juillet 2011

27 août 2011

Koweït

52

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 11 juillet 2011

Sortie du Koweït le 27 août 2011

 

28 août au 30 septembre 2011

Canada

33

Timbres de passeport :

Entrée au Canada le 28 août 2011

Documents MSI :

29 août 2011

30 août 2011

Don à la Société canadienne du sang :

9 septembre 2010

Documents MSI :

21 septembre 2011

30 septembre 2011

 

1er octobre au 1er novembre 2011

Koweït

32

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 1er octobre 2011

Sortie du Koweït le 1er novembre 2011

 

1er novembre au 25 novembre 2011

Canada

24

ASFC : Historique de voyage

Entrée au Canada le 1er novembre 2011

Documents MSI :

2 novembre 2011

Don à la Société canadienne du sang :

15 novembre 2011

Documents MSI :

16 novembre 2011

18 novembre 2011

23 novembre 2011

 

26 novembre 2011 au 26 janvier 2012

Koweït

61

Timbres de passeport :

Entrée au Koweït le 26 novembre 2011

Sortie du Koweït le 26 janvier 2012

 

25 janvier au 25 février 2012

Canada

31

Timbres de passeport :

Entrée au Canada le 25 janvier 2012; carte d’embarquement et bulletin de bagages joints

ASFC : Historique de voyage

Entrée au Canada le 25 janvier 2012

Documents MSI :

26 janvier 2012

31 janvier 2012

1er février 2012

Don à la Société canadienne du sang :

8 février 2012

Documents MSI :

23 février 2012

 

[11]  Exception faite d’un renvoi au passeport de M. Morelly comme quoi il n’établit pas « la preuve irréfutable de sa présence effective », ni la décision ni les notes au dossier ne font mention de l’importance potentielle de l’historique de voyage de l’ASFC ou des dates auxquelles M. Morelly a dû été présent au Canada pour des raisons médicales ou pour faire des dons de sang. Les lettres de son employeur corroborent également les déclarations de M. Morelly concernant les périodes où il aurait travaillé au Cap-Breton. La juge de la citoyenneté ne mentionne pas ces lettres dans les passages de sa décision concernant l’emploi de M. Morelly au Canada. Or, la lettre du 24 novembre 2011 de l’employeur contredit carrément les remarques défavorables de la juge concernant la vraisemblance que M. Morelly ait pu travailler à distance. La lettre confirme que Stantec a autorisé M. Morelly à travailler depuis le Koweït pendant son congé. Comme l’employeur semblait satisfait de cette entente, une conclusion comme quoi c’était invraisemblable est injustifiée.

[12]  Compte tenu de tous les éléments de preuve soumis, la juge de la citoyenneté n’était aucunement fondée, du point de vue juridique, à conclure qu’il était impossible d’établir le nombre de jours de présence effective de M. Morelly au Canada. Ce serait le cas si la Cour ne fait pas un examen rigoureux de tous les éléments de preuve dont elle dispose.

[13]  On a la nette impression, quand on met en regard le dossier de la preuve et la décision attaquée, que la juge est restée obnubilée du début à la fin par la conduite répréhensible de M. Morelly avant sa demande. Elle a ce faisant fait fi d’une bonne partie des éléments de preuve pertinents et potentiellement importants que M. Morelly a produits à l’appui de ses déclarations concernant sa résidence. Pourtant, beaucoup semblent fiables et leur admission conduirait sans doute à conclure que M. Morelly s’est acquitté de son obligation en matière de preuve. Comme aucun motif n’a été donné concernant le rejet de ces éléments de preuve, la décision ne respecte pas les critères de justification et de transparence de la décision, ni d’intelligibilité du processus décisionnel énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47. La décision est donc déraisonnable.

[14]  Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie et la décision est annulée. L’affaire doit être renvoyée à un autre décideur afin d’être réexaminée sur le fond et conformément aux présents motifs.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1410-17

LA COUR accueille la présente demande et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin d’être réexaminée sur le fond.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1410-17

 

INTITULÉ :

MOHD RABI MORELLY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Elizabeth Wozniak

Guilhem De Roquefeuil

 

Pour le demandeur

 

Heidi Collicutt

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

North Star Immigration Law

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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