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Date : 20170628


Dossier : T-195-92

Référence : 2017 CF 631

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2017

En présence de monsieur le juge Mandamin

ENTRE :

BANDE INDIENNE D’ALDERVILLE, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE, ET GIMAA JIM BOB MARSDEN, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE

BANDE INDIENNE DE BEAUSOLEIL, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE BEAUSOLEIL, ET GIMAA RODNEY MONAGUE, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE BEAUSOLEIL

 

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND, ET GIMAANINIIKWE DONNA BIG CANOE, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE RAMA, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING, ET GIMAANINIIKWE SHARON STINSON HENRY, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING


BANDE INDIENNE DE CURVE LAKE, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE, ET GIMAA KEITH KNOTT, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE

BANDE INDIENNE DE HIAWATHA, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE HIAWATHA, ET GIMAANINIIKWE LAURIE CARR, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE HIAWATHA

BANDE INDIENNE DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND, ET GIMAANINIIKWE TRACY GAUTHIER, POURSUIVANT EN SON PROPRE NOM ET EN CELUI DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les Premières Nations demanderesses ont sollicité une ordonnance accordant l’autorisation de faire en sorte que certains renseignements soient considérés comme confidentiels, conformément à l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], lequel exige qu’une partie obtienne l’autorisation de la Cour pour que certaines pièces soient considérées comme confidentielles et non accessibles au public.

[2]  En particulier, les Premières Nations souhaitent que certains documents ou renseignements que la défenderesse a versés au dossier soient considérés comme confidentiels, le premier étant l’entente de règlement de Coldwater-Narrows [l’entente de règlement], et le second les noms de personnes inscrits dans les documents relatifs aux comptes en fiducie des Premières Nations pour la période de 1957 à 2017.

[3]  Les noms de personnes inscrits dans les documents relatifs aux comptes en fiducie des Premières Nations sont ceux qui sont associés à des opérations financières précises. Les personnes elles-mêmes ne sont pas parties à la présente action, sauf de façon indirecte, si elles sont membres des Premières Nations en question.

[4]  Pour les motifs qui suivent, j’autoriserai les Premières Nations à faire en sorte que les renseignements désignés soient considérés comme confidentiels. Plus précisément, l’entente de règlement doit être mise sous scellés dans son intégralité et les noms de personnes figurant dans les documents désignés doivent être expurgés.

I.  Le contexte

[5]  Les Premières Nations ont engagé la présente action contre la défenderesse en 1992, alléguant que le Canada avait manqué à ses obligations fiduciaires envers elles et n’avait pas préservé l’honneur de la Couronne lors de l’établissement des deux traités Williams de 1923. Le Canada s’est défendu. En plus de produire des éléments de preuve relatifs à la responsabilité, les Premières Nations et le Canada ont présenté une preuve sur la question des dommages‑intérêts, au cas où les Premières Nations auraient gain de cause.

[6]  Le Canada a déposé une copie de l’entente de règlement, désignée en tant que pièce 302, lors du contre-interrogatoire qu’il a fait subir, le 28 août 2015, à Dan Shilling, un témoin de la collectivité des Premières Nations des Chippewas de Rama.

[7]  Le Canada et trois des Premières Nations, la Première Nation des Chippewas de Georgina Island, la Première Nation de Beausoleil et la Première Nation des Chippewas de Rama, étaient parties à l’entente de règlement, un règlement sans lien avec la présente action. Les Chippewas de Nawash étaient également parties à cette entente de règlement, mais ils ne sont pas parties à la présente action.

[8]  Le Canada détient et contrôle les comptes en fiducie des Premières Nations, conformément aux pouvoirs que lui confère la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I‑5 [la Loi sur les Indiens]. Le Canada a déposé des pièces qui comportent des renseignements financiers personnels tirés des comptes en fiducie et des listes de paye des Premières Nations, et ce, par l’entremise de ses témoins experts, les professeurs Eric Kirzner et Laurence Booth, ainsi que par l’entremise de son témoin ordinaire, M. Mathew LaCompte.

[9]  Les professeurs Kirzner et Booth sont les auteurs d’un rapport d’expert sur les dommages-intérêts en equity, lequel a été déposé en tant que pièce 79. Un document, annexé à la pièce 79 et désigné en tant qu’onglet 17, comportait des renseignements financiers qui incluaient les noms de personnes tirés des comptes en fiducie et des listes de paye de la Première Nation des Chippewas de Georgina Island.

[10]  Le témoin du Canada, M. Mathew LaCompte, a recueilli des renseignements provenant de chacun des comptes en fiducie des Premières Nations, notamment des renseignements financiers personnels. Les noms des personnes associées à ces renseignements financiers figurent à la pièce 410 (annexe 2, onglet 2; annexe 4, onglet 2, et annexe 6, onglet 2). Des renseignements financiers personnels du même type figurent aux pièces 421, 423, 425, 426, 431, 432, et 434.

[11]  À des fins de précision, s’agissant de l’entente de règlement et des noms de personnes que les Premières Nations souhaitent voir expurgés, les Premières Nations ont également énuméré les mêmes renseignements dans la pièce A jointe à l’affidavit de Mme Kelly Larocca.

II.  Les observations des parties

A.  La position des Premières Nations

[12]  Selon les Premières Nations, l’entente de règlement est le fruit de négociations confidentielles qui ont eu lieu entre le Canada et trois des Premières Nations – la Première Nation des Chippewas de Georgina Island, la Première Nation de Beausoleil et la Première Nation des Chippewas de Rama – en vue de régler une revendication. Les modalités de l’entente n’ont jamais été rendues publiques.

[13]  Les Premières Nations soutiennent que les communications verbales ou écrites échangées dans le cadre des discussions en vue d’un règlement ne sont pas admissibles pour des raisons d’intérêt public, et que cette règle s’étend aux ententes finales dans les cas où les parties considèrent les modalités de l’entente comme confidentielles. Les Premières Nations sollicitent une ordonnance portant que l’entente de règlement soit mise sous scellés et désignée ainsi dans la liste des pièces de la Cour.

[14]  Les Premières Nations ont également identifié les renseignements financiers personnels provenant des listes de paye et des comptes en fiducie de certaines Premières Nations; il s’agit, soutiennent-elles, de renseignements confidentiels personnels qu’il faudrait expurger des documents mentionnés. Les documents en question sont les suivants :

  i.  la pièce 79, onglet 17;

  ii.  la pièce 410, annexe 2, onglet 2, et annexe 6, onglet 2;

  iii.  les pièces 421, 423, 425, 426, 431, 432 et 434.

[15]  Les Premières Nations affirment qu’elles ont toujours préservé la confidentialité de leurs comptes en fiducie et de leurs listes de paye, que ce soit par rapport au grand public ou les unes par rapport aux autres, à cause des renseignements financiers privés qu’ils contiennent.

[16]  Les Premières Nations soutiennent qu’il est nécessaire de considérer les renseignements personnels comme confidentiels. Elles ajoutent que la communication au public de ces renseignements présenterait un risque sérieux et bien fondé pour les Premières Nations et les personnes nommées. Elles sont d’avis qu’il est clairement dans l’intérêt du public de pouvoir se fier au gouvernement pour préserver le caractère privé des renseignements financiers personnels et pour ne pas les rendre accessibles au public. Elles se fondent sur les déclarations et les conclusions relatives à l’importance du droit à la vie privée en droit canadien qu’ont formulées les juges de la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton Journal c Alberta (Procureur général), [1989] 2 RCS 1326.

[17]  Les Premières Nations souhaitent seulement que les noms des personnes identifiables soient expurgés, et non pas les opérations financières proprement dites. Elles limitent de plus leur demande aux documents couvrant la période de 1957 à 2017.

[18]  Les Premières Nations soutiennent que le juge saisi d’une requête visant à mettre des documents sous scellés et à les désigner comme confidentiels a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner que les médias soient avisés de la requête, mais que la décision d’en donner avis ou non aux médias est de nature discrétionnaire et qu’il n’existe aucune règle absolue au sujet d’un tel avis. Sur ce point, elles invoquent la jurisprudence de la Cour supérieure de l’Ontario, et plus précisément la décision M.(A.) c Toronto Police Service, 127 OR (3d) 382, au paragraphe 5 [M.(A.)]. Les Premières Nations croient qu’aucune ordonnance de cette nature n’est requise en l’espèce, vu la portée restreinte de l’ordonnance demandée.

B.  La position du Canada

[19]  Le Canada soutient que la demande des Premières Nations en vue de faire sceller l’entente de règlement répond au critère d’une ordonnance de mise sous scellés, car elles ont présenté des éléments de preuve concernant la nature confidentielle du document, l’intérêt du public dans la protection de la confidentialité et le préjudice susceptible d’être causé si le document était rendu public.

[20]  Le Canada n’est pas d’accord avec les Premières Nations au sujet de l’expurgation de noms dans les documents financiers. Il soutient que les Premières Nations ne s’intéressent qu’à la protection de la vie privée, ce qui n’est pas un intérêt d’une importance suffisante pour répondre au critère d’une ordonnance de confidentialité.

[21]  Le Canada affirme que les documents visés contiennent plus de six cents pages de texte concernant les renseignements financiers des Premières Nations. Ces documents ont été produits dans le cadre de témoignages d’expert portant sur l’évaluation d’une éventuelle indemnité. Le Canada fait remarquer que la liste des pièces visées n’est pas exhaustive, car elle ne fait état d’aucune transcription ni d’aucun document sous‑jacent non identifiés qui seraient à l’origine de la liste des pièces et qui contiendraient aussi des renseignements financiers personnels.

[22]  Le Canada dit à propos des renseignements financiers se rapportant aux comptes en fiducie des Premières Nations qu’il s’agit, d’après la jurisprudence, du type de preuve qu’un tribunal doit utiliser dans l’évaluation d’une indemnité en equity, invoquant à cet égard l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, aux paragraphes 116 à 118 [Whitefish Lake]. Il ajoute que les Premières Nations reconnaissent que les renseignements relatifs aux comptes en fiducie [traduction« sont un élément central de la présente affaire ».

[23]  Le Canada soutient que le droit que les Premières Nations font valoir afin d’obtenir l’expurgation des noms figurant dans les renseignements relatifs aux comptes en fiducie est lié à la protection de la vie privée, mais que la preuve présentée ne fait état d’aucun préjudice particulier. Elle vient seulement confirmer leur désir de protection de la vie privée.

[24]  Le Canada cite une décision qui reconnait le droit au respect de la vie privée des parties qui « ont renoncé dans une certaine mesure à leur droit à la vie privée en recourant au processus judiciaire [...]. Conformément à la règle de droit bien connue, l’accès du public à ces procédures et la publicité qu’elles reçoivent est le prix à payer par les défendeurs afin d’assurer que soient redevables de leurs actes ceux qui sont chargés de l’administration de la justice » (Canada (Procureur général) c Almalki, 2010 CF 733, au paragraphe 29).

[25]  Le Canada fait donc valoir que la protection de la vie privée des parties n’est pas un motif suffisant pour satisfaire au critère d’une ordonnance de confidentialité.

[26]  Le Canada n’a présenté aucune observation à propos de l’avis aux médias.

C.  La position de l’Ontario

[27]  L’Ontario a fait une brève plaidoirie, expliquant qu’elle n’avait présenté aucune observation écrite parce qu’elle croyait que les observations formulées par les autres parties traitaient suffisamment du droit applicable et des questions en litige. Elle ne s’est pas prononcée sur l’avis à donner aux médias.

III.  Le cadre juridique

[28]  Les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles] prévoient :

151 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

Circonstances justifiant la confidentialité

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

 

151 (1) On motion, the Court may order that material to be filed shall be treated as confidential.

Demonstrated need for confidentiality

(2) Before making an order under subsection (1), the Court must be satisfied that the material should be treated as confidential, notwithstanding the public interest in open and accessible court proceedings.

 

[29]  La Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC (1985), c P‑21 prévoit (non souligné dans l’original) :

3 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[...]

renseignements personnels Les renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment :

...

b) les renseignements relatifs à son éducation, à son dossier médical, à son casier judiciaire, à ses antécédents professionnels ou à des opérations financières auxquelles il a participé;

...

i) son nom lorsque celui‑ci est mentionné avec d’autres renseignements personnels le concernant ou lorsque la seule divulgation du nom révélerait des renseignements à son sujet;

...

Protection des renseignements personnels

7 À défaut du consentement de l’individu concerné, les renseignements personnels relevant d’une institution fédérale ne peuvent servir à celle‑ci :

a) qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution de même que pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

b) qu’aux fins auxquelles ils peuvent lui être communiqués en vertu du paragraphe 8(2).

Communication des renseignements personnels

8 (1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

Cas d’autorisation

(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

[...]

d) communication au procureur général du Canada pour usage dans des poursuites judiciaires intéressant la Couronne du chef du Canada ou le gouvernement fédéral;

 

3 In this Act,

...

personal information means information about an identifiable individual ... including, without restricting the generality of the foregoing

...

(b) information relating to the education or the medical, criminal or employment history of the individual or information relating to financial transactions in which the individual has been involved,

...

(i) the name of the individual where it appears with other personal information relating to the individual or where the disclosure of the name itself would reveal information about the individual,

...

Use of personal information

7 Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be used by the institution except

(a) for the purpose for which the information was obtained or compiled by the institution or for a use consistent with that purpose; or

(b) for a purpose for which the information may be disclosed to the institution under subsection 8(2).

Disclosure of personal information

8 (1) Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be disclosed by the institution except in accordance with this section.

Where personal information may be disclosed

(2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

...

(d) to the Attorney General of Canada for use in legal proceedings involving the Crown in right of Canada or the Government of Canada;

 

[30]  Les ordonnances de confidentialité ne sont accordées que dans des circonstances exceptionnelles (Kirikos c Fowlie, 2016 CAF 80, au paragraphe 19). Elles constituent une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, dont on a dit qu’il est une « caractéristique d’une société démocratique » (Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, au paragraphe 23 [Vancouver Sun], reproduit dans A.B. c Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, au paragraphe 11 [Bragg]). Le principe « est inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2b). Grâce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard » (Société Radio-Canada c Nouveau‑Brunswick (Procureur général)), [1996] 3 RCS 480, au paragraphe 23 [SRC], reproduit avec approbation dans Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, au paragraphe 36 [Sierra Club]). Autrement dit, le principe de la publicité des débats judiciaires vise à promouvoir la transparence du processus décisionnel judiciaire : il permet au public d’avoir accès aux mêmes renseignements que ceux dont disposait le tribunal pour arriver à sa décision, et ouvre ainsi la porte à des critiques et à des commentaires éclairés.

[31]  Dans l’arrêt Sierra Club, la Cour suprême du Canada expose le cadre analytique qu’il convient d’appliquer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans le cas où un justiciable sollicite une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles. Après avoir examiné le cadre général présenté dans certaines décisions antérieures, notamment Dagenais c Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835, [Dagenais], et R. c Mentuck, 2001 CSC 76, la Cour suprême a reformulé, au paragraphe 53, le critère de droit criminel des arrêts Dagenais et Mentuck :

Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[32]  La Cour suprême a également réitéré que trois éléments doivent être pris en compte dans le cadre du premier volet du critère, appelé aussi l’étape de la nécessité : 1) le risque en cause doit être réel et important, être bien étayé par la preuve et menacer gravement l’intérêt en question, 2) le tribunal doit déterminer avec prudence ce qui constitue un intérêt important, en ayant « pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires », et 3) la Cour doit déterminer s’il existe des mesures de rechange raisonnables et restreindre l’ordonnance dans toute la mesure du possible (Sierra Club, aux paragraphes 54 à 57).

[33]  L’arrêt Sierra Club mettait en jeu un intérêt commercial et le droit à un procès équitable. La Cour suprême a précisé que, pour être considéré comme important, l’intérêt ou le droit en question ne peut simplement concerner la partie qui demande l’ordonnance; il faut pouvoir le définir en termes de droit du public à la confidentialité. À cet égard, la Cour suprême s’est reporté à l’explication formulée par le juge Binnie dans l’arrêt F.N. (Re), 2000 CSC 35, au paragraphe 10, à savoir que la règle de la publicité des débats judiciaires ne cède le pas que « dans les cas où le droit du public à la confidentialité l’emporte sur le droit du public à l’accessibilité » (Sierra Club, au paragraphe 55).

[34]  C’est au demandeur qu’incombe le lourd fardeau de convaincre le tribunal qu’il est justifié de déroger au principe de la publicité des débats judiciaires, et le fait qu’un justiciable souhaite garder ses affaires privées n’est pas, en droit, un motif suffisant (McCabe c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15987 (CF)).

[35]  L’article 151 des Règles, qui est de nature prospective, dispose que la Cour peut ordonner que des documents ou des éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels. Cependant, dans la décision Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 693, au paragraphe 13 [Bah c Canada], la juge Bédard a dit ce qui suit (non souligné dans l’original) :

Je considère que l’article 44 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 de même que les règles 4 et 26(2) des Règles donnent à la Cour le pouvoir de se prononcer sur une requête en confidentialité même lorsque les documents en cause ont déjà été versés au dossier de la Cour et d’appliquer, par analogie, les principes énoncés aux règles 151 et 152 (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 223 aux para 20, 30, 32‑38, 42‑46; Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CAF 299 au para 16). J’estime également, pour les motifs qui suivent et malgré le fait que le rapport d’enquête de l’ASFC, de même que des références à son contenu dans d’autres documents sont déjà dans le domaine public, que le rapport d’enquête devrait être déclaré confidentiel et qu’il est approprié d’émettre une ordonnance de confidentialité afin de protéger, dans la mesure du possible, le caractère confidentiel du rapport.

En l’espèce, la requête en confidentialité porte sur des documents qui ont été versés au dossier de la Cour afin que le procès puisse aller de l’avant sans que des délais inutiles ne viennent s’ajouter à ce qui est déjà un très long procès.

[36]  Enfin, au paragraphe 26 de l’arrêt Vancouver Sun, la Cour suprême conclut que « [l]e principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte et sert à promouvoir les valeurs fondamentales qu’elle véhicule ». Dans la décision M.(A.), le juge Nordheimer a dit qu’il est une présomption selon laquelle les médias seront avisés de toute requête dont le résultat aurait pour effet de restreindre le droit d’accès du public, et donc des médias, aux débats judiciaires. Il convient de signaler que, dans l’affaire M.(A.), la personne qui sollicitait l’ordonnance de confidentialité, c’est‑à‑dire qu’elle voulait seulement être désignée par ses initiales, était partie à l’instance.

IV.  Les questions en litige

[37]  La présente requête soulève trois grandes questions :

  1. Quels sont les principes qui régissent la délivrance d’une ordonnance de confidentialité dans les circonstances de la présente requête?

  2. Le critère relatif à la délivrance d’une ordonnance de confidentialité est‑il rempli pour ce qui est de la mise sous scellés de l’entente de règlement de Coldwater-Narrows?

  3. Le critère relatif à la délivrance d’une ordonnance de confidentialité est‑il rempli pour ce qui est de l’expurgation de certains noms figurant dans les documents financiers?

À cela s’ajoute la question de savoir s’il aurait fallu donner avis de la requête aux médias.

V.  L’analyse

A.  Les principes régissant la délivrance d’une ordonnance de confidentialité

[38]  Les parties conviennent, avec raison, que la délivrance d’une ordonnance de confidentialité est soumise à l’application du critère des arrêts Dagenais et Mentuck, reformulé dans l’arrêt Sierra Club [le critère de Dagenais/Mentuck/Sierra Club]. Il convient d’appliquer ce critère d’une manière contextuelle.

B.  L’entente de règlement de Coldwater-Narrows

[39]  Le privilège protégeant les négociations en vue d’un règlement est un privilège générique, depuis longtemps reconnu, qui s’accorde avec l’intérêt important qu’a le public à ce que l’on favorise les règlements. Il est conforme aux paramètres fixés par la Cour suprême du Canada pour la reconnaissance d’un privilège générique, car la protection des négociations en vue d’un règlement est essentielle au fonctionnement du système juridique; l’absence de règlement alourdirait l’administration de la justice (David Paciocco et Lee Struesser, The Law of Evidence, 7e éd., Toronto, Irwin Law Inc., 2015, aux pages 268 à 270).

[40]  L’entente de règlement est le résultat de négociations en vue d’un règlement. Les Premières Nations ont produit en preuve des affidavits de chacun des chefs des Premières Nations visées par les traités Williams qui étaient parties à l’entente de règlement; ces éléments établissent ce qui suit :

  1. l’entente de règlement a été conclue en vue de régler une revendication de longue date;

  2. selon l’interprétation des Premières Nations, les éléments matériels et les discussions découlant des négociations et de l’entente de règlement elle-même demeureraient confidentiels entre les parties;

  3. l’entente de règlement a été communiquée aux membres de chacune des Premières Nations afin qu’ils puissent, de manière éclairée, procéder à un vote de ratification, mais elle n’a pas été mise à la disposition du grand public;

  4. bien que certains renseignements généraux sur l’historique de la revendication et son règlement aient été rendus publics par le Canada, l’entente de règlement n’a jamais été divulguée à la population;

  5. les montants consentis par règlement aux Premières Nations demeureraient confidentiels de façon à ne pas leur nuire dans leurs projets de développement économique avec les collectivités voisines.

[41]  Ces éléments établissent que la pièce 302 est le résultat de négociations en vue d’un règlement et que toutes les parties considéraient l’entente de règlement comme confidentielle. Qui plus est, la divulgation de l’entente de règlement et des montants du règlement présente un risque sérieux pour un intérêt important. L’effet bénéfique de protéger la confidentialité de l’entente de règlement l’emporte manifestement sur l’effet préjudiciable de la légère atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires qu’aurait une ordonnance de mise sous scellés du document.

[42]  La pièce 302 est déjà déposée, mais les Règles confèrent une certaine souplesse pour ce qui est de prononcer ultérieurement une ordonnance de confidentialité (Bah c Canada).

C.  L’expurgation des noms de personnes

[43]  Le principal point de discorde entre les Premières Nations et le Canada a trait à la question de savoir si le droit à la vie privée peut constituer un « intérêt important » pour l’application du critère de Dagenais/Mentuck/Sierra Club – et, dans l’affirmative, si l’importance de protéger le droit à la vie privée peut justifier une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires.

i.  Les facteurs contextuels

[44]  Plusieurs éléments contextuels, dont aucune partie n’a traités en profondeur, doivent être pris en compte dans l’appréciation de l’intérêt en jeu dans la requête en cause.

[45]  Premièrement, les renseignements qui sont liés aux comptes en fiducie des Premières Nations sont des renseignements que détient le Canada en raison du contrôle qu’il exerce sur l’argent des Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens et de son règlement d’application. L’article 2 de la Loi sur les Indiens définit l’« argent des Indiens » comme « [l]es sommes d’argent perçues, reçues ou détenues par Sa Majesté à l’usage et au profit des Indiens ou des bandes ». Autrement dit, il s’agit de l’argent que la Couronne détient en fiducie pour les Premières Nations. Les articles 61 à 69 de la Loi sur les Indiens portent sur la gestion de cet argent, qui entre dans deux catégories : l’argent qui appartient au compte en capital et l’argent qui appartient au compte de revenu (article 62). La Loi sur les Indiens fonctionne en fait de telle façon que le gouvernement recueille, détient et gère tout l’argent des Indiens, et que le ministre effectue ou autorise les dépenses, parfois avec – et parfois sans – le consentement du conseil de la Première Nation (articles 64 à 68).

[46]  Dans la décision Bande indienne de Montana c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1989] 1 RCF 143, au paragraphe 26, le juge en chef adjoint Jerome a déclaré : « C’est par une succession complexe d’événements historiques et constitutionnels que ces avoirs sont détenus en fiducie pour le compte des bandes par le gouvernement fédéral. C’est dans ce contexte de relation de fiduciaire que les parties se transmettent les renseignements financiers ».

[47]  Deuxièmement, bien que la Loi sur la protection des renseignements personnels autorise la communication au procureur général des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale pour usage dans des poursuites judiciaires intéressant la Couronne du chef du Canada, cela ne veut pas dire que ces renseignements perdent automatiquement toute protection. Les articles 7 et 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels montrent que le législateur a tenté de concilier des intérêts opposés : d’une part, le droit des individus au respect de leur vie privée pour ce qui est des renseignements personnels et, d’autre part, une diversité d’intérêts incluant les intérêts personnels concurrents de chaque individu, ainsi que les intérêts qui sont essentiellement de nature publique. Cette recherche d’équilibre est semblable, quoique manifestement non identique, à celle que l’on trouve à l’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu [la LIR] (voir Slattery (Syndic de) c Slattery, [1993] 3 RCS 430, aux pages 443 et 444 [Slattery]). Le paragraphe 241(3) de la LIR énonce les exceptions aux dispositions en matière de confidentialité de cette Loi, et il comporte une exception autorisant à divulguer les renseignements d’un contribuable pour usage dans des « procédures judiciaires ayant trait à l’application ou à l’exécution » de diverses lois fédérales. La Cour suprême a interprété cette exception comme permettant de communiquer des renseignements relatifs au contribuable « dans la mesure où cela est nécessaire pour appliquer et exécuter efficacement » la loi applicable (Slattery, aux pages 443 et 444, le juge Iacobucci, non souligné dans l’original). Dans la décision Barreiro c Canada (Revenu national), 2008 CF 850, au paragraphe 17, le juge Phelan, appelé à se prononcer sur une ordonnance de confidentialité demandée à l’égard des renseignements relatifs à un contribuable qui se trouvaient entre les mains du ministre, et sur les conséquences du paragraphe 241(3), a déclaré : « [l]a simple existence d’un litige, particulière à la présente étape, n’autorise pas le ministre à divulguer des renseignements à propos d’un contribuable (et le contribuable n’a pas à être traité comme s’il est dans un cocon) ».

[48]  À mon avis, il convient d’interpréter de la même façon l’alinéa 8(2)d) de la Loi sur la protection des renseignements personnels : s’il est vrai que des renseignements personnels peuvent être communiqués au procureur général pour usage dans une poursuite judiciaire, il reste que le procureur général ne peut pas divulguer des renseignements personnels simplement parce qu’il y a un litige. Bien que le procureur général puisse avoir accès à des renseignements personnels et s’en servir, au besoin, pour faire valoir ses arguments dans le cadre d’une instance judiciaire, rien n’empêche de procéder à une analyse contextuelle visant à déterminer s’il convient de rendre une ordonnance de confidentialité dans les cas où le procureur général se sert de renseignements financiers personnels dans le cadre d’un litige. J’estime qu’il est pertinent de se demander si le procureur général a besoin des renseignements visés par l’ordonnance de confidentialité pour présenter une argumentation complète au sujet d’une question à laquelle la Cour devra répondre. Comme nous le verrons plus loin, les renseignements visés par l’ordonnance de confidentialité ne sont pas à ce point nécessaires.

[49]  Troisièmement, et en lien avec les considérations ci‑dessus, le Canada a autorisé les témoins à avoir accès aux renseignements figurant dans les comptes en fiducie des sept Premières Nations. C’est le Canada qui a déposé les documents en question par l’intermédiaire de ses témoins, Eric Kirzner, Laurence Booth et Matthew LaCompte. Les pièces visées sont, pour la plupart, des comptes en fiducie :

Pièce 79, onglet 17 : Compte en fiducie de Georgina Island, 1983‑2009, joint au rapport d’Eric Kirzner et de Laurence Booth

Pièce 410, annexe 2, onglet 2 : Transcriptions de comptes – Beausoleil/Christian Island : Tableau mis à jour du compte en fiducie – intérêts – de 1922‑1923 à 2012‑2013

Pièce 410, annexe 6, onglet 2 : Transcriptions de comptes – Rama : Tableau mis à jour du compte en fiducie – intérêts – de 1922‑1923 à 2012‑2013

Pièce no 421 : Comptes en fiducie de Beausoleil, 1983‑2013

Pièce no 423 : Comptes en fiducie de Georgina Island, 1983‑2013

Pièce no 425 : Comptes en fiducie de Rama, 1983‑2013

Pièce no 426 : Comptes en fiducie de Scugog Island, 1983‑2013

Pièce no 431 : Grand livre dactylographié de Georgina Island, 1957‑1958

Pièce no 432 : Grand livre dactylographié de Curve Lake, 1966‑1967

Pièce no 434 : Imprimé du système de gestion des fonds de fiducie d’AINC – Georgina Island 1994‑1995, pages 1, et 177 à 203

De plus, certaines parties de la pièce 401, annexe 4, onglet 2, sont presque identiques à certaines parties de la pièce 79, onglet 17, et j’ai décidé d’inclure aussi ce document dans la série visée par le présent contrôle.

[50]  Avant d’appeler M. Matthew LaCompte à témoigner, l’avocat du Canada a expliqué que tous les avocats des parties s’étaient penchés sur le fait qu’un certain nombre d’éléments, tant dans les transcriptions que dans les états des comptes en fiducie, identifiaient des personnes par leur nom. Les parties ont toutes convenu qu’il devait y avoir un moyen de traiter ces renseignements d’une manière qui protégeait la vie privée de ces personnes. Elles ont convenu qu’au cours des interrogatoires principaux et des contre-interrogatoires, elles identifieraient les éléments en question par date et par montant sans utiliser de noms et qu’elles demanderaient plus tard l’aide de la Cour pour s’assurer que l’on pouvait protéger la vie privée de ces personnes.

[51]  À l’évidence, les renseignements financiers personnels qui figurent dans les pièces énumérées sont tirés des comptes en fiducie des Premières Nations. J’aurais tendance à penser que le Canada, qui assure un contrôle légal sur l’argent des Indiens et qui détient les comptes en fiducie des Premières Nations, se trouve dans la situation d’un fiduciaire et a la responsabilité d’assurer la confidentialité des renseignements financiers personnels, sauf dans la mesure où il doit rendre des comptes au public ou divulguer ces renseignements en vue de faire valoir des arguments dans le cadre d’un litige.

[52]  Quatrièmement, les noms de personnes qui figurent dans les documents relatifs aux comptes en fiducie sont ceux de membres d’une Première Nation ou de particuliers qui ont participé à des opérations financières avec les Premières Nations. Aucune de ces personnes n’est partie à la présente poursuite.

[53]  Chaque Première Nation demanderesse est désignée comme suit dans l’intitulé : « [la Première Nation] et [le chef de la Première Nation], poursuivant en son propre nom et en celui des membres de [la Première Nation] ». Cela reflète la nature collective des revendications autochtones.

[54]  Dans l’ouvrage d’Olthius, Kleer, Townshend LLP, intitulé Aboriginal Law Handbook, 4th Edition, Toronto (Ontario) : Carswell, Thomson Reuters, 2012, à la page 32, la nature des droits ancestraux et issus de traités est expliquée comme suit : [traduction« Les droits ancestraux et issus de traités sont des droits collectifs qui appartiennent à une collectivité ou à un peuple dans son ensemble. C’est donc dire que les Autochtones peuvent jouir des avantages de ces droits, comme la chasse ou la pêche, mais que les droits appartiennent à la collectivité ». Les auteurs citent l’arrêt Pasco c Canadian National Railway (1989), (sub nom. Oregon Jack Creek Indian Band c Canadian National Railway Co.) [1990] 2 CNLR 85. Plus récemment, dans la décision Canadian National Railway c Brant, 96 O.R. (3d) 734, [2009] 4 CNLR 47, au paragraphe 50, le juge Strathy, de la Cour supérieure de l’Ontario, a déclaré que les droits ancestraux et issus de traités [traduction« sont détenus par les Autochtones en commun, et les membres de la collectivité ne peuvent les faire valoir » [Non souligné dans l’original].

[55]  Par ailleurs, ce ne sont pas toutes les personnes nommées qui sont membres d’une Première Nation. La preuve présentée au procès me permet d’inférer que d’autres personnes nommées sont des tiers qui ont participé à des opérations financières, surtout des paiements de location de lots, avec les Premières Nations. Ces personnes ne sont manifestement pas parties à l’instance.

[56]  Il existe un autre facteur contextuel, à savoir que la présente requête est entendue dans le contexte d’une revendication fondée sur l’article 35. Dans l’arrêt Première nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, au paragraphe 1, le juge Binnie écrit :

L’objectif fondamental du droit moderne relatif aux droits ancestraux et issus de traités est la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones et la conciliation de leurs revendications, intérêts et ambitions respectifs. La gestion de ces rapports s’exerce dans l’ombre d’une longue histoire parsemée de griefs et d’incompréhension. La multitude de griefs de moindre importance engendrés par l’indifférence de certains représentants du gouvernement à l’égard des préoccupations des peuples autochtones, et le manque de respect inhérent à cette indifférence, ont causé autant de tort au processus de réconciliation que certaines des controverses les plus importantes et les plus vives.

[57]  Selon la preuve par affidavits des Premières Nations, ces dernières ont toujours préservé la confidentialité des comptes en fiducie ainsi que des listes de paye des bandes. L’affidavit du chef Larocca fait état du préjudice particulier que causerait la divulgation de tels renseignements, notamment que la dignité de certains membres des Premières Nations pourrait s’en trouver atteinte si l’on divulguait des renseignements personnels sur l’aide financière qu’ils ont reçue.

ii.  La nécessité

[58]  Après avoir tenu compte des facteurs contextuels qui précèdent, je conclus que les intérêts mis en jeu par l’ordonnance de confidentialité demandée répondent à la condition de nécessité du critère établi dans Dagenais/Mentuck/Sierra Club. Les intérêts en jeu sont plus que de simples droits personnels à la vie privée. Il est d’intérêt public que la population puisse se fier au Canada pour assurer la confidentialité des renseignements personnels contenus dans les documents gouvernementaux, surtout si ces renseignements relèvent du gouvernement en raison d’exigences légales impératives.

[59]  De plus, il est d’intérêt public que l’on ne déroge pas à la légère à la confidentialité des renseignements échangés dans le contexte d’une relation fiduciaire. Il est aussi d’intérêt public de préserver la confiance qu’a le public dans le fait que les rapports entre le gouvernement et les peuples des Premières Nations s’accordent avec les notions de réconciliation qui sous-tendent l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et ne perpétuent pas l’ancienne attitude coloniale d’un gouvernement exerçant un contrôle envahissant et faisant preuve d’indifférence à l’égard des préoccupations des Premières Nations. Pour emprunter les propos de la juge McLachlin (plus tard Juge en chef), la réconciliation est un « objectif d’une importance fondamentale » (R. c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, à la page 310 (la juge McLachlin a rédigé une opinion dissidente, mais l’énoncé cité ici cadrait avec l’opinion de la majorité).

[60]  La preuve par affidavits et l’application « la logique et la raison » (Bragg, au paragraphe 16; voir aussi le paragraphe 15) permettent d’établir l’existence d’un risque sérieux de préjudice pour certains membres des Premières Nations et les collectivités des Premières Nations, ainsi que pour les intérêts publics susmentionnés, advenant que les renseignements personnels figurant dans les documents relatifs aux comptes en fiducie des Premières Nations soient considérés comme publics.

iii.  La proportionnalité

[61]  Comme l’ordonnance demandée satisfait au premier volet du critère de Dagenais/Mentuck/Sierra Club, je dois maintenant déterminer si les effets bénéfiques de l’ordonnance l’emportent sur ses effets préjudiciables. Pour ce faire, je dois procéder à une analyse contextuelle de l’incidence de l’ordonnance demandée sur le principe de la publicité des débats judiciaires et sur la liberté d’expression : « [m]ême si, à titre de principe général, l’importance de la publicité des débats judiciaires ne peut être sous‑estimée, il faut examiner, dans le contexte de l’espèce, les effets préjudiciables particuliers que l’ordonnance de confidentialité aurait sur la liberté d’expression » (Sierra Club, au paragraphe 74, souligné dans l’original).

[62]  La présente requête pour une ordonnance de confidentialité a été déposée dans le cadre d’un procès de plusieurs années, où plus de six cents pièces (pas des pages) ont été déposées et où plusieurs de ces pièces contenaient à leur tour des centaines de milliers de documents justificatifs. Les expurgations demandées concernent des noms de personnes qui ne figurent que dans une poignée de documents, lesquels ont été déposés dans le but restreint de calculer des dommages-intérêts en equity.

[63]  Au paragraphe 117 de l’arrêt Whitefish Lake, le juge Laskin a écrit ce qui suit au sujet de la preuve nécessaire au calcul d’une indemnité en equity pour manquement à une obligation fiduciaire dans le cadre d’une vente conclue [traduction] « inconsidérément » par la Couronne pour le compte de Whitefish Lake :

[traduction]

Ce qu’il faut, c’est une preuve tirée des documents relatifs au compte en fiducie de Whitefish ou d’ailleurs, et montrant les dépenses annuelles de Whitefish pour la période visée. Par exemple, quel montant d’intérêts provenant du compte d’intérêts a‑t‑elle, annuellement, dépensé et pourquoi? Annuellement, quel montant d’intérêts est resté dans le compte d’intérêts et a été réinvesti? Annuellement, a‑t‑on payé des intérêts sur le compte d’intérêts et sinon, pourquoi? Annuellement, combien d’argent Whitefish a‑t‑elle dépensé à partir du compte de capital, et pourquoi? Il me semble que les réponses à ces questions, et sans aucun doute à d’autres questions connexes, aideront à établir une indemnité en equity qui soit appropriée.

Aucune des parties n’a laissé entendre que les documents relatifs aux comptes en fiducie ne sont pas des éléments probants appropriés, ou que ces documents devraient entièrement rester confidentiels. Ce que demandent les Premières Nations, c’est que les noms de personnes soient supprimés du dossier public. L’extrait de l’arrêt Whitefish Lake qui précède montre clairement que les renseignements concernant qui précisément a touché de l’argent n’ont rien à voir avec la question sur laquelle notre Cour doit se prononcer, soit le calcul d’une indemnité en equity, sauf dans la mesure où ces renseignements permettent de catégoriser un déboursé donné.

[64]  En l’espèce, les noms de personnes qui sont associés aux renseignements financiers personnels figurant dans les comptes en fiducie des Premières Nations peuvent être nécessaires dans les documents sous-jacents afin de permettre aux parties de vérifier les catégories proposées de renseignements financiers. Cette catégorisation est elle aussi pertinente pour le calcul des dommages-intérêts en equity proposés. Cependant, les documents sous-jacents ne sont pas visés par la requête en ordonnance de confidentialité demandée.

[65]  L’importance des intérêts qu’a le public dans la protection de la vie privée et que favoriserait l’octroi d’une ordonnance de confidentialité dans le contexte de la présente requête l’emporte sur tout effet préjudiciable que cette ordonnance pourrait avoir. L’ordonnance que demandent les Premières Nations est soigneusement conçue pour cibler le minimum de renseignements nécessaires pour atteindre l’objectif de protection de la vie privée et de prévention des préjudices, et ce, en limitant les expurgations aux noms de personnes qui figurent dans les documents datant de 1957 à nos jours. La période indiquée a pour objet de protéger seulement les droits à la vie privée de membres susceptibles d’être encore en vie et qui seraient donc les plus directement touchés par la publication de leurs renseignements financiers personnels. L’ordonnance demandée n’a pas pour but d’expurger les renseignements financiers qui sont nécessaires pour procéder à une analyse des réparations possibles en equity, et elle ne nuit donc pas à la transparence du processus décisionnel judiciaire.

[66]  Par ailleurs, la Cour suprême a qualifié de « minime » l’atteinte portée au principe de la publicité des débats judiciaires lorsque les noms des plaignantes victimes d’agression sexuelle demeurent confidentiels (Bragg, au paragraphe 28, citant Canadian Newspapers Co. C Canada (P.G.), [1988] 2 RCS 122, au paragraphe 133). L’atteinte causée par la protection de la confidentialité des noms de personnes qui figurent dans des documents relatifs aux comptes en fiducie, alors que la Cour n’a pas besoin de ces renseignements pour répondre à une question qui lui est soumise, est minime elle aussi. La Cour suprême a fait référence à « l’insignifiance relative de la connaissance de l’identité d’une partie » (Bragg, au paragraphe 28), sachant sûrement que l’identité d’une personne qui n’est pas partie à l’instance revêt encore moins d’importance.

D.  L’avis aux médias

[67]  Je suis convaincu que l’entente de règlement a toujours été confidentielle et que ses modalités tombent sous le coup du privilège découlant d’un règlement. Ainsi, il n’a jamais été convenu qu’elle soit du domaine public.

[68]  Je suis également convaincu que les noms de personnes tirés des documents relatifs aux comptes en fiducie des Premières Nations sont ceux de personnes qui ne sont pas parties en tant que telles à la présente action. Ces noms ne sont pas des renseignements qui ont directement trait à la question des dommages-intérêts en equity.

[69]  Compte tenu de l’atteinte restreinte et minimale au principe de la publicité des débats judiciaires, je n’ai pas jugé nécessaire d’ordonner que l’on donne avis de la requête aux médias.

VI.  Conclusion

[70]  Je conclus que la pièce 302 – l’entente de règlement de Coldwater-Narrows – satisfait au critère de l’octroi d’une ordonnance de confidentialité à des fins de mise sous scellés. De plus, je conclus que les modalités précises de l’entente de règlement qui ont été divulguées dans la transcription de la déposition du témoin de la Première Nation de Rama, Dan Shilling, le 28 août 2015, devraient elles aussi être expurgées du dossier de transcription.

[71]  Je conviens avec les Premières Nations qu’il y a à la fois une [traduction« attente raisonnable et un intérêt public important à l’égard du fait que des personnes puissent se fier à leurs gouvernements pour assurer la confidentialité de leurs renseignements financiers personnels, qui sont consignés dans des comptes en fiducie, des bases de données gouvernementales ou d’autres documents, et pour ne pas les communiquer au public ».

[72]  De plus, le droit à la vie privée qui est en jeu n’est pas celui d’une personne seule qui est une partie privée en l’espèce, mais plutôt celui de nombreuses personnes dont les renseignements sont consignés dans ces comptes en fiducie des Premières Nations et qui ne sont pas parties à la présente action.

[73]  Non seulement existe‑t‑il un intérêt public important dans la façon dont le gouvernement traite les renseignements personnels qu’il possède, mais il existe aussi un intérêt public général dans le traitement des renseignements personnels confidentiels qu’il communique dans le contexte d’une relation fiduciaire. Un intérêt public prépondérant s’attache également à la promotion de la réconciliation.

[74]  Les affidavits, la raison et la logique tendent à établir qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à ces intérêts si les renseignements personnels privés visés étaient considérés comme publics. Une ordonnance expurgeant ces renseignements répondrait donc au critère de la nécessité. Comme son incidence sur le principe de la publicité des débats judiciaires est minime, l’ordonnance répondrait également au critère de la proportionnalité.

[75]  Je conclus qu’il y aurait lieu d’ordonner la mise sous scellés de l’entente de règlement de Coldwater-Narrows, ainsi que l’expurgation des modalités de règlement qui figurent dans la transcription du témoignage livré par les témoins des collectivités lors du contre-interrogatoire du 28 août 2015.

[76]  Je conclus que les noms de personnes qui figurent dans les pièces susmentionnées au paragraphe 49 des présents motifs, pour la période de 1957 à 2017, devraient être expurgés. Étant donné que les Premières Nations n’ont pas demandé que l’on procède à des expurgations dans les documents sous-jacents, je conclus également qu’aucune expurgation de ces documents n’est nécessaire.

[77]  Je ne crois pas que la requête en confidentialité des Premières Nations soit suffisamment d’intérêt public pour qu’il soit nécessaire d’en donner avis aux médias. Cependant, n’ayant pu bénéficier d’une argumentation complète sur la question de l’avis, je laisserai à toute partie intéressée le soin de solliciter le contrôle de la présente ordonnance dans les 14 jours suivant sa délivrance.

VII.  Les dépens

[78]  Puisqu’il reviendra au Canada de fournir une copie expurgée des pièces, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens, sinon pour ordonner que ceux‑ci suivront l’issue de la cause. Les Premières Nations fourniront elles aussi une copie expurgée des pièces jointes au dossier de requête.


ORDONNANCE RENDUE DANS LE DOSSIER T‑195‑92

LA COUR STATUE :

  1. Le greffe de la Cour procédera à la mise sous scellés de l’entente de règlement de Coldwater-Narrows ainsi qu’à l’expurgation de termes précis dans les transcriptions.

  2. Le Canada procédera à l’expurgation des noms figurant dans les pièces énumérées qui ont été versées au dossier et il fournira à la Cour une copie expurgée de ces pièces, qui remplaceront les pièces existantes. Les Premières Nations verseront au dossier de la requête une copie expurgée des pièces énumérées. Les dossiers de requête et d’instruction seront respectivement mis sous scellés par le greffe de la Cour et conservés dans le dossier de la Cour.

  3. Tout tiers suffisamment intéressé pourra présenter une demande d’autorisation visant le réexamen de la présente ordonnance dans les 14 jours suivant sa délivrance. L’ordonnance prendra effet à titre provisoire au moment de sa délivrance et, si aucune autorisation n’est demandée et accordée, cet effet deviendra permanent après 14 jours.

  4. Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Leonard S. Mandamin »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑195‑92

 

INTITULÉ :

BANDE INDIENNE D’ALDERVILLE ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE et SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OtTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2017

 

COMPARUTIONS :

Peter Hutchins

Robin Campbell

Leslie Ross

Kieran Gibbs

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Owen Young

Anusha Aruliah

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

David Feliciant

Jacqueline L. Wall

 

POUR LA MISE EN CAUSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchins Légal s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES demanderesseS

 


 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Le ministère du Procureur général

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA MISE EN CAUSE

 

 

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