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Date : 20180406


Dossier : IMM-1498-18

Référence : 2018 CF 375

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

JOY OBIAGELI IHEONYE

JANELLE NE’SOOCHI IHEONYE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demanderesses, Mme Joy Obiageli Iheonye et sa fille Janelle Ne’Soochi Iheonye, ont déposé une requête en sursis de leur mesure de renvoi du Canada prévue le 9 avril 2018. La requête a été entendue plus tôt aujourd’hui par téléconférence. Voici les motifs pour lesquels j’accorde la requête.

I.  Faits et décision sous-jacente

[2]  Les demanderesses sont citoyennes du Nigéria. La demanderesse mineure, que je vais appeler par son prénom, Janelle, est maintenant âgée de 10 ans. Elle a vécu une bonne partie de sa vie aux États-Unis où sa mère, Mme Iheonye, poursuivait ses études. À la suite de difficultés conjugales, les demanderesses ont fait la navette entre le Nigéria et les États-Unis au cours des dernières années.

[3]  Les demanderesses sont entrées au Canada à pied par le chemin Roxham, à Saint‑Bernard‑de‑Lacolle. À cause d’une demande antérieure, elles n’ont pas pu faire une demande d’asile et on leur a plutôt offert la possibilité de faire une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Leur demande a été rejetée le 29 janvier 2018. Elles n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[4]  Les demanderesses ont ensuite été informées que leur mesure de renvoi était prévue le 9 avril 2018. Le 28 mars 2018, elles ont demandé à un agent d’exécution un report de leur mesure de renvoi en raison d’une demande pendante qu’elles avaient déposée le jour même pour demeurer au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire [CH], et parce que Janelle devrait avoir la possibilité de terminer son année scolaire.

[5]  Le 29 mars 2018, l’agent d’exécution leur a refusé la demande. Concernant l’intérêt supérieur de Janelle, il a écrit ce qui suit :

[traduction]

Tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, comprenant que son parent souhaite lui permettre de terminer son année scolaire, je considère que la fille n’est pas à un niveau de fin d’études (6e année primaire ou secondaire 5) et je conclus que ce ne serait pas un fardeau excessif qu’elle poursuive ses études au Nigéria au milieu de l’année.

[6]  Les demanderesses ont demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution. Dans le cadre de cette demande, elles ont déposé une requête en sursis de leur mesure de renvoi.

II.  Discussion

[7]  Notre Cour tranche les requêtes en sursis d’une mesure de renvoi selon le même critère que pour les injonctions interlocutoires. La Cour suprême du Canada a récemment redéfini le critère comme suit :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, les références étant omises)

[8]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a été énoncé dans des décisions antérieures de la Cour suprême (Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110; RJR—Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, [RJR]) Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Évidemment, l’application de ce critère dépend beaucoup du contexte et des faits.

A.  La question sérieuse à juger

[9]  Dans RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est un seuil relativement bas (RJR, à la page 337). Cependant, la Cour suprême a également déclaré qu’un critère plus exigeant doit être appliqué lorsque le redressement provisoire demandé a l’effet pratique de décider de l’action sous-jacente (RJR, aux pages 338 à 339). C’est le cas lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est déposée contre une décision d’un agent d’exécution refusant de reporter l’expulsion. Dans ce contexte, une requête en sursis du renvoi accorde au demandeur ce qu’il réclame dans la demande initiale. Pour ce motif, la Cour d’appel fédérale a déclaré que le demandeur doit démontrer « des arguments assez solides » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, aux paragraphes 66 à 67 [Baron]), tenant compte du fait que la norme de contrôle applicable au fond est la norme de la décision raisonnable.

[10]  La Cour d’appel fédérale et notre Cour ont déclaré à plusieurs reprises que le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution de reporter le renvoi est très limité, mais qu’un exemple de l’exercice approprié d’un tel pouvoir est de permettre à un enfant de terminer son année scolaire au Canada. L’arrêt Lewis fournit un exemple récent :

Ainsi, ni l’arrêt Kanthasamy ni la Convention n’imposait en l’espèce à l’agente d’exécution de procéder à une véritable appréciation de l’intérêt supérieur de la fille de M. Lewis ou d’accorder le report demandé jusqu’à ce que la demande CH de M. Lewis présentée à la dernière minute fasse l’objet d’une décision d’un représentant ministériel. L’agente d’exécution ne devait tenir compte que de l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme.

La jurisprudence antérieure enseigne que ces intérêts à court terme englobent des questions telles que la nécessité qu’un enfant termine son année scolaire au cours de la période visée par la demande de report […]

(Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, aux paragraphes 82 et 83; voir également Baron, aux paragraphes 49, 51 et 54)

[11]  En l’espèce, les demanderesses ont déposé comme preuve des résultats de recherche qui montrent que le fait de changer d’école est préjudiciable à l’éducation d’un enfant. Bien que leur avocat ait affirmé que cette preuve montre qu’un transfert qui se produit au milieu de l’année scolaire est plus préjudiciable que celui qui se produit à la fin de l’année, la preuve documentaire ne fait pas une telle distinction. Néanmoins, le bon sens nous enseigne qu’un transfert au milieu de l’année devrait être plus préjudiciable. Les décisions de la Cour d’appel fédérale précitées semblent s’appuyer sur cette présomption fondée sur le bon sens.

[12]  Dans le passage précité, l’agent d’exécution semble avoir adopté la règle stricte qu’il faut tenir compte de la nécessité de terminer une année scolaire seulement pour « les années de fin d’études. » Ce faisant, il semble avoir entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et a réduit de manière importante la portée du pouvoir discrétionnaire reconnu par la Cour d’appel fédérale.

[13]  Bien sûr, le fait que l’agent d’exécution a le pouvoir discrétionnaire  de reporter une mesure de renvoi pour permettre à un enfant de terminer son année scolaire ne veut pas dire que ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en faveur du demandeur dans tous les cas. Néanmoins, je remarque que l’agent d’exécution ne semble pas avoir tenu compte d’un certain nombre de facteurs particuliers à la présente affaire qui favoriseraient un sursis :

  • Nous sommes maintenant en avril, ce qui est relativement proche de la fin de l’année scolaire;

  • Bien que les parties ne s’entendent pas sur certains faits, il semble que Janelle ne soit jamais allée à l’école au Nigéria;

  • Janelle a déjà subi un certain nombre de déménagements dans sa vie;

  • Janelle a été éprouvée par la mort de sa sœur aînée.

[14]  À la lumière de toutes les circonstances, je suis d’avis que les demanderesses ont démontré « des arguments assez solides. »

B.  Préjudice irréparable

[15]  Le deuxième volet du critère de RJR concerne le préjudice irréparable. En évaluant le deuxième volet du critère, je dois tenir compte du fait que l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, au paragraphe 23). De telles difficultés inhérentes ne peuvent être prises en compte sans mettre en péril l’économie de la Loi.

[16]  Quand la requête en sursis d’une mesure de renvoi est faite dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’exécution de ne pas reporter la mesure de renvoi, un dédoublement important apparaît entre le premier et le deuxième volet du critère de RJR (Kanumbi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 336, au paragraphe 23, [Kanumbi]).

[17]  Cependant, les avocats ont porté à mon attention des décisions apparemment conflictuelles de notre Cour à savoir si l’interruption d’une année scolaire constitue un préjudice irréparable (voir le contraste entre Commissiong c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 539, et Kakonyi c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1410).

[18]  Étant donné l’urgence de l’affaire, je vais énoncer mon point de vue de manière succincte.

[19]  La Cour d’appel fédérale a conclu que la nécessité de terminer une année scolaire peut constituer un motif valable de reporter une mesure de renvoi, même s’il est entendu que cela ne peut être fait que dans des circonstances très limitées. Cela veut nécessairement dire que le fait d’être obligé de changer d’école au milieu de l’année est suffisant pour causer un préjudice sérieux. Si un agent d’exécution doit en tenir compte pour décider s’il faut reporter le renvoi, je ne vois pas pourquoi notre Cour ne peut pas en tenir compte au moment d’évaluer le préjudice irréparable.

[20]  En outre, on ne peut changer rétroactivement l’enfance d’une personne. Les enfants sont particulièrement sensibles à la manière dont leur vie se déroule. Cela me semble être un exemple évident de la définition du préjudice irréparable donnée par la Cour suprême du Canada :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

(RJR, à la page 341)

[21]  Pour les motifs exposés ci-dessus aux paragraphes [12] à [14], je suis d’avis que l’interruption de l’année scolaire de Janelle constituerait un préjudice irréparable.

C.  Prépondérance des inconvénients

[22]  À cette dernière étape du critère de l’arrêt RJR, il faut soupeser le préjudice causé au demandeur et celui causé au défendeur, qui ne peut appliquer la loi.  

[23]  Selon la décision Kanumbi, l’avocat du défendeur soutient que l’entrée illégale des demanderesses au Canada, ainsi que le fait qu’elles sont restées plus longtemps aux États-Unis que le permettait leur visa, démontre un mépris à l’égard des lois d’immigration, ce qui leur enlèverait tout droit à obtenir une réparation.

[24]  Il semble que les demanderesses font partie d’un grand groupe de personnes qui sont venues des États-Unis au Canada l’année dernière sans se présenter à poste de douane comme l’exige la loi. Je ne souhaite pas faire de commentaires sur les motifs de ces personnes, les conseils qui pourraient leur avoir été donnés, ni le contexte sociopolitique général qui aurait motivé cette vague d’entrée illégale aux frontières. Il me semble, toutefois, que l’illégalité inhérente à cette manière d’entrer au Canada n’est pas de nature à interdire à toutes ces personnes le droit de demander une réparation à notre Cour, ce qui serait le résultat de l’argument du défendeur.

[25]  J’ajouterais que les demanderesses n’ont pas de casier judiciaire et n’ont pas omis de se présenter aux autorités une fois arrivées au Canada. Mme Iheonye a également trouvé un emploi rapidement. Par conséquent, la situation des demanderesses s’éloigne beaucoup des faits dans Kanumbi, que je n’ai pas à répéter ici.

[26]  Enfin, comme je l’expliquerai plus tard, le sursis de la mesure de renvoi sera accordé seulement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Par conséquent, les inconvénients imposés au défendeur sont d’une durée limitée.

[27]  Par conséquent, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise les demanderesses.

III.  Réparation

[28]  Initialement, les demanderesses ont demandé à l’agent d’exécution un report de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit prise sur leur demande d’asile CH ou, dans l’alternative, jusqu’à la fin de l’année scolaire en cours. Devant notre Cour, les demanderesses ne s’appuient pas sur leur demande d’asile CH, mais seulement sur la nécessité de permettre à Janelle de terminer son année scolaire. Par conséquent, elles demandent le contrôle judiciaire d’un seul aspect de la décision de l’agent d’exécution. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent demander qu’une réparation liée à la partie de la décision qu’elles contestent. Cela veut dire que le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi ne peut être accordé que jusqu’à la fin de l’année scolaire.

[29]  Néanmoins, l’avocate des demanderesses soutient que le sursis devrait durer jusqu’à ce qu’une décision soit prise à l’égard de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire. Je ne suis pas d’accord.

[30]  Lorsque la décision d’un agent d’exécution est contestée, la requête en sursis d’une mesure de renvoi accordera bien souvent au demandeur ce qu’il ou réclame et la demande de contrôle judiciaire ne sera jamais entendue au fond. C’est exactement pour ce motif qu’un seuil plus élevé est appliqué en ce qui a trait au premier volet du critère de RJR.

[31]  Ainsi, le présent jugement accordera aux demanderesses ce qu’elles demandaient à l’agent d’exécution. La demande sous-jacente devient évidemment théorique. En outre, d’un côté pratique, la demande serait probablement entendue au cours de l’automne et nous nous retrouverions dans la même situation où Janelle serait obligée d’interrompre son année scolaire.

[32]  En conclusion, je rendrai une ordonnance de sursis de la mesure de renvoi du Canada des demanderesses jusqu’au 30 juin 2018, quelques jours après la fin de l’année scolaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la requête en sursis de la mesure de renvoi des demanderesses est accordée jusqu’au 30 juin 2018.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-1498-18

 

INTITULÉ :

JOY OBIAGELI IHEONYE et JANELLE NE’SOOCHI IHEONYE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 6 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge Grammond

 

DATE DES MOTIFS : 

le 6 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Patil Tutunjian

 

pour les demanderesses

 

Me Daniel Latulippe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche Rivard

Avocats

Montréal (Québec)

 

pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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