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Date : 20180411


Dossier : T-691-17

Référence : 2018 CF 389

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MINA CICALE

demanderesse

et

SWISS INTERNATIONAL AIR LINES LTD.

défenderesse

et

Me MARK ABRAMOWITZ

mis en cause

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 23 septembre 2014, Mme Mina Cicale, la demanderesse, a déposé une plainte fondée sur l’article 240 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 (le Code), contre Swiss Air International Air Lines Ltd. (Swiss ou l’employeuse), à qui elle reproche de l’avoir injustement congédiée, le 31 juillet 2014, de son poste de directrice pour le Canada.

[2]  Les événements pour lesquels la défenderesse, Swiss, a congédié la demanderesse ne sont pas en litige. À cette époque, la demanderesse touchait un salaire mensuel de 8 500 $ US. Elle recevait en sus une indemnité de logement mensuelle de 2 500 $ CA, et elle a également reçu une indemnité unique de conseils fiscaux de 1 500 $ US. Montréal était son lieu d’affectation, mais Mme Cicale partageait son temps à peu près également entre le Canada et les États-Unis pour des raisons d’assurances et en raison de sa situation personnelle. Quelque part autour du mois de juin 2014, l’employeuse a découvert qu’elle avait approuvé une indemnité additionnelle de 2 500 $ CA pour son logement personnel. Une réunion a eu lieu à New York le 5 juin 2014 au cours de laquelle la demanderesse a été invitée à expliquer cette transaction. Elle a alors déclaré qu’il avait été entendu verbalement que cette indemnité lui serait versée, ou alors qu’elle avait autorisé ce montant pour couvrir la différence entre les impôts payés et exigibles. Après que l’administrateur Patrick Heymann eut décrété l’arrêt de ces versements, la demanderesse aurait menacé de démissionner.

[3]  Le 12 juin 2014, la défenderesse a envoyé une lettre à la demanderesse pour l’informer de la prise de sanctions disciplinaires justifiées et de la façon dont elles seraient mises en œuvre. Plus précisément, il était indiqué dans la lettre que son affectation au Canada se terminerait le 31 juillet 2014 et qu’un poste lui serait offert aux États-Unis. Le 16 juillet 2014, on a offert à la demanderesse un poste de gestionnaire de projet à East Meadow, dans l’État de New York, et un salaire mensuel de 8 000 $ US. Il s’agissait d’un poste contractuel qui devait durer jusqu’au 30 juin 2015 environ, après lequel elle pourrait postuler à tout poste interne disponible. En cas de refus, il était prévu de mettre fin à son emploi chez Swiss le 31 juillet 2014.

[4]  La demanderesse a perçu cette offre de la défenderesse comme une rétrogradation et en a déduit que si elle l’acceptait, il en découlerait un changement unilatéral et substantiel de ses conditions de travail. À ses yeux, il s’agissait tout bonnement d’un congédiement déguisé. Elle a décliné l’offre et a demandé une indemnité de préavis; des privilèges de vol avec Swiss pendant 6 mois; la destruction de la lettre de sanctions disciplinaires et 25 000 $ au titre de dommages moraux.

[5]  Le 30 juillet 2014, la défenderesse a envoyé une lettre dans laquelle elle confirmait à la demanderesse que sa cessation d’emploi prendrait effet le lendemain.

[6]  Me Mark Abramowitz (l’arbitre) a entendu l’affaire les 28, 29 et 30 juin 2016, les 15 et 16 septembre 2016, ainsi que les 17, 18 et 19 janvier 2017. Dans une décision de 32 pages rendue le 9 avril 2017, il a établi que la plainte était assujettie au Code, malgré l’opposition de l’employeuse comme quoi elle relevait du régime législatif des États-Unis. L’arbitre a conclu que l’offre de l’employeuse constituait un congédiement déguisé et il a repoussé son objection comme quoi la demanderesse avait démissionné de son propre gré. Toutefois, ayant établi que la demanderesse occupait un poste de « directrice » au sens du paragraphe 167(3) du Code, l’arbitre a estimé qu’elle ne pouvait pas se prévaloir de la protection de la section XIV contre un congédiement injuste. Conséquemment, l’appel a été rejeté pour absence de compétence.

[7]  La présente demande de contrôle judiciaire porte exclusivement sur la conclusion selon laquelle la demanderesse était une « directrice », et fait intervenir la norme de la décision raisonnable (Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, aux paragraphes 15 à 19; Yue c La Banque de Montréal, 2016 CAF 107, aux paragraphes 4 à 6).

[8]  La présente demande est rejetée avec dépens.

Question préliminaire de l’admissibilité des affidavits de la défenderesse

[9]  Une question préliminaire doit être tranchée avant de porter notre attention sur les éléments de preuve présentés à l’arbitre. La demanderesse cherche à faire retirer du dossier de la Cour les affidavits souscrits par Mmes Carol Sullivan et Helen Del Terzo – les deux représentantes de l’employeuse qui ont témoigné devant l’arbitre – au motif qu’ils ont été signés et attestés par l’avocat interne de la défenderesse aux États-Unis.

[10]  Je ne puis faire droit à cette demande.

[11]  Les deux affidavits datés des 23 et 24 août 2017 ont été assermentés par M. Arthur J. Molins. En plus d’être un procureur en règle du Barreau de l’État de New York (no 1702539), M. Molins est un notaire public dûment certifié de l’État de New York (no 47311752), où la loi l’autorise expressément à recevoir un affidavit de son propre client. En fait, l’article 135 de l’Executive Law de l’État de New York, NY Exec L § 135 (2015), dispose ainsi : [traduction« [...] un notaire public qui est un avocat autorisé à exercer le droit sur une base régulière dans cet État peut, à sa discrétion, faire prêter serment ou recevoir une affirmation solennelle, ou recevoir un affidavit ou une reconnaissance de son client à l’égard d’une question, d’une allégation, d’une action ou d’une instance. » [Non souligné dans l’original.]

[12]  De plus, l’article 13 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, le paragraphe 54(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et les articles 215 et 220 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c T-16, précisent qui peut faire prêter serment et recevoir des affidavits. Aucune de ces dispositions n’interdit à un avocat interne de recevoir un affidavit s’il est par ailleurs légalement autorisé à agir à titre de commissaire à l’assermentation :

13 Tout tribunal et tout juge, ainsi que toute personne autorisée par la loi ou par le consentement des parties à entendre et à recevoir des témoignages, peuvent faire prêter serment à tout témoin légalement appelé à déposer devant ce tribunal, ce juge ou cette personne.

 

13 Every court and judge, and every person having, by law or consent of parties, authority to hear and receive evidence, has power to administer an oath to every witness who is legally called to give evidence before that court, judge or person.

 

54(1) Les personnes habilitées à recevoir des affidavits destinés à servir devant une cour supérieure provinciale peuvent faire prêter serment et recevoir les affidavits, déclarations et affirmations solennelles destinés à servir devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale.

54(1) All persons authorized to take and receive affidavits to be used in any of the superior courts of a province may administer oaths and take and receive affidavits, declarations and solemn affirmations to be used in the Federal Court of Appeal or the Federal Court.

215. Le ministre de la Justice peut également nommer, par commission sous son sceau, des personnes qu’il juge compétentes et qui résident dans une autre province du Canada, dans un territoire canadien ou dans un autre pays, commissaires pour y faire prêter le serment aux fins d’une procédure dans une cour de cette province ou d’un acte ou document qui doit y être mis à exécution ou y avoir des effets juridiques.

Une personne ainsi nommée peut, si la commission le prévoit, faire également prêter le serment ailleurs qu’à l’endroit où elle réside et à d’autres fins que celles prévues au premier alinéa.

Un commissaire nommé en vertu du présent article porte le titre de « Commissaire à l’assermentation pour le Québec ».

215. The Minister of Justice may also appoint, by commission under his seal, such persons as he deems competent and who reside in another province of Canada, in a Canadian territory or in another country, as commissioners to administer oaths therein for the purposes of proceedings in a court of this Province or of any deed or document to be implemented or to have legal effect in this Province.

A person so appointed may, if the commission provides therefor, also administer oaths elsewhere than his place of residence and for other purposes than those contemplated in the first paragraph.

A commissioner appointed under this section shall bear the title of “Commissioner for Oaths for the Province of Québec”.

 

220. A la même validité et les mêmes effets qu’une déposition sous serment devant un commissaire nommé en vertu de l’article 215, une déposition sous serment :

[...]

b) devant un notaire public sous ses seing et sceau d’office;

[...]

[Je souligne]

220. The same force and effect as a deposition under oath before a commissioner appointed under section 215 shall be given to an affidavit made:

[...]

(b) before a notary public under his hand and official seal;

[...]

[Emphasis added]

 

[13]  Par conséquent, la Cour examinera les affidavits de la demanderesse et de la défenderesse dans la mesure nécessaire pour déterminer si les conclusions de fait de l’arbitre sont étayées par la preuve testimoniale et documentaire au dossier Canada [Procureur général] c Select Brand Distributors Inc., 2010 CAF 3, aux paragraphes 44 et 45 [Select Brand Distributors].

Éléments de preuve portant sur les attributions de la demanderesse à titre de directrice pour le Canada

[14]  Il incombait à la défenderesse de prouver, à la satisfaction de l’arbitre, que la demanderesse était une « directrice » au moment de son congédiement.

[15]  Plus de 100 pièces ont été déposées devant l’arbitre, soit les pièces A-1 à A-6 (arbitre), P-1 à P-38 (demanderesse), et E-1 à E-60 (défenderesse). Il semble également que sur les huit jours d’audience devant l’arbitre, sept ont été consacrés à des plaidoiries qui n’ont pas été enregistrées et auxquelles notre Cour n’a donc pas accès. Quoi qu’il en soit, une partie de la preuve testimoniale portant sur les attributions de la demanderesse à titre de directrice pour le Canada peut être reconstituée grâce aux affidavits de Mmes Sullivan et Del Terzo, qui ont témoigné pour l’employeuse à l’audience, et à l’affidavit de la demanderesse, qui a aussi témoigné devant l’arbitre.

[16]  La demanderesse a commencé sa carrière en 2002 en tant que directrice des comptes associés aux activités de Crossair Ltd. aux États-Unis. En 2003, à la suite de l’acquisition de Crossair par Swiss, la demanderesse est devenue employée de Swiss et elle a vu ses responsabilités s’accroître au fil du temps. Elle travaillait aux États-Unis quand on lui a offert le poste de directrice pour le Canada en septembre 2011, lequel comportait notamment la responsabilité des activités nationales de ventes directes et de commercialisation de Swiss. Elle a accepté l’offre.

[17]  Elle a occupé le poste de directrice pour le Canada à titre provisoire entre septembre 2011 et le 8 août 2012, date à laquelle il est devenu permanent. Selon les éléments de preuve documentaire, la demanderesse était [traduction] « cadre supérieur de niveau 3B » selon la classification de Swiss (pièce E-10). Cette classification lui valait des avantages et bénéfices tels que des privilèges de vol réservés aux cadres, ainsi que des [traduction] « privilèges de vol réservés aux cadres et des billets du commandant » (pièce E-53). Elle relevait uniquement et directement du directeur général de Swiss à Zurich.

[18]  Concrètement, la demanderesse était le visage de Swiss au Canada, et sa nomination officielle en septembre 2012 à titre de « directrice de Swiss pour le Canada » a été largement diffusée lors d’un dîner de la presse au restaurant Ferreira Café, à Montréal (pièces E-32 et E-33). Entre-temps, le 17 novembre 2011, Swiss a signé et délivré une procuration désignant la demanderesse comme représentante autorisée pour toutes ses activités au Canada (pièce E-14). Il était stipulé dans la procuration qu’elle resterait en vigueur au Canada pendant toute la période d’emploi de la demanderesse (pièce E-15).

[19]  La procuration lui conférait les pleins pouvoirs [traduction] « d’exercer au nom de Swiss toutes les fonctions inhérentes aux activités commerciales de la filiale canadienne de Swiss et découlant des accords bilatéraux sur le transport aérien conclus entre le Canada et la Suisse », incluant notamment les fonctions suivantes (pièce E-14) :

a)  effectuer tout paiement légitime et percevoir les sommes exigibles ou les revenus de toutes sources et de toutes natures;

b)  ouvrir et fermer les comptes bancaires et utiliser les fonds;

c)  conclure, modifier et résilier les contrats de toutes natures aux fins de l’exécution des activités de la filiale;

d)  acquérir des biens meubles et des droits de toutes natures;

e)  embaucher ou congédier des employés, signer leurs contrats d’emploi et régler les problèmes de ressources humaines;

f)  établir et signer les documents et les instruments publics et privés exigés aux fins de l’exécution d’une fonction décrite aux présentes;

g)  représenter la filiale devant les autorités fiscales et d’assurance sociale, ou devant toute autre instance ayant compétence à l’échelle nationale, provinciale ou municipale, ainsi que devant tout particulier en territoire canadien;

h)  intervenir et représenter SWISS INTERNATIONAL AIR LINES LTD. dans toute poursuite judiciaire au Canada, y compris pour présenter des requêtes de toutes sortes, introduire ou abandonner une procédure judiciaire, saisir un arbitre d’une cause quelconque, faire des déclarations juridiques ou poser tout acte requis dans le cadre d’une procédure judiciaire;

i)  accepter la signification d’un acte de procédure et tout avis au nom de la société.

[20]  Selon les témoignages de Mmes Del Terzo et Sullivan, lesquels sont corroborés par la preuve documentaire de l’employeuse, la demanderesse jouissait de larges pouvoirs de gestion et occupait un poste de haute direction chez Swiss Canada. Elle était responsable d’une équipe de 12 personnes à l’échelle nationale, y compris des directeurs de comptes, du personnel de soutien à la direction des commanditaires et intersociétés, du personnel de ventes directes et en ligne, ainsi que du personnel des services à la clientèle et de soutien (pièce E-13). La demanderesse était également la représentante officielle et légale de la société au Canada, et était reconnue comme telle par les organismes publics et réglementaires (pièces E-14, E-15, E-32 et E-33). Elle était la principale signataire autorisée pour l’aéroport de Montréal (pièce E-15). Elle prenait des décisions liant Swiss Canada sur des questions importantes. Ses fonctions englobaient des activités courantes de gestion et d’administration; la supervision de tous les employés au Canada, dont elle évaluait le rendement en vue de recommander et de confirmer des augmentations salariales (sous réserve de l’approbation du siège social pour certains éléments particuliers); le recrutement et le congédiement d’employés, ainsi que leur évaluation (pièces E-36 à E-46). La demanderesse avait aussi toute discrétion sur les affectations budgétaires liées au fonctionnement du bureau canadien, et elle pouvait autoriser des dépenses allant jusqu’à 49 999 $ par opération (pièce E-57).

[21]  Toutefois, malgré le caractère très général du libellé de la procuration (pièce E-14), la demanderesse a soutenu devant l’arbitre qu’il ne reflétait pas vraiment le travail qu’elle faisait. Elle soutient notamment n’avoir jamais, à aucun moment, embauché ou congédié un employé, établi leur salaire ou pris de mesures disciplinaires à leur égard. Elle devait signer des feuilles de temps et se conformer au budget établi par le siège social ou le service des finances pour le bureau de Montréal; elle n’a jamais participé à l’élaboration des politiques de la société. Elle mentionne en outre que le prix des billets était établi par le siège social et qu’elle devait obtenir son autorisation pour utiliser la carte de crédit de la société, et que le bureau de Montréal ne pouvait pas organiser de réception de Noël sans l’autorisation du siège social. Dans l’affidavit présenté à la Cour, la demanderesse maintient que le titre de directrice pour le Canada était trompeur puisqu’elle n’avait ni pouvoir indépendant ni autonomie. Elle remet aussi en question la valeur probante des témoignages de Mmes Del Terzo et Sullivan, deux membres de l’équipe de la paie et des ressources humaines de la défenderesse qui n’ont jamais supervisé directement son travail au Canada.

Caractère raisonnable de la décision de l’arbitre

[22]  Comme la Cour suprême du Canada l’a établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], le tribunal administratif est tout à fait libre de choisir une solution rationnelle acceptable parmi toutes celles qui s’offrent à lui. La question pour la cour de révision est de savoir si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Cela dit, la cour doit aussi déterminer si la décision se situe dans une gamme d’issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[23]  Pour pallier le choix du législateur de ne pas donner de définition du mot « directeur » au paragraphe 167(3) du Code, la jurisprudence a énoncé un certain nombre de critères ou de facteurs qui permettent de déterminer si un employé occupe ou non un poste de directeur (Banque Canadienne Impériale de Commerce c Torre, 2010 CF 105; jurisprudence citée aux paragraphes 13 à 16 [Torre]). En fait, le sens du mot « directeur » est assez étroit (Lee-Shanok c Banque Nazionale del Lavoro of Canada Ltd., [1987] 3 CF 578, 5 ACWS [3d] 262, aux paragraphes 10 à 11 [CAF]; Canada [Procureur général] c Gauthier, [1980] 2 CF 393, 113 DLR [3d] 419 [CAF]; Avalon Aviation Ltd. c Canada [Code canadien du travail], 8 ACWS [2d] 190, [1981] ACF no 111 [QL] [CAF]). Le critère fondamental consiste à déterminer le degré d’autonomie, le pouvoir discrétionnaire et les pouvoirs généraux qui sont dévolus au titulaire d’un poste par l’entreprise de l’employeur (Msuya c Sundance Balloons International Ltd., 2006 CF 321, au paragraphe 23, citant Isaac c Listuguj Mi’gmaq First Nation, [2004] CLAD no 287, 2004 CarswellNat 7758 [arbitrage au Canada]).

[24]  Je n’ai aucun doute que l’arbitre chevronné qui a tranché l’espèce connaissait bien les principes juridiques applicables et qu’il a abordé la question avec un regard éclairé, comme il ressort notamment des paragraphes 46, 47 et 48 de ses motifs. Il cite longuement sa propre décision dans la décision Laderoute c Air Canada (services techniques), 2008 CarswellQue 8357, DTE 2008T-575 (QCTA), pour étayer le choix qu’il a fait d’interpréter le mot « directeur » de manière étroite, de mettre l’accent sur le travail effectivement accompli plutôt que sur le titre du poste, et de considérer comme attributions pertinentes notamment le pouvoir de prendre des décisions liant la société ou de formuler des recommandations finales; la contribution active à l’élaboration des politiques de la société; le pouvoir de donner des instructions aux employés, ainsi que la participation aux processus de discipline et d’embauche.

[25]  Aujourd’hui, la demanderesse réfute en grande partie l’appréciation que fait l’arbitre de l’étendue de ses responsabilités, de ses fonctions et de son pouvoir décisionnel en tant que directrice pour le Canada. Elle s’en prend aussi à l’intelligibilité de ses motifs et au caractère rationnel de la décision attaquée. Dans l’ensemble, je suis convaincu que le rejet de la plainte pour cause d’absence de compétence – en raison de la qualité de directrice de la demanderesse – constitue une issue raisonnable, tout à fait conciliable avec les principes juridiques applicables et la preuve au dossier.

[26]  La décision de l’arbitre est transparente et intelligible. Appliquant les principes juridiques susmentionnés, l’arbitre – qui cite également la procuration et se fonde sur celle-ci (paragraphes 9 et 49) – formule des conclusions de fait importantes aux paragraphes 7, 8, 10 et 50 à 52. Je les reproduis intégralement ci-après :

[traduction]

[7] En qualité de directrice pour le Canada, Mme Cicale était responsable d’une équipe de 12 personnes, y compris des directeurs de comptes, du personnel du soutien à la gestion des commandites et intersociétés, du personnel des services à la clientèle et de soutien. [E-13] Selon Carol Sullivan, gestionnaire des ressources humaines des services nord-américains, Mme Cicale était responsable de tout ce qui concernait les ressources humaines. Elle pouvait recommander l’embauche et le congédiement d’employés (elle devait toutefois justifier l’ajout de postes auprès du siège social de Swiss). Elle disposait d’un pouvoir décisionnel concernant les écarts entre les fonctions et les ventes du personnel.

[8] En septembre 2014, une annonce a été publiée afin de pourvoir son poste après son départ. Cette annonce d’un poste de [traduction] « Directrice ou directeur des ventes et du marketing pour le Canada » revêt une importance particulière pour déterminer les attributions de la demanderesse au bureau de Montréal. En voici des extraits :

[traduction]

Directrice ou directeur des ventes et du marketing pour le Canada

La directrice ou le directeur des ventes et du marketing pour le Canada dirige l’équipe principale de 12 personnes dans les bureaux de Montréal. La ou le titulaire du poste représentera SWISS au Canada pour ce qui concerne le volet commercial auprès des clients, de l’organisation Lufthansa GP et de nos partenaires et fournisseurs locaux. La directrice ou le directeur pour le Canada relèvera du directeur ou de la directrice des ventes et du marketing pour les Amériques, basé à East Meadow, dans l’État de New York.

[...] La ou le titulaire sera responsable des interventions concrètes dans les domaines du marketing, du service à la clientèle, des ventes directes [...] et de la gestion des revenus [...], en étroite coordination avec la direction de New York responsable du secteur et des centres de compétences mondiales de SWISS à Zurich.

Attributions du poste

  Atteindre l’objectif en matière de revenus, respecter le budget du coût des ventes et contrôler les niveaux de services établis par entente avec les partenaires et les fournisseurs locaux.

  Superviser et diriger l’équipe principale de Swiss à Montréal.

  Représenter Swiss sur le marché et entretenir les relations avec les clients, les autorités locales et les partenaires, y compris Suisse Tourisme.

  Élaborer et mettre en œuvre un plan stratégique et tactique [...] de collaboration avec l’organisation locale GP en vue d’exploiter les possibilités du marché dans une optique d’optimisation des revenus de Swiss, tout en veillant à maintenir un rapport coût-bénéfice attrayant et optimal.

  Assurer, de pair avec l’organisation Lufthansa GP, le contrôle et l’examen réguliers et structurés des activités de ventes conformément au plan.

  [...]

  Agir à titre de personne-ressource pour assurer la circulation équilibrée de renseignements pertinents entre les équipes de Swiss à Zurich et à New York, l’organisation Lufthansa GP et les partenaires de notre coentreprise (A++).

  [...]

  Mettre en œuvre et communiquer des projets de vente novateurs dans le marché, y compris les offres à valeur ajoutée [P-1].

[...]

10 Mme Cicale était également responsable d’une équipe de 6 employés aux États-Unis en tant que [traduction] « directrice des ventes et du marketing ». [E-16] Elle avait, selon le témoignage de Carol Sullivan, le dernier mot en la matière au Canada, mais le [traduction] « directeur » pour les États-Unis avait le dernier mot pour les États-Unis.

[...]

50 La preuve révèle en outre que Mme Cicale pouvait embaucher de nouveaux employés pour le bureau de Montréal, sous réserve toutefois qu’elle en justifie le besoin auprès du siège social de Swiss à Zurich. Le personnel de Zurich n’évaluait pas les qualifications des candidats. Cette tâche faisait partie des attributions de Mme Cicale. Elle procédait annuellement à l’évaluation du rendement des employés sous son autorité en fonction de leurs objectifs. [Pièces E-36 à E-46] Elle pouvait établir et recommander des augmentations salariales, mais Zurich recommandait les taux d’augmentation selon les paramètres établis. Cependant, Mme Cicale était responsable des affectations budgétaires du bureau de Montréal. Elle était également la signataire principale pour Swiss à l’aéroport de Montréal (E-15).

51 Conformément au programme de privilèges de vols pour les cadres et de billets du commandant de Swiss (E-53) dont elle pouvait tirer avantage, Mme Cicale était considérée comme une « directrice » comptant 10 années de service, et comme une « cadre supérieure » en raison de son ancienneté. Par conséquent, aux termes du règlement sur les pouvoirs financiers de Swiss (E-57) des membres du conseil d’administration et du conseil de gestion, le contrat de préapprobation au nom de Mme Cicale stipulait l’approbation au préalable de dépenses de 30 000 $ à 49 999 $ par opération. Il convient également de souligner que dans la plainte déposée auprès de RHDCC, Mme Cicale indique que le titre de son poste était [traduction] « directrice ».

52 Compte tenu de l’étendue de ses nombreuses attributions ainsi que des pouvoirs décisionnels conférés à Mme Cicale à titre de directrice pour le Canada, et si je me reporte à la description du poste (P-1) et à la procuration (E-14), je suis d’avis qu’elle avait effectivement la qualité de directrice. Comme elle a fondé sa plainte pour congédiement injuste sur la section XIV du Code canadien du travail et que le paragraphe 167(3) prévoit que cette section « ne s’applique pas aux employés qui occupent le poste de directeur », je n’ai pas compétence sur la présente instance. L’objection préliminaire concernant sa qualité de directrice doit être retenue et, par conséquent, la plainte de Mme Cicale pour congédiement injuste est rejetée.

[27]  Devant notre Cour, la demanderesse a soutenu que la conclusion de fait attaquée concernant sa qualité de « directrice » repose essentiellement sur la preuve documentaire et les témoignages de Mmes Del Terzo et Sullivan. Or, selon la demanderesse, le fait que ces témoins n’avaient pas une connaissance directe de ses attributions et n’avaient pas supervisé son travail directement pose un problème fondamental. Elle ajoute que l’arbitre a commis une erreur de fait en mettant l’accent sur l’annonce de son poste après son départ (pièce P-1) et sur la procuration (pièce E-14). Il aurait dû voir plus loin que son titre [traduction] « théorique » et se fonder sur la description de son travail réel qu’elle a donnée lors de son témoignage. Par exemple, l’arbitre a fautivement considéré que son pouvoir de dépenser était plafonné à 49 999 $, alors qu’il était dans les faits plafonné à 4 999 $ dans la réalité (pièces E-18 et E-57). Dans ses motifs, l’arbitre passe également sous silence des éléments très importants du témoignage de la demanderesse. Tout bien considéré, l’employeuse n’a pas produit une preuve suffisante de l’autonomie et du pouvoir discrétionnaire dévolus à la demanderesse et, ce faisant, elle n’a pas rempli son obligation d’établir qu’elle occupait effectivement un poste de directrice. La décision est par conséquent déraisonnable et l’affaire doit être renvoyée à l’arbitre afin qu’il puisse examiner les questions irrésolues.

[28]  Selon la défenderesse, la demanderesse cherche à plaider à nouveau sa cause devant la Cour fédérale en faisant valoir des motifs de contrôle fondés sur la préférence accordée par l’arbitre aux témoignages des représentantes de l’employeuse, lesquels corroborent la preuve documentaire accablante de sa qualité de « directrice ». Elle renchérit que l’arbitre n’avait pas à se prononcer sur chacun des éléments de preuve et arguments des parties, ni à présenter des motifs détaillés. Il lui était simplement demandé de rendre une décision raisonnable dans l’ensemble (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador [Conseil du Trésor], 2011 CSC 62, aux paragraphes 13 à 16 [Newfoundland Nurses]). L’arbitre a appliqué les principes juridiques pertinents. Il a rendu une décision transparente, correctement exposée, bien motivée et qui repose sur la preuve documentaire et testimoniale. En l’espèce, le décideur est un arbitre du travail éminemment compétent, à l’endroit duquel une très grande retenue s’impose. Il était mieux placé que la Cour fédérale pour apprécier la crédibilité des témoins et la force probante de leurs dépositions (Dunsmuir). Il s’ensuit que la conclusion de fait attaquée est raisonnable et devrait être maintenue.

[29]  Je suis d’accord avec la défenderesse.

[30]  La conclusion selon laquelle la demanderesse avait la qualité de directrice appartient aux issues possibles acceptables, compte tenu du droit applicable et du dossier de la preuve dont l’arbitre a été saisi (Dunsmuir, au paragraphe 47). Au risque de me répéter, le raisonnement de l’arbitre appuie clairement la conclusion de fait attaquée et permet à la Cour et aux parties de comprendre le fondement de sa conclusion selon laquelle la demanderesse avait la qualité de « directrice », tel que l’indiquent notamment les éléments déterminants suivants :

  • la procuration conférait à la demanderesse le plein pouvoir d’agir au nom de Swiss et de prendre des décisions juridiquement contraignantes, eu égard notamment à l’acquisition et à la propriété de biens; à l’embauche et au congédiement d’employés; à l’ouverture et à la fermeture de comptes bancaires; à la perception de sommes exigibles ou à la représentation de Swiss devant un tribunal (pièce E-14);

  • la demanderesse pouvait recruter de nouveaux employés si elle en justifiait le besoin auprès du siège social, et le personnel de Zurich n’évaluait pas leurs qualifications;

  • la demanderesse évaluait régulièrement les réalisations et le rendement des employés (pièces E-36 à E-46), et elle pouvait établir et recommander des augmentations salariales (Zurich déterminait uniquement le taux d’augmentation);

  • la demanderesse était responsable des affectations budgétaires pour Montréal;

  • la demanderesse était la signataire autorisée à l’aéroport de Montréal (pièce E-15);

  • la demanderesse était considérée comme directrice et cadre supérieure en raison de son ancienneté (pièce E-53). Par conséquent, conformément à son règlement sur les pouvoirs de gestion financière, Swiss a conclu avec la demanderesse un contrat stipulant l’approbation préalable de dépenses de 30 000 à 49 999 $ par opération (pièce E-57).

[31]  L’audience a duré 8 jours et 90 pièces ont été produites. Bien entendu, une synthèse de cette somme d’information a été faite dans les motifs (Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, aux paragraphes 49 et 50). L’arbitre n’était pas tenu de procéder à un examen rigoureux de chacun des arguments de la demanderesse (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Il découle des motifs que l’arbitre a implicitement conclu que les témoignages des représentantes de l’employeuse, amplement corroborés par la preuve documentaire, étaient plus convaincants que ceux de la demanderesse. Celle-ci a choisi de s’en remettre à son unique témoignage comme faisant foi de la [traduction] « véritable nature de son travail ». Elle estime que les motifs de l’arbitre auraient pu être plus explicites ou plus complets, et donne comme exemple son défaut d’expliquer pourquoi il n’a pas prêté foi à son témoignage ou ne l’a pas jugé convaincant. Il s’agit toutefois d’un argument nettement insuffisant, qui ne permet pas de conclure que, dans son ensemble, la décision en cause est déraisonnable (Newfoundland Nurses, aux paragraphes 13 et 14 à 16). Par ailleurs, la prépondérance que l’arbitre accorde à la procuration (pièce E-14) et à la description d’emploi (pièce P-1) ne constitue pas une erreur susceptible de révision. Soit, la description d’emploi a été publiée pour pourvoir un poste laissé vacant par le congédiement de la demanderesse, mais l’important est qu’elle corrobore les témoignages des représentantes de l’employeuse.

[32]  En un mot, il n’était pas déraisonnable de la part de l’arbitre de conclure que la demanderesse avait la qualité d’une « directrice » et disposait par conséquent du pouvoir d’agir de manière autonome et de rendre des décisions discrétionnaires. La preuve au dossier corrobore amplement les conclusions concernant ses responsabilités de supervision et d’évaluation du personnel, d’affectations budgétaires, de son pouvoir discrétionnaire en matière d’embauche et de congédiement des employés, entre autres attributions. De toute évidence, il n’est pas demandé à notre Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’intervenir et de remettre en cause l’appréciation qu’a faite l’arbitre de la crédibilité des témoins et de la preuve documentaire (Select Brand Distributors, aux paragraphes 44 et 45). Bien qu’un autre décideur ou notre Cour puisse porter un regard différent sur la preuve au dossier, l’absence d’erreur susceptible de contrôle commande une déférence considérable à l’égard des conclusions de fait de l’arbitre.

Conclusion

[33]  Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Compte tenu de l’issue, les dépens sont adjugés à la défenderesse.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-691-17

NOTRE COUR rejette la demande de contrôle judiciaire avec dépens en faveur de la défenderesse.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-691-17

 

INTITULÉ :

MINA CICALE c SWISS INTERNATIONAL AIR LINES LTD. ET Me MARK ABRAMOWITZ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Raphael Levy

 

Pour la demanderesse

Natalie Bussière

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levy Tsotsis

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

Blakes, Cassels & Graydon s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

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