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Date : 20180417


Dossier : T-1311-17

Référence : 2018 CF 414

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

DENEACE GREEN

demanderesse

et

L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA (ASFC)

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête écrite de la défenderesse en application des alinéas 221a) et f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), afin d’obtenir une ordonnance de radiation de la déclaration de la demanderesse parce qu’elle ne révèle aucun moyen d’action valable et parce qu’elle constitue par ailleurs un abus de procédure.

[2]  La déclaration a été déposée le 22 août 2017. La demanderesse réclame la somme de six millions de dollars à la défenderesse, à titre de dommages-intérêts généraux, majorés, punitifs, exemplaires et spéciaux, alléguant que pendant toute la durée de son emploi chez la défenderesse, cette dernière l’a harcelé et traité par ailleurs de manière très condescendante, dégradante et préjudiciable, particulièrement en se rendant coupable de discrimination raciale. La déclaration résume la conduite discriminatoire reprochée à la défenderesse comme suit :

6.  Tout au long de la période où la demanderesse a travaillé pour la défenderesse, cette dernière s’est rendue coupable, entre autres, des actes discriminatoires ci-après en :

a)  exigeant que la demanderesse effectue des quarts de travail de huit heures sans être autorisée à prendre une pause pour le dîner ou pour le souper;

b)  refusant d’accorder un congé de maladie avec certificat à proprement parler et contraignant la demanderesse à prendre plutôt des vacances;

c)  n’autorisant pas la demanderesse à prendre du temps pour consulter un médecin et un autre personnel médical, lorsqu’elle en avait besoin pour divers problèmes de santé et questions sanitaires;

d)  alléguant à tort que la demanderesse avait utilisé de façon inappropriée une carte de crédit du gouvernement;

e)  alléguant à tort que la demanderesse avait « abandonné » son poste de travail, sachant que cette allégation était fausse et mensongère;

f)  refusant d’intervenir au nom de la demanderesse lorsqu’elle a fait l’objet de recherches injustifiées et inutiles par l’Administration canadienne de la sûreté du transport aérien et niant le fait que cette recherche injustifiée et inutile résulte du profilage racial, ce qui était manifestement le cas;

g)  alléguant que la demanderesse voulait procéder à une arrestation illégale, malgré le fait qu’une arrestation n’était manifestement pas justifiée pour les motifs qui suivent :

i  le public n’était exposé à aucun danger;

ii.  le chien ne se trouvait plus dans un sac de transport inacceptable (chenil), c’est-à-dire qu’il n’était pas nécessaire d’empêcher la récidive;

iii.  la demanderesse connaissait l’identité du voyageur;

iv.  il n’était pas nécessaire de comparaître devant la Cour, car la sanction prévue pour cette infraction aurait été d’ordre administratif, et non d’ordre criminel;

v  il n’y avait aucun élément de preuve à conserver qui aurait justifié une arrestation;

h)  employant un langage cru et injurieux dans un rapport écrit sur la demanderesse;

i)  accusant la demanderesse d’employer un langage injurieux dans son rapport;

j)  alléguant que la demanderesse a désobéi aux ordres directs d’un superviseur;

k)  alléguant un manque d’intégrité;

l)  trafiquant le dossier électronique de la demanderesse afin de donner foi aux allégations fallacieuses portées contre elle;

m)  alléguant que la demanderesse avait falsifié les rapports du médecin concernant la nécessité de lui confier des tâches adaptées à son état et qu’elle n’avait pas tenu compte de la note précise du Docteur Anozie, datée du 25 novembre 2015, obligeant ainsi la demanderesse de remettre cette note une deuxième, puis une troisième fois;

n)  alléguant faussement que la demanderesse pouvait s’acquitter des tâches et attentes normales liées à son emploi, alors qu’en fait elle avait été victime d’un accident de travail et souffrait de blessures subies sur son lieu de travail, ce qui devenait très difficile pour elle de s’acquitter de ses tâches normales d’agente des services frontaliers;

o)  le gestionnaire a obligé la demanderesse à abandonner le poste adapté à ses besoins (qu’elle occupait en raison de ses blessures) afin qu’un membre de sa famille (sa fille) puisse prendre sa place;

p)  omettant de coopérer avec la Worker’s Compensation Board (Commission des accidents du travail) de l’Alberta en ce qui concerne les blessures subies par la demanderesse pendant qu’elle travaillait pour la défenderesse.

q)  omettant de fournir des rapports à la Commission des accidents du travail de l’Alberta, à la demande de celle-ci, en ce qui avait trait aux blessures subies par la demanderesse lorsqu’elle travaillait comme agente des services frontaliers pour la défenderesse;

r)  faisant de fausses allégations au sujet du trop-perçu de la part de la demanderesse et de la saisie de son salaire;

s)  faisant des allégations fausses et malveillantes selon lesquelles la demanderesse n’avait pas réellement subi de blessures sur le lieu de travail ou avait exagéré leur gravité, ce qui devenait très difficile pour elle de s’acquitter de ses tâches normales d’agente des services frontaliers;

t)  refusant d’autoriser la demanderesse à effectuer des tâches moins stressantes alors qu’elle souffrait de blessures liées au travail;

u)  obligeant la demanderesse à aller consulter les médecins choisis par la défenderesse, plutôt que son propre médecin, relativement à ses blessures subies au travail;

v)  de nombreuses autres allégations de nature semblable, dont les détails peuvent être établis au cours de l’instruction de la présente action.

[3]  La défenderesse allègue que l’action de la demanderesse est interdite par l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, article 2 (Loi) car, à l’époque des faits reprochés, la demanderesse a soit déposé un grief, soit avait la possibilité de déposer un grief relativement aux questions soulevées dans la déclaration.

[4]  L’article 236 dispose :

Absence de droit d’action

No Right of Action

Différend lié à l’emploi

Disputes relating to employment

236 (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

236 (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

Application

Application

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

Exception

Exception

(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) si le différend porte sur le licenciement du fonctionnaire pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite.

(3) Subsection (1) does not apply in respect of an employee of a separate agency that has not been designated under subsection 209(3) if the dispute relates to his or her termination of employment for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

[5]  Le critère applicable à une requête en radiation est bien connu : l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucun moyen d’action raisonnable (R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45, au paragraphe 17; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, à la page 980; Sivak c Canada, 2012 CF 272, au paragraphe 15).

[6]  En l’espèce, je conclus que l’action de la demanderesse, qui soulève des questions toutes liées à l’emploi, est irrecevable par application de l’article 236 de la Loi, et que la requête de la défenderesse doit par conséquent être accueillie.

[7]  Comme le souligne à juste titre la défenderesse, bien qu’aucun élément de preuve ne puisse être présenté à l’égard d’une requête en radiation présentée en application de l’alinéa 221a), un élément de preuve est recevable dans le cadre de requêtes présentées en application de l’alinéa 221f), soit lorsque l’on prétend qu’un moyen d’action déborde la compétence de la Cour (Chase c Canada, 2004 CF 273, au paragraphe 6; Marshall c Canada, 2006 CF 51, au paragraphe 31).

[8]  Selon les éléments de preuve dont je dispose à l’égard de la présente requête, la demanderesse travaille pour la défenderesse depuis presque huit ans et continue de travailler comme agente des services frontaliers, même si elle est actuellement en congé non payé. Ils révèlent par ailleurs que la demanderesse a déposé un grief au motif de la réprimande écrite qu’elle a reçue le 17 mars 2014 pour avoir communiqué de façon irrespectueuse avec des voyageurs à l’aéroport international de Calgary et que la procédure de règlement des griefs est en cours. En outre, ils indiquent que la demanderesse a déposé le 12 novembre 2014 une plainte de harcèlement aux termes de la politique du Conseil du Trésor sur la prévention et la résolution du harcèlement en milieu de travail, et que cette plainte a été rejetée le 13 janvier 2016.

[9]  La demanderesse soutient que la Cour a compétence pour entendre sa plainte parce que la Loi constitutionnelle de 1982 l’emporte sur toutes les autres lois fédérales (la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (Loi constitutionnelle de 1982). Par conséquent, elle fait valoir qu’elle a le droit d’obtenir réparation pour le harcèlement et l’abus de pouvoir dont elle a été victime, par le recours au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 [Charte]). Elle ajoute qu’en application du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [Loi sur les Cours fédérales], la Cour partage le champ de compétence lorsqu’il est sollicité une mesure visant la Couronne. La demanderesse fait valoir que l’article 221 des Règles et l’article 236 de la Loi ne l’emportent pas sur le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales ou tout droit qui peut lui être conféré aux termes de l’article 24 de la Charte. Cependant, ce n’est pas exact.

[10]  L’allégation de la demanderesse selon laquelle l’article 24 de la Charte lui permet de demander réparation à la Cour ne peut être retenue pour deux raisons. Premièrement, la déclaration ne comporte aucune allégation de violation de la Charte. Elle ne peut pas demander réparation aux termes de l’article 24 si les droits et libertés que la Charte lui garantit n’ont pas été violés. Deuxièmement, même si elle avait allégué que les droits que lui garantit la Charte avaient été violés, les actes portant atteinte à ces droits étant survenus en cours d’emploi peuvent être réglés en recourant à la procédure de règlement des griefs (Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929, aux paragraphes 65 à 67; Duval c Canada (Procureur général), 2005 CanLII 44516 (QC CS), au paragraphe 50).

[11]  L’article 236 de la Loi accorde le droit « de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi ». Toutefois, le droit de recours par voie de grief remplace tout droit d’action en justice dont pourrait bénéficier l’employé et pouvant faire l’objet d’un grief, que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief (paragraphe 236(2) de la Loi; Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71, au paragraphe 33 [Bron]; Canada (Procureur général) c Robichaud, 2013 NBCA 3, au paragraphe 16 [Robichaud]).

[12]  Le paragraphe 236(3) de la Loi prévoit une exception à la présente règle, pour les fonctionnaires d’un organisme distinct. Aux fins du paragraphe 236(3) de la Loi, un « organisme distinct » s’entend au sens du paragraphe 11(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC.1985, c F-11 [LGFP], c’est-à-dire un organisme cité à l’annexe V de la LGFP. Étant donné que la défenderesse ne fait pas partie des organismes cités à l’annexe V de la LGFP, la demanderesse ne peut pas bénéficier de l’exception.

[13]  Le droit de dépôt d’un grief par un employé est énoncé à l’article 208 de la Loi. Cette disposition confère aux fonctionnaires fédéraux le droit général de déposer des griefs au sujet de leurs conditions d’emploi :

Droit du fonctionnaire

Right of employee

208 (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

208 (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

[14]  La procédure de règlement des griefs est interne, se rapporte à toute circonstance ou question ayant une incidence sur les modalités ou conditions de travail, et se déroule suivant des règles et procédures établies (Bron, au paragraphe 14). Cela inclut notamment les cas de discrimination en milieu de travail (voir Chamberlain c Canada (Procureur général), 2012 CF 1027 [Chamberlain] et Stringer c Canada (Procureur général), 2013 CF 735). Dans les recours assujettis à la procédure de règlement des griefs, le rôle de la Cour se limite au contrôle judiciaire (Robichaud, au paragraphe 11; voir également Price c Canada (Procureur général), 2016 CF 649, au paragraphe 14 [Price]).

[15]  La demanderesse allègue dans sa déclaration qu’elle a été victime de harcèlement et de discrimination de la part de la défenderesse pendant son emploi. Comme c’était le cas dans la décision Price, le recours de la demanderesse est clairement ancré dans son lien d’emploi avec la défenderesse, comme le démontre la nature des allégations citées au paragraphe 6 de la déclaration, qui sont reproduites ci-dessus (Price, au paragraphe 31).

[16]  Et comme c’était le cas dans la décision Price, la procédure de règlement des griefs énoncée dans la Loi prévoit la seule instance auprès de laquelle la demanderesse peut demander réparation contre son employeur, même en ce qui a trait aux allégations de mauvaise foi, de malveillance, de harcèlement et de discrimination (Price, au paragraphe 33; Bron, au paragraphe 7; Chamberlain, au paragraphe 72). Encore une fois, comme l’indique clairement le paragraphe 236(2), la Cour doit s’en remettre à la procédure de règlement des griefs, que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

[17]  Il est par conséquent évident et manifeste que la demanderesse aurait pu présenter un grief relativement aux questions soulevées dans l’action qu’elle a intentée, comme elle l’a fait dans une certaine mesure, et que par conséquent, la Cour n’a pas compétence pour statuer sur son action. Dans ce contexte, contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, l’article 236 de la Loi l’emporte sur l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales.

[18]  Compte tenu de l’issue de la présente requête, la défenderesse a droit à ses dépens. Elle propose que les dépens soient fixés à 1 500 $. J’estime qu’il s’agit d’un montant raisonnable en l’espèce.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1311-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en radiation est accueillie, avec dépens de 1 500 $ payables par la demanderesse à la défenderesse.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour d'octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1311-17

 

INTITULÉ :

DENEACE GREEN c AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA (ASFC)

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES.

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 avril 2018

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Deneace Green

Calgary (Alberta)

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

Pour la défenderesse

 

 

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