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Date : 20180406


Dossier : IMM-4058-17

Référence : 2018 CF 374

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

BEKEN SHITAYE GEBREWORLD

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] conteste, par voie de contrôle judiciaire, une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section d’appel des réfugiés [SAR], qui renversait une décision de la Section de protection des réfugiés [SPR] concluant au rejet de la demande d’asile du défendeur au motif que celui-ci n’a pas établi son identité.

II.  Contexte

A.  Le parcours migratoire du défendeur

[2]  Le défendeur est Éthiopien. Il prétend être né le 29 décembre 1976. Son parcours migratoire est pour le moins singulier. Il quitte l’Éthiopie pour la Norvège en 2009, craignant les forces de sécurité du régime en place qui le soupçonnent d’appartenir et de participer aux activités du Front de libération Omoro. Il est alors muni d’un passeport éthiopien qu’il dit avoir été émis en 2007 au nom de Beken Shitaye Gebrewold. Il déclare aux autorités norvégiennes vouloir visiter un ami au lieu de déclarer la véritable raison de sa venue en Norvège, qui est de demander l’asile. On ne le croit pas et son passeport est saisi. Une copie de celui-ci lui est cependant remise. Quelques mois plus tard, alors qu’il est toujours en Norvège, il demande l’asile sous une autre identité, celle de Beken Kera Milka. L’asile lui est accordé.

[3]  En 2013, craignant que des ressortissants éthiopiens vivant en Norvège ne le dénoncent  aux autorités, le défendeur pense quitter la Norvège. Il tente d’abord d’obtenir un visa américain sous le nom de Beken Kera Milka mais cette demande lui est refusée, les autorités américaines constatant que les empreintes digitales du défendeur correspondent à celles de Beken Shitaye Gebrewold, nom sous lequel il sollicite, en 2007, un visa américain après avoir convenu avec une amie, qui vient de gagner une loterie donnant accès à la résidence permanente aux États‑Unis, d’un mariage de convenance. Le subterfuge est découvert, et la demande de visa, refusée. Le passeport fourni par le défendeur au soutien de cette première demande de visa est émis au nom de Beken Shitaye Gebrewold, né le 30 septembre 1967.

[4]  Le défendeur se tourne alors vers le Mexique, où les autorités lui accordent un permis de séjour de six mois. Le visa est émis au nom de Beken Kera Milka. Il quitte donc la Norvège pour le Mexique le 27 janvier 2014. En juillet 2014, le défendeur se rend aux États-Unis pour y demander l’asile. Avant de se faire, il détruit les documents des autorités norvégiennes qu’il a en sa possession, dont, apparemment, la copie du passeport saisi par les autorités norvégiennes en 2009. Il se présente donc à la frontière américaine sans documents d’identité. Il dit aux autorités américaines être arrivé au Mexique directement d’Éthiopie. Le défendeur est mis en détention. En janvier 2015, les autorités américaines découvrent qu’il a séjourné en Norvège. Le défendeur en est informé. Il retire alors sa demande d’asile. Plus tard, il plaide coupable à des accusations de fraude et fausses représentations. Un avis de renvoi est émis contre lui. Il doit comparaitre en personne le 16 juin 2015 à Baltimore aux fins de l’exécution de la mesure de renvoi dont il fait l’objet. Il ne se présente pas, craignant d’être retourné en Éthiopie.

B.  L’arrivée au Canada et la demande d’asile

[5]  Le 22 juillet 2015, le défendeur se rend à Buffalo dans le but de traverser la frontière canadienne, ce qu’il fait, clandestinement, le 25 août 2015. Rendu au Canada, il est interpellé par des agents de la Gendarmerie Royale du Canada et remis aux autorités de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]. Il demande alors l’asile. Il n’a aucun document d’identité sur lui.

[6]  L’audition devant la SPR est prévue pour le 25 novembre 2015. En prévision de l’audition, la SPR, par lettre datée du 29 octobre 2015, requiert du défendeur qu’il fournisse son dossier de demande d’asile aux États-Unis de même que les documents relatifs à son statut en Norvège où il prétend avoir perdu le statut de réfugié parce qu’il s’est absenté plus de six mois du pays.

[7]  La veille de l’audition, le ministre signifie son intention d’intervenir au débat. Il soutient que le défendeur n’a pas établi son identité. L’audition est reportée au 3 février 2016. Elle se poursuit les 9 et 31 mars 2016.

C.  La décision de la SPR

[8]  Le 27 avril 2016, la SPR rejette la demande d’asile du défendeur, étant d’avis qu’il n’a pas établi son identité. En particulier, la SPR n’est pas satisfaite des efforts déployés par le défendeur pour obtenir de l’information soit des autorités norvégiennes, soit des autorités américaines, y compris le passeport saisi par les autorités norvégiennes en 2009 ou, à tout le moins, une copie de celui-ci que la SPR juge de première importance. Par ailleurs, en l’absence de ce passeport et du dossier de la demande d’asile américaine, la SPR accorde peu de poids à la carte d’identité nationale produite par le défendeur : elle la juge dans un « piteux état » et note que l’année de naissance du demandeur qui y figure – 1966 - ne correspond à aucune des années de naissance figurant au dossier.

[9]  La SPR accorde tout aussi peu de valeur aux autres documents fournis par le défendeur aux fins d’établir son identité en tant que Beken Shitaye Gebrewold puisqu’il ne s’agit pas de documents d’identité délivrés par l’État. Il s’agit d’un document lié à un véhicule, d’un certificat d’assurance, de photos tirées d’un album de graduation, d’un diplôme du ministère de l’Éducation, d’un diplôme d’Agriculture générale, d’un certificat d’éducation, de la traduction de l’extrait d’un journal lié à une demande de changement de nom de Kekele à Beken, de deux documents du « Ambo University College » et d’un document intitulé « Student clearance/withdrawal form ».

[10]  Enfin, la SPR note l’imbroglio entourant la date de naissance du défendeur, précisant que le défendeur s’est présenté au Canada en prétendant être né le 29 décembre 1976 alors que d’autres dates de naissance figurent à son dossier : le 30 septembre 1967, selon le passeport fourni au soutien de la demande de visa américain de 2007, le 19 juillet 1975, qui est la date de naissance associée à Beken Kera Milka; et 1966, qui est l’année de naissance figurant sur la carte d’identité nationale. Elle juge ne pas avoir reçu les renseignements qui auraient permis d’élucider cette question.

[11]  En outre, la SPR rejette les justifications fournies par le défendeur pour tenter d’expliquer les écarts entre les années de naissance et la confusion entourant sa véritable date de naissance. Dans le premier cas, les écarts s’expliqueraient par l’utilisation, en Éthiopie, d’un calendrier autre que le calendrier grégorien. Toutefois, la SPR note que même en procédant à l’ajustement entre les deux calendriers, les années de naissance ne concordent pas. Dans le second, le défendeur prétend ne pas connaître sa véritable date de naissance et avoir, en conséquence, toujours utilisé une date fictive, celle du 29 décembre 1976. La SPR note cependant que cela n’explique pas pourquoi cette date - ou à tout le moins la mention du 29 décembre – n’apparait pas dans les autres dates de naissance apparaissant au dossier. Elle en conclut que la confusion entourant la date de naissance du défendeur est telle qu’elle ne lui permet pas de déterminer ce que pourrait être ladite date alors qu’il s’agit pourtant là d’un élément important aux fins d’établir l’identité d’un demandeur d’asile.

D.  La décision de la SAR

[12]  La commissaire de la SAR qui a entendu l’appel du défendeur [la Commissaire] a d’abord disposé de la question de l’admissibilité de la nouvelle preuve documentaire déposée par le défendeur au soutien de son appel. Elle l’a jugé inadmissible, le défendeur n’ayant pu, à ses yeux, expliquer de façon satisfaisante pourquoi cette preuve n’avait pu être soumise à la SPR avant le rejet de la demande d’asile.

[13]  S’appuyant ensuite sur l’affaire Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica] traitant du rôle de la SAR en tant que tribunal administratif d’appel et sur une décision subséquente de trois commissaires de la SAR sur le degré de déférence dû à la SPR au regard des questions de crédibilité, la Commissaire a précisé qu’elle « procèderai[t] à une analyse indépendante de la preuve afin de déterminer si la SPR a commis les erreurs allégués par l’appelant » et que « [s]i une erreur de fait, de droit ou mixte a été commise, [elle] interviendrai[t] par l’un des moyens prévus aux articles 110 et 111 de la [Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]] ».

[14]  Sur le mérite de l’appel, la Commissaire, reconnaissant que la question de l’identité d’un demandeur d’asile en est une de fait et qu’elle est déterminante, reproche à la SPR d’avoir rejeté en bloc les documents que lui a soumis le défendeur pour établir son identité, même si ces documents n’ont pas été délivrés pour fins d’identité. Elle reproche plus particulièrement à la SPR à cet égard d’avoir accordé trop d’importance au fait que le défendeur a menti aux autorités norvégiennes et américaines, précisant qu’hormis le problème relatif à la date de naissance du défendeur, la SPR n’avait pas relevé d’incohérences ni de contradictions entre le témoignage de celui-ci et ces éléments de preuve. D’ailleurs, ajoute-t-elle, la preuve provenant des autorités américaines, notamment les données biométriques, permet de conclure que Beken Shitaye Gebrewold et Beken Kera Milka sont une seule et même personne. Elle confirme aussi l’historique de voyage du défendeur.

[15]  La Commissaire en conclura ce qui suit :

[46]  Hormis la date de naissance, l’ensemble des documents déposés dont certains sont émis par le ministère de l’éducation de l’Éthiopie et sur lesquels sont apposés des sceaux qui n’ont pas été mis en doute, la totalité de la preuve permet de conclure que selon la prépondérance de la preuve l’appelant est bien qui il prétend être, soit Beken Shitaye Gebrewold, un citoyen éthiopien.

[47]  Concernant la date de naissance, j’estime qu’il s’agit d’un cas où le bénéfice du doute peut lui être accordé. En écoutant l’enregistrement de l’audience, j’ai noté que l’appelant répondait aux questions directement. Même si je n’étais pas présente en salle d’audience pour l’observer, j’ai noté que son témoignage était fluide, qu’il répondait aux questions sans détours et qu’il a offert des détails. En ce qui concerne son identité, j’estime qu’il n’y a aucune raison sérieuse de douter de son témoignage devant la SPR, ni devant les autorités canadiennes et ce, même si certaines de ses déclarations aux autorités norvégiennes et américaines étaient fausses.

[16]  La Commissaire s’est donc dite d’avis que le défendeur avait établi son identité selon la prépondérance de la preuve. Elle a donc cassé la décision de la SPR mais lui a retourné le dossier pour qu’elle statue sur le mérite même de la demande d’asile.

[17]  Le ministre reproche à la Commissaire d’avoir effectué son analyse à partir d’une lecture indument étroite des dispositions législatives applicables et de la décision de la SPR. Il plaide à cet égard que la SAR ne pouvait raisonnablement remettre en cause, lorsque l’ensemble de la preuve au dossier est prise en compte, le constat de la SPR voulant que le défendeur ait fait défaut de présenter des documents d’identité acceptables, et donc de prouver son identité, en raison non seulement de la faible force probante des documents qu’il a soumis mais aussi, et surtout, de son comportement auprès des autorités tant canadiennes que norvégiennes, américaines et mexicaines en lien avec la question de son identité.

[18]  Il lui reproche également d’avoir donné au défendeur, sans justification valable, le bénéfice du doute sur la question de la date de naissance. Il soutient enfin que le défaut du défendeur de souscrire un affidavit au soutien de sa position dans le cadre du présent contrôle judiciaire lui est fatal.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[19]  Il s’agit ici de déterminer si la Commissaire, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur révisable au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Huruglica au para 35; Paye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 685 au para 3; Nazari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 561 au para 12; Gu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 543 au para 20; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 719 au para 9).

[20]  Je rappelle que le caractère raisonnable d’une décision « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

IV.  Analyse

[21]  Comme j’ai eu l’occasion de le rappeler encore récemment, l’identité, suivant une jurisprudence constante de cette Cour, demeure la pierre d’assise du régime canadien d’immigration (Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 373 au para 7; voir aussi Canada (Ministre de la de Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2004 CF 1634 au para 38; Canada (Citoyenneté et Immigration) c X, 2010 CF 1095 au para 23, 375 FTR 204). Il en est ainsi parce que plusieurs éléments importants de la mise en œuvre de ce régime, tels l’admissibilité au Canada, l’évaluation du besoin de protection, l’appréciation du danger pour la sécurité publique au Canada ou la propension à se plier ou non aux contrôles exigés par la Loi, en dépendent.

[22]  D’ailleurs, suivant l’article 106 de la Loi, le fait pour l’étranger qui se présente au Canada sans papiers d’identité acceptables de ne pouvoir ni en justifier la raison ni démontrer avoir pris les mesures voulues pour s’en procurer, peut affecter sa crédibilité auprès de la SPR. 

[23]  La date de naissance, tout comme les noms et prénoms, constituent à l’évidence des composantes clés de l’identité. Or, ici, même en acceptant que la SAR pouvait raisonnablement conclure que les véritables noms et prénoms du défendeur sont bien, selon la prépondérance de la preuve, Beken Shitaye Gebrewold, la date de naissance, comme elle l’a d’ailleurs reconnu en soulignant les incohérences et contradictions notées par la SPR, demeure problématique.

[24]  La question qui se pose donc, à mon sens, est celle de savoir s’il était raisonnable de la part de la SAR, eu égard à l’ensemble des circonstances du présent dossier, de passer outre à cette problématique en accordant le bénéfice du doute au défendeur. J’estime que non.

[25]  À mon avis, la décision de la SAR souffre, à cet égard, d’un problème de cohérence interne et d’intelligibilité. Je rappelle que le rôle de la SAR n’est pas de procéder de novo à l’examen de la demande d’asile qu’a eue à traiter la SPR. En d’autres termes, il ne lui suffit pas de se demander si elle en serait venue à une conclusion différente si elle avait été à la place de la SPR, et ce sans égard à aucun aspect de la décision de la SPR (Huruglica au para 79). La SAR est une instance d’appel. S’il est exact qu’elle doit effectuer sa propre analyse du dossier en appliquant la norme de la décision correcte, sauf eu égard à l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages de vive voix où la SAR, lorsque la SPR jouit d’un véritable avantage sur elle, doit parfois faire preuve de retenue (Huruglica au para 70), son rôle est de « rattraper les erreurs de droit ou de fait de la SPR » (Huruglica au para 98).

[26]  Or, la SAR a à toutes fins utiles concédé que la preuve du défendeur contenait des incohérences et contradictions eu égard à la date de naissance (Décision de la SAR, aux para 41 et 46). J’en déduis qu’elle était satisfaite que la SPR n’avait pas erré en concluant comme elle l’a fait sur cette question.  Dans ce contexte, il ne lui suffisait pas, à mon avis, d’accorder le bénéfice du doute au défendeur sans dire en quoi la SPR aurait erré en ne faisant pas de même. La décision de la SAR se lit comme si, sur cette question, la SAR avait procédé de novo, et donc, sans égard à la décision de la SPR sur cette question, à partir de l’écoute de l’enregistrement de l’audience devant la SPR. Or, comme nous l’avons vu, il ne lui était pas permis de procéder de la sorte.

[27]  La décision de la SAR est tout aussi problématique si on suppose que la SAR y reproche implicitement à la SPR de ne pas avoir accordé le bénéfice du doute au défendeur. Pour seule justification, la SAR dit avoir noté que le défendeur « répondait aux questions directement », « sans détours », que son témoignage « était fluide » et qu’il a « offert des détails ». Toutefois, cela n’explique pas en quoi le fait que le défendeur ait témoigné de manière directe et fluide règle le sort des incohérences et des contradictions qui ressortent de son témoignage et de la preuve en générale et milite, dans un tel contexte, pour que le bénéfice du doute soit accordé au défendeur.

[28]  Comme le notait la Cour dans l’affaire Noga c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 454 [Noga], le principe du bénéfice du doute « s’applique dans un nombre limité de cas ». Il ne doit être accordé que « lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l’examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur », ce qui suppose des déclarations « cohérentes et plausibles » de la part de ce dernier (Noga aux para 10 à 12).

[29]  Or, cette démonstration n’a pas été faite par la SAR, qui s’est contentée d’une observation générale sur la manière dont le défendeur a témoigné devant la SPR. En outre, la SAR est muette en ce qui a trait aux déclarations du défendeur concernant l’utilisation, en Éthiopie, d’un calendrier différent du calendrier grégorien, et la date du 29 décembre 1976, qu’il dit avoir toujours considéré comme étant sa date de naissance, déclarations que, pour des raisons qui me semblent raisonnables, la SPR n’a pas jugées plausibles et cohérentes. Je note d’ailleurs au dossier que selon les vérifications effectuées par l’ASFC, les autorités éthiopiennes utilisent, dans les passeports, depuis des décennies, les dates du calendrier grégorien.

[30]  La SAR est également muette sur les efforts déployés par le défendeur pour obtenir des documents qui feraient preuve de son identité, y compris de sa date de naissance. En particulier, la SPR s’est déclarée non-satisfaite des efforts faits par le défendeur en vue d’obtenir à tout le moins une copie du passeport que les autorités norvégiennes ont saisi en 2009, passeport qui pourrait éclairer les autorités canadiennes quant à la date de naissance et, plus généralement, quant à l’identité du défendeur. La SAR n’explique pas en quoi ce constat constituait une erreur ou encore en quoi le défendeur pouvait néanmoins se voir accorder le bénéfice du doute dans un tel contexte.

[31]  Je note aussi à cet égard que le 29 septembre 2015, le défendeur aurait déclaré aux autorités de l’ASFC que l’avocate qui le représentait dans ses démêlés avec les autorités américaines serait en possession à la fois du document de voyage que lui auraient remis les autorités norvégiennes et de son passeport éthiopien. Comme le souligne le ministre, il n’y a aucune indication au dossier que le défendeur a pris les mesures voulues pour obtenir ces documents de cette personne.

[32]  La décision de la SAR me paraît d’autant plus inintelligible eu égard au problème de la date de naissance que nous sommes ici en présence d’un demandeur d’asile qui, tout le long de son parcours migratoire, a obtenu – ou tenté d’obtenir – le droit d’entrer dans un pays étranger en ayant recours à de fausses représentations concernant son identité et en détruisant les documents qui pouvaient lui nuire à cet égard. Il me semble qu’avec un tel palmarès, et devant le nombre de dates de naissance au dossier, les incohérences et contradictions dans la preuve offerte par le défendeur pour tenter d’expliquer la situation et les constats de manque d’efforts de ce dernier pour produire une preuve satisfaisante à cet égard, la SAR se devait d’expliquer, autrement qu’en livrant ses impressions générales sur la manière dont le défendeur avait témoigné devant la SPR, comment le principe du bénéfice du doute pouvait bien trouver application dans les circonstances.

[33]  Cela est d’autant plus préoccupant que la SAR, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, a semblé concéder que la preuve du défendeur relative à sa date de naissance souffrait de contradictions et d’incohérence. Or, pourtant, voilà deux considérations essentielles à l’application du principe du bénéfice du doute, soit que les déclarations du demandeur d’asile soient par ailleurs « cohérentes et plausibles » (Noga aux para 10 à 12).

[34]  La SPR a conclu que la confusion était telle quant à la date de naissance du défendeur qu’elle ne pouvait « conclure que le [défendeur] a pu [le] convaincre quant à ce qui pourrait être sa date de naissance, élément important pour établir toute identité ». À lui seul, ce constat exigeait selon moi une démonstration robuste, de la part de la SAR, de l’application du principe du bénéfice du doute. Cette démonstration n’a pas été faite.

[35]  Je note enfin que la SAR, dont la clémence envers le défendeur repose exclusivement sur son appréciation de la façon dont celui-ci a témoigné devant la SPR, n’indique pas s’il s’agit ici d’un cas où elle devait faire preuve de déférence à l’égard de la SPR. Sa décision n’aborde pas cette question autrement qu’en termes théoriques. Pourtant, selon les enseignements de Huruglica, pour y aller d’une analyse non-déférente de la crédibilité ou de la valeur du témoignage d’un demandeur d’asile, la SAR doit se satisfaire, au cas par cas, qu’elle est dans une position tout aussi avantageuse que la SPR pour ce faire. Or, cette analyse n’apparait nulle part dans la décision de la SAR en l’instance, ce qui n’est pas sans affecter la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel.

[36]  La demande de contrôle judiciaire du ministre sera donc accueillie, la décision de la SAR annulée et l’affaire retournée à un autre commissaire de la SAR pour une nouvelle détermination conformément aux présents motifs. 

[37]  Les parties conviennent qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale. Je suis aussi de cet avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. La décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section d’appel des réfugiés, datée du 5 septembre 2017, est annulée et l’affaire est retournée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiées pour une nouvelle détermination;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4058-17

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c BEKEN SHITAYE GEBREWORLD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Mario Blanchard

 

Pour le demandeur

 

Me Stéphanie Valois

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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