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Date : 20180423


Dossier : IMM-949-17

Référence : 2018 CF 429

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2018

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

GHASEM SHIRKHODAEI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Ghasem Shirkhodaei est un citoyen iranien dont la demande de résidence permanente au titre de membre de la catégorie du regroupement familial a été rejetée par un agent des visas à l’ambassade du Canada à Ankara, en Turquie. L’agent des visas a conclu que M. Shirkhodaei était interdit de territoire au Canada au titre de l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, en raison de son appartenance à une organisation pour laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle est l’auteur d’actes d’espionnage.

[2]  M. Shirkhodaei a travaillé pendant de nombreuses années pour le ministère des Affaires étrangères de l’Iran et il ne conteste pas le fait qu’il a été un « membre » de cette organisation. Cependant, il conteste la conclusion de l’agent selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire que le ministère des Affaires étrangères est l’auteur d’actes d’espionnage qui sont contraires aux intérêts du Canada.

[3]  M. Shirkhodaei affirme également que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas droit à un examen de sa demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire dans le cas où il serait effectivement interdit de territoire au Canada. L’agent a conclu que la demande de dispense de M. Shirkhodaei pour des motifs d’ordre humanitaire avait été déposée après l’entrée en vigueur de modifications législatives qui privent ceux qui sont déclarés interdits de territoire au Canada aux termes de l’article 34 de la LIPR de demander une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. M. Shirkhodaei prétend que, même si sa demande officielle pour des motifs d’ordre humanitaire a été faite après l’entrée en vigueur de ces modifications législatives, sa demande initiale de résidence permanente a été déposée avant les modifications législatives et, par conséquent, sa demande devrait être traitée conformément aux dispositions de l’ancienne loi.

[4]  Enfin, M. Shirkhodaei prétend qu’il a été traité de façon inéquitable dans le processus d’évaluation. Il dit qu’il a présenté au moins trois fois les documents à l’appui de sa demande de résidence permanente au bureau des visas à Ankara, mais que ces documents ne sont pas dans le dossier certifié du tribunal et ne semblent pas avoir été examinés par l’agent des visas. M. Shirkhodaei estime que ces documents étaient essentiels à sa demande et le fait que l’agent ne les a pas consultés a donné lieu à une décision entachée d’un vice fondamental.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que M. Shirkhodaei a été privé de son droit à l’équité procédurale dans l’évaluation de sa demande de résidence permanente. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire est accueillie. À la lumière de ma conclusion sur la question de l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments présentés par M. Shirkhodaei.

I.  Le traitement inéquitable de M. Shirkhodaei lors du processus d’évaluation

[6]  La conjointe de M. Shirkhodaei est une citoyenne canadienne et elle a présenté une demande de parrainage pour lui en mars 2012. En février 2013, l’ambassade du Canada à Ankara a demandé par lettre à M. Shirkhodaei de fournir des documents et des renseignements supplémentaires portant sur son travail au ministère des Affaires étrangères. Le 18 mars 2013, M. Shirkhodaei a envoyé l’information demandée à l’ambassade par courriel.

[7]  En août 2013, M. Shirkhodaei s’est présenté à une entrevue à l’ambassade à Ankara. Durant l’entrevue, l’agent a indiqué que le bureau des visas n’avait pas reçu ses observations du 18 mars 2013. Le 29 août 2013, M. Shirkhodaei a renvoyé les mêmes documents à l’adresse courriel fournie par l’ambassade. Un mois plus tard, il a demandé que l’ambassade confirme la réception des documents, mais il n’a jamais reçu de réponse.

[8]  Le 4 mai 2015, M. Shirkhodaei a reçu une lettre de l’ambassade dans laquelle on lui faisait part de préoccupations au sujet du fait qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada en raison de son travail au ministère des Affaires étrangères. Le 2 juin 2015, M. Shirkhodaei a répondu à ces préoccupations par courriel, réfutant les allégations et fournissant des renseignements supplémentaires sur son travail au ministère des Affaires étrangères, et mentionnant les effets de la séparation sur sa famille. M. Shirkhodaei a fourni d’autres documents à l’ambassade au début d’octobre 2015.

[9]  M. Shirkhodaei a reçu une lettre de l’ambassade le 12 octobre 2015. Cette lettre fournissait des renseignements supplémentaires au sujet des préoccupations liées à son interdiction de territoire possible. La lettre indiquait également que les documents que M. Shirkhodaei avait envoyés le 18 mars 2013 et de nouveau le 29 août 2013 n’avaient pas encore été reçus et que le bureau des visas n’avait pas non plus reçu les documents qu’il avait envoyés en juin 2015.

[10]  M. Shirkhodaei déclare dans son affidavit que le 11 novembre 2015, l’avocat qui le représentait à l’époque a envoyé de nouveau les documents qui avaient été initialement envoyés à l’ambassade en mars et en août 2013 ainsi qu’en juin 2015. Il a remis une copie de ce courriel et des pièces justificatives dans son dossier de demande. Bien que le défendeur n’ait pas présenté d’éléments de preuve alléguant que les documents n’ont pas été reçus par le bureau des visas, ils ne se trouvent pas dans le dossier certifié du tribunal.

[11]  M. Shirkhodaei a retenu les services de son avocat actuel en novembre 2015. Le bureau des visas a envoyé une autre lettre relative à l’équité procédurale à M. Shirkhodaei le 24 novembre 2015. Dans cette lettre, l’agent des visas a précisé que l’avocat qui représentait M. Shirkhodaei à l’époque a indiqué dans une lettre datée de septembre 2013 qu’il avait fourni au bureau des visas une observation datée du 18 mars 2013. L’agent a ajouté que [TRADUCTION] « J’ai consulté nos dossiers et je n’ai pas pu retrouver d’observations que vous ou votre avocat nous auriez envoyées portant la date du 18 mars 2013. Si vous souhaitez que nous examinions ces observations, veuillez nous les faire parvenir dans un délai de 60 jours à compter de la date de la présente lettre ». Chose importante, rien dans cette lettre ne laisse entendre que les observations de juin 2015 ne se trouvaient toujours pas dans le dossier.

[12]  L’avocat actuel de M. Shirkhodaei a supposé que l’ambassade avait reçu les observations de M. Shirkhodaei du 18 mars 2013 à la fin du mois de novembre 2015, puisque l’avocat qui le représentait à l’époque les avait envoyées de nouveau le 11 novembre 2015. Le 22 janvier 2016, le nouvel avocat de M. Shirkhodaei a envoyé des observations détaillées au bureau des visas portant sur l’admissibilité de son client aux termes des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR. Dans ces observations, l’avocat faisait référence au contenu des observations du 18 mars 2013.

[13]  La demande de résidence permanente de M. Shirkhodaei a été refusée en février 2017.

[14]  Même si M. Shirkhodaei a envoyé ses observations du 18 mars 2013 et du 2 juin 2015 à trois reprises à la Section des visas à l’ambassade du Canada à Ankara, aucune de ces observations ne se trouve dans le dossier certifié du tribunal, ce qui laisse entendre que l’agent des visas ne disposait pas de ces observations lorsqu’il a refusé la demande de résidence permanente de M. Shirkhodaei. M. Shirkhodaei affirme qu’il en est résulté un manquement à l’équité procédurale puisque d’importants documents qui étaient essentiels à sa demande n’ont pas été examinés par l’agent des visas au moment de décider si sa demande de résidence permanente devait être acceptée.

[15]  Lorsqu’une question d’équité procédurale est soulevée, le rôle de la Cour est de décider si le processus suivi par le décideur satisfait au degré d’équité exigé dans toutes les circonstances, en d’autres mots, d’appliquer la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 34, [2018] ACF no 382; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502.

[16]  Le défendeur prétend que l’avocat de M. Shirkhodaei savait que le bureau des visas n’avait pas reçu les observations du 18 mars 2013, puisqu’il en avait été précisément informé le 24 novembre 2015. Comme il n’a pas fourni les documents manquants au bureau des visas (ce qui aurait été, je précise, la quatrième fois), l’avocat du défendeur prétend que M. Shirkhodaei doit vivre avec les conséquences des actions de son avocat.

[17]  Je ne dois pas décider s’il était raisonnable pour l’avocat de supposer que le bureau des visas à Ankara avait reçu les observations du 18 mars 2013 à la fin de 2015. Même si j’acceptais l’argument du défendeur sur ce point et que je concluais que M. Shirkhodaei avait été informé suffisamment à l’avance que ses observations du 18 mars 2013 ne se trouvaient toujours pas dans son dossier de demande, je conclus néanmoins que M. Shirkhodaei n’a pas été traité équitablement dans le processus de demande. Cette conclusion se fonde sur le fait que ni M. Shirkhodaei ni son avocat n’ont été avertis du fait que le bureau des visas n’avait toujours pas reçu les observations du 2 juin 2015.

[18]  L’agent des visas savait fort bien que M. Shirkhodaei avait envoyé des observations en mars 2013 et en juin 2015, puisque les deux séries d’observations sont mentionnées dans les notes du Système mondial de gestion des cas. Toutefois, bien que l’agent ait avisé M. Shirkhodaei du fait que les observations de mars 2013 n’étaient pas dans son dossier au 24 novembre 2015, aucune mention n’a été faite du fait que ses observations de juin 2015 étaient également manquantes.

[19]  M. Shirkhodaei ne pouvait pas être au courant de ce fait au moment de l’examen de sa demande, et il n’a donc pas eu l’occasion de remédier à cette lacune dans le dossier. En effet, il n’a été mis au courant du fait que ses observations du 2 juin 2015 n’avaient jamais été fournies à l’agent des visas que lorsqu’il a reçu une copie du dossier certifié du tribunal, après avoir introduit la présente demande de contrôle judiciaire.

[20]  Le défendeur reconnaît que les observations de M. Shirkhodaei du 2 juin 2015 n’ont jamais été versées dans son dossier de demande et qu’elles n’ont pas été examinées par l’agent des visas lorsqu’il a décidé de rejeter sa demande de résidence permanente. Cependant, le défendeur soutient que les documents fournis avec les observations du 2 juin 2015 ont été trouvés ailleurs dans son dossier de demande et que les observations détaillées fournies par le nouvel avocat de M. Shirkhodaei en janvier 2016 « reprenaient pour l’essentiel » des informations contenues dans les documents qui n’étaient pas déjà dans le dossier.

[21]  Je ne peux pas souscrire à cet argument.

[22]  Bien qu’il soit exact que certaines des informations contenues dans les observations de juin 2015 de M. Shirkhodaei aient été abordées dans les observations de janvier 2016 de l’avocat, d’autres informations ne l’ont pas été. Entre autres, il y avait des lettres d’anciens collègues de M. Shirkhodaei au ministère des Affaires étrangères qui ont travaillé avec lui à des affectations diplomatiques iraniennes à Francfort, à Bonn, à New Delhi et à Ottawa. Bien qu’il y ait une référence tangentielle au fait que ces lettres existaient dans les observations de janvier 2016 de l’avocat, le contenu de ces lettres (qui décrivent les responsabilités de travail précises de M. Shirkhodaei à ces divers endroits) n’a jamais été abordé.

[23]  Les observations de M. Shirkhodaei de juin 2015 contiennent également des arguments sur l’équité du processus suivi qui ne se retrouvent pas entièrement dans les observations de l’avocat de janvier 2016, de même que des lettres de M. Shirkhodaei et de son épouse portant sur ses responsabilités de travail, ses opinions politiques et sa situation familiale. De plus, il ressort des observations de l’avocat de janvier 2016 que des parties de celles-ci visaient clairement à mettre en évidence les arguments antérieurs, plutôt qu’à les remplacer.

[24]  Je reconnais que les agents des visas sont ordinairement présumés avoir examiné tous les éléments de preuve dont ils sont saisis : Florea v. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF). Cependant, puisqu’aucun de ces éléments de preuve ne se retrouve dans le dossier certifié du tribunal, cela soulève une forte inférence selon laquelle les documents n’ont jamais été fournis à l’agent des visas. En effet, le défendeur reconnaît que l’agent des visas ne les a jamais examinés pour parvenir à la décision de rejeter la demande de résidence permanente de M. Shirkhodaei. C’était fondamentalement inéquitable envers M. Shirkhodaei.

II.  Conclusion

[25]  Comme je l’ai indiqué précédemment, le défendeur n’a pas présenté d’éléments de preuve qui laissent entendre que les courriels que M. Shirkhodaei a envoyés à l’ambassade du Canada à Ankara ne portaient pas la bonne adresse. En effet, puisqu’un certain nombre de courriels envoyés par M. Shirkhodaei ou son avocat sont parvenus au bureau des visas et se trouvent dans le dossier certifié du tribunal, tout indique que l’adresse courriel utilisée était la bonne. Le défendeur n’a pu expliquer pourquoi les documents et les observations qui auraient été fournis à de nombreuses reprises au bureau des visas par M. Shirkhodaei ou son avocat n’avaient pas été reçus. Les éléments de preuve dans cette affaire donnent certes à croire qu’il y a un problème systémique au bureau des visas qui soulève de réelles préoccupations dans la façon dont les demandeurs de visas sont traités par les fonctionnaires canadiens à cet endroit.

[26]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties qu’il s’agit d’une affaire qui repose sur les faits qui lui sont propres et qui ne soulève aucune question qui se prêterait à la certification.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-949-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-949-17

 

INTITULÉ :

GHASEM SHIRKHODAEI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Mario D. Bellissimo

Zohra Safi

 

Pour le demandeur

 

Amy Lambiris

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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