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Date : 20180423


Dossier : T-872-17

Référence : 2018 CF 434

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

ERIC BERNARD FRÉMY

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Éric Bernard Frémy, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par une arbitre de deuxième niveau nommée en vertu de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10 [la Loi]. Cette décision, rendue le 10 mai 2017, a rejeté le grief introduit par M. Frémy à l’encontre d’une décision du sous-commissaire Craig J. Callens, commandant de la division « E » de la Gendarmerie royale du Canada [GRC], en Colombie-Britannique. Pour les motifs qui suivent, j’accueille cette demande de contrôle judiciaire.

I.  Faits

[2]  M. Frémy a été recruté par la GRC en 2009. Il a effectué sa formation initiale en français à la division Dépôt de la GRC, à Regina. Dans le cadre d’un projet-pilote, en compagnie d’autres cadets unilingues francophones, il a été envoyé faire son stage de formation pratique au sein de la division « E » de la GRC, en Colombie-Britannique. Il a également suivi une formation destinée à lui donner les compétences linguistiques nécessaires. Ses progrès dans l’apprentissage de l’anglais n’ont apparemment pas été aussi rapides que ne l’auraient souhaité ses supérieurs.

[3]  En juin 2013, M. Frémy s’est présenté à une évaluation de ses compétences dans le cadre de son programme de stage. Cette évaluation portait sur une gamme de sujets. Or, l’une des membres du jury a décidé d’interrompre l’évaluation, au motif que M. Frémy était incapable de répondre aux questions. Le dossier ne révèle pas précisément le rôle qu’ont pu jouer les capacités linguistiques de M. Frémy dans cette décision. Un rapport produit quelques jours auparavant par l’un de ses superviseurs laissait plutôt entrevoir que M. Frémy avait fait des progrès importants dans l’apprentissage de son travail de gendarme.

[4]  Au cours de l’été 2013, M. Frémy a communiqué avec le service chargé des langues officielles à la GRC afin d’organiser la poursuite de sa formation linguistique.

[5]  Au cours du mois d’août 2013, M. Frémy a déposé une plainte auprès du Commissariat aux langues officielles [le Commissariat] au sujet de son traitement par la GRC. La documentation soumise par M. Frémy dans le cadre du présent dossier ne contient pas la totalité de la correspondance échangée avec le Commissariat. Elle ne contient que certaines pages du rapport préliminaire et du rapport final du Commissaire, qui conclut à la violation des obligations que la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl), impose à la GRC. Elle contient également certains courriels échangés avec l’enquêteur du Commissariat.

[6]  Le 30 août 2013, M. Frémy a été avisé qu’il était dorénavant assigné à des tâches administratives. On lui a retiré son uniforme et son arme de service. On a également mis fin à sa formation linguistique. À partir de ce moment, il a dû se présenter à son lieu de travail sans qu’aucune tâche significative ne lui soit assignée. Le 2 septembre, son superviseur, le sergent Raffle, lui aurait affirmé qu’il risquait d’être congédié parce qu’il ne maîtrisait pas suffisamment l’anglais.

[7]  Le 25 octobre, M. Frémy a eu un échange de courriels avec Mme Rashpal Lovelace, du service des ressources humaines de la GRC. Celle-ci lui a affirmé que la GRC comptait le congédier. Elle l’a invité à une rencontre pour discuter des « options » envisageables. Cette rencontre a eu lieu le 31 octobre. Lors de cette rencontre, un représentant des relations fonctionnelles [RRF] était également présent. Dans le régime de relations de travail alors en vigueur à la GRC, le rôle du RRF était de donner des conseils aux membres dans le cadre de leur relation d’emploi avec la GRC. Mme Lovelace a alors informé M. Frémy que celui-ci pourrait demander un renvoi volontaire, ce qui lui éviterait un licenciement. Il a également été question d’un délai-congé qui pourrait être octroyé à M. Frémy en cas de renvoi volontaire. M. Frémy, de son côté, a demandé s’il était possible d’obtenir un transfert au Québec. Selon M. Frémy, Mme Lovelace lui a dit que le motif de son congédiement éventuel était sa connaissance insuffisante de l’anglais.

[8]  Au cours des deux mois suivants, des discussions ont pris place entre la GRC et M. Frémy. La GRC a refusé de transférer M. Frémy au Québec. Elle a offert un délai-congé de près d’un an, durant lequel M. Frémy continuerait à recevoir son salaire. Devant les hésitations de M. Frémy, la GRC a lancé un ultimatum et a demandé à M. Frémy de présenter une demande de renvoi volontaire avant le 23 décembre, sans quoi une procédure de renvoi serait entamée.

[9]  Durant cette période, M. Frémy a pu obtenir des conseils de deux RRF, dont une était en mesure de le conseiller en français. Il a également obtenu des conseils d’un avocat francophone dont les services avaient été retenus par le programme des RRF. M. Frémy affirme que toutes ces personnes lui ont dit qu’il n’aurait aucune chance de gagner s’il contestait une éventuelle décision de la GRC de le renvoyer et qu’il était de beaucoup préférable de demander un renvoi volontaire.

[10]  M. Frémy a signé sa demande de renvoi volontaire le 24 décembre 2013. Selon l’entente avec la GRC, ce renvoi ne prendrait effet que le 11 novembre 2014.

[11]  Or, dès le 7 janvier 2014, M. Frémy a transmis un courriel au cabinet du Commissaire de la GRC, affirmant que sa démission n’était pas libre et volontaire et demandant la permission de la retirer.

II.  Décisions arbitrales

[12]  La contestation de la validité de la démission de M. Frémy a suivi un cheminement procédural particulièrement tortueux, dont je ne résumerai que les aspects les plus pertinents à la présente décision.

[13]  M. Frémy a initialement présenté un grief à l’encontre de son renvoi, alléguant qu’il avait démissionné sous la contrainte. Une décision concernant ce grief a été prise le 9 octobre 2015. L’arbitre a constaté que le sous-commissaire Callens avait omis de prendre une décision au sujet de la demande de M. Frémy de retirer sa démission. Elle a donc ordonné au sous-commissaire Callens de considérer la demande de M. Frémy et de rendre une décision dans les 60 jours, sans quoi le grief serait accueilli dans sa totalité et M. Frémy réintégré dans la GRC.

[14]  Le 9 décembre 2015, le sous-commissaire Callens a rejeté la demande de M. Frémy. Celui-ci a déposé un nouveau grief pour contester cette décision.

[15]  Ce nouveau grief a fait l’objet d’une décision de première instance le 20 octobre 2016. Les paragraphes suivants résument adéquatement les motifs de la décision de l’arbitre :

La jurisprudence indique que le simple fait de devoir choisir entre la démission ou le renvoi ne constitue pas une décision prise sous l’effet de la contrainte. En examinant la situation du plaignant telle que présentée dans le dossier, je trouve qu’il a eu le choix entre un renvoi volontaire ou bien un congédiement (p. 17) et qu’il a consulté un représentant des membres concernant cette décision (p. 19 et 22). Le dossier démontre aussi que le processus qui a amené le plaignant à signer sa demande de renvoi s’est échelonné sur quelques mois, lui laissant la possibilité de prendre une décision réfléchie.

Le plaignant allègue avoir été intimidé au courant des mois qui ont précédé sa démission volontaire. Il explique avoir perdu certains privilèges, comme le port de l’uniforme, il indique aussi qu’on lui a enlevé ses responsabilités. Sachant que le membre faisait face à un congédiement éventuel, bien que le dossier contienne très peu d’informations sur les raisons appuyant ce congédiement, je suis d’avis que les circonstances décrites par le plaignant sont appropriées dans le cas d’un membre faisant face à un congédiement et je ne peux pas conclure qu’il s’agit là d’intimidation ou de harcèlement.

(décision de l’arbitre de premier niveau, paragraphes 49-50)

[16]  M. Frémy a alors porté l’affaire devant l’arbitre de second niveau. Le 10 mai 2017, l’arbitre de second niveau a confirmé la décision rendue par l’arbitre de premier niveau et a rejeté le grief de M. Frémy. Elle a conclu que la décision du sous-commissaire Callens était raisonnable eu égard à la preuve. L’essence de sa décision de 45 pages transparaît de l’extrait suivant :

Je dois rappeler au plaignant, tout comme l’a fait l’arbitre de premier niveau et aussi l’intimé, qu’il a été accompagné dans sa prise de décision des bons conseils de deux RRF, d’une représentante du Programme d’aide aux membres et de deux conseillers juridiques négociant en son nom. Devant deux choix, la démission ou la possibilité d’une procédure de renvoi, il a choisi de démissionner. Ce choix n’a pas été une décision spontanée, réactive ou irréfléchie prise sous le coup d’une émotion forte ou soudaine ou d’une vague de colère. Au cours des mois qui ont mené à sa démission, le plaignant s’est entretenu avec des personnes-ressources compétentes, dont au moins deux conseillers juridiques représentant ses intérêts et avec qui il pouvait avoir des conversations protégées par le secret professionnel. De plus, il a négocié son départ réussissant à obtenir non pas une mutation, comme il l’aurait aimé, mais plutôt près de onze mois de salaire. Plus de quatre mois après avoir appris qu’il pouvait faire face à un renvoi, et ayant eu ample temps d’examiner ses options et même de négocier son départ, il a démissionné.

(décision de l’arbitre de second niveau, par. 160)

[17]  M. Frémy a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale.

[18]  Il convient de noter que dans le cadre de ces différentes instances, la GRC n’a jamais tenté de justifier son intention de congédier M. Frémy, ni même d’en énoncer les motifs. La GRC s’est contentée d’affirmer que la démission de M. Frémy était volontaire et qu’il n’existait aucun motif de la révoquer. Elle a soutenu que les motifs du congédiement projeté, ainsi que la « question linguistique », n’avaient aucune pertinence. Il en découle que le dossier dont je dispose ne contient aucune preuve permettant de réfuter les affirmations de M. Frémy selon lesquelles il aurait été congédié en raison de sa connaissance insuffisante de l’anglais.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[19]  Il convient de préciser dès maintenant le cadre d’intervention de cette Cour.

[20]  M. Frémy a intenté une demande de contrôle judiciaire. Ce type de demande vise à faire vérifier la légalité d’une décision prise par l’administration publique. Si la Cour juge que la décision est incompatible avec la loi, elle ne peut que l’annuler. Règle générale, la Cour ne peut rendre elle-même la décision que l’administration aurait dû prendre. Elle doit plutôt lui renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit prise (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 aux par 15-20 [Yansane]).

[21]  Or, dans les conclusions de sa demande de contrôle judiciaire, M. Frémy demande à cette Cour sa réintégration au sein de la GRC, le rajustement de ses années de service et des dommages-intérêts afin de compenser sa perte de salaire et d’autres préjudices. Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, cette Cour ne peut accorder de telles réparations. L’intervention de cette Cour est limitée à l’analyse de la décision rendue par l’arbitre de deuxième niveau et, le cas échéant, à l’annulation de cette décision.

[22]  La décision de l’arbitre de second niveau porte essentiellement sur la question de savoir si la démission de M. Frémy était volontaire et s’il existait des « circonstances restreintes et exceptionnelles » justifiant le retrait de sa démission. Cette question est assujettie à la norme de la décision raisonnable. En effet, depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], « la cour appelée à réviser la décision d’un tribunal administratif spécialisé qui interprète et applique sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat doit présumer que la norme de la décision raisonnable s’applique » (Barreau du Québec c Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56 au par 15). La décision de l’arbitre de second niveau portait sur l’interprétation et l’application de la Loi. Or, la Loi est au cœur du mandat de l’arbitre et l’application de celle-ci relève de son expertise. Le fait d’avoir eu recours à des règles ou à des concepts de common law, notamment en matière de droit de l’emploi, afin de compléter les dispositions de la Loi ne signifie pas que l’arbitre est sortie de son domaine d’expertise. La décision d’un arbitre qui applique des principes de common law est également assujettie à la norme de la décision raisonnable (Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c Manitoba Association of Health Care Professionals2011 CSC 59, [2011] 3 RCS 616 [Nor-Man]).

[23]  Par ailleurs, M. Frémy conteste également la décision rendue par le sous-commissaire Callens en décembre 2014. Toutefois, lorsqu’une décision administrative peut faire l’objet d’un recours interne, c’est la décision finale, non la décision initiale, qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant cette Cour.

IV.  Analyse

A.  Les sources juridiques pertinentes

[24]  L’emploi au sein de la GRC est régi, d’abord et avant tout, par les dispositions de la Loi. On a souvent affirmé qu’en raison de la nature spéciale de la fonction d’agent de police, il n’existe pas de rapport contractuel entre l’agent de police et l’État (voir, par ex., Flanagan c Canada (Attorney General), 2014 BCCA 487). Par exemple, l’article 7 de la Loi autorise le Commissaire de la GRC à « nommer » les membres et non à les embaucher.

[25]  Au moment des faits, la Loi prévoyait, à l’article 12(2), qu’un membre de la GRC ne peut être congédié ou renvoyé que selon les dispositions de la Loi, des règlements ou des consignes du Commissaire. L’article 21 octroyait au gouverneur en conseil et au Commissaire un pouvoir d’adopter des règles concernant le renvoi des membres. Par ailleurs, l’article 30 du Règlement sur la Gendarmerie royale du Canada (1988), DORS/88-361 [le Règlement], en vigueur à l’époque pertinente, permettait à un membre, « par un préavis écrit, [de] démissionner volontairement de la Gendarmerie à tout moment ». Le Manuel administratif de la GRC contient une section sur la démission des membres, appelée « demande de renvoi volontaire », qui comporte la note suivante : « Une demande de renvoi volontaire est irrévocable, à moins que des circonstances restreintes et exceptionnelles ne s’appliquent » (article 11.14 D).

[26]  Même en l’absence de contrat au sens strict, le droit de l’emploi fournit néanmoins une toile de fond indispensable à la compréhension des concepts employés par la Loi et le Règlement. L’article 8.1 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, prévoit d’ailleurs qu’il faut puiser au droit privé d’une province lorsqu’il est nécessaire de compléter ou d’interpréter les dispositions d’une loi fédérale en vue d’appliquer celle-ci dans la province en question. Puisque les faits en litige ont eu lieu en Colombie-Britannique, c’est le droit de l’emploi de common law qui permet de préciser les concepts employés par la Loi ou le Règlement, notamment le concept de « démission » qui est au cœur du présent litige. D’ailleurs, les arbitres qui ont été saisis du présent litige n’ont pas hésité à s’en remettre à des précédents en matière de droit de l’emploi. Des juges de cette Cour en ont fait tout autant dans d’autres dossiers (Britton c Canada (Gendarmerie royale), 2012 CF 1325 au par 21).

B.  Le cadre juridique applicable et la norme de contrôle

[27]  Pour bien comprendre la portée de la norme de contrôle dans le cas qui nous occupe, il est nécessaire de bien cerner la nature juridique de la décision sous étude. Il s’agissait essentiellement de statuer sur la validité de la démission de M. Frémy. En se fondant sur la note qui figure dans le manuel administratif, voulant qu’une démission puisse être révoquée dans des « circonstances restreintes et exceptionnelles », l’arbitre de second niveau a affirmé qu’il s’agissait là d’un pouvoir discrétionnaire conféré au sous-commissaire Callens (paragraphe 161). Elle en a déduit qu’un haut degré de déférence s’imposait, puisque le Manuel n’encadre pas l’exercice de ce pouvoir.

[28]  Avec égards, j’estime que cette analyse est erronée. Il faut d’abord envisager la question sous l’angle de la Loi et du Règlement. Je reproduis en entier l’article 30 du Règlement, tel qu’il se lisait à l’époque :

30. (1) Le membre peut, par un préavis écrit, démissionner volontairement de la Gendarmerie à tout moment. La démission du membre devient définitive et irrévocable dès son acceptation par l’officier compétent ou, dans le cas d’un officier, dès son acceptation par le commissaire pour recommandation et transmission au gouverneur en conseil.

30. (1) A member may voluntarily resign from the Force at any time by signifying an intention to do so in writing and, on acceptance of the resignation by the appropriate officer or, in the case of an officer, by the Commissioner for the Commissioner’s recommendation and forwarding to the Governor in Council, the resignation of the member or officer shall be final and irrevocable.

(2) La démission d’un membre peut, avec l’approbation écrite de l’officier compétent, être retirée avant d’être acceptée par le Commissaire.

(2) A resignation may be withdrawn prior to acceptance thereof by the Commissioner with the written approval of the member’s appropriate officer.

[29]  Il est évident, à la lecture de cette disposition, que la démission est avant tout un concept contractuel, puisqu’elle se forme au moyen d’une offre et d’une acceptation. Il s’ensuit que le pouvoir du sous-commissaire Callens d’autoriser M. Frémy à retirer sa démission n’est pas un pouvoir purement discrétionnaire, mais bien un pouvoir structuré par les règles de common law qui permettent de faire invalider une démission. Ce pouvoir revêt donc un aspect juridique important. Or, comme l’a affirmé le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale,

[…] lorsque le décideur doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur une question qui comporte un aspect juridique plus important, il se peut que les issues possibles acceptables auxquelles le décideur pourra recourir soient moins nombreuses.

(Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266 au paragraphe 45)

[30]  Il est vrai qu’un arbitre de griefs n’est pas toujours tenu d’appliquer les concepts de common law exactement de la même manière que les tribunaux (Nor-Man au paragraphe 54). Cependant, en l’espèce, j’ai du mal à comprendre comment une démission qui serait considérée invalide selon la common law pourrait néanmoins être maintenue en vertu de la Loi et du Règlement.

C.  Le caractère volontaire d’une démission en common law

[31]  Plusieurs décisions des tribunaux canadiens portent sur des situations où un employé allègue avoir été contraint de démissionner. Les tribunaux reconnaissent qu’une démission peut être viciée si, en réalité, elle n’a pas été donnée volontairement. Une décision de la Cour suprême de Colombie-Britannique résume la règle de la manière suivante : « When an employee is left with no choice but to resign or be fired, the resignation is not voluntary and a letter of resignation is tantamount to a dismissal » (Chan c Dencan Restaurants Inc., 2011 BCSC 1439 au paragraphe 34 [Chan]; voir aussi Deters c Prince Albert Fraser House Inc., 1991 CanLII 7933 (CA Sask) au paragraphe 13; Ramsay v Terrace (City), 2014 BCSC 1292 [Ramsay]).

[32]  Par exemple, dans l’affaire Chan, un employé avait subi pendant plusieurs mois des commentaires négatifs injustifiés de son superviseur au sujet de sa performance, donnant ainsi l’impression qu’on voulait se débarrasser de lui. À la suite d’un incident particulier, son superviseur lui a dit de démissionner, sans quoi il serait congédié. La Cour a jugé que la démission n’était pas volontaire. Dans l’affaire Ramsay, sans que rien ne le laisse présager, un employé municipal a reçu une évaluation fortement négative et a immédiatement été placé devant l’alternative entre démissionner ou faire face à une procédure de renvoi. La Cour a jugé que la démission n’était pas volontaire, d’autant plus que l’employé n’avait reçu que très peu d’explications au sujet de son évaluation négative.

[33]  Ces décisions constituent la manifestation, dans le contexte du droit du travail, de la règle générale du droit des contrats concernant la contrainte économique (economic duress). Selon cette règle, un contrat conclu à la suite de menaces à caractère économique peut être déclaré invalide si la personne victime de contrainte n’a pas donné un consentement authentique en raison de la menace et si la menace était illégitime (Universe Tankships of Monrovia c International Transport Workers’ Federation, [1983] 1 AC 366 (HL) à la p 400; voir également Stott c Merit Investment Corp. (1988), 48 DLR (4th) 288 (CA Ont); NAV Canada c Greater Fredericton Airport Authority Inc., 2008 NBCA 28; Burin Peninsula Community Business Development Corporation c Grandy, 2010 NLCA 69; Taber c Paris Boutique & Bridal Inc. (Paris Boutique), 2010 ONCA 157 au par 9; John D. McCamus, The Law of Contracts, 2e éd., Toronto, Irwin Law, 2012, pp 385-402; by way of comparison with the civil law, see The Queen v Premier Mouton Products Inc., [1961] SCR 361; Gelber v Kwinter (Estate of), 2008 QCCA 1838).

[34]  Dans l’application de cette jurisprudence, il est évident que le décideur doit considérer l’ensemble des circonstances afin de juger de l’authenticité du consentement et du caractère légitime de la menace.

D.  Les erreurs de l’arbitre en l’espèce

[35]  Or, en l’espèce, l’arbitre de second niveau n’a considéré que le fait que M. Frémy a obtenu des conseils juridiques et qu’il a pu négocier les conditions de sa démission, obtenant le versement de près d’onze mois de salaire (voir l’extrait de sa décision reproduit plus haut). Elle n’a pas considéré l’ensemble des circonstances, notamment les aspects suivants qui paraissent particulièrement pertinents à l’évaluation de la contrainte que M. Frémy allègue avoir subie.

[36]  Premièrement, l’arbitre de second niveau n’a pas tenu compte du traitement que la GRC a réservé à M. Frémy à partir du mois d’août 2013. Implicitement, elle est d’accord avec l’arbitre de premier niveau qui a conclu que ce traitement était justifié dans les circonstances. Il est utile de rappeler qu’à la fin août 2013, M. Frémy a été suspendu de ses fonctions régulières et assigné à des tâches administratives. Il affirme qu’en réalité, aucun travail ne lui a été assigné et qu’il a dû passer de longues semaines assis derrière un bureau à ne rien faire. Aucune explication formelle ne lui a été donnée au sujet des motifs de sa suspension. Il a dû se contenter de l’affirmation d’un superviseur selon laquelle il pourrait être renvoyé en raison de sa faiblesse en anglais. On peut penser, comme semble l’avoir fait l’arbitre de second niveau, que cette suspension a donné à M. Frémy du temps pour réfléchir. Cependant, c’est oublier que M. Frémy a dû attendre deux mois avant qu’on ne lui dise clairement que la GRC avait l’intention de le renvoyer. Il me semble que l’arbitre aurait plutôt dû considérer l’effet psychologique de cette suspension sans motif officiellement déclaré, qui n’est pas sans rappeler le climat d’animosité et d’injustice qui s’est installé pendant plusieurs mois dans l’affaire Chan.

[37]  Deuxièmement, l’arbitre de second niveau a complètement évacué toute considération de la légitimité des motifs du congédiement envisagé. Elle a affirmé :

Je rappelle au plaignant qu’il a choisi de démissionner avant même qu’on ne lui signifie une intention de renvoi et que les motifs qui auraient pu mener à son congédiement, quels qu’ils soient, ne peuvent lui servir à établir la contrainte dans le cadre d’une démission.

(décision de l’arbitre de second niveau, par. 154)

[38]  Or, en droit des contrats, la légitimité de la contrainte est un facteur décisif pour évaluer la contrainte économique. En matière d’emploi, la menace d’un congédiement fondé sur un prétexte ou un motif invalide ne saurait constituer une contrainte légitime. Par exemple, dans l’affaire Ramsay, l’employeur avait tenté de justifier le congédiement proposé du demandeur par une évaluation peu sérieuse. Par contre, dans l’affaire Head c Ontario Provincial Police Commissioner (1983), 127 DLR (3d) 366 (CA Ont), confirmé sub nom Head c Graham, [1985] 1 RCS 566, M. Head, un policier, avait été arrêté pour des infractions d’ordre sexuel lorsqu’on l’a placé devant l’alternative de démissionner ou de faire face à des procédures de renvoi; sa démission a été jugée valide. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les représentants de la Police provinciale de l’Ontario n’avaient rien fait d’inapproprié en réclamant la démission de M. Head.

[39]  En l’espèce, il n’était pas possible de faire abstraction des motifs du congédiement envisagé et de la « question linguistique ». Autrement dit, si la GRC entendait congédier M. Frémy parce que son niveau d’anglais était insuffisant, parce que les budgets pour l’apprentissage de la langue seconde étaient épuisés ou pour toute autre raison de ce genre, il est fort possible que la contrainte exercée à son égard ait été illégitime. Il était également hasardeux d’écarter toute preuve liée à la plainte de M. Frémy au Commissariat aux langues officielles. La séquence des événements pourrait suggérer que M. Frémy a fait l’objet de représailles pour avoir déposé cette plainte. De la même manière, les extraits des rapports du Commissaire aux langues officielles qui ont été produits au dossier laissent entendre que les exigences linguistiques que la GRC a imposées à M. Frémy contrevenaient à la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl). Cependant, l’approche adoptée par les arbitres de premier et de second niveau fait que ces questions essentielles demeurent sans réponse.

[40]  Troisièmement, l’arbitre de second niveau n’a pas considéré le fait que la GRC a laissé miroiter un transfert au Québec à M. Frémy, pour ensuite retirer cette proposition.  Cette façon de procéder a pu faire augmenter la pression que ressentait M. Frémy, qui entrevoyait là une solution raisonnable à la situation.

[41]  Quatrièmement, l’arbitre ne semble pas avoir pris en considération le fait que, dès le retour du congé des Fêtes, M. Frémy a pris des mesures pour retirer sa démission. Cela tend à démontrer que sa démission n’était pas réellement volontaire.

[42]  À ce sujet, l’arbitre qui a statué sur le premier grief de M. Frémy avait fait les remarques suivantes :

Le dossier démontre que le plaignant ne voulait pas démissionner, puisqu’il a assidûment relancé les officiers responsables, du 7 janvier au 11 novembre 2014, afin d’annuler sa décharge. Les allégations du plaignant, quant aux circonstances entourant sa demande de renvoi, pourraient justifier l’annulation de sa décharge […].

(paragraphe 51)

[43]  L’omission de tenir compte de ces facteurs rend-elle déraisonnable la décision de l’arbitre de second niveau?

[44]  Il arrive souvent qu’un pouvoir discrétionnaire soit encadré. La loi énonce parfois qu’un décideur doit tenir compte d’un ensemble déterminé de facteurs. Dans d’autres cas, c’est la common law qui identifie les facteurs qui doivent être pris en considération. Dans ces situations, l’omission d’examiner l’ensemble des facteurs pertinents donne lieu à une décision déraisonnable. La Cour d’appel fédérale l’explique ainsi :

Si l’un de ces critères n’est pas véritablement ou complètement examiné ou s’il est artificiellement amputé ou limité, le Tribunal contrevient aux prescriptions du législateur et il ne parvient pas à une issue qu’un tribunal de révision peut considérer comme faisant partie des issues possibles ou acceptables […]

(Canada (Procureur général) c Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 au par 39, [2011] 4 RCF 203)

[45]  C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Comme je viens de le démontrer, l’arbitre de second niveau a omis de considérer plusieurs facteurs pertinents. La prise en considération de ces facteurs aurait fort bien pu mener à la conclusion que la démission de M. Frémy a été donnée sous la contrainte et qu’elle doit être déclarée invalide.

[46]  Évidemment, lorsque des parties concluent une transaction afin de régler ou d’éviter un litige, il existe toujours un certain degré de contrainte et la transaction n’est pas invalide pour autant. La jurisprudence reconnaît que le simple fait de regretter une transaction ne rend pas celle-ci involontaire (Yacucha c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2007 CF 233). Cependant, en l’espèce, trop d’éléments de preuve laissant croire que la démission de M. Frémy n’était pas volontaire ont été écartés par les arbitres.

E.  L’équité procédurale

[47]  Étant donné la conclusion à laquelle je suis parvenu au sujet de la question principale, il ne m’est pas nécessaire de statuer sur les allégations de violation de l’équité procédurale.

V.  La réparation appropriée

[48]  Normalement, lorsque la Cour conclut qu’une décision est déraisonnable, elle renvoie l’affaire à l’instance inférieure afin que celle-ci rende une nouvelle décision. Cette façon de procéder permet de respecter les missions respectives de la Cour et des organismes administratifs. En effet, dans ce cas-ci, c’est aux instances mises en place par la Loi que le Parlement a confié le rôle de trancher les griefs des membres de la GRC, et non à notre Cour. C’est ce qu’affirmait le juge de Montigny de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Yansane :

De manière générale, le rôle d’une cour d’instance supérieure siégeant en contrôle judiciaire d’une décision administrative n’est pas de substituer sa décision à celle du décideur administratif; son rôle se limite plutôt à vérifier la légalité et la raisonnabilité de la décision rendue, et de retourner le dossier au même décideur ou à un autre décideur du même organisme si elle estime qu’une erreur a été commise et que la décision s’en trouve entachée d’illégalité ou ne fait pas partie des issues acceptables eu égard aux faits et au droit […].

(Yansane au paragraphe  15)

[49]  À l’audience, M. Frémy a affirmé que renvoyer l’affaire à l’arbitre équivaudrait à le livrer pieds et poings liés à la GRC. Je comprends les appréhensions de M. Frémy. Après tout, selon l’article 32 de la Loi, le Commissaire de la GRC constitue l’instance décisionnelle de deuxième niveau; ce n’est que par le truchement d’une délégation que ce pouvoir est exercé par un arbitre. Je suis également conscient de l’écoulement du temps : plus de quatre ans se sont déjà écoulés depuis la démission dont la validité est contestée. Néanmoins, je demeure confiant qu’un arbitre sera en mesure de trancher l’affaire de façon équitable, conformément aux présents motifs. À ce propos, je me permets de citer à nouveau l’arrêt Yansane :

[…] il va de soi qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente.

(Yansane au paragraphe 25)

[50]  Pour résumer, l’arbitre auquel l’affaire est renvoyée devra déterminer si la démission de M. Frémy était valide en fonction du critère pour évaluer la contrainte économique en common law. L’arbitre devra tenir compte de l’ensemble des circonstances, y compris la nature des motifs qui ont conduit la GRC à placer M. Frémy devant le choix entre une démission et un renvoi.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.  la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.  la décision de l’arbitre de second niveau est annulée;

3.  l’affaire est renvoyée à un autre arbitre pour une nouvelle détermination;

4.  l’intimé est condamné aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-872-17

 

INTITULÉ :

ERIC BERNARD FRÉMY c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 mars 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Éric Bernard Frémy

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Marie-Josée Bertrand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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