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Date : 20180328


Dossier : T-1198-17

Référence : 2018 CF 347

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2018

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

YOSHIMI TAKENAKA

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Yoshimi Takenaka, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du ministre du Revenu national refusant partiellement sa demande d’allègement fiscal en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), c 1 (5e suppl.) (la Loi). La demande d’allègement de Mme Takenaka à l’égard d’une pénalité et des intérêts pour production tardive a été accordée pour l’année d’imposition 2012, mais refusée pour l’année d’imposition 2011. La décision a été rendue par un fonctionnaire de l’Agence du revenu du Canada (ARC) agissant comme délégué du ministre (le délégué).

[2]  La pénalité ne concernait pas le non-paiement d’impôts exigibles. Elle a été imposée à l’égard de l’omission de fournir des renseignements à l’ARC.

[3]  En premier lieu, la demande a été présentée contre l’ARC. Le défendeur fait valoir que la demanderesse convient que le procureur général du Canada est le seul défendeur approprié. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

[4]  Pour les motifs suivants, la demande est accordée.

II.  Contexte

[5]  Mme Takenaka s’est représentée elle-même pour cette demande. C’est une personne au foyer. Elle a déménagé au Canada avec son mari et ses trois enfants à titre de résidente permanente en août 2009. Mme Takenaka est citoyenne du Japon et n’est pas anglophone.

[6]  Son mari et elle possèdent conjointement un immeuble locatif aux États-Unis, leur ancienne résidence familiale. En raison de la valeur de la résidence dont une partie lui est attribuée, ils doivent tous deux produire le formulaire « T-1135 Bilan de vérification du revenu étranger » aux termes de la Loi. Son mari le savait et a dûment produit le formulaire avec ses déclarations de revenus pour les années d’imposition en question. Il a inclus le revenu locatif de l’immeuble locatif dans son revenu annuel brut.

[7]  La version du formulaire T1135 antérieure à 2013 énonce ce qui suit : « [r]emplissez et retournez ce formulaire avec votre déclaration de revenus ». Mme Takenaka croyait par conséquent que l’exigence de production ne s’appliquait pas à elle parce qu’à titre de personne au foyer, elle n’avait aucun revenu imposable en 2011 et en 2012 et n’avait pas à produire de déclaration de revenus. Une attribution en son nom d’une partie du revenu locatif ne se serait pas soldée par un revenu imposable. Le Trésor fédéral n’a donc pas subi de perte.

[8]  Le fait que le formulaire ait été révisé en 2013 n’a pas d’incidence. La nouvelle version a laissé tomber la référence à la production « avec votre déclaration de revenus », peut-être en raison d’autres causes dans lesquelles ces termes prêtaient à confusion.

[9]  En 2014, Mme Takenaka a décidé de produire une déclaration pour 2013 afin de réclamer la Prestation fiscale canadienne pour enfants (la PFCE). Elle a également produit des déclarations pour 2011 et 2012 au même moment, parce que la PFCE peut être réclamée rétroactivement. Avec ses déclarations, elle a produit le formulaire T1135 pour chaque année. L’ARC lui a alors envoyé des avis de cotisation pour les années d’imposition 2011 et 2012 pour un montant total de 5 540,87 en pénalités et en intérêts sur arriérés pour son omission de produire des formulaires T1135 en temps opportun. Les pénalités ont été imposées en application de l’alinéa 162(7)a) de la Loi : 25 $ par jour, jusqu’à concurrence de 2 500 $ par année d’imposition, plus les intérêts. Dans le curieux jargon fiscal, ceci a alors créé un « solde » exigible à l’encontre de la demanderesse.

[10]  Mme Takenaka a fait une demande d’allègement fiscal et a fondé sa demande sur les raisons qui suivent : [traduction] « difficultés financières/incapacité de payer » et [traduction] « application inappropriée des règles et des pénalités associées à l’omission de produire le formulaire T1135 ». Parce qu’elle n’était pas obligée de produire une déclaration de revenus, elle n’a pas réalisé qu’elle devait produire le formulaire T1135, a-t-elle expliqué. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas l’intention de dissimuler des renseignements; son mari a produit le formulaire T1135 relativement à la propriété du Michigan et l’ARC savait qu’ils en étaient propriétaires. Parce qu’elle n’a pas de revenus, elle a affirmé qu’il lui est impossible de payer la pénalité.

[11]  Par lettre datée du 24 février 2015, la demande de Mme Takenaka a été rejetée. La lettre énonce que les contribuables [traduction] « doivent » produire une déclaration indépendamment du fait qu’un solde exigible subsiste. Elle énonce également que la production d’un formulaire T1135 constitue une obligation distincte qui doit être satisfaire même si aucun impôt n’est dû. La lettre explique comment l’ARC définit des difficultés financières et que [traduction] « ceux qui sont capables d’emprunter ou d’autrement organiser leurs affaires financières afin de liquider leurs obligations fiscales doivent le faire ».

[12]  Autrement dit, l’ARC a fait savoir à Mme Takenaka qu’elle devait contracter un prêt ou trouver d’autres moyens de payer la pénalité indépendamment du fait qu’elle n’avait pas de revenus imposables en 2011 ou en 2012.

[13]  La lettre énonçait par ailleurs que les décisions d’accorder un allègement étaient guidées par la Circulaire d’information IC07-1 (les lignes directrices) et précisait plus particulièrement qu’un allègement pouvait être accordé à l’égard des pénalités découlant entre autres raisons de ce qui suit :

[traduction]

i.  des circonstances exceptionnelles;

ii.  des actions de l’ARC;

iii.  une incapacité de payer ou des difficultés financières.

[14]  Dans l’établissement d’une cotisation, énonce la lettre, l’ARC évaluera également si le contribuable a :

[traduction]

i.  volontairement respecté ses obligations fiscales, par le passé;

ii.  en connaissance de cause laissé subsister un solde en souffrance;

iii.  fait des efforts raisonnables pour gérer ses affaires;

iv.  agi rapidement pour remédier à tout retard ou à toute omission.

[15]  Il convient de noter une fois de plus que Mme Takenaka n’avait pas d’antécédents à l’égard d’obligations fiscales et n’avait pas laissé subsister un solde en souffrance en connaissance de cause, car elle n’avait aucuns revenus imposables à déclarer. Elle a produit les états nécessaires avec ses déclarations pour les années 2011 et 2012 comme les formulaires le précisaient. Elle n’avait aucune affaire fiscale à gérer avant la décision fatidique de 2014 de réclamer la PFCE. Mais en se fondant sur les lignes directrices et en examinant les renseignements fournis par Mme Takenaka, l’ARC a décidé qu’un allègement n’était pas justifié.

[16]  Mme Takenaka a ensuite produit une demande d’allègement de « deuxième niveau ». Cette demande se fondait sur les mêmes motifs que la première demande. Elle décrivait les difficultés financières qu’entraînerait le versement de la pénalité. Elle a également contesté la suggestion selon laquelle elle devait produire une déclaration de revenus. Elle décrit comment elle considérait que la pénalité était [traduction] « trop sévère » considérant qu’aucun impôt n’était exigible, qu’aucun renseignement n’avait été dissimulé et qu’elle croyait qu’elle respectait toutes ses obligations fiscales. En effet, elle a affirmé qu’avoir su qu’elle ne faisait pas ce qu’il fallait, elle aurait produit le formulaire T1135 en application du « Programme des divulgations volontaires » de l’ARC.

[17]  À l’appui de son argument selon lequel elle a commis une erreur de bonne foi pour laquelle elle ne devrait pas être pénalisée, Mme Takenaka a joint la cause analogue Douglas c La Reine, 2012 CCI 73 (Douglas), de la Cour canadienne de l’impôt, rendue sous le régime de la procédure informelle. Dans cette décision, la juge Woods (tel était alors son titre) a annulé la pénalité due par M. Douglas parce qu’il aurait été déraisonnable pour lui a) de produire sa déclaration de revenus tardivement étant donné qu’il n’avait aucun impôt à payer cette année-là; et b) de conclure à partir des instructions sur le formulaire T1135 qu’il devait seulement produire ce formulaire avec sa déclaration d’impôt.

[18]  La deuxième demande de Mme Takenaka a été examinée par une autre agente de traitement qui a préparé un « rapport de deuxième niveau ». En application des lignes directrices, le rapport énonce que Mme Takenaka n’a pas fait d’efforts raisonnables pour voir au respect de ses obligations fiscales. Les renseignements concernant ces obligations sont publics et, en tant que telles, les circonstances entraînant la production tardive n’étaient pas indépendantes de sa volonté. Il constate les antécédents de respect de ses obligations fiscales de Mme Takenaka à l’égard de la production des formulaires T1135. De plus, le rapport énonce que l’omission de verser la pénalité étant contestée, Mme Takenaka a en connaissance de cause laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés. Sans égard à ses convictions contraires, Mme Takenaka « devait » produire des déclarations de revenus à la date limite puisqu’elle souhaitait être admissible à la PFCE. Il indique par ailleurs que [traduction] « [l]e fait qu’aucun impôt n’était exigible, le fait qu’aucun renseignement n’ait été dissimulé et le fait que les déclarations aient été produites volontairement ne constituent pas des motifs suffisants pour justifier une annulation en application des dispositions d’allègement pour les contribuables de la LIR ». Néanmoins, en considération du respect des obligations fiscales de Mme Takenaka depuis 2013, le rapport a recommandé un allègement partiel.

[19]  Par lettre datée du 29 juin 2017, le délégué a rendu la décision dans laquelle il observe ce qui suit : [traduction]

i.  Mme Takenaka « devait » avoir produit ses déclarations de 2011 et de 2012 « à la date limite » afin de réclamer la PFCE.

ii.  « Tout le monde doit produire une déclaration de revenus » à la date limite même s’il n’y a aucun impôt exigible.

iii.  Mme Takenaka devait déposer son formulaire T1135 à la date limite, même si une déclaration de revenus ne devait pas être produite. La partie « remplir ce formulaire » des instructions relatives au formulaire T1135 énonce que le formulaire doit être envoyé séparément si aucune déclaration de revenus n’est produite.

iv.  Le formulaire T1135 est une déclaration séparée et distincte et est assujetti à différentes règles de pénalité, comme l’indiquent les instructions afférentes.

v.  Il appartient aux contribuables de faire des efforts raisonnables pour respecter leurs obligations fiscales. Les dispositions d’allègement pour les contribuables n’autorisent pas l’annulation des pénalités et des intérêts « lorsqu’une personne choisit d’ignorer les échéances de production ».

vi.  La cause Douglas, ci-dessus, n’est pas un précédent faisant autorité, car elle a été entendue sous le régime de la procédure informelle de la Cour canadienne de l’impôt. L’ARC évalue chaque dossier en fonction du mérite qui lui est propre.

[20]  Toutefois, parce que Mme Takenaka avait entièrement respecté ses obligations fiscales et avait produit des déclarations en temps opportun depuis 2013, le délégué a suivi la recommandation de l’agente de traitement d’accorder un allègement partiel. La pénalité appliquée pour l’année d’imposition 2012 a été annulée tandis que la pénalité pour 2011 a été maintenue.

III.  Questions en litige

[21]  La demanderesse soumet les trois questions suivantes à la Cour :

  1. L’examen de l’ARC relatif aux lignes directrices était-il approprié et équitable selon la liste du rapport faisant suite au deuxième examen? La demanderesse a-t-elle pris des mesures suffisamment raisonnables pour respecter les obligations fiscales?

  2. Un contribuable doit-il vraiment produire une déclaration en temps opportun pour demander la PFCE, comme l’a affirmé l’ARC?

  3. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un précédent faisant autorité, étant données les similitudes extraordinaires, l’ARC ne devrait-elle pas respecter la décision Douglas de la Cour canadienne de l’impôt? Si elle ne le peut pas, la Cour fédérale reconnaîtra-t-elle la similitude et appliquera-t-elle une logique semblable?

[22]  Le défendeur fait valoir, et je suis d’accord, que la question à trancher dans le cadre de la présente demande est celle de savoir si le délégué a raisonnablement exercé sa discrétion en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi en décidant de ne pas annuler les pénalités et les intérêts établis pour l’année d’imposition 2011.

IV.  Dispositions législatives pertinentes

[23]  Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

Allocation canadienne pour enfants

Canada Child Benefit

Définitions

Definition

122.6 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente sous-section.

122.6 In this subdivision,

déclaration de revenu Le document suivant produit par un particulier pour une année d’imposition :

return of income filed by an individual for a taxation year means

a) si le particulier a résidé au Canada tout au long de l’année, sa déclaration de revenu (sauf celle produite en vertu des paragraphes 70(2) ou 104(23), de l’alinéa 128(2)e) ou du paragraphe 150(4)) produite ou à produire pour l’année en vertu de la présente partie;

(a) where the individual was resident in Canada throughout the year, the individual’s return of income (other than a return of income filed under subsection 70(2) or 104(23), paragraph 128(2)(e) or subsection 150(4)) that is filed or required to be filed under this Part for the year, and

b) dans les autres cas, un formulaire prescrit contenant les renseignements prescrits, présenté au ministre. (return of income)

(b) in any other case, a prescribed form containing prescribed information, that is filed with the Minister; (déclaration de revenu)

Déclarations — règle générale

Filing returns of income — general rule

150 (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), une déclaration de revenu sur le formulaire prescrit et contenant les renseignements prescrits doit être présentée au ministre, sans avis ni mise en demeure, pour chaque année d’imposition d’un contribuable:

150 (1) Subject to subsection (1.1), a return of income that is in prescribed form and that contains prescribed information shall be filed with the Minister, without notice or demand for the return, for each taxation year of a taxpayer,

[...]

[...]

Particuliers

Individuals

d) dans le cas d’une autre personne :

(d) in the case of any other person, on or before

(i) au plus tard le 30 avril de l’année suivante, par cette personne ou, si celle-ci ne peut, pour quelque raison, produire la déclaration, par son tuteur, curateur ou autre représentant légal

(i) the following April 30 by that person or, if the person is unable for any reason to file the return, by the person’s guardian, committee or other legal representative (in this paragraph referred to as the person’s “guardian”),

[...]

[...]

Exception

Exception

(1.1) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’année d’imposition d’un contribuable dans les cas suivants :

(1.1) Subsection (1) does not apply to a taxation year of a taxpayer if

[...]

[...]

b) le contribuable est un particulier, sauf si, selon le cas :

(b) the taxpayer is an individual unless

(i) un impôt est payable par lui pour l’année en vertu de la présente partie,

(i) tax is payable under this Part by the individual for the year,

[...]

[...]

Inobservation d’un règlement

Failure to comply

162(7) Toute personne (sauf un organisme de bienfaisance enregistré) ou société de personnes qui ne remplit pas une déclaration de renseignements selon les modalités et dans le délai prévus par la présente loi ou le Règlement de l’impôt sur le revenu ou qui ne se conforme pas à une obligation imposée par la présente loi ou ce règlement est passible, pour chaque défaut 00 sauf si une autre disposition de la présente loi (sauf les paragraphes (10) et (10.1) et 163(2.22)) prévoit une pénalité pour le défaut — d’une pénalité égale, sans être inférieure à 100 $, au produit de la multiplication de 25 $ par le nombre de jours, jusqu’à concurrence de 100, où le défaut persiste.

162(7) Every person (other than a registered charity) or partnership who fails (a) to file an information return as and when required by this Act or the regulations, or (b) to comply with a duty or obligation imposed by this Act or the regulations is liable in respect of each such failure, except where another provision of this Act (other than subsection 162(10) or 162(10.1) or 163(2.22)) sets out a penalty for the failure, to a penalty equal to the greater of $100 and the product obtained when $25 is multiplied by the number of days, not exceeding 100, during which the failure continues.

Renonciation aux pénalités et aux intérêts

Waiver of penalty or interest

220(3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable ou de la société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

220(3.1) The Minister may, on or before the day that is ten calendar years after the end of a taxation year of a taxpayer (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

V.  Norme de contrôle

[24]  Il est constant que la norme applicable à la révision des décisions du ministre en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi est celle du caractère raisonnable : Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 20; Canada Agence du revenu c Telfer, 2009 CAF 23, aux paragraphes 24 à 28; Fung c Canada (Procureur général), 2014 CF 934, au paragraphe 7 [Fung].

[25]  Dans le cadre d’un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable, la Cour peut seulement intervenir si elle est convaincue que la décision était déraisonnable, car elle manque de justification, de transparence ou d’intelligibilité ou qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

VI.  Discussion

[26]  Mme Takenaka conteste la façon dont l’agente de traitement a appliqué les lignes directrices lors de l’évaluation de son dossier, plus particulièrement les conclusions à l’égard de la question de savoir si elle a en connaissance de cause laissé subsister un solde et du respect de ses obligations fiscales. Elle soutient également que le délégué a commis une erreur en concluant qu’elle devait produire une déclaration de revenus pour réclamer la PFCE et, de ce fait, qu’elle n’a pas fait d’efforts raisonnables pour respecter ses obligations fiscales.

[27]  Comme on le verra plus loin, même si l’agente de traitement pourrait avoir appliqué les lignes directrices de façon déraisonnable à certains égards, je ne relève aucune erreur dans la façon dont le délégué a évalué les antécédents de conformité fiscale de Mme Takenaka ou dans la façon dont l’examen de ce facteur aurait dû mener à un allègement total plutôt que partiel. Cependant, je suis convaincu que le délégué a commis une erreur en laissant entendre que Mme Takenaka « devait » produire ses déclarations de revenus à la date limite afin d’être admissible à la PFCE. De plus, il semble que le délégué ait omis de tenir compte des observations de la demanderesse à l’égard de ses difficultés financières.

A.  Pouvoir discrétionnaire du ministre en application du paragraphe 220(3.1) de la Loi

[28]  Le paragraphe 220(3.1) de la Loi donne un vaste pouvoir discrétionnaire au ministre à l’égard de la renonciation ou de l’annulation à tout ou partie d’un montant de pénalité et d’intérêts payable par ailleurs. L’objectif de cette disposition est de permettre au ministre d’accorder un allègement à un contribuable qui ne peut pas satisfaire à une exigence législative en raison de problèmes personnels ou de circonstances indépendantes de sa volonté : Bozzer c Canada, 2011 CAF 186, aux paragraphes 22 à 25 [Bozzer].

[29]  Dans l’arrêt Bozzer, au paragraphe 22, la Cour d’appel fédérale mentionne l’historique du paragraphe 220(3.1). Ce paragraphe a été adopté en 1991 et faisait partie de ce qu’on a appelé les « dispositions d’équité ». Il s’agit de l’une des nombreuses dispositions destinées à donner au ministre la capacité « d’administrer le régime de l’impôt sur le revenu de façon équitable et raisonnable » en « aidant les contribuables à régler des problèmes qui se présentent indépendamment de leur volonté ».

B.  Le délégué a raisonnablement pris en compte les antécédents de conformité fiscale de la demanderesse

[30]  Mme Takenaka conteste la façon dont l’agente de traitement a évalué son cas conformément aux lignes directrices. Elle affirme que le raisonnement de l’agente à l’égard de la question de savoir si elle a « en connaissance de cause laissé subsister un solde » est circulaire et analogue à l’utilisation du fait qu’une personne est poursuivie pour meurtre comme preuve contre elle au même procès. Elle fait valoir qu’il était raisonnable qu’elle attende de payer la pénalité jusqu’à la conclusion de la présente procédure de contrôle judiciaire, plus particulièrement en raison du fait qu’elle alléguait des difficultés financières. Elle fait également valoir que l’agente de traitement a commis une erreur en se concentrant uniquement sur les arguments de son formulaire T1135 en discutant du respect de ses obligations fiscales.

[31]  Je suis d’accord avec Mme Takenaka à l’égard du fait qu’il y a quelque chose de circulaire et d’abusif de tenir rigueur du solde exigible qui est contesté à l’égard de la personne qui conteste l’imposition de la pénalité dans le cadre de la même procédure de contrôle judiciaire. Il est à mon avis également déraisonnable que l’agente ait conclu que Mme Takenaka avait « en connaissance de cause » laissé subsister un solde en souffrance alors que la preuve indique clairement qu’elle ne croyait sincèrement pas qu’elle devait produire le formulaire T1135 à la date limite en 2011 et en 2012. Le délégué ne semble toutefois pas avoir pris en compte l’évaluation négative de l’agente de traitement à l’égard du fait que Mme Takenaka a « en connaissance de cause laissé subsister un solde ».

[32]  En ce qui concerne les antécédents de respect des obligations fiscales de Mme Takenaka, le défendeur allègue, et je suis d’accord, qu’il est clair que le délégué a non seulement amplement examiné les observations de Mme Takenaka à cet égard, mais qu’il s’est appuyé sur elles pour positivement exercer sa discrétion d’accorder un allègement partiel, contrairement à ce que fait valoir Mme Takenaka :

[traduction]

Un examen de votre dossier révèle que vos formulaires T1135 pour les années 2013, 2014 et 2015 ont été produits à temps et vous avez un dossier de conformité semblable à l’égard de la production de vos déclarations de revenus. En outre, les formulaires T1135 pour les années 2011 et 2012 ont été produits le 24 juillet 2014. Par conséquent, nous tiendrons compte de ceux-ci comme une seule communication et le montant de la pénalité totale sera réduit à 2 500 $.

[33]  Cependant, à cet égard, je ne relève aucune erreur dans la façon dont le délégué a traité le respect des obligations fiscales de Mme Takenaka ou dans la façon dont l’évaluation de ce facteur aurait dû mener à un allègement total plutôt que partiel.

C.  Le délégué a déraisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas fait d’efforts raisonnables eu égard aux circonstances et que l’erreur n’était pas causée par les actions de l’ARC

[34]  Les lignes directrices énoncent que les « erreurs dans la documentation mise à la disposition du public qui [amènent] des contribuables à soumettre des déclarations ou à faire des paiements en se fondant sur des renseignements inexacts » constituent des motifs pour accorder un allègement. Je suis d’accord avec Mme Takenaka à l’égard du fait que les instructions relatives au formulaire T1135 antérieur à 2013 ne sont pas claires, prêtent à confusion et, à la limite, sont trompeuses. Il est probable que cela explique pourquoi l’ARC a jugé à propos de modifier son formulaire en 2013. Mme Takenaka n’est pas la première personne à avoir fait cette erreur.

[35]  Dans l’affaire Douglas, précitée, au paragraphe 12, la juge Woods affirme qu’il était « raisonnable pour M. Douglas de joindre le T1135 à la déclaration de revenus » puisqu’il « a simplement suivi les instructions figurant sur le formulaire ». Dans ces circonstances, la juge Woods a jugé qu’« [i]l serait injuste de pénaliser M. Douglas pour le non-respect d’un délai de production dans ces circonstances » (au paragraphe 13).

[36]  Fiset c La Reine, 2017 CCI 63, est une autre cause de la Cour canadienne de l’impôt dans laquelle des pénalités à l’égard du formulaire T1135 étaient en cause. Dans ce dossier, le délégué du ministre avait convenu d’annuler les pénalités au cours de la procédure. Le juge Fournier a souligné ce fait en observant que dans le cas où la pénalité n’aurait pas été annulée, il l’aurait fait, comme dans l’affaire Douglas. Il a précisé : « [à] mon avis, insister à ce que l’appelante subisse les conséquences d’une erreur commise de bonne foi ne pourrait pas profiter à l’administration publique, ni renforcer la confiance envers l’ARC » (au paragraphe 10).

[37]  Comme le fait valoir le défendeur, ces décisions ont été rendues aux termes de la procédure sommaire de la Cour canadienne de l’impôt; une compétence qui diffère considérablement de la compétence de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire n’est pas d’établir ce qui est juste dans les circonstances, mais plutôt si la décision du délégué est raisonnable au sens juridique de la norme décrite ci-dessus. Il couvre une vaste gamme d’issues qui peuvent subjectivement sembler injustes – comme elles le sont pour Mme Takenaka.

[38]  La Cour ne peut pas simplement appliquer le raisonnement de la Cour canadienne de l’impôt dans les décisions Douglas ou Fiset et « annuler » la décision du délégué. Je peux toutefois m’inspirer des opinions exprimées par la Cour canadienne de l’impôt qui a plus de connaissances et d’expérience à l’égard de l’interprétation de la Loi que la Cour. La suggestion du juge Fournier selon laquelle l’objectif de la Loi n’est pas de punir quelqu’un qui fait une erreur de bonne foi constitue un tel exemple. L’opinion de la juge Woods selon laquelle il serait injuste de pénaliser un contribuable qui a suivi les instructions se trouvant sur le formulaire en constitue un autre exemple.

[39]  Le défendeur allègue qu’il existe une certaine jurisprudence de la Cour selon laquelle même si le formulaire prête à confusion, cela ne libère pas la demanderesse de ses obligations aux termes de la Loi : Sandler c Canada (Procureur général), 2010 CF 459, aux paragraphes 12 et 14 (Sandler) et Fung, précitée, au paragraphe 9.

[40]  Il est toutefois possible de distinguer les circonstances du dossier de Mme Takenaka de celles de ces causes. Dans l’affaire Sandler, le demandeur avait des antécédents de productions tardives et l’ARC avait précédemment annulé une pénalité à l’égard de la production tardive d’un formulaire T1135. Contrairement à Mme Takenaka qui a produit sa première déclaration de revenus dans ce pays en 2014, M. Sandler connaissait son obligation de produire un formulaire T1135 en temps opportun. Devant la Cour, il a contesté une pénalité lui étant imposée par principe, car « [l]e formulaire ne faisait état d’aucun revenu qu’il n’avait pas déjà révélé et sur lequel il n’avait pas déjà été imposé » et « [i]l s’agissait d’une simple formalité » au paragraphe 2). Cet argument n’a pas impressionné le juge O’Reilly.

[41]  Dans Fung, la demande d’allègement de la demanderesse se fondait largement sur son allégation selon laquelle il lui avait été impossible de produire une déclaration en temps opportun étant donné sa situation personnelle. Cependant, ayant omis de présenter une preuve appuyant cette allégation, sa demande a été rejetée. Et bien qu’elle ait déclaré qu’elle ne savait pas qu’il y aurait des conséquences à l’égard de la production tardive d’un formulaire T1135, elle n’a pas allégué qu’elle avait été induite en erreur par le formulaire T1135 en tant que tel, contrairement à Mme Takenaka. Son argument principal à cet égard était qu’elle ne savait pas qu’elle devait produire sa déclaration T1135 avant l’échéance prévue par la loi parce qu’elle ne devait aucun montant. Cet argument n’a pas convaincu la juge Mactavish, car le respect des exigences de la loi dépendait entièrement de sa volonté (au paragraphe 9).

[42]  En l’espèce, les motifs du délégué laissaient entendre que Mme Takenaka « devait » produire sa déclaration de revenus avant l’échéance pour être admissible à la PFCE. Le délégué a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Le Guide général d’impôt et de prestations énonce qu’un contribuable qui souhaite être admissible à la PFCE doit produire une déclaration chaque année, même s’il n’y a pas de revenus à déclarer ce qui fait que vous deviez produire votre déclaration de revenus pour les années 2011 et 2012 à la date limite.

[Non souligné dans l’original.]

[43]  Au cours de l’audience, l’avocat du défendeur a reconnu, à juste titre, que le délégué avait commis une erreur dans son interprétation des articles 150 et 122.6 de la Loi à cet égard. La demanderesse n’était pas obligée de produire une déclaration, car elle n’avait pas de revenus imposables. L’exigence de production d’une déclaration a seulement découlé de sa décision de réclamer la PFCE en 2014, ce qu’elle pouvait faire rétroactivement et ce, malgré le fait que l’obligation de produire un formulaire T1135 en temps opportun est indépendante.

[44]  Le délégué a ensuite établi que Mme Takenaka devait également produire le formulaire T1135 à la date limite. En décrivant les exigences de production d’un formulaire T1135, il a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Il appartient au contribuable de veiller à faire des efforts raisonnables pour respecter les exigences de la Loi de l’impôt sur le revenu. Les dispositions d’allègement pour les contribuables n’autorisent pas l’annulation des pénalités et des intérêts lorsqu’une personne choisit d’ignorer les échéances de production.

[Non souligné dans l’original.]

[45]  Il était déraisonnable, selon moi, que le délégué conclue que la demanderesse avait « choisi » d’ignorer les échéances de production. Elle croyait qu’elle n’avait pas d’obligation à cet égard. De plus, contrairement à ce qu’allègue le défendeur, ma compréhension de la décision est que le délégué s’est appuyé sur sa croyance erronée selon laquelle Mme Takenaka devait produire une déclaration de revenus en temps opportun pour justifier sa conclusion selon laquelle la demanderesse n’avait pas fait d’efforts raisonnables pour respecter ses obligations fiscales. Il en ressort que le fait que le formulaire T1135 soit trompeur ou non, Mme Takenaka n’avait pas d’excuse pour ne pas produire ses déclarations de 2011 et de 2012 avant l’échéance. Partant, il n’y avait pas d’excuse pour ne pas produire le formulaire T1135 avant l’échéance.

[46]  Cette lecture de la décision est conforme à l’affidavit du délégué produit dans la cadre de la présente procédure. Dans cet affidavit, il affirme que sa décision était fondée sur le fait que la [traduction] « déclaration T1 de 2011 » de Mme Takenaka « avait été produite tardivement » et qu’elle « devait produire sa déclaration T1 de 2011 en temps opportun, même si elle n’avait pas de revenus à déclarer afin d’être admissible à la [PFCE] ». Comme je l’ai suggéré ci-dessus, il s’agit d’un raisonnement circulaire et erroné. Elle n’était pas obligée de produire une déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2011 avant l’échéance en 2012. L’exigence de production d’une déclaration pour l’année 2011 a découlé de sa décision de réclamer la PFCE en 2014.

[47]  Le fait que l’agente de traitement se soit appuyée sur cette erreur est encore plus évident dans sa recommandation que le délégué a ensuite approuvée.

[48]  Compte tenu de ce qui précède, il est clair que la croyance erronée du délégué selon laquelle Mme Takenaka devait produire une déclaration de revenus en temps opportun a influencé sa conclusion selon laquelle elle n’avait pas agi de façon diligente. On ne peut pas savoir si la même décision aurait été prise, n’eut été l’erreur d’interprétation des obligations de Mme Takenaka aux termes de la Loi. Par conséquent, je suis d’avis que la décision n’est pas justifiée et n’est pas intelligible.

D.  Le délégué a omis de tenir compte des allégations de la demanderesse à l’égard de ses difficultés financières.

[49]  La demande d’allègement de « deuxième niveau » de la demanderesse s’appuyait en partie sur son argument relatif à des difficultés financières. La décision ne traite cependant pas du tout de la question des difficultés financières.

[50]  Il est maintenant bien établi que la validité d’une décision n’est pas mise en doute simplement parce que les motifs fournis n’abordent pas tous les arguments, toutes les dispositions législatives, toute la jurisprudence ou les autres détails soulevés par les parties. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

[51]  Il était loisible au délégué de conclure que Mme Takenaka n’avait pas présenté suffisamment de preuve pour appuyer l’argument relatif à ses difficultés financières. Cependant, le délégué n’a pas traité ce fondement de la demande d’allègement de Mme Takenaka. Il n’en est même pas fait mention. Cela, malgré le fait que sur sa demande d’allègement, Mme Takenaka avait coché seulement deux cases : [traduction] « Difficultés financières/incapacité de payer » et [traduction] « Autres circonstances » et consacrait l’essentiel de sa lettre à expliquer pourquoi elle ne pouvait pas payer la pénalité.

[52]  L’omission de même reconnaître l’argument relatif aux difficultés financières était déraisonnable.

VII.  Conclusion

[53]  Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la décision de ne pas accorder d’allègement pour l’année d’imposition 2011 était déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être accueillie et l’affaire renvoyée au ministre pour réexamen par un autre délégué.

[54]  Pour plus de précision, la décision du délégué d’accorder un allègement pour l’année d’imposition 2012 était raisonnable et ne devrait pas être réexaminée.

[55]  Dans ses observations de vive voix lors de l’audience, Mme Takenaka a demandé que je rende un certain nombre d’ordonnances de nature déclaratoire en ce qui concerne l’ARC et son traitement des particuliers. Aucune d’elle ne relève de la compétence de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire et je ne rendrai pas de telles ordonnances.

[56]  Aucune demande d’adjudication des dépens n’a été faite et la Cour n’a pas d’éléments de preuve à l’égard de dépenses engagées pouvant être réclamées par une partie qui se représente elle-même. Par conséquent, aucune adjudication des dépens ne sera faite.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1198-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’intitulé est modifié de façon à y substituer le procureur général du Canada à titre de seul défendeur.

  2. La demande est accueillie et la question de l’allègement à l’égard de la pénalité et des intérêts établis pour l’année d’imposition 2011 est renvoyée au ministre afin qu’elle soit réexaminée par un autre délégué conformément aux motifs fournis.

  3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1198-17

INTITULÉ :

YOSHIMI TAKENAKA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MARS 2018

COMPARUTIONS :

Yoshimi Takenaka

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Arnav Patel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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