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Date : 20180413


Dossier : IMM-2856-17

Référence : 2018 CF 402

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2018

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

EMMANUEL REYES MONTALVO, LIZBETH HERNANDEZ CARMONA ET LIZBETH HERNANDEZ CARMONA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le 20 octobre 2005, M. Emmanuel Reyes Montalvo (le demandeur principal) s’est enfui au Canada après avoir été torturé par la police ministérielle au Mexique. Plus tard, sa femme et sa fille se sont enfuies également et l’ont rejoint au Canada. Après le rejet de sa demande d’asile en raison d’une possibilité de refuge intérieur viable, le demandeur principal a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (demande CH) en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) le 23 avril 2012.

[2]  La décision CH défavorable qui en a résulté a été renvoyée sur consentement du défendeur, de même que la décision CH défavorable subséquente. Maintenant, la Cour est saisie de la troisième décision défavorable concernant la demande CH du demandeur principal.

[3]  Je conclus que la décision était déraisonnable et je vais accueillir la présente demande pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte

[4]  Emmanuel Reyes Montalvo, sa femme (Lizbeth Hernandez Carmona) et leur fille de 11 ans (dont le nom est aussi Lizbeth Hernandez Carmona) sont nés au Mexique et sont tous des demandeurs dans le présent contrôle judiciaire. Ils ont aussi un fils de 8 ans, Emmanuel Junior, qui est né au Canada. La famille habitait à Calgary (Alberta), mais, en raison de la récession économique extrême de l’Alberta, la famille a déménagé en 2016 à Surrey, en Colombie-Britannique.

[5]  Le 20 octobre 2005, le demandeur principal a fui le Mexique et est venu au Canada, où il a présenté une demande d’asile après avoir été torturé par la police à Veracruz. Il souffre d’un trouble de stress post-traumatique en raison de ces événements.

[6]  Le 24 octobre 2007, la Section de la protection des réfugiés a admis que le demandeur principal a été torturé, mais a rejeté sa demande, parce qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur à Mexico. La femme et la fille du demandeur principal se sont enfuies au Canada le 7 août 2008. Ils ont depuis lors présenté trois demandes CH (le présent contrôle judiciaire vise la troisième demande). Les deux premières décisions ont été renvoyées sur consentement du défendeur.

[7]  La troisième demande CH présentée devant la Cour et qui fait l’objet de contrôle judiciaire a été examinée par un agent d’immigration principal (l’agent). Ce dernier a accordé peu d’importance au facteur d’établissement de la famille, puisque les demandeurs ont récemment déménagé de Calgary, en Alberta (où ils étaient bien établis), à Surrey, en Colombie-Britannique. Ce déménagement, qui s’est produit en raison de la situation économique en Alberta, a affaibli les facteurs concernant l’établissement, parce que la famille n’était plus capable de démontrer le même engagement communautaire, le même degré de bénévolat ou les mêmes relations sociales solides dans leur nouvelle ville de résidence. On a également accordé peu d’importance aux liens familiaux des demandeurs avec le Canada.

[8]  L’agent a examiné un rapport psychologique daté du 27 septembre 2010 écrit par le docteur Davis, un psychologue agréé, qui est spécialisé en trouble de stress post-traumatique/traumatismes. L’agent a accepté le diagnostic de trouble de stress post-traumatique du demandeur principal dans le rapport, mais a conclu également que le rapport n’a pas traité d’autres préoccupations, telles que l’état de santé mental actuel du demandeur. Puisque le demandeur principal surmonte difficilement ce trouble de stress post-traumatique au Canada (où il rencontre également des personnes qui peuvent ressembler à ses tortionnaires), l’agent a conclu que le demandeur principal ne serait pas exposé à un risque de trouble de stress post-traumatique aggravé s’il est renvoyé au Mexique.

[9]  Même si le demandeur principal a indiqué qu’il aurait des difficultés à trouver un emploi, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour soutenir cela, et a souligné ses ressources financières considérables, ainsi que son entreprise canadienne prospère.

[10]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a examiné les lettres écrites par Lizbeth à propos de ses liens avec le Canada, sa crainte du Mexique et les lettres provenant de l’école des enfants à Surrey. L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant qu’elle conservait des liens avec ses amis à Calgary ou à l’égard de sa relation avec son grand-père et son oncle qui habitent également au Canada. L’agent a conclu que le fait d’observer que leur père subissait du stress au Mexique leur causerait du stress et que dans l’intérêt supérieur des enfants, la famille devait demeurer au Canada.

[11]  Le 8 juin 2017, l’agent a conclu que les mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire n’étaient pas justifiées.

[12]  Avant que le contrôle judiciaire soit instruit, les demandeurs devaient quitter le Canada le 5 octobre 2017, comme indiqué dans leurs ordonnances d’expulsion. Le juge Diner a rendu une ordonnance de sursis le même jour.

III.  Question en litige

[13]  La question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV.  Norme de contrôle

[14]  La norme de contrôle à appliquer aux décisions CH est celle de la décision raisonnable (Basaki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 166, au paragraphe 18).

V.  Analyse

[15]  Ce qui ressort tout au long de la décision est l’omission du demandeur principal de déposer un rapport médical à jour. Par exemple, le dossier certifié du tribunal contient des lettres rédigées par l’avocat des demandeurs qui déclaraient qu’ils déposeraient des rapports médicaux à jour. Même si l’agent leur a accordé un long délai pour le faire, aucun rapport ou autre document à jour n’a été déposé. Évidemment, un agent ne doit pas suivre aveuglément chaque rapport médical, mais cela n’était pas la préoccupation de l’agent en l’espèce, puisqu’il n’avait aucun problème à se fonder sur le rapport du docteur dans le dossier. L’agent s’attendait seulement à recevoir un autre rapport.

[16]  On ne peut donc pas reprocher à l’agent le fait que le demandeur principal n’a pas déposé des rapports médicaux ou d’autres documents à jour. Il incombe au demandeur principal de présenter des éléments de preuve, afin de soutenir sa demande, et l’agent ne doit pas effectuer des recherches et présenter des éléments de preuve (comme des documents concernant la situation du pays) afin de soutenir les allégations du demandeur principal.

[17]  En raison de l’absence d’éléments de preuve à jour, l’agent a accordé peu d’importance aux facteurs d’établissement des demandeurs. Par exemple, peu d’éléments de preuve ont été présentés pour démontrer que les enfants étaient établis à Surrey. Le fait de déménager n’est pas une excuse justifiant l’omission de présenter des éléments de preuve. Pourtant, le contexte de la faiblesse de l’établissement de la famille est important : la famille a récemment déménagé en Colombie-Britannique en raison de la récession économique extrême de l’Alberta et, par conséquent, ils n’ont fourni guère plus de renseignements récents que les inscriptions scolaires et les permis d’immatriculation des véhicules d’affaires de la Colombie-Britannique. Le contexte de l’espèce comprend également le fait que la demande CH des demandeurs a été renvoyée pour nouvel examen deux fois antérieurement. La première demande CH a été présentée le 23 avril 2012 et, comme on pouvait s’y attendre, la situation a changé avec le temps. Logiquement, les facteurs d’établissement de la famille tels que leur église, leur école, leur entreprise et les professionnels de la santé, qui étaient importants en Alberta, ont changé à la suite du déménagement.

[18]  Le contexte de tout cela se fonde sur un rapport médical concernant l’effet de la torture terrifiante subie par le demandeur principal lorsqu’il était au Mexique. Le rapport médical explique qu’il y a non seulement des répercussions durables sur le demandeur, mais aussi sur sa vie familiale. La Section de la protection des réfugiés et les agents CH antérieurs ont tous admis que la torture a eu lieu et n’avaient aucune préoccupation concernant la crédibilité.

[19]  Ce qui est préoccupant est le fait qu’après avoir examiné le dossier certifié du tribunal et le rapport médical, l’agent a conclu que le demandeur principal pouvait retourner à Mexico, où il peut se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur, tout en tirant la conclusion suivante, que je peux seulement considérer comme inexplicable. Même si la citation est longue, elle fournira un contexte et, par souci de commodité, j’ai mis en caractères gras les conclusions qui sont préoccupantes :

[traduction]
….. Mes préoccupations ne sont pas fondées sur le doute concernant l’évaluation médicale du docteur Davis et ses connaissances professionnelles, mais plutôt sur l’absence d’un lien évident entre la santé mentale du demandeur et sa vie au Mexique. Le docteur Davis indique que « les symptômes de trouble de stress post-traumatique et la souffrance liée à ce syndrome n’auraient pas diminué avec un refuge intérieur », mais je souligne que les symptômes du demandeur persistent même après avoir passé un temps considérable au Canada et il ne me paraît pas évident que le fait d’habiter au Mexique exposerait le demandeur à des situations qui aggraveraient son trouble de stress post-traumatique. Bien que les incidents traumatisants vécus par le demandeur se soient produits au Mexique, le pays est grand et divers de manière culturelle et géographique. Je ne vois pas bien en quoi le fait d’habiter dans une ville différente au Mexique, comme Mexico, aggraverait le trouble de stress post-traumatique du demandeur en l’absence de menaces continues des personnes qui l’ont agressé. Je reconnais que les associations faites dans le cadre de la santé mentale ne sont pas toujours logiques ou rationnelles, mais il y a peu d’indications selon lesquelles le demandeur associe ses expériences avec le Mexique dans son ensemble plutôt qu’avec les interactions particulières qu’il a eues avec les personnes qui l’ont kidnappé et torturé. Le docteur Davis parle de l’exposition à des personnes qui ressemblent à celles que le demandeur craint comme étant un problème potentiel au Mexique. La signification de cette déclaration n’[sic] pas complètement clair, mais elle fait vraisemblablement référence aux personnes qui semblent être Mexicaines de par leurs caractéristiques physiques, comme les personnes qui ont agressé le demandeur. Cependant, il paraît que le demandeur interagit avec de telles personnes au Canada. Le demandeur a présenté une lettre d’une relation d’affaires qui indique que les personnes employées par le demandeur « sont souvent des Canadiens qui parlent l’espagnol » et qu’il « embauche non seulement des Canadiens qui parlent l’espagnol, mais il paraît également qu’il embauche une variété de nouveaux Canadiens ». Il paraît que son église est également hispanophone. Je reconnais que les termes « hispanophone » et « mexicain » ne sont pas synonymes, mais, étant donné la démographie des personnes qui parlent l’espagnol au Canada, je conclus qu’il est très [sic] probable que le demandeur soit exposé habituellement à des personnes qui « ressemblent » à des personnes ayant des origines mexicaines compte tenu de ses activités au Canada. Malgré la déclaration du docteur Davis selon laquelle le demandeur [traduction] « ne s’en sort pas bien à Calgary », les éléments de preuve présentés par le demandeur concernant son établissement au Canada, particulièrement ses lettres de soutien de ses relations d’affaires et de son église, indiquent qu’il s’intègre très bien dans sa communauté. Je ne dispose que de peu d’éléments de preuve pour pouvoir étayer la déclaration du docteur Davis selon laquelle le fait d’être exposé à des personnes qui ressemblent à des Mexicains mènerait à une détérioration de la santé mentale du demandeur. Je reconnais que la déclaration du docteur Davis est générale et qu’il faisait référence particulièrement aux policiers mexicains qui ont agressé le demandeur. J’ai examiné également les renseignements dont je suis saisi à l’égard de cette possibilité et je souligne que, dans le rapport du docteur Davis, le demandeur déclare [traduction] « Je sais que le Canada est un pays plus sécuritaire, mais j’ai peur parce que je ne sais pas qui ils sont (les policiers de Calgary). » Par conséquent, il paraît que le fait de voir des personnes portant des uniformes de la police en général, même au Canada, a un impact sur le demandeur. Je conclus qu’il y a peu d’indications du fait que le trouble de santé mentale du demandeur s’aggraverait s’il était exposé aux policiers mexicains, puisqu’il est exposé à des personnes qui semblent être des Mexicains au Canada et le fait de voir des policiers au Canada a déjà un impact sur lui. Le docteur Davis déclare que le demandeur [traduction] « n’est pas un candidat pour la santé psychologique dans un renvoi [au Mexique] » […]

Non souligné dans l’original.

[20]  Pour résumer les conclusions de l’agent, le demandeur principal embauche des employées qui parlent l’espagnol et qui « ressemblent » à des Mexicains, des membres de son église à Calgary parlent l’espagnol et le fait de voir des policiers en uniforme à Calgary a un impact sur lui. Le docteur a confirmé qu’il souffre actuellement de trouble de stress post-traumatique. Cela a mené l’agent à conclure que le fait d’aller à Mexico n’aggraverait pas son trouble de stress post-traumatique, parce que cela ne serait pas différent de ce à quoi il est déjà exposé à Calgary/Surrey.

[21]  Cette conclusion est déraisonnable. La torture qui s’est produite aux mains de la police ministérielle du Mexique était horrible. Le rapport médical est clinique et définitif à l’égard du lien entre la torture et le trouble de stress post-traumatique du demandeur principal. Sous la rubrique [traduction] « Une incapacité potentielle découlant de la santé mentale dans un scénario de renvoi », le docteur Davis déclare :

[traduction]
Il y a une forte probabilité que M. Reyes souffre de façon disproportionnée dans tout scénario de renvoi. Il est donc impératif que le lecteur du présent rapport prenne particulièrement soin d’examiner la façon dont la convergence des données empiriques publiées citées dans les références 5 à 8 ci-dessous soutient mes conclusions. La santé mentale de M. Reyes est mauvaise aujourd’hui et son état semble être chronique et s’aggraver. Ses aptitudes personnelles sont bien résumées dans une publication récente du prestigieux Journal of Abnormal Psychology (Journal de psychologie anormale) :

[traduction]
« La torture est une des formes de violence interpersonnelle les plus intenses; une agression contre l’esprit, ainsi que contre le corps. Les personnes qui ont survécu à la torture, comparativement à celles qui ont été exposées à d’autres types de violence, sont plus susceptibles de présenter des symptômes du trouble de stress post-traumatique (TSPT), de dépression majeure et d’anxiété élevée, et ces symptômes mènent souvent à des conséquences graves concernant le fonctionnement quotidien, longtemps après les événements qui les ont déclenchés (page 734) ».

Outre son appartenance à une catégorie de personnes dont le fonctionnement quotidien a été considérablement modifié pendant une période prolongée par la torture, on peut facilement conclure que M. Reyes a très probablement subi un traumatisme cérébral dans la région frontale pendant la phase de torture au cours de laquelle les agresseurs l’ont frappé au visage, alors qu’il portait un masque, avec une batte de baseball et à la tête avec ce qui lui semblait être l’extrémité d’un fusil. Il a déclaré avoir saigné des oreilles après cela, une déclaration qui semble être acceptée au moment de l’audience devant la CISR, même sans un rapport médical pour la soutenir, mais sa déclaration était plus détaillée et, malheureusement, ce détail n’a pas été incorporé dans l’exposé circonstancié personnel. Les personnes qui subissent de tels coups présentent habituellement un traumatisme cérébral à la suite d’une commotion; je conclus, à partir des symptômes cognitifs déclarés de M. Reyes et à partir de la description rétrospective de son état physique après la torture, qu’il a probablement subi une blessure causée par une commotion.

Des études par IRMf sur l’imagerie cérébrale chez les victimes de torture qui ont subi des blessures à la tête deviennent très pertinentes en l’espèce : le docteur Mollica, un expert en traumatisme chez les réfugiés basé à Harvard et respecté depuis longtemps, déclare que des coups majeurs au front/haut de la tête (des blessures traumatiques du front) subis sous la torture causaient souvent des troubles mentaux chroniques associés (liés) qui ne disparaissent pas. De plus, des recherches sur les voies neurochimiques du traitement du trouble de stress post-traumatique montrent une « résistance au traitement » (inefficacité des médicaments) générale et tout aussi décourageante chez les victimes de torture – une inefficacité qui est particulièrement probable de se présenter lorsque le trouble de stress post-traumatique est grave. Le traitement par antidépresseurs (p. ex., Zoloft) est même moins efficace lorsqu’il y a une blessure à la région frontale de la tête ou lorsque l’état de stimulation du trouble de stress post-traumatique est particulièrement grave; chacun de ces cas cause une neurochimie unique d’hyperexcitation et de structure de la mémoire, comme cela a été observé chez M. Reyes. Vous allez très probablement bien comprendre à partir de ce qui précède que M. Reyes n’est un candidat pour aucun traitement psychologique.

[22]  Malgré son opinion médicale concernant le lien entre le trouble de stress post-traumatique du demandeur principal et le Mexique, la préoccupation déclarée par l’agent est l’absence d’un [traduction] « lien évident » entre les deux. L’analyse de l’agent relativement à ce facteur est fondée sur des conclusions déraisonnables à l’égard de la vie du demandeur principal au Canada décrite ci-dessus au paragraphe 5.

A.  L’intérêt supérieur des enfants

[23]  Le défendeur se fonde sur le jugement de la Cour dans Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 661, aux paragraphes 32 à 35, pour indiquer que la décision de l’agent dans l’espèce concernant l’ISE était raisonnable, puisqu’elle correspondait aux éléments de preuve présentés dans le dossier. Le défendeur souligne que l’agent a conclu que pour leur intérêt supérieur, les enfants doivent demeurer au Canada avec leurs parents et il a accordé beaucoup d’importance à cela. Aussi, l’agent a conclu que [traduction] « le fait de voir leurs parents dans la détresse aurait un effet négatif sur les enfants » et [traduction] qu’« il y a peu de renseignements indiquant que les soins et le développement des enfants seraient touchés de manière négative ».

[24]  En réponse à la conclusion de l’agent concernant le renvoi de la famille au Mexique, les demandeurs soutiennent que la conclusion est déraisonnable. Le demandeur principal souffre de trouble de stress post-traumatique et son renvoi au Mexique, où il a été torturé, aura des effets négatifs sur les enfants et cela devrait être défini, détaillé et examiné avec beaucoup d’attention.

[25]  Dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 39, la Cour suprême du Canada a expliqué qu’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants est déraisonnable si l’intérêt des enfants n’est pas bien identifié, défini et examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve :

 Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CF 358 (CA), par. 12 et 31; Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)).

[26]  Dans Cardona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1345, j’ai soumis à un contrôle judiciaire la question de savoir si l’intérêt supérieur des enfants était conforme à la norme dans Kanthasamy dans une demande CH rejetée qui impliquait une mère souffrant d’un trouble de stress post-traumatique. La décision était déraisonnable parce que l’agent avait omis d’examiner les répercussions que subirait l’enfant si la mère était renvoyée dans un pays où il était attendu que son trouble de stress post-traumatique s’aggraverait :

[35] Les observations écrites ne portaient pas expressément sur l’effet de la détérioration de la santé mentale de la mère, en cas de renvoi du Canada, sur l’enfant de trois ans et demi, mais l’agent disposait de la preuve. Les rapports médicaux indiquent que la mère éprouve de vives craintes à l’égard de la sécurité de sa fille en Colombie et que les symptômes manifestés par la mère auraient une influence sur les soins donnés à sa très jeune enfant. Cet aspect de l’ISE n’apparaît aucunement dans l’analyse qu’a effectuée l’agent, et cette preuve n’a pas été prise en compte dans l’appréciation de l’agent.

[27]  En l’espèce, on s’attend à ce que le demandeur principal soit incapable de composer avec son trouble de stress post-traumatique, peu importe qu’il soit au Canada ou au Mexique, mais s’il est renvoyé au Mexique, l’opinion médicale indique qu’il souffrirait de manière disproportionnée. La Cour a reconnu que certaines difficultés sont inhérentes à un renvoi du Canada, comme le fait de quitter des amis, des membres de la famille, sa communauté et sa résidence (Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000) 10 Imm LR (3d) 206, au paragraphe 12 (CF)).

[28]  Mais, ces difficultés ne sont pas nécessairement « inhérentes » lorsque le demandeur principal souffre considérablement d’un trouble de stress post-traumatique. En ce qui concerne les faits de l’espèce, la perte d’accès à ces ressources (les amis, les membres de la famille, la communauté et la résidence) peut avoir une grande incidence sur l’analyse des difficultés concernant l’intérêt supérieur des enfants. En l’espèce, l’agent indique seulement [traduction] « qu’il y avait peu de renseignements » sur la façon dont les soins des enfants seraient négativement touchés.

[29]  Le « peu de renseignements » qui n’ont pas été examinés comprend les renseignements figurant dans le rapport médical sous la rubrique [traduction] « Exécution satisfaisante des responsabilités familiales dans le cas d’un renvoi ». Le docteur Davis a expliqué qu’il est très probable que le demandeur principal se réfugie dans un isolement asocial au Mexique :

[traduction]
Comme il a été déclaré, M. Reyes ne s’en sort pas bien à Calgary. Il est capable de travailler, mais son intégration sociale et familiale générale est compromise en raison des effets du trouble de stress post-traumatique. Par exemple, il a un mauvais contrôle émotionnel et crie sur sa femme sans motif; il ne l’a jamais agressée physiquement. En plus, son comportement à l’égard des enfants est compromis. Il se méfie de la plupart des personnes dans son environnement professionnel et social (veuillez consulter la section relative à l’entretien ci-dessus). Ces symptômes, combinés à des caractéristiques dépressives (désespoir, hyperexcitation et peur paranoïaque, par exemple), font en sorte qu’il est fort probable que M. Reyes se réfugie dans un isolement asocial au Mexique. S’il ne peut pas marcher sans craindre une hypervigilance dans un centre commercial à Calgary, il est difficile d’imaginer comment il s’intégrerait dans un environnement où il verrait quotidiennement des personnes ayant davantage une ressemblance physique avec celles qu’il craint. Dans le cadre du trouble de stress post-traumatique, c’est la ressemblance avec l’expérience traumatisante et l’association à cette dernière qui mène à l’expression des symptômes. Ce n’est peut-être pas logique, mais cela s’explique entièrement par les accommodements biologiques qui ont lieu après un traumatisme physique et mental. Il n’y a rien dans mon examen de M. Reyes qui ressort à titre d’indication qu’il serait une exception à cette règle.

[30]  Étant donné qu’il y avait des éléments de preuve dans le rapport médical (comme il est mentionné précédemment), un facteur important concernant l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été analysé. Malgré la conclusion selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants était un facteur favorable, l’agent a omis d’analyser les difficultés auxquelles les enfants feraient face si la famille était renvoyée au Mexique, alors que leur père souffre de trouble de stress post-traumatique. Il est important pour l’agent d’accorder le poids approprié à chaque facteur afin que ces facteurs puissent être raisonnablement équilibrés. Puisque la décision pourrait être touchée par le fait d’accorder un poids différent à ces facteurs, je conclus que la décision est déraisonnable.

[31]  Toutes les autres questions ne seront pas traitées, puisqu’il est suffisant d’accueillir la présente demande en raison des erreurs mentionnées antérieurement.

[32]  La décision sera annulée et réexaminée par un autre décideur. Les demandeurs doivent être autorisés à déposer des éléments de preuve et des observations à jour, vu le temps qui s’est écoulé et leur déménagement dans une autre province.

[33]  Aucune question à certifier n’a été proposée, et il ne s’en est posé aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2856-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et la décision est annulée et renvoyée pour nouvel examen.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2586-17

 

INTITULÉ :

EMMANUEL REYES MONTALVO ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Nico Breed

 

Pour les demandeurs

Camille N. Audain

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nota Bene Law

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

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