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Date : 20180416


Dossier : T-1813-14

Référence : 2018 CF 410

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Léopold Yodjeu, le demandeur, a intenté une action contre Sa Majesté La Reine qui aura mené à un grand nombre d’incidents qui ont dû être l’objet de décisions de la Cour présidée par des juges autres que le soussigné, et plusieurs décisions de la Cour d’appel fédérale. Les ordonnances et motifs du soussigné l’étaient toutes dans le cadre de la requête pour jugement sommaire. Il ne sera pas nécessaire de revenir indûment sur ces incidents puisque la seule décision à être rendue en l’espèce est relative à la requête en jugement sommaire de la défenderesse.

I.  Remarques liminaires

[2]  Il n’a pas été simple de finalement tenir la séance du 24 octobre 2017 pour y entendre la requête en jugement sommaire. La défenderesse avait annoncé le 17 mai 2016 son intention de présenter une requête en jugement sommaire, bien avant que ne soit dû le mémoire relatif à la conférence préparatoire que le demandeur cherchait alors à expédier. Cette requête a été déposée le 5 juillet 2016.

[3]  La requête devait être entendue le 16 novembre 2016, suite à la directive du juge en chef de cette Cour du 26 août 2016. Cependant, M. Yodjeu n’était pas présent le 16 novembre; il était incommodé au cours de la nuit précédente. Par ailleurs, l’épouse du demandeur, madame Mbakop, avait déposé le 2 novembre 2016 une requête qui semblait d’abord et avant tout vouloir rechercher à intervenir au dossier. Mme Mbakop n’était pas non plus présente le 16 novembre. Retracée par la Cour, elle a été entendue sur sa requête et une ordonnance était rendue par monsieur le juge Leblanc le 18 novembre. Par ailleurs, la requête en jugement sommaire de la défenderesse n’a pas été entendue en raison de l’absence de M. Yodjeu.

[4]  L’audition de la requête a donc été fixée pour les 4 et 5 octobre 2017 (directive du juge en chef du 1er juin 2017). Le demandeur avait entretemps fait des requêtes pour ajouter des affidavits et pour faire rejeter la requête en jugement sommaire. Mme Mbakop avait quant à elle demandé l’annulation de la décision du juge LeBlanc invoquant les alinéas 399(1)b), 399(2)a) et 399(2)b) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106).

[5]  Ayant été désigné pour entendre ces affaires les 4 et 5 octobre 2017, le soussigné a émis une directive le 4 août 2017 afin de prévoir un ordre pour les différentes requêtes pendantes devant faire l’objet d’une disposition avant d’entendre la requête de la défenderesse en jugement sommaire. Ces requêtes visaient l’addition de pièces (requêtes des 2 juin et 20 juillet 2017), la requête de Mme Mbakop en annulation ou modification de l’ordonnance du juge LeBlanc et une requête en radiation des affidavits au soutien de la requête pour jugement sommaire de la Couronne, menant au rejet de ladite requête en jugement sommaire. La directive indiquait aussi les attentes quant à la durée des interventions sur chacune des requêtes.

[6]  Mais, de toute évidence, le demandeur et son épouse refusaient de participer puisqu’ils faisaient une « demande de directive » par laquelle on demandait la remise de l’audition des 4 et 5 octobre 2017. Pareille demande avait été rejetée par Monsieur le juge Bell, du Banc (et confirmé par écrit grâce à une ordonnance du 2 octobre 2017), et le demandeur indiquait dans un écrit du 25 septembre 2017, qui n’était pas une requête, vouloir en appeler de la décision de mon collègue. Ma directive du 29 septembre confirmait qu’une intention d’en appeler d’une ordonnance ne comporte aucun sursis. Elle avisait aussi les parties qu’elles étaient attendues les 4 et 5 octobre. D’abondant, elle indiquait que l’allocation du temps serait aussi souple que possible. Mme Mbakop était avisée par une autre directive du même jour qu’elle était attendue le 4 octobre. Elle a aussi été formellement avisée que « (s)i Mme Mbakop ne se présente pas au lieu et à la date désignés, la Cour entendra les représentations des avocats du Procureur général pour la suite des choses ».

[7]  Ni Mme Mbakop, ni M. Yodjeu n’étaient présents le 4 octobre 2017. De fait, des écrits avaient été acheminés à la Cour prévenant celle-ci de leur absence (lettre du 3 octobre et courriel du 4 octobre, à 7h38).

[8]  Ayant choisi de ne pas se présenter, la règle 38 trouvait application. Par ordonnance signée le 5 octobre, la Cour déclarait que les requêtes incidentes du demandeur pouvaient faire l’objet d’adjudication sur la foi du dossier monté par M. Yodjeu. Quant à la requête de Mme Mbakop, elle devait être traitée comme une requête en vertu de la règle 369; la Cour permettait à Mme Mbakop de présenter une réplique écrite. Mme Mbakop s’est prévalue de cette possibilité. Par ailleurs, la Cour a cru que c’était une sanction sévère que de procéder à l’adjudication de la requête en jugement sommaire sans entendre de vive voix M. Yodjeu. C’est ainsi que l’audition de la requête principale a été remise au 24 octobre 2017. Cette fois, M. Yodjeu était présent. Il a présenté ses excuses à la Cour et elles ont été acceptées.

[9]  Quant aux requêtes préliminaires, la Cour en a disposé et elles ont fait l’objet d’ordonnances les 19 et 20 octobre 2017 :

  • 2017 CF 929 : rejet de la demande d’annulation de l’ordonnance du juge LeBlanc refusant l’intervention de Mme Mbakop;

  • 2017 CF 939 : plusieurs des affidavits proposés par M. Yodjeu sont acceptés pour dépôt;

  • 2017 CF 940 : rejet de la requête de M. Yodjeu (déposée le 25 mai 2017 et amendée le 26 juillet 2017) :

    • provision pour frais;
    • désignation d’un arbitre;
    • forcer les avocats de la défenderesse à produire des affidavits;
    • radiation des affidavits de la défenderesse menant au rejet de la requête en jugement sommaire.

M. Yodjeu avait aussi demandé l’ajout de pièces (au total 7). La Cour a préféré rendre admissibles ces pièces, même si des doutes sérieux sur leur admissibilité perduraient, appliquant en cela une règle de prudence. Ce serait à M. Yodjeu à en faire une utilisation judicieuse.

[10]  Enfin, la procédure devant la Cour aura été pimentée par des recours indépendants intentés par le demandeur. Dans un cas, il semble s’en prendre au refus de la Commission canadienne des droits de la personne de traiter de son cas; dans l’autre, le Commissaire à la vie privée a déjà conclu que deux plaintes du demandeur sont fondées puisque le gouvernement a répondu à deux demandes hors des délais prescrits (dans un cas 63 jours et dans l’autre 42 jours). Ces recours sont sans pertinence par rapport à la question qui se pose à cette Cour : l’action en dommages-intérêts peut-elle survivre à la requête en jugement sommaire?

II.  L’action intentée

[11]  M. Léopold Camille Yodjeu Ntembe déposait une déclaration à la Cour fédérale le 22 août 2014. Essentiellement, le demandeur se plaint du traitement qui a été fait de sa demande de parrainage de son épouse et de son enfant qui étaient demeurés au Burkina Faso alors que lui avait obtenu la résidence permanente au Canada.

[12]  Le demandeur ne bénéficie pas des services d’un avocat, outre certains avis qu’il aurait reçus lors de certaines des péripéties qui se sont développées après le dépôt de sa déclaration. Celle-ci n’est pas limpide. Ce qui suit est tiré directement de la déclaration.

[13]  Il appert de la déclaration que M. Yodjeu est résident permanent du Canada depuis le 12 février 2012. Il indique être retourné à Paris deux semaines plus tard pour y travailler. Il semble qu’il y ait eu « rupture de contrat » peu de temps après puisqu’il dit avoir été de retour le 1er mai 2012. Dès le 3 mai 2012, il envoyait la demande de parrainage de sa famille immédiate; les services de Poste Canada auraient été utilisés.

[14]  Le demandeur dit avoir procédé à un changement d’adresse auprès du Ministère de la Citoyenneté et Immigration Canada environ un mois et demi plus tard; la date n’est pas précisée et ledit changement aurait été fait par téléphone. Aucune précision n’est donnée sur ce changement d’adresse.

[15]  Il semble que la question de la résidence de M. Yodjeu se soit posée dans le traitement de sa demande de parrainage dès lors. En effet, la demande de parrainage a été refusée dès le 7 août 2012. M. Yodjeu prétend ne pas avoir reçu cet avis. Quoi qu’il en soit, il reconnaît avoir reçu l’avis de refus en novembre 2012. C’est alors qu’il a cherché à faire la preuve de sa résidence canadienne avec ce qu’il avait en sa possession (contrat de travail, bulletin de paie, bail).

[16]  Après le rejet de la demande de parrainage, le traitement du dossier, s’agissant de la demande de résidence permanente pour son épouse et leur fille malgré le refus de la demande de parrainage, a été remis à l’ambassade du Canada au Sénégal. La décision est prise le 22 mai 2013 de refuser la résidence permanente parce que le décideur n’est pas convaincu de la résidence de M. Yodjeu. La décision du 22 mai étant imparfaite, elle est amendée dans le 4 juin 2013. D’autres documents soumis dans l’intervalle ne changent pas la décision prise.

[17]  Le 28 septembre 2013, le demandeur porte plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne; la déclaration indique que la plainte est relative à « la prestation de services de ma famille » (para 16c)).

[18]  Le demandeur avait porté en appel le rejet de la demande de résidence permanente aussitôt avisé du rejet en juin 2013. En décembre 2013, le demandeur est avisé par Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] qu’on recommandait à la Section d’appel de l’immigration [SAI] que l’appel formé contre le refus de conférer la résidence permanente le 4 juin 2013 soit accueilli. La SAI devait faire droit à l’appel, sans audition vu la concession faite de concéder l’appel, en janvier 2014. C’est en juillet 2014 que le droit à la résidence permanente des personnes parrainées a été concrétisé.

[19]  Le demandeur soumet donc que :

  • la défenderesse, par ses préposés, a agi sans compétence ou l’a outrepassée;
  • n’a pas exercé un principe d’équité procédurale, soit qu’un agent d’immigration doit favoriser un demandeur en cas de doute;
  • la décision était entachée d’une erreur de droit. L’erreur de droit alléguée est que le refus original était fondé sur une erreur quant à l’adresse de résidence à Montréal, erreur qui a été constatée puisque la SAI a conclu que l’appel de M. Yodjeu devait être accordé;
  • la décision est entachée d’une erreur de faits qualifiée d’erreur commise de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont on dispose. Cette fois, le demandeur allègue des malversations par une personne employée à l’ambassade du Canada à Dakar;
  • le dossier interne de CIC a été corrompu par un agent de CIC pour empêcher la réception par le demandeur des avis de refus de la demande de parrainage à trois reprises. Il y aurait fraude et faux témoignages. Le demandeur allègue l’incompétence de « SOW », qui sera plus tard identifié comme monsieur Steven Owen; celui-ci a produit un affidavit en soutien à la requête en jugement sommaire de la défenderesse où il apporte un éclairage sur cette affaire;
  • M. Owen et l’employée engagée localement à Dakar ont agi de façon contraire à la loi.

[20]  Cherchant probablement à articuler une cause d’action, le demandeur allègue un « conflit d’intérêt [sic] en bande organisée avec ramifications à l’internationale [sic] » au sujet de l’employée locale au Sénégal. Celle-ci, d’origine sénégalaise, aurait traité le dossier de résidence permanente de Mme Mbakop et la fille du couple alors même que le demandeur avait un contentieux avec son directeur général à Ecobank, un Sénégalais qui aurait harcelé le demandeur alors qu’il était employé d’Ecobank. Le fait que son dossier aurait été traité par une Sénégalaise (elle recevait les courriels de M. Yodjeu) serait le fruit d’un système de collusion (déclaration, para C-1a). Le demandeur ajoute qu’alors qu’il était pressenti par Ecobank pour joindre leurs rangs, il recevait des appels téléphoniques suspects « du même style que j’en ai reçu au Canada ». Cela fait en sorte que le demandeur soupçonne qu’il y aurait eu par « CIC divulgation d’informations personnelles et confidentiels [sic] dans le but de nuire et d’atteindre à la sécurité de ma famille » (déclaration, para C-1b)).

[21]  Le demandeur soumet aussi que le système d’information de CIC a été manipulé frauduleusement. Pour en venir à cette allégation, M. Yodjeu centre ses prétentions sur M. Steven Owen, le fonctionnaire de CIC qui a d’abord traité la demande de parrainage en août 2012. Puisque le demandeur prétend avoir complété un changement d’adresse en juin 2012, il refuse d’accepter que le courrier envoyé à trois reprises selon lui entre août 2012 et novembre 2012 ait pu l’être. Ainsi, il prétend que M. Owen est vraisemblablement Sénégalais, comme l’employée engagée localement à l’ambassade du Canada à Dakar et le directeur général d’Ecobank qui aurait harcelé M. Yodjeu, ce qui expliquerait les faux semblants relatifs aux refus de sa demande et l’imbroglio au sujet des envois par courrier des refus à répétition. Le demandeur déclare qu’« (i)l est claire [sic] comme l’eau de roche que ces personnes sont de mêche et ferait [sic] parti [sic] – c’est mon point de vue – d’un système parfaitement huilé basé sur la collusion et à même de contourner le système de contrôle de CIC  » (déclaration, para C-2).

[22]  Finalement, le demandeur traite de sa compréhension de l’article 130 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) [Règlement] qui requiert que qui fait une demande de parrainage au titre du regroupement familial doit être résident du Canada. Ici, le demandeur cherche à expliquer pourquoi une adresse à Paris apparaissait à la demande de parrainage pour des personnes résidant au Burkina Faso. Le demandeur dit avoir choisi de poster la demande de parrainage du Canada le 3 mai 2012, deux jours après son arrivée de Paris. Le demandeur déclare « avoir choisi de poster ma demande à partir du Canada...L’adresse de Paris était temporaire et j’avais prévu le [sic] changer à mon arrivé [sic]. J’ai effectué le changement d’adresse un mois et demi après mon arrivé [sic] et près de deux mois avant la décision de refus de Mississauga (agent SOW) » (déclaration, para C-31). À la déclaration, nous n’avons ni la date précise d’une mesure si importante, ni la preuve outre l’indication du demandeur qu’il aurait parlé à un « agent en charge du changement d’adresse ». Le demandeur n’offre aucune précision à cet égard.

[23]  M. Yodjeu prétend à des dommages de l’ordre de 1 444 000$. Beaucoup de ces dommages « directs », de fait la grande majorité, seraient pour dommages prétendument subis par l’épouse de M. Yodjeu et leur fille. De fait, la défenderesse devait prétendre que le demandeur plaidait illégalement pour autrui. Du montant de 184 000$ en dommages directs, seulement 10 000$ sont demandés pour M. Yodjeu.

[24]  Les dommages indirects sont davantage réclamés en compensation pour M. Yodjeu lui-même. Mais pas tous. Ils sont ventilés ainsi :

  • stress moral et financier : 200 000$

  • opportunité de carrière d’enseignement/chercheur : 500 000$

  • perte liée à détérioration de la cote de crédit : 100 000$

  • stress psychologique : 250 000$

  • adhésion de Mme Mbakop à l’ordre québécois des médecins : 200 000$

  • fils du demandeur né dans des conditions qui auraient pu entraîner une fausse couche : 10 000$

[25]  Le demandeur dit sans explication qu’il a été empêché directement et indirectement de générer des revenus, devant ainsi épuiser la totalité de ses épargnes.

III.  La défense

[26]  La défense venait dans le mois qui suivait le dépôt de la déclaration. La partie défenderesse y faisait essentiellement une dénégation générale. La défense initiale, datée du 23 septembre 2014 a été amendée le 26 février 2016. L’autorisation d’amender a été conférée le 21 mars 2016. Monsieur le protonotaire Morneau qui gérait l’instance écrivait à son ordonnance :

VU que la Cour est satisfaite qu’il est juste et dans l’intérêt de la justice de permettre les amendements recherchés par la défenderesse puisque ces amendements visent à corriger des erreurs à la défense initiale et que les amendements proposés visent à mieux permettre à cette Cour de répondre au mérite aux véritables questions en litige.

La défense amendée constitue donc la défense à l’action telle qu’intentée. Ce sont la déclaration et la défense amendée qui constituent le cadre juridique dans lequel le litige doit s’inscrire. Mais les déclaration et défense amendée ne suffisent pas. Encore faut-il prouver les allégations qu’on y retrouve.

[27]  La défenderesse plaidait sa version des faits. Ainsi, on souligne que le demandeur indiquait au formulaire d’engagement de parrainage envoyé le 3 mai 2012 que son adresse postale et domiciliaire était à Courbevoie, en France (la demande de résidence permanente de Mme Mbakop a été déposée le 3 mai 2012 également). Son questionnaire de répondant préparé le 18 avril 2012 affirmait qu’il habiterait en France jusqu’au 1er mai 2012, sans pour autant fournir une adresse après cette date. M. Yodjeu n’indiquait pas davantage la date de la fin de son emploi, alors même qu’il indiquait travailler à titre de consultant bancaire en France.

[28]  Selon la défenderesse, le changement d’adresse du demandeur a été fait le 4 juillet 2012. Ce changement aurait été enregistré dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux [SSOBL], une banque de donnée utilisée par CIC et l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] pour le traitement des dossiers d’immigration au Canada. Cependant, il n’a pas été inscrit au Système mondial de gestion des cas [SMGC] qui est venu remplacer SSOBL et un système utilisé pour le traitement des dossiers d’immigration à l’étranger [STIDI].

[29]  C’est le 7 août 2012 qu’un avis de rejet de la demande de parrainage a été émis par une lettre datée du même jour.

[30]  La défenderesse plaide que le demandeur était inéligible parce que l’obligation de résidence était défectueuse. Le formulaire de demande de parrainage indiquait que le Canada n’était pas son seul pays de résidence. Au questionnaire du répondant, soit M. Yodjeu, il indiquait ne pas habiter au Canada à ce moment. L’adresse postale donnée par le demandeur était en France, de même que le numéro de téléphone donné. En plus, l’adresse de retour pour la demande de parrainage postée au Canada était en France.

[31]  La défense est précise quant à l’obligation de résidence. L’examen de l’article 130 du Règlement ne suffit pas. Il faut aussi référer à l’article 133 du Règlement pour comprendre que l’obligation de résidence au Canada s’étend du dépôt de la demande de parrainage jusqu’à la décision.

[32]  L’avis de décision du 7 août 2012 a été retourné le 27 septembre 2012 et indiquait que le destinataire n’était pas identifiable. On comprend ainsi que M. Yodjeu n’a pas reçu la décision du 7 août 2012.

[33]  Un changement d’adresse a été communiqué à CIC le 19 octobre 2012 alors que le demandeur aurait communiqué avec le Centre d’appel à Montréal. Correction faite de l’adresse grâce au changement d’adresse effectué, c’est donc le 2 novembre 2012 que la lettre du 7 août a été acheminée à M. Yodjeu. La lettre avisant du rejet de la demande de parrainage portait la date du 2 novembre.

[34]  C’est ainsi qu’une nouvelle phase du dossier s’est enclenchée le 9 novembre 2012 lorsque le demandeur a, par courriel, allégué résider au Canada depuis tôt en mai 2012. Des documents ont été fournis par le demandeur le 19 décembre 2012 cherchant à démontrer qu’il résidait au Canada depuis quelques temps. Comme on le verra, ces « preuves » ne remontaient qu’à août 2012.

[35]  Malgré le refus du 7 août 2012 (ou du 2 novembre), le demandeur avait indiqué dans sa demande de parrainage vouloir que l’étude de la demande de résidence permanente continue; cela explique les nouvelles communications du demandeur dès septembre 2012 et c’est ainsi que les nouveaux documents et informations soumis par M. Yodjeu ont été acheminés par CIC à Dakar, au Sénégal, où la demande de résidence permanente était traitée. Ils y ont été reçus le 23 février 2013. La demande de résidence permanente de l’épouse et de la fille de M. Yodjeu était rejetée le 22 mai 2013 (lettre de rejet amendée le 4 juin 2013 pour corriger une erreur dans le nom du répondant).

[36]  Le rejet de la demande de résidence permanente était porté en appel devant la SAI le même jour. Par ailleurs, un permis de travail ou d’étude, qui permet la résidence temporaire, était accordé à Mme Mbakop le 5 septembre 2013; le même jour, un visa de résident temporaire était émis au profit de la fille du couple. Le 18 septembre 2013, Mme Mbakop et la fille du couple arrivaient au Canada. Mais l’appel devant la SAI suivait son cours.

[37]  Le 12 décembre 2013, le ministre, par l’intermédiaire de l’une de ses agentes, consentait à l’appel et l’appel était donc accueilli le 27 décembre 2013, faisant en sorte qu’une nouvelle étude par un décideur différent était ordonnée par la SAI selon la procédure habituelle. Pour semble-t-il compléter l’examen, des renseignements et des documents supplémentaires ont été demandés les 15, 19 et 23 mai 2014. Le statut de résident permanent a été conféré à Mme Mbakop et sa fille le ou vers le 30 juin 2014.

[38]  Ainsi, Sa Majesté la Reine plaide que ses préposés n’ont commis aucune faute donnant ouverture à des dommages-intérêts. Si préjudice a été causé, il est dû à la négligence de M. Yodjeu dans la préparation de sa demande de parrainage où la résidence au Canada en temps utile n’est pas établie. C’est aussi la négligence du demandeur quant au changement d’adresse qui est une source des difficultés rencontrées par le demandeur. Qui plus est, les délais dans le traitement du dossier étaient raisonnables compte tenu des nombreuses demandes de parrainage.

[39]  La défense amendée note au paragraphe 41 que si le demandeur avait fourni des renseignements et preuves pour établir sa résidence, dès le dépôt de la demande de parrainage, la demande de parrainage et la demande de résidence auraient pu réussir plus tôt.

[40]  La défense a aussi porté directement sur l’allégation de conflit d’intérêts de l’employée sénégalaise à l’ambassade du Canada à Dakar. Il appert que M. Yodjeu se serait plaint le 28 août 2013 au Centre d’appel de CIC à Montréal. La défenderesse plaide que ladite employée ne connaissait pas M. Yodjeu. Son emploi à l’ambassade consistait entre autres à effectuer des entrées dans le système mondial de gestion des cas [SMGC]; elle fit deux entrées relativement au dossier du demandeur, une le 19 février 2013 pour accuser réception de documents envoyés par le demandeur et une le 4 juin 2013 pour corriger une erreur relevée par le demandeur après réception de l’avis de refus du 22 mai 2013. La défenderesse plaide que le dossier du demandeur était entre les mains d’une autre employée chargée de rendre ces décisions. De fait, l’employée engagée lorcalement accusée de conflit d’intérêts n’avait aucun pouvoir décisionnel de quelque nature que ce soit.

[41]  Mais il y a plus. L’ambassade du Canada à Dakar s’est plainte du harcèlement dont aurait fait preuve le demandeur. En effet, à la suite de sa plainte du 28 août 2013, M. Yodjeu était informé le 2 septembre 2013 que la personne ne possédait aucun pouvoir décisionnel. C’est alors que le demandeur a fait porter son allégation, le 4 septembre 2013, sur sa prétention que cette personne et lui avaient travaillé pour la même banque. La défenderesse plaide l’erreur à cet égard, l’une ayant travaillé pour Ecobank-Sénégal et l’autre pour Ecobank-Cameroun, deux entités légales distinctes. De plus, la défenderesse plaide que le demandeur a tenté par différents moyens d’entrer en contact avec cette personne à l’extérieur du travail, forçant cette personne à fermer ses comptes sur des médias sociaux. Les allégations se poursuivaient le 30 septembre 2013. Cela devait mener à une réponse formelle de CIC le jour même où on réitérait que le dossier avait été traité de façon appropriée et décrétant une suspension des communications jusqu’à ce que l’appel soit décidé.

[42]  Pour ce qui est des dommages allégués, la défenderesse déclare n’avoir aucune responsabilité. De toute manière, ils seraient injustifiés et grossièrement exagérés en plus de ne pas être établis. Enfin, le demandeur plaide pour autrui lorsqu’il demande réparation pour son épouse et leur fille.

IV.  Les incidents menant à la requête en jugement sommaire

[43]  Par ordonnance du 11 janvier 2016, le juge en chef de cette Cour notait que 360 jours s’étaient écoulés depuis la délivrance de la déclaration (22 août 2014) sans qu’aucune demande de conférence préparatoire ne soit déposée, ce qui l’amenait à nommer monsieur le protonotaire Morneau à titre de juge responsable de la gestion de l’instance.

[44]  Un échéancier était soumis par les parties le 1er février 2016 (un avocat pour défendre les intérêts de M. Yodjeu était alors au dossier). L’échéancier entériné par le protonotaire Morneau par ordonnance du 4 février 2016 prévoyait que la défenderesse pouvait amender sa défense au plus tard le 29 février et que la demande de conférence préparatoire devait être présentée au plus tard le 31 mai 2016.

[45]  La Cour n’entend pas relater les nombreux incidents et escarmouches qui ont jalonné l’évolution de ce dossier en 2016. Il n’est peut-être pas inutile de référer à un incident en mai 2016.

[46]  M. Yodjeu croyait, à tort, que son action pourrait être entendue avant la fin de l’année 2016. Mais pour ce faire, encore fallait-il la tenue de la conférence préparatoire pour laquelle l’échéance du 31 mai 2016 avait été fixée, par ordonnance du 4 février 2016, pour le dépôt du mémoire relatif à la conférence préparatoire. Or, les avocats de la défenderesse refusaient de fournir leurs disponibilités pour une telle conférence tant que le demandeur ne se serait pas fixé au sujet des dommages allégués à l’égard de son épouse et de leur fille.

[47]  De fait, le 12 mai 2016, le demandeur annonçait vouloir ajouter comme demandeurs son épouse et leur fille. Cela a suscité un échange de correspondance menant à l’ordonnance du protonotaire Morneau du 20 mai 2016 où il suspendait l’échéancier décrété le 4 février 2016. Tout cet épisode est relaté aux paragraphes 17 à 27 de l’ordonnance du 20 octobre 2017 (2017 CF 940).

[48]  Ce qui est pertinent de cet échange de correspondance à la requête en jugement sommaire est que la défenderesse annonçait clairement, et formellement dès le 17 mai 2016, qu’une requête en jugement sommaire serait présentée et que le demandeur n’était pas autorisé à plaider pour autrui.

V.  La requête pour jugement sommaire

[49]  Un avis de requête a été déposé le 5 juillet 2016; la défenderesse se prévalait de la règle 213 pour requérir un jugement sommaire.

[50]  La défenderesse plaide que l’action en responsabilité extracontractuelle ne peut réussir puisqu’il n’y a aucun fondement factuel à l’action; ainsi, le demandeur ne peut démontrer faute, ce qui bien sûr emporte que les deux autres éléments fondant l’action, soit le dommage causé et le lien de causalité entre la faute alléguée et le dommage causé, ne peuvent être démontrés.

[51]  On soumet que toute la preuve nécessaire à la résolution du litige est disponible et que la Cour pourra constater qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse.

[52]  Les règles 213 à 216 permettent à une partie à un litige de présenter une requête en procès sommaire ou en jugement sommaire. En l’espèce, la défenderesse a choisi le jugement sommaire. Il ne fait aucun doute que la défenderesse avait la faculté de présenter cette requête. Cette requête est relative à l’action au complet et non, comme cela aurait pu être le cas, à une partie seulement des questions qui se posent. Les auteurs Letarte et al décrivent ainsi la raison d’être du jugement ou du procès sommaire au paragraphe 4-42 de leur Recours et procédures devant les Cours fédérales, LexisNexis, 2013 :

Ainsi, tant le jugement sommaire que le procès sommaire ont pour objet d’apporter une résolution aussi expéditive et économique que possible à l’instance. En effet, l’instruction d’une action a un prix très élevé en temps et en argent pour les parties et pour le système judiciaire. La requête en jugement ou en procès sommaire constitue souvent un véhicule procédural approprié pour rejeter sommairement une action, une défense ou une partie de celles-ci à un stade préliminaire du débat.

[53]  Le fardeau est bien évidemment sur qui veut obtenir jugement sommaire. La règle 215 établit que la requête en jugement sommaire ne peut être accordée que si la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse. En l’espèce, les parties devraient administrer leur preuve, faite par affidavit avec contre-interrogatoire sur affidavit fait hors cour, de façon à ce que la Cour puisse déterminer s’il existe une véritable question litigieuse à instruire quant à la déclaration ou la défense. Ultimement, c’est à la défenderesse d’établir les faits nécessaires pour obtenir son jugement sommaire. La question à régler est de savoir si le succès de la demande de M. Yodjeu est tellement douteux qu’il n’y a pas lieu de tenir un procès. De fait, la règle 214 prévoit spécifiquement que celui qui répond à une requête en jugement sommaire doit présenter sa propre preuve tendant à démontrer qu’il existe une question litigieuse :

Faits et éléments de preuve nécessaires

Facts and evidence required

214 La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve dans l’instance. Elle doit énoncer les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

214 A response to a motion for summary judgment shall not rely on what might be adduced as evidence at a later stage in the proceedings. It must set out specific facts and adduce the evidence showing that there is a genuine issue for trial.

Les seules allégations ne peuvent suffire; il faut de la preuve (Rude Native inc. c Tyrone T. Resto Lounge, 2010 CF 1278, paras 15-18; Trevor Nicholas Construction Co. Limited c Canada, 2011 CF 70, para 44).

[54]  Ma collègue la juge Gagné a retenu le sommaire des principes généraux en la matière fait par la juge Tremblay-Lamer dans Granville Shipping Co. c Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 RCF 853 [Granville Shipping]. Il s’agit là d’un guide utile que Madame la juge Gagné a reproduit au paragraphe 27 de ses motifs de jugement dans Morin c Canada, 2013 CF 670, une autre affaire en matière d’immigration. Ce passage tiré de Granville Shipping se lit ainsi :

J'ai examiné toute la jurisprudence se rapportant aux jugements sommaires et je résume les principes généraux en conséquence:

1. ces dispositions ont pour but d'autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu'elle n'estime pas nécessaire d'instruire parce qu'elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire (Old Fish Market Restaurants Ltd. c. 1000357 Ontario Inc. et al.);

2. il n'existe pas de critère absolu (Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le)), mais le juge Stone, J.C.A. semble avoir fait siens les motifs prononcés par le juge Henry dans le jugement Pizza Pizza Ltd. v. Gillespie. Il ne s'agit pas de savoir si une partie a des chances d'obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d'être examinée par le juge des faits dans le cadre d'un éventuel procès;

3. chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien (Blyth et Feoso);

4. les règles de pratique provinciales (spécialement la Règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario [R.R.O. 1990, Règl. 194]) peuvent faciliter l'interprétation (Feoso et Collie);

5. saisie d'une requête en jugement sommaire, notre Cour peut trancher des questions de fait et des questions de droit si les éléments portés à sa connaissance lui permettent de le faire (ce principe est plus large que celui qui est posé à la Règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario) (Patrick);

6. le tribunal ne peut pas rendre le jugement sommaire demandé si l'ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires pour lui permettre de trancher les questions de fait ou s'il estime injuste de trancher ces questions dans le cadre de la requête en jugement sommaire (Pallman et Sears);

7. lorsqu'une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l'affaire, parce que les parties devraient être contre-interrogées devant le juge du procès (Forde et Sears). L'existence d'une apparente contradiction de preuves n'empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire; le tribunal doit « se pencher de près » sur le fond de l'affaire et décider s'il y a des questions de crédibilité à trancher (Stokes).

[55]  Dans Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14; [2008] 1 RCS 372 [Lameman], la Cour suprême du Canada établit fermement les principes qui gouvernent en matière de jugement sommaire :

[11] C’est pourquoi les exigences auxquelles il faut satisfaire pour obtenir un jugement sommaire sont élevées. Pour faire rejeter sommairement l’action, le défendeur doit démontrer « qu’il n’y a aucune véritable question de fait importante qui requiert la tenue d’un procès » : Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, par. 27. Il doit le démontrer en produisant des éléments de preuve; il ne peut se fonder sur de simples allégations ou sur les actes de procédure : 1061590 Ontario Ltd. c. Ontario Jockey Club (1995), 21 O.R. (3d) 547 (C.A.); Tucson Properties Ltd. c. Sentry Resources Ltd. (1982), 22 Alta. L.R. (2d) 44 (B.R. (protonotaire)), p. 46-47. Si le défendeur présente cette preuve, le demandeur doit soit la réfuter soit présenter une contre-preuve, sans quoi l’action risque d’être rejetée sommairement : Murphy Oil Co. c. Predator Corp. (2004), 365 A.R. 326, 2004 ABQB 688, p. 331, conf. par (2006), 55 Alta. L.R. (4th) 1, 2006 ABCA 69. Chaque partie doit [TRADUCTION] « présenter ses meilleurs arguments » en ce qui concerne l’existence ou la non-existence de questions importantes à débattre : Transamerica Life Insurance Co. of Canada c. Canada Life Assurance Co. (1996), 28 O.R. (3d) 423 (Div. gén.), p. 434; Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14, par. 32. Le juge en chambre peut faire des inférences de fait à partir des faits non contestés dont il est saisi, à la condition qu’elles soient solidement étayées par les faits : Guarantee Co. of North America, par. 30.

[J’ai souligné. Voir également Buffalo c Canada, 2016 CAF 223, para 47]

[56]  La Cour suprême du Canada a incité les cours d’instance à faire appel au jugement sommaire dans les cas appropriés, recherchant en cela un véritable changement culturel (Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87 [Hryniak], paras 28 et 32). Il faut bien sûr prendre gare aux généralisations ou aux importations aveugles tirées de d’autres affaires qui procèdent  de règles autre que nos Règles (Manitoba c Canada, 2015 CAF 57). Par contre, la norme applicable selon les Règles de procédure civile de l’Ontario (R.R.O. 1990, Règl. 194) qui était appliquée dans Hryniak a une parenté évidente avec la norme présentée à la règle 215 des Règles. La règle 215 statue que la Cour doit être « convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense » alors que la règle 20.04 ontarienne déclare que « (l)e tribunal rend un jugement sommaire si [...] a) il est convaincu qu’une demande ou une défense ne soulève pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction ».

[57]  Or, il semble que le test ultime prononcé par la Cour suprême dans Hryniak soit la capacité de la Cour de statuer justement et équitablement sur une requête en jugement sommaire. Je ne vois pas comment ce test ne serait pas applicable en notre espèce. Cette règle de prudence me semble d’autant plus importante que M. Yodjeu ne bénéficie pas des services d’un avocat. La prudence est articulée ainsi au paragraphe 50 de Hryniak :

[50]  Ces principes sont interreliés et reviennent tous à se demander si le jugement sommaire constituera une décision juste et équitable. Lorsqu’une requête en jugement sommaire permet au juge d’établir les faits nécessaires et de régler le litige, la tenue d’un procès ne serait généralement ni proportionnée, ni expéditive, ni économique. Dans le même ordre d’idées, un processus qui ne permet pas au juge de tirer ses conclusions avec confiance ne saurait jamais constituer un moyen proportionné de régler un litige. Il importe de répéter que la norme d’équité consiste à déterminer non pas si la procédure visée est aussi exhaustive que la tenue d’un procès, mais si elle permet au juge de pouvoir, avec confiance, établir les faits nécessaires et appliquer les principes juridiques pertinents pour régler le litige.

[58]  En fin de compte, la Cour doit considérer la preuve dans le cadre d’une requête en jugement sommaire pour voir s’il existe une question litigieuse à traiter. Le demandeur doit réfuter ou présenter sa propre preuve. Mais si la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse (en anglais « no genuine issue for trial »), un jugement sommaire est rendu en conséquence.

VI.  Analyse

[59]  M. Yodjeu est en possession de la requête en jugement sommaire depuis juillet 2016, soit plus d’une année avant la tenue de l’audience à la fin d’octobre 2017. Selon les Règles, la requête ne peut être présentée qu’avec au moins vingt jours avant la date d’audition, durant laquelle période le dossier de réponse doit être préparé au moins 10 (dix) jours avant la date d’audition. M. Yodjeu aura donc eu tout son temps pour offrir sa preuve, “pour présenter ses meilleurs arguments” aux termes de Lameman, au paragraphe 11 reproduit au paragraphe 55 des présents motifs (en anglais, « put its best foot forward »). En fait, M. Yodjeu avait déposé son action le 22 août 2014 : il aura eu plus de trois ans « to put his best foot forward ». Qui plus est, la Cour lui a permis de présenter la nouvelle preuve qu’il jugeait pertinente, malgré les doutes exprimés à cet égard par la Cour (ordonnance du 20 octobre 2017 (2017 CF 940), para 32 et suivants). Dit autrement, toutes les occasions ont été offertes au demandeur de constituer son dossier de réponse comme bon lui semblait.

[60]  Pourtant, cette affaire est simple lorsqu’on élague les diversions dans lesquelles le demandeur s’est trop souvent perdu (ordonnance du juge Bell du 2 octobre 2017). Le résultat ultime est que la Cour ne peut que considérer la preuve et les arguments qui ont été mis devant elle. L’affaire qui est devant la Cour est l’action entreprise par M. Yodjeu face au traitement fait par des préposés de l’état à sa demande de parrainage et à la demande de résidence de son épouse et de leur fille. Rien d’autre. Les litiges que le demandeur pourrait vouloir entretenir contre la Commission canadienne des droits de la personne ou le Commissaire à la vie privée sont différents de l’action qu’il a intentée en août 2014.

[61]  La partie défenderesse, la requérante en l’espèce, a produit en preuve quatre affidavits, avec de nombreuses pièces à l’appui. Ces affidavits proviennent des acteurs principaux. Trois sont les décideurs à chacune des étapes de cette affaire et la quatrième est la personne qui était responsable à titre de gérante du programme d’immigration à Dakar (une équipe d’une vingtaine d’employés) :

·  Steven Owen est celui qui a rendu la décision initiale au sujet de la demande de parrainage de la part du demandeur;

  • Chantal Kidd est celle qui a rendu la décision au sujet de la demande de résidence permanente pour Mme Mbakop et la fille du couple. Elle agissait alors à titre temporaire à l’ambassade du Canada au Sénégal;

  • Karine Santerre est celle qui a recommandé que l’appel du refus d’octroyer la résidence permanente à l’épouse et à la fille du couple soit concédé;

  • Isabelle Ouellet qui était la responsable du programme d’immigration à l’ambassade du Canada au Sénégal.

Ces quatre témoins ont été présentés pour établir la trame factuelle, du point de vue de la requérante, défenderesse à l’action et expliquer davantage les décisions prises. Ils ont tous répondu au contre-interrogatoire écrit que leur a fait subir M. Yodjeu en novembre 2016.

L’action intentée

[62]  Il me semble utile de rappeler le cadre dans lequel la requête en jugement sommaire est présentée. L’action intentée par M. Yodjeu en août 2014 présentait certains faits relativement aux refus essuyés, à savoir le refus d’accorder la demande de parrainage et le refus de la demande de résidence permanente de Mme Mbakop et de leur fille. Suivaient ce que M. Yodjeu a désigné comme « mes actes d’accusation ».

[63]  Essentiellement, il faut comprendre qu’il s’agit là de la faute alléguée par le demandeur et qu’il doit démontrer pour espérer avoir gain de cause dans son action. Il s’agit de :

  • a) la personne engagée localement à Dakar aurait traité du dossier de M. Yodjeu alors qu’elle aurait été susceptible de se mettre en situation de conflit d’intérêts;

  • b) une personne nommée SOW aurait antidaté le refus de la demande de parrainage. Nous savons maintenant que la personne « SOW » n’est autre que Steven Owen, le fonctionnaire qui a conclu que le demandeur n’était pas éligible parce qu’il n’était pas démontré que M. Yodjeu était résident au Canada durant la période prescrite;

  • c) M. Owen n’aurait pas respecté un principe d’équité procédurale selon lequel le demandeur devrait bénéficier du bénéfice du doute au cas où les preuves de résidence pourraient être douteuses. Le demandeur soumet de plus que la personne engagée localement à Dakar aurait reçu les changements d’adresse du demandeur, de même que les preuves de résidence au Canada.

  • d) M. Yodjeu allègue que le refus de sa demande de parrainage est erroné puisqu’il résidait à Montréal. La personne engagée localement à Dakar aurait motivé sa décision de refuser la demande de résidence permanente de Mme Mbakop et de leur fille sur la base d’« information erronnée [sic] et calomnieuse villipender [sic] par mes anciens collègues après mon départ d’Ecobank »;

  • e) M. Yodjeu allègue que la personne engagée localement à Dakar aurait menti sur les raisons du refus. Le demandeur se lance alors dans une série d’accusations allant de sa prétention que le Ministre n’avait pas de faits nouveaux lorsque sa déléguée, Mme Santerre, a consenti à l’appel de M. Yodjeu devant la SAI, jusqu’à des photos de famille qui seraient relatives aux refus essuyés;

  • f) M. Yodjeu dit soupçonner que son dossier à CIC a été corrompu dans le but de l’empêcher de recevoir le courrier de refus d’août 2012. M. Yodjeu dit soupçonner M. Owen parce qu’il est « celui à qui profite le crime ». M. Owen aurait voulu camoufler son erreur, si je comprends bien, d’avoir refusé le parrainage au motif, dit M. Yodjeu, « que je n’ai pas apporté de preuves de résidence ». En fait, tout le problème réside ici. Comme on le verra, le problème n’est pas que M. Yodjeu n’a pas démontré sa résidence au Canada durant une certaine période en 2012. Il l’a fait pour la période commençant en août 2012. De fait, on retrouve dans la preuve des affirmations de M. Yodjeu selon lesquelles il devait seulement établir sa résidence depuis la demande de parrainage. C’est plutôt que la preuve devait être qu’il était résident au moment où il a fait la demande de parrainage et non qu’il établisse celle-ci depuis que la demande a été faite.

[64]  C’est à partir de ces « accusations » que M. Yodjeu élabore dans sa déclaration une théorie du « conflit d’intérêt [sic] en bande organisée avec ramifications à l’internationale [sic] », comprenant le « harcèlement et acharnement en bande organisée contre ma famille » et la « divulgation d’informations personnelles et confidentielles dans le but de nuire et d’atteindre à la sécurité de ma famille ».

[65]  Tel que noté plus haut, chaque partie sur une requête en jugement sommaire doit présenter ses meilleurs arguments (« put your best foot forward »). En l’espèce, le demandeur n’a en aucune manière présenté la preuve qui pourrait supporter ses « accusations », constituant des malversations par M. Owen et la personne engagée localement à Dakar qui pourraient être les fautes engendrant la responsabilité civile de la défenderesse. À l’inverse, la défenderesse a produit une preuve solide au sujet de laquelle aucun doute ne subsiste. Cette preuve n’a en aucune manière été réfutée et le demandeur n’a produit aucune contre-preuve. En fin de compte, il s’agit d’une affaire simple rendue inutilement complexe par des allégations sans fondement.

Le cadre juridique d’une demande de parrainage

[66]  Toute cette affaire tourne autour du moment où le demandeur, qui avait le statut de résident permanent au Canada, était résident au pays aux fins de se qualifier pour agir à titre de parrain (ou de répondant).

[67]  Le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27 [la Loi]) confère à un agent d’immigration le pouvoir d’émettre un visa à un étranger qui veut entrer au Canada dans la mesure où les exigences de la Loi sont rencontrées. Le pouvoir comporte sa part de discrétion mais, comme pour toute discrétion, elle n’est pas absolue. Parmi les personnes qui peuvent devenir des résidents permanents, celles se trouvant dans la catégorie du regroupement familial se qualifient (article 12 de la Loi). Il n’est pas mis en doute que le regroupement familial était approprié en l’espèce.

[68]  C’est Mme Mbakop et sa fille qui devaient obtenir la résidence permanente au préalable, leur permettant ainsi d’entrer au Canada. M. Yodjeu, à titre de résident permanent, pouvait parrainer son épouse et sa fille. Mais l’article 13 de la Loi spécifie que le « résident permanent [...] peut, sous réserve des règlements, parrainer un étranger ». Or, c’est la section 3 du Règlement, intitulée « parrainage », qui trouve application.

[69]  Ce sont les articles 130 et 133 du Règlement qui sont au cœur du litige. L’alinéa 130(1)b) requiert que pour avoir la qualité de répondant, comme M. Yodjeu, il faut qu’il soit résident au Canada. Cet alinéa se lit ainsi :

Qualité de répondant

Sponsor

130 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), a qualité de répondant pour le parrainage d’un étranger qui présente une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial ou une demande de séjour au Canada au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi, le citoyen canadien ou résident permanent qui, à la fois :

130 (1) Subject to subsections (2) and (3), a sponsor, for the purpose of sponsoring a foreign national who makes an application for a permanent resident visa as a member of the family class or an application to remain in Canada as a member of the spouse or common-law partner in Canada class under subsection 13(1) of the Act, must be a Canadian citizen or permanent resident who

a) est âgé d’au moins dix-huit ans;

(a) is at least 18 years of age;

b) réside au Canada;

(b) resides in Canada; and

c) a déposé une demande de parrainage pour le compte d’une personne appartenant à la catégorie du regroupement familial ou à celle des époux ou conjoints de fait au Canada conformément à l’article 10.

(c) has filed a sponsorship application in respect of a member of the family class or the spouse or common-law partner in Canada class in accordance with section 10.

S’il n’en tenait qu’à cette disposition, il ne serait pas très clair quand la résidence au Canada doit exister pour que le parrain puisse avoir la qualité de répondant. Pourrait-on argumenter qu’il suffit que la résidence soit établie depuis que la demande de parrainage a été faite? M. Yodjeu m’a semblé croire qu’il lui suffisait d’établir sa résidence canadienne à quelque moment, ce qui expliquerait pourquoi il a fourni talons de paie et baux à compter d’août  2012 prétendant que c’était suffisant. Malheureusement, ce n’est pas le cas. La réponse claire se trouve à l’alinéa 133(1)a) dont je ne reproduis qu’une partie, celle qui est pertinente au litige :

Exigences : répondant

Requirements for sponsor

133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :

133 (1) A sponsorship application shall only be approved by an officer if, on the day on which the application was filed and from that day until the day a decision is made with respect to the application, there is evidence that the sponsor

a) avait la qualité de répondant aux termes de l’article 130;

(a) is a sponsor as described in section 130;

b) avait l’intention de remplir les obligations qu’il a prises dans son engagement;

(b) intends to fulfil the obligations in the sponsorship undertaking;

c) n’a pas fait l’objet d’une mesure de renvoi;

(c) is not subject to a removal order;

d) n’a pas été détenu dans un pénitencier, une prison ou une maison de correction;

(d) is not detained in any penitentiary, jail, reformatory or prison;

e) n’a pas été déclaré coupable, sous le régime du Code criminel :

(e) has not been convicted under the Criminal Code of

[...]

(...)

[J’ai souligné]

Comme on le voit, M. Yodjeu devait établir, avec preuve à l’appui, qu’il avait la qualité de répondant du jour où il déposait sa demande jusqu’au moment où la décision est rendue. On a déjà vu que l’alinéa 130(1)b) du Règlement requiert que le répondant réside au Canada. La conjugaison des alinéas 130(1)b) et 133(1)a) fait en sorte que, aux termes mêmes du paragraphe 133(1), l’agent n’accorde pas la demande de parrainage si le répondant n’a pas établi, preuve à l’appui, qu’il résidait au Canada le jour du dépôt de la demande de parrainage jusqu’à ce que la décision ne soit rendue. La Cour note que la version française est impérative : l’agent n’accorde la demande de parrainage que si les conditions sont remplies. La version anglaise est d’ailleurs tout aussi impérative, utilisant le mot « shall ». La Loi d’interprétation (L.R.C. (1985), ch. I-21) confirme d’ailleurs le caractère impératif de l’obligation qui est faite à l’agent :

Expression des notions

“Shall” and “may”

11 L’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal et, à l’occasion, par des verbes ou expressions comportant cette notion. L’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe « pouvoir » et, à l’occasion, par des expressions comportant ces notions.

11 The expression “shall” is to be construed as imperative and the expression “may” as permissive.

Il n’importe pas que les preuves de résidence puissent être produites pour des périodes durant la période prescrite (du dépôt de la demande à la décision), comme M. Yodjeu l’a fait avec des baux ou bulletins de paie, mais sans jamais offrir quoi que ce soit pour la période de mai à août 2012. La demande de parrainage de M. Yodjeu et la demande de résidence permanente pour son épouse et leur fille ont été rejetées parce que M. Steven Owen et Mme Chantal Kidd ont conclu que la preuve de sa résidence au Canada n’avait pas été faite au temps prescrit.

Monsieur Steven Owen

[70]  M. Owen et Mme Kidd ont témoigné par affidavit et ont expliqué leurs décisions. M. Owen a rendu sa décision le 7 août 2012. La décision a été envoyée à Courbevoie, en France, à M. Yodjeu Ntembe, mais avec mention « Chez Ngansop Ntembe Marie Claude ». Il y est décidé qu’en vertu de l’alinéa 130(1) du Règlement, M. Yodjeu n’a pas démontré qu’il avait résidé au Canada depuis le dépôt de la demande. Sont annexées à la décision les dispositions du Règlement, dont les articles 130 et 133. L’article 133 est sans équivoque et M. Yodjeu devait prouver qu’il était résident du Canada dès le jour du dépôt de sa demande.

[71]  M. Owen a bien expliqué à son affidavit ce qui l’avait fait conclure à la déficience quant à la résidence lors du dépôt de la demande de parrainage, le 3 mai 2012. En fait, la preuve documentaire présentée par M. Yodjeu et consultée par M. Owen n’établissait aucunement une résidence au Canada et le demandeur n’avait donc pas fait la preuve de sa résidence au Canada. Au contraire, il avait plutôt laissé entendre dans les documents au soutien de sa demande de parrainage qu’il résidait en France :

  • à la demande de parrainage, ses adresses résidentielle et de correspondance étaient en France. Un numéro de téléphone en France était fourni;

  • à la question « Le Canada est-il votre seul pays de résidence? », M. Yodjeu a répondu « non » alors même qu’une mention associée à cette question au questionnaire signale clairement qu’une réponse négative à cette question signifie que le demandeur n’est pas admissible à titre de répondant;

  • au questionnaire du répondant, le demandeur a indiqué que son employeur était en France; il n’a pas précisé une date de fin d’emploi;

  • le formulaire intitulé « Renseignements additionnels sur la famille » indiquait l’adresse actuelle du demandeur comme étant Paris;

  • quoique la demande de parrainage ait été postée à partir du Canada, et qu’elle ait été effectivement reçue au Canada, l’adresse de retour était en France.

J’ai révisé chacun des documents auxquels M. Owen a référé. À mon avis, on peut facilement comprendre pourquoi l’agent d’immigration aurait conclu que le répondant n’avait pas établi sa résidence au Canada durant la période prescrite. Comme le témoin le note lui-même, même s’il y a eu un changement d’adresse en juillet 2012, cela ne change rien à la nécessité d’établir une résidence avant ce changement.

[72]  L’agent Owen était donc justifié de conclure que la preuve n’avait pas été faite qu’au jour du dépôt de la demande jusqu’au jour de la décision sur la demande, M. Yodjeu résidait au Canada comme la loi le requiert. C’est une preuve qui doit être faite par qui fait la demande de parrainage. Ceci étant, l’agent n’accorde pas la demande, comme la loi le requiert.

[73]  M. Owen a aussi témoigné ne pas connaître la personne engagée localement au Sénégal. Il n’est pas Sénégalais non plus et il n’est jamais allé au Sénégal. Il dit n’avoir appliqué que les critères du Règlement sur la seule base des documents mis de l’avant par le demandeur; il n’avait devant lui le 7 août 2012, aucun document pouvant le satisfaire que le demandeur résidait au Canada au temps où la demande a été faite.

[74]  Le contre-interrogatoire auquel M. Owen a répondu n’a en aucune façon inquiété la preuve offerte sur affidavit. Pour une raison qui est demeurée inexpliquée, le demandeur s’est attaché au fait que la lettre de refus du 7 août 2012 soit revenue au Canada avec la mention « destinataire non identifiable ». Pourtant, la question était plutôt de déterminer la résidence au temps de la demande de parrainage et d’en faire la preuve. Ce n’est que lorsque le demandeur a procédé à un changement d’adresse le 19 octobre 2012 que la lettre de refus initiale a pu être envoyée de nouveau le 2 novembre 2012. D’ailleurs, la lettre n’est pas « antidatée », comme le prétend le demandeur. Y figure la dernière date où la lettre de refus a été envoyée. La question a toujours été l’absence de preuve de résidence au début de mai 2012. Non seulement la seule preuve disponible n’établissait pas de façon positive la résidence au jour du dépôt de la demande de parrainage, comme c’était le fardeau du demandeur, mais la documentation menait à la conclusion contraire.

[75]  Ne se pose pas la question de la crédibilité de M. Owen. Les documents soumis par M. Yodjeu parlent d'eux-mêmes.

Madame Chantal Kidd

[76]  Chantal Kidd est l’agente d’immigration qui a traité à Dakar la demande de résidence permanente. Comme la lettre de décision du 7 août 2012 (reçue en novembre 2012 après le changement d’adresse du demandeur du 19 octobre 2012) le souligne, la demande de parrainage indiquait que M. Yodjeu souhaitait aller de l’avant avec la demande de résidence permanente quel que soit le résultat de la demande de parrainage. C’est ainsi que la demande de résidence permanente de l’épouse du demandeur et de leur fille a été acheminée à Dakar dès le 7 août 2012. On comprend que la référence se fait automatiquement. Le fait du retard à acheminer la lettre de refus n’a aucunement retardé le processus. Le demandeur était prévenu que l’évaluation de la demande de résidence permanente se faisait à l’étranger (à l’ambassade du Canada au Sénégal) et que, puisque M. Yodjeu ne remplissait pas les conditions d’admissibilité comme parrain, « il en sera tenu compte dans l’évaluation de la Demande de résidence permanente du membre ou des membres de votre famille ».

[77]  Le demandeur était bien avisé de continuer le processus puisque la Loi permet un appel du refus de délivrer le visa de résident permanent (article 63 de la Loi) et que des considérations d’ordre humanitaire peuvent relever un demandeur de critères et obligations.

[78]  Mme Kidd était en affectation temporaire à Dakar pour une période de six semaines, entre le 29 avril et le 7 juin 2013; elle a plus de 18 ans d’expérience comme agente d’immigration. C’est elle qui, entre autres, évaluait les demandes de résidence permanente au titre du regroupement familial. C’est elle qui a rendu la décision du 22 mai 2013.

[79]  Elle atteste que dès le 14 septembre 2012, le demandeur s’enquérait de la démarche à suivre : on l’a ainsi avisé que le délai de traitement d’une demande de résidence permanente au titre du regroupement familial était alors de 25 mois. Comme on l’aura vu, M. Yodjeu était impatient et avait des attentes démesurées. Cela n’a fait que redoubler la ferveur du demandeur qui a communiqué à plusieurs reprises avec Dakar, fournissant à l’occasion des documents.

[80]  Le témoin a joint à son affidavit des documents transmis à Dakar. Le demandeur semblait croire que ces documents servaient à démontrer sa résidence durant la période prescrite. Ce sont des baux et talons de paie. Aucun de ces documents ne permet d’établir, ou même d’inférer, une résidence au Canada durant les premiers mois de la période prescrite, soit au moment, ou dans les semaines, où la demande de parrainage a été faite.

[81]  C’est ainsi que le 22 mai 2013, Mme Kidd a pris connaissance de tous les documents, y compris ceux envoyés après la décision de M. Owen. Elle concluait que le demandeur n’avait pas démontré qu’il résidait au Canada en mai 2012. Les seuls documents étaient des talons de paie à compter d’août 2012 et un bail pour une période débutant le 1er décembre 2012. Il est tout de même paradoxal que le demandeur n’ait pas été en mesure d’améliorer son dossier, se contentant de documents qui n’attestaient en rien sa résidence à partir de mai 2012. Pourtant, la lettre de refus (août ou novembre 2012) était explicite. Cela aurait certes pu confirmer Mme Kidd dans son opinion que la preuve de résidence pour la période antérieure à août 2012 n’avait pas été faite puisque rien de pertinent n’était offert par le demandeur.

[82]  Cherchant, à mon avis, à tenter de favoriser Mme Mbakop et la fille du couple, elle a examiné l’exemption pour motif humanitaire, prenant en cela en compte le meilleur intérêt de l’enfant. Étant donné l’insuffisance de la preuve, le meilleur intérêt de l’enfant était de demeurer avec la mère en attendant une meilleure demande de résidence permanente.

[83]  Enfin, le témoin nie catégoriquement quelle qu’influence de l’employée engagée localement que M. Yodjeu a accusée de conspiration à son égard. Elle ne connaissait pas cette personne, et en aucune manière n’a-t-elle eu de discussion avec des employés engagés localement durant les six semaines passées à Dakar.

[84]  La lettre de refus émise à la suite de la décision de Mme Kidd explique les raisons de sa décision.

[85]  Tant qu’à Mme Kidd et M. Owen, le demandeur se perd en conjectures sur des questions sans importance sur l’issue du procès. Ainsi, le demandeur se questionne sur les retours de poste de la lettre de refus du 7 août 2012 et sur comment l’adresse utilisée le 2 novembre 2012 pour acheminer le refus a pu parvenir aux autorités. De même, on ne peut comprendre la discussion au sujet de Mme Kidd que M. Yodjeu reconnaît comme ayant rendu la décision du 22 mai 2013, tout en doutant qu’elle soit l’auteur de celle du 4 juin (qui serait plutôt l’employée engagée localement) qui n’est que la correction de la première. Des déclarations d’impôt de M. Yodjeu pour 2012 ou des documents relatifs à l’assurance-emploi ou certains crédits d’impôt soumis entre le 22 mai et le 4 juin sont aussi sans signification au sujet de la période de résidence ininterrompue requise par la loi. Ils ne prouvent aucunement la résidence durant la période prescrite. Ce ne sont là que des diversions sans pertinence ou importance par rapport à la question soulevée par le demandeur dans son action : y-a-t-il eu faute donnant ouverture à responsabilité civile de la part des préposés de la Couronne dans leur détermination de la résidence du demandeur au début de la période prescrite, celle commençant le 2 mai 2012 et qui se conclut avec la décision finale. Ces diversions ne peuvent constituer une véritable question litigieuse.

Madame Isabelle Ouellet

[86]  La preuve faite par le Procureur général traite du rôle joué par la personne engagée localement. Cette preuve vient en quelque sorte corroborer celle de Mme Kidd selon laquelle la décision du 22 mai 2013 a été rendue par elle, sans l’assistance du personnel local. Mme Ouellet témoigne que lorsque l’étape du parrainage est complétée au Canada, celle de la demande de résidence permanente est envoyée à un bureau de traitement, comme celui de Dakar, qui prend la relève. On a vu plus tôt que le référé à Dakar a été fait dès le jour de la décision de M. Owen, le 7 août 2012. Mme Isabelle Ouellet confirme qu’il n’est pas dans les attributions du personnel local de prendre des décisions sur les dossiers d’immigration traités à Dakar.

[87]  La décision de Mme Kidd, rendue le 22 mai 2013, a été transmise au demandeur et son épouse le 28 mai. Ce même jour, M. Yodjeu prévenait par courriel qu’il y avait erreur sur ladite lettre de refus : un mauvais répondant était identifié. C’est cette erreur qui était réparée grâce à la lettre du 4 juin. Le reste de la lettre est demeuré le même, et la décision n’a pas changé. M. Yodjeu a alors cherché à produire d’autres éléments soit sa « déclaration de revenus pour l’année 2012, d’un document d’assurance-emploi et d’un document de crédit d’impôt fédéral (affidavit d’Isabelle Ouellet, para 10) ».  Il prétend alors avoir établi l’existence de sa résidence. Ces documents n’ont rien changé à la décision prise le 22 mai 2013. Les notes indiquent bien que Mme Kidd en a été prévenue et qu’elle a conclu qu’ils ne changeaient rien. Après tout, il ne s’agissait là que de déclarations du demandeur, sans plus. La Cour a consulté ces documents. Il n’y a rien de déraisonnable à conclure qu’ils ne prouvent rien quant à la question au cœur du litige, c’est-à-dire la résidence du demandeur en temps opportun. Nul ne doute que le demandeur a résidé au Canada durant une période en 2012 : il y a gagné du revenu. Mais là n’est pas la question.

[88]  Mme Ouellet expose par la suite à son affidavit les péripéties entourant l’allégation faite après la décision du 22 mai/4 juin 2013 que l’employée engagée localement aurait été en conflit d’intérêts. M. Yodjeu alléguait que cette personne avait pris la décision concernant son dossier dans le cadre d’une vaste conspiration. Les 28 août, 4 septembre, 30 septembre et 15 octobre 2013, des courriels étaient acheminés par M. Yodjeu et des réponses étaient envoyées par Mme Ouellet les 2 et 30 septembre 2013. Ces derniers courriels affirmaient que cette employée n’avait aucune influence sur la décision prise qui doit l’être par un agent des visas.

[89]  Puisque le demandeur continue à présenter la même allégation, l’affiante dépose sur le rôle joué par l’employée engagée localement. On y apprend que cette employée faisait le suivi clérical pour environ 75% de son temps, les 25% restants étaient consacrés à l’analyse de cas portant sur un type de dossier autre que les dossiers dits de « regroupement familial épouse enfant ». Je reproduis le paragraphe 17 de l’affidavit qui décrit en quoi consiste le suivi clérical :

17.  Le suivi clérical sur les dossiers consistait à faire le suivi sur les courriels des demandeurs et l’envoi de formulaires médicaux et les demandes de documents lorsque requis par un agent des visas, à préparer les dossiers pour finalisation sur réception du/des passeport(s), à imprimer les documents reçus au dossier, à imprimer les lettres de refus générées par le SMGC à la demande d’un agent des visas, à faire suivre les dossiers aux agents des visas pour la révision lors de la réception de documents ou d’autres informations, et à communiquer avec les demandeurs au besoin relativement au traitement de leur dossier.

L’entrée de donnée aux banques de données, auquel le demandeur s’est intéressé, est bien sûr un suivi clérical. Mais il n’est pas le suivi clérical. Le peu d’entrées faites par l’employée engagée localement est sans importance. Ce qui importe est évidemment le pouvoir décisionnel.

[90]  Mme Kidd était en affectation temporaire à Dakar pour y diminuer le temps de traitement des demandes dans la catégorie du regroupement familial. L’employée engagée localement aurait reçu pour classement, à titre de responsable du suivi clérical, des documents provenant de M. Yodjeu. Elle fit deux entrées au SMGC, dont une le 4 juin pour la correction à la lettre du 22 mai. Sans plus. L’employée engagée localement n’avait aucun pouvoir décisionnel. Finalement, il semble que M. Yodjeu ait eu des difficultés avec une personne portant le même patronyme que l’employée engagée localement alors qu’il travaillait pour Ecobank, Cameroun. L’affiante rapporte que son enquête sur la plainte faite par M. Yodjeu révèle que l’employée ne connaît pas son homonyme à Ecobank, Cameroun, et que cette employée a travaillé pour Ecobank, Sénégal, et jamais Écobank, Cameroun. Il semble que les tentatives de M. Yodjeu de communiquer directement sur ses comptes personnels de réseaux sociaux avec l’employée ont mené à un avertissement formel de la part de l’ambassade de cesser ces communications.

[91]  Ce qui importe, c’est que la théorie du complot mise de l’avant par le demandeur est non seulement une diversion par rapport à son incapacité à démontrer sa résidence au Canada au temps  prescrit, mais elle n’est pas soutenue par de la preuve. Elle n’est que spéculations invraisemblables non avérées. On ne peut voir quel rôle l’employée aurait joué dans la décision du 22 mai 2013; Mme Kidd est l’agente des visas habilitée à rendre la décision et la Cour n’a aucun doute qu’elle l’a fait. De fait, M. Yodjeu a semblé concéder que tel est le cas. À la suite de l’erreur signalée par le demandeur, une nouvelle lettre a été émise. Sauf l’erreur alors corrigée, la lettre du 4 juin est identique. Admettant que l’employée engagée localement ait fait le suivi clérical pour corriger la lettre du 4 juin 2013 (ce qui semble avoir alimenté les soupçons du demandeur), à l’évidence elle n’a pu avoir quelque rôle à jouer dans la décision prise le 22 mai. Même si elle avait connu M. Yodjeu, cela n’aurait rien changé au fait que la décision a été prise par Mme Kidd, la personne habilitée à le faire. En ce sens, les efforts faits par le demandeur autour de la lettre du 4 juin ne constituent qu’une distraction malheureuse. Le suivi clérical de l’employée autour de la lettre du 4 juin ne change rien au fait que cette lettre est la même que celle du 22 mai qui est la décision de Mme Kidd.

[92]  Malgré les difficultés qui ont émergé entre le demandeur et l’ambassade à Dakar au sujet du rôle de l’employée engagée localement, l’ambassade a traité une demande de permis d’étude qui avait été faite par Mme Mbakop. C’est ainsi qu’une approbation à cet égard a été communiquée par l’ambassade dès le 5 septembre 2013, trois mois après le refus de la demande de résidence permanente. Un visa de résident temporaire était émis pour l’enfant du couple le même jour. Mme Mbakop et la fille du couple débarquaient au Canada à titre de résidentes temporaires le 18 septembre 2013.

[93]  L’implication de l’ambassade au Sénégal ne s’est pas arrêtée là. Comme on le verra, le ministre a consenti à l’appel devant la SAI. Les 15, 19 et 24 mai 2014, Dakar a demandé que M. Yodjeu et son épouse fournissent documents et informations pour traiter la demande de résidence permanente. Le 30 juin 2014, Dakar avisait qu’un visa de résidence permanente serait valide jusqu’au 7 août 2014. Entre temps, l’ambassade complétait sa révision. Étaient émis des visas de résidence permanente pour Mme Mbakop et sa fille le 22 juillet 2014.

Madame Karine Santerre

[94]  Cela nous amène à la décision de la SAI d’accorder l’appel de la décision de refuser la résidence permanente le 4 juin 2013 (avec la décision originale du 22 mai).

[95]  C’est Mme Karine Santerre qui témoigne au sujet de cette troisième décision qui est pertinente au litige. Elle est une agente d’audiences à la Section des appels, Audiences et Détention. Elle est une employée de l’ASFC. Alors que M. Owen, Mme Kidd et Mme Ouellet sont des employés de CIC, Mme Santerre ne l’est pas.

[96]  Mme Santerre relate un bref historique des envois faits comme à son habitude par M. Yodjeu à compter de son avis d’appel daté du 4 juin 2013. Il s’est entre autres plaint le 24 septembre du traitement de sa demande de parrainage pour l’ambassade du Canada au Sénégal alors qu’il prétendait avoir satisfait aux exigences grâces aux talons de paie et déclarations de revenu, etc. La SAI décidait le 21 octobre 2013 n’avoir aucune juridiction pour se saisir d’une telle plainte. La Cour note aussi une demande de traitement prioritaire de son appel où le demandeur met de l’avant, pour justifier sa demande, ce qu’il appelle lui-même « des soupçons de théorie de complot de conflit d’intérêts et de harcèlement » (pièce K-9).

[97]  C’est le 12 décembre 2013 que Mme Santerre recommande à la SAI d’accueillir l’appel. La « réponse à une demande écrite » contenant la recommandation mérite qu’on s’y arrête.

[98]  Mme Santerre déclare à son affidavit être d’avis que les décisions du 7 août 2012 et du 22 mai 2013 (le paragraphe 13 de l’affidavit indique le 22 mars 2013, ce qui est évidemment une erreur) sont correctes puisque la preuve ne permettait pas de conclure que le demandeur avait la qualité de répondant.

[99]  Elle explique dans son affidavit qu’une adresse en France était présentée par le demandeur comme étant l’adresse de correspondance de sa demande. Cela est mentionné dans sa « réponse à une demande écrite » (para 2). À ladite « réponse », Mme Santerre note que le demandeur n’a pas déposé de preuve formelle démontrant une résidence au Canada après son arrivée : aucun bail ou reçu de location n’ont été produits. Les preuves, de cette nature, ont pourtant été fournies, mais elles sont toutes pour des périodes bien postérieures à l’arrivée. Ainsi, Mme Santerre rappelle que le fardeau est sur le demandeur de démontrer qu’il résidait au Canada.

[100]  Ce qui fera pencher la balance en faveur du demandeur est la recherche menée par Mme Santerre dans le Système intégré des douanes [SID], une base de données accessible uniquement aux employés de l’ASFC qui répertorie les entrées au Canada. On y note une entrée à l’aéroport Pierre Elliott Trudeau le 1er mai 2012. L’affidavit explique que la banque de données uniquement accessible aux employés de l’ASFC (et non ceux de CIC) lui permettait de voir une entrée le 1er mai, mais aussi des entrées au Canada le 12 février 2012 et le 17 juillet 2013. N’ayant aucune entrée au Canada entre le 1er mai 2012 et le 17 juillet 2013, Mme Santerre aura choisi de donner « le bénéfice du doute au demandeur et j’ai conclu qu’il résidait bel et bien au Canada dès le dépôt de sa demande de parrainage en mai 2012 » (para 21). Le paragraphe 10 de la « réponse à la demande écrite »  est essentiellement au même effet. Ainsi, les recoupements des entrées du demandeur au Canada, grâce à l’accès privilégié à la banque de données accessible seulement aux employés de l’ASFC, auront permis à Mme Santerre de tirer une inférence favorable au demandeur.

[101]  Alors que M. Yodjeu prétendait avoir fait un changement d’adresse auprès de CIC un mois et demi après son arrivée, Mme Santerre a noté un changement d’adresse fait par le demandeur le 4 juillet 2012. La pièce K-11 indique un changement d’adresse en vigueur le 4 juillet 2012, sans plus.

[102]  Contrairement à ce qu’a prétendu le demandeur, il y avait bel et bien de nouvelles informations, glanées grâce à l’initiative de Mme Santerre, qui ont suscité un doute suffisant pour qu’elle fasse une inférence favorable au demandeur. Cette inférence n’est certes pas sans faille, mais c’est la conclusion à laquelle elle est arrivée. Elle aura conclu que puisque la banque de données n’avait pas enregistré de nouvelles entrées au Canada, cela suggérait que M. Yodjeu n’avait pas quitté le Canada pour y revenir plus tard. Une telle inférence, peut-être généreuse, ne peut évidemment pas être faite sans cette information non accessible aux employés de CIC.

[103]  L’appel auquel le ministre consentait le 12 décembre 2013 était accordé le 27 décembre 2013. L’appel formé en vertu de l’article 63 de la Loi est de la nature d’un appel de novo où la SAI tiendra compte de la preuve nouvelle en l’espèce. La décision rendue était que le refus de délivrer un visa de résident permanent était cassé puisque le ministre consentait à l’appel. L’affaire était ainsi retournée à un agent des visas différent pour reprendre le traitement de la demande. Il n’est donc nullement étonnant que la nouvelle révision du dossier ait eu lieu à Dakar. Comme on l’a vu, de nouvelles informations ont été requises du demandeur et la résidence permanente a été conférée en juin 2014. Comme le notait l’avocat de la défenderesse, on avait annoncé une période de 25 mois pour traiter la demande de résidence permanente. Malgré les péripéties, 26 mois se sont écoulés entre la demande de parrainage et la décision ultime.

[104]  La preuve présentée au nom de Sa Majesté explique clairement, à mon avis, la trame factuelle. Le demandeur devait, dans son action, prouver faute donnant ouverture à responsabilité civile. La preuve de la Couronne si elle n’est pas réfutée, et elle ne l’a certes pas été sur contre-interrogatoire, semble écarter une faute commise. Le demandeur a soumis ses documents sur parrainage qui justifiaient une inférence raisonnable qu’au moment où il soumettait sa demande de parrainage, il ne résidait pas au Canada. Il s’est peut-être mépris et il peut tenter d’expliquer ex post facto sa méprise, il n’en reste pas moins que les agents de la défenderesse devaient examiner les formules pour demander le parrainage et les documents soumis. Le demandeur a soumis baux et talons de paie qui n’établissaient une résidence au Canada qu’à compter d’août 2012. Comme Mme Santerre, je constate que le demandeur « n’a pas déposé de preuve de résidence formelle démontrant qu’il a immédiatement installé sa résidence au Canada après cette arrivée » (réponse à une demande écrite, pièce K-10, para 5). Comme il l’a fait plus tard, bail, reçus de location, talon de paie et factures auraient pu jeter une certaine lumière. Cela n’a pas été fait par le demandeur. L’envoi de sa déclaration d’impôt entre le 22 mai 2014 et le 4 juin 2014 a bien été reçu par Mme Kidd qui a considéré que cela ne changeait pas la décision du 22 mai; on peut facilement comprendre puisque la déclaration d’impôt n’est pas une preuve indépendante de résidence continue.

La preuve du demandeur

[105]  C’est donc au demandeur de présenter sa version des faits. Or, très malheureusement, le demandeur n’a ni dans ses prétentions écrites, ni dans sa plaidoirie orale, tenté de démontrer en quoi les actions de M. Owen et de Mme Kidd, les deux décideurs, pouvaient être fautives au point d’engager la responsabilité civile. La Cour a rappelé au demandeur en cours d’audience qu’il devait faire porter son attention sur la démonstration de la faute. Pas une seule fois a-t-il traité du problème fondamental : les formules qu’il avait envoyées en mai 2012 en soutien de sa demande de parrainage donnaient toutes les indications que sa résidence était en France. Tout au long de ce litige, il n’a jamais tenté d’expliquer sa situation au Canada en mai et juin. Cela, à mon avis, est fatal à l’action intentée. De plus, ses spéculations de complot ourdi par des employés de CIC sont invraisemblables; la preuve n’en a évidemment pas été faite.

[106]  Toute la déclaration du demandeur tourne autour des deux décisions, celle de M. Owen de refuser le parrainage et celle de Mme Kidd de refuser la résidence permanente puisque Mme Mbakop et la fille du couple ne sont pas valablement parrainées. La preuve présentée par la défenderesse établissait les circonstances bénignes dans lesquelles les décisions ont été prises : le demandeur n’a pas prouvé sa résidence et, à ce jour, on ne sait toujours pas où il demeurait en mai et juin 2012. De toute manière, ce qui importe est que cette preuve n’avait pas été faite devant les décideurs.

[107]  La Cour préfère tout de même examiner les arguments mis de l’avant par M. Yodjeu, même s’ils sont loin en aval du point névralgique de mai 2012.

[108]  L’affidavit de M. Owen est resté sans tache tant dans les représentations écrites qu’à l’audience. Tout au plus, M. Yodjeu met en contrejour la décision de M. Owen avec la recommandation de Mme Santerre, refusant d’accepter que Mme Santerre avait de nouvelles informations. Ce faisant, ce n’est pas tant qu’il attaque la crédibilité de M. Owen qu’il ne tente de présenter un narratif différent. Il dit en somme que Mme Santerre a fait une recommandation fondée sur les mêmes faits dont disposait M. Owen, mais est arrivé à un résultat différent. Il semble en inférer que M. Owen devait être dans l’erreur. C’est inexact. La preuve diffère. Ainsi, on tait la conclusion de Mme Santerre selon qui M. Owen et Mme Kidd avaient raison en fonction de l’information qu’ils avaient et qui venait du demandeur lui-même. Qui plus est, Mme Santerre dit avoir fait bénéficier le demandeur du doute qui s’est installé chez elle après qu’elle ait consulté la banque de données à laquelle elle avait seule accès à titre d’employée de l’ASFC, banque à laquelle les employés de CIC n’avaient pas accès.

[109]  Le demandeur soumet que Mme Kidd aurait dû « casser » la décision de M. Owen. Le demandeur confond les fonctions de Mme Kidd et celles de M. Owen, croyant que Mme Kidd pouvait « casser »  la décision de M. Owen. C’est ne pas comprendre que M. Owen traitait de parrainage et Mme Kidd de la résidence permanente. M. Yodjeu savait que l’obtention de la résidence permanente sans parrainage était pour ainsi dire vouée à l’échec. Il n’a soumis aucune preuve supplémentaire pour que celle-ci s’écarte de la conclusion de M. Owen, outre que des documents postérieurs au changement d’adresse du 4 juillet 2012.

[110]  C’est probablement pourquoi Mme Kidd a aussi choisi d’examiner s’il existait des motifs d’ordre humanitaire pouvant lui permettre d’octroyer la résidence permanente en levant des critères et obligations de la Loi. M. Yodjeu a voulu s’en plaindre. On ne peut comprendre de quoi il peut bien se plaindre quand on cherche à appliquer une disposition remédiatrice. La crédibilité de Mme Kidd n’a jamais été en péril. Au contraire.

[111]  Le demandeur a aussi parlé dans son mémoire des faits et du droit de la personne engagée localement à Dakar. Sans aucune preuve, le demandeur porte des accusations qu’il n’est pas davantage en mesure de soutenir en plaidoirie orale. Mais il y a plus. Comme on vient de le voir, la décision de Mme Kidd, à Dakar, à moins de pouvoir faire bénéficier Mme Mbakop ou sa fille d’une exception pour motif d’ordre humanitaire, était grandement prédéterminée par l’article 120 du Règlement. Je le reproduis :

Parrainage

Approved sponsorship application

120 Pour l’application de la partie 5, l’engagement de parrainage doit être valide à l’égard de l’étranger qui présente une demande au titre de la catégorie du regroupement familial et à l’égard des membres de sa famille qui l’accompagnent, à la fois :

120 For the purposes of Part 5,

a) au moment où le visa est délivré;

(a) a permanent resident visa shall not be issued to a foreign national who makes an application as a member of the family class or to their accompanying family members unless a sponsorship undertaking in respect of the foreign national and those family members is in effect; and

b) au moment où l’étranger et les membres de sa famille qui l’accompagnent deviennent résidents permanents, à condition que le répondant qui s’est engagé satisfasse toujours aux exigences de l’article 133 et, le cas échéant, de l’article 137.

(b) a foreign national who makes an application as a member of the family class and their accompanying family members shall not become permanent residents unless a sponsorship undertaking in respect of the foreign national and those family members is in effect and the sponsor who gave that undertaking still meets the requirements of section 133 and, if applicable, section 137.

Comme on le voit, l’engagement de parrainage doit être valide. Il ne l’était pas aux yeux des décideurs Owen et Kidd. En fin de compte, non seulement la personne engagée localement n’avait aucune influence en fait, mais elle ne pouvait en avoir une juridiquement.

[112]  Ce n’est pas que l’étape du processus traitant spécifiquement de la demande de résidence permanente soit inutile. On peut penser qu’une preuve établissant la résidence durant la période prescrite, et donc dès le dépôt de la demande de parrainage, aurait pu avoir un effet au stade de l’examen de la demande de résidence permanente. Qu’on se rappelle que la lettre de décision de M. Owen (7 août et 2 novembre 2012) disait qu’il serait tenu compte du fait que M. Yodjeu ne remplit pas les conditions d’admissibilité comme parrain dans l’évaluation de la demande de résidence permanente. Mais aucune telle preuve n’a été faite, le demandeur ne présentant que des documents permettant d’établir une résidence canadienne après son changement d’adresse du 4 juillet 2012. L’autre avantage de poursuivre le processus était, comme on l’a vu, de permettre un appel en vertu de l’article 63 de la Loi devant la SAI.

[113]  Faisant flèche de tout bois, le demandeur s’est aussi plaint que le traitement de sa demande ait été trop lent suite à la décision de la SAI. On ne sait pas en quoi cela aurait été trop lent. Il n’y a aucune base à une telle assertion outre que M. Yodjeu était impatient. C’est à penser que M. Yodjeu croyait que son dossier devait recevoir une attention prioritaire absolue. Pourtant, son épouse et sa fille étaient au Canada depuis déjà septembre 2013 et il avait bénéficié du travail d’une agente de l’AFSC qui avait découvert de l’information utile. En fait, on ne trouve pas à la déclaration, qui constitue le cadre dans lequel ce litige doit être traité, quelle est la faute commise et par qui. Les « actes d’accusations » traitent de SOW (Steven Owen) et de l’employée engagée localement qui auraient été à la source des difficultés rencontrées par M. Yodjeu (et sa famille) à Dakar. La déclaration évoque (para 19 e)) l’espoir du demandeur de voir la résidence permanente conférée  dans des brefs délais. Mais sans plus. Pourtant, il avait été annoncé que le processus prendrait typiquement 25 mois.

[114]  En fin de compte, il n’y a pas de véritable cause d’action articulée outre que les prétendues activités de M. Owen et de l’employée engagée localement qui n’ont jamais été prouvées. Une fois cette base du château de cartes retirée, le château s’écroule. Sans faute de M. Owen, et un complot inexistant, le demandeur se retrouve avec une déclaration sans fondement. Il ne peut tenter de la bonifier ex post facto en faisant de nouvelles allégations (Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1040).

[115]  Il reste à traiter brièvement de deux arguments présentés par M. Yodjeu : un aveu allégué dans la défense originale de la défenderesse et une spoliation alléguée.

L’aveu

[116]  D’abord l’aveu. Si je comprends bien, le demandeur soumet que la Couronne aurait fait un aveu dans sa défense initiale en disant que « si le demandeur avait effectué son changement en temps utile auprès de CIC et non l’ASFC, il n’aurait pas été exclu à titre de répondant pour le motif qu’il ne résidait pas au Canada au moment du dépôt  » (para 41). Or, comme il a été précisé plus haut, la défense a été amendée à la suite de l’autorisation accordée par le juge chargé de la gestion de cette instance; le paragraphe ne se trouve plus devant la Cour.

[117]  Plusieurs raisons militent en faveur du rejet d’un tel argument. D’abord, il faudrait établir en quoi cette phrase constitue un aveu. Il ne me semble pas faire de doute que si le demandeur avait fait le changement d’adresse en temps utile, sa résidence au Canada aurait pu être établie. La nouvelle version dans la défense amendée est moins définitive quant au résultat juridique d’un changement d’adresse en temps utile, mais l’idée me semble converger. Mais en quoi consiste le temps utile? Et que faut-il alors prouver pour établir la réalité de la nouvelle adresse? Ce qui m’amène à ma deuxième préoccupation : un aveu ne peut qu’être sur un fait, non sur une question de droit ou une question mixte de fait et de droit (Fiducie Charbonneau c Québec (Sous-ministre du Revenu), 2010 QCCA 400). À l’évidence, le paragraphe 41 traite de la conséquence juridique d’un changement d’adresse : cela est une question mixte de fait et de droit et ce ne peut être l’objet d’un aveu. De plus, quel est l’effet d’un amendement autorisé par la Cour? La rétractation d’un aveu (si tant est qu’il s’agisse d’un aveu) est plus généreuse depuis Andersen Consulting c Canada, [1998] 1 RCF 605. Par ailleurs, « Lorsque la modification de plaidoirie est demandée et autorisée, le nouveau passage remplace le passage à modifier, ce qui fait qu'il n'y a pas contradiction entre les deux conclusions » (para 9). Autrement dit, le paragraphe 41 a été remplacé dans la défense amendée. Il a disparu car il a été remplacé. Finalement, l’argument sur l’aveu ne mène le demandeur nulle part. Comme pour d’autres arguments faits sur la requête pour jugement sommaire, cette question n’a aucune incidence sur ce qui a été plaidé dans la déclaration et doit être décidé en l’espèce. Même s’il était vrai qu’un changement fait en temps utile aurait pu changer la donne, encore aurait-il fallu qu’il soit fait pour établir la nouvelle adresse au moment où la demande de parrainage est présentée et par la suite. Cela n’a pas été fait. Cet « aveu », si tant est qu’il soit un aveu et qu’il n’est pas rétracté, n’avance pas la cause du demandeur. Quant à d’autres allégations d’aveux au mémoire des faits et du droit du demandeur, elles sont sans valeur à leur face même.

Spoliation

[118]  L’argument sur la spoliation ne va pas plus loin que celui sur l’aveu. En fin de compte, M. Yodjeu se plaint que certains éléments d’information auraient pu lui être utiles mais ils n’existent plus. Il s’attache d’abord et avant tout à l’enregistrement de la conversation qu’il dit avoir eu avec un préposé, quelques semaines après son arrivée du 1er mai 2012, pour y faire un changement d’adresse. Cette absence de précision est en partie curée grâce à l’affidavit de Mme Santerre auquel est annexée la pièce K-11 où l’on retrouve une indication d’un changement d’adresse le 4 juillet 2012. Selon l’affidavit de Mme Santerre, « j’ai consulté des preuves additionnelles, notamment les renseignements contenus au Système de soutien des opérations des bureaux locaux (“SSOBL”) et au Système intégré d’exécution des douanes (“SIED”) par l’entremise du Système intégré des douanes (“SID”)  de l’ASFC» (para 17). Cette pièce en provient.

[119]  Selon le demandeur, la défenderesse aurait dû conserver cet enregistrement et d’autres entre août et novembre 2012. Se réclamant principalement de l’obligation d’agir de bonne foi (article 1375 du Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991) et de la théorie des mains propres (doctrine en « equity » qui veut que qui se présente devant la Cour pour un remède en « equity », dont par exemple une injonction ou un contrôle judiciaire, doit le faire en ayant respecté ses obligations de bonne foi, sans avoir commis de gestes répréhensibles).

[120]  Le demandeur se bute à l’affidavit de James Hogue. Il est « Specialist Virtual Contact Centre » pour le Télécentre CIC; il a une vaste expérience étant à l’emploi du Télécentre CIC depuis février 2006. Il explique qu’avant le 22 septembre 2014, le système utilisé était le Avaya CCMA, remplacé depuis par le Virtual Contact Centre. La capacité des serveurs avant septembre 2014 était plus limitée que celle disponible avec le nouveau système; on ne pouvait conserver que de six à sept mois d’enregistrements avant de les détruire par ordre chronologique. Le défaut de procéder à la destruction engendrait des pannes : la destruction était donc systématique.

[121]  Ceci s’explique par le nombre d’appels auxquels répondent entre 150 et 175 agents quotidiennement. M. Hogue témoigne qu’en moyenne 1,6 million d’appels sont traités annuellement, appels qui en moyenne durent un peu plus de 7 minutes.

[122]  Les appels sont enregistrés à des fins d’évaluation de qualité et d’apprentissage des agents. Ils ne sont pas enregistrés afin de conserver une preuve des conversations.

[123]  Pour des raisons qui demeurent mystérieuses, le demandeur s’est employé dans le cadre de la requête pour jugement sommaire à tenter d’utiliser l’affidavit de M. Hogue, qu’il ne conteste pas par ailleurs, pour discuter d’un autre litige, celui-là impliquant la Commission canadienne des droits de la personne. Cette affaire n’est pas devant la Cour sur une requête pour jugement sommaire. Quant au présent litige, le demandeur semble aussi intéressé à un appel qu’il aurait fait le 9 décembre 2012 relativement au fait que la décision (rendue par M. Owen) du 7 août 2012, qui avait été acheminée en France en conformité avec le contenu de la demande de parrainage, ne lui était éventuellement arrivée qu’en novembre 2012 après que M. Owen, selon son affidavit et le contre-interrogatoire auquel il s’est soumis, aurait constaté le changement d’adresse d’octobre 2012. On ne comprend pas, et le demandeur n’explique pas, en quoi un ou des retours de poste entre août 2012 et novembre 2012 peuvent avoir quelque incidence sur le litige. Ce « retard » à recevoir la décision n’a en aucune manière nui puisque la décision du 7 août 2012 a été automatiquement envoyée à Dakar le même jour. Si le demandeur recherchait la preuve d’un changement d’adresse vraisemblablement fait le 4 juillet 2012 (et non un mois ou six semaines après son arrivée au Canada), l’enregistrement de la conversation téléphonique avait été détruit selon la pratique alors en place. Les autres appels faits en 2012 l’auraient vraisemblablement été, suivant en cela la politique de ne garder que les enregistrements que durant 6 ou 7 mois. Où serait la spoliation?

[124]  Il n’est pas nécessaire de faire un exposé sur la spoliation. Comme la Cour d’appel de l’Alberta le notait dans McDougall v Black & Decker Canada Inc., 2008 ABCA 353 [Black & Decker], une décision phare sur la question, le problème posé par la preuve perdue ou détruite n’est pas nouveau. Mais toute preuve détruite n’est pas spoliation. Pour les fins restreintes de la présente affaire, on peut tirer de Black & Decker qui fait autorité que l’état du droit est le suivant :

  1. la spoliation réfère à la destruction intentionnelle de preuve pertinente à un litige qui existe ou est pendant;

  2. le remède habituel est la présomption de fait selon laquelle la preuve ainsi détruite n’aurait pas été favorable à qui a spolié;

  3. le droit ne donne pas ouverture à un recours indépendant, quoique le droit puisse évoluer dans cette direction.

[125]  Le droit du Québec ne semble pas s’écarter des principes dégagés par la Cour d’appel d’Alberta. Dans Jacques c Ultramar Ltée, 2011 QCCS 6020 [Ultramar], madame la juge Bélanger, maintenant de la Cour d’appel, résumait ainsi l’état du droit :

[26] L'état du droit au Québec serait donc le suivant :

1. Il n'existe aucune obligation explicite de préserver la preuve dans un dossier  litigieux, pas plus qu’il n’existe d’obligation de produire à l’adversaire une liste de documents pertinents au litige.

2. L'obligation implicite de préserver la preuve existe et découle d'une obligation générale de bonne foi; en conséquence, cette obligation couvrirait les cas les plus graves de spoliation seulement.

3. La maxime omnia praesumuntur contra spoliatorem (toutes choses sont présumées contre le spoliateur) a trouvé une application fort limitée jusqu'à maintenant.

4. L'obligation implicite de conservation de la preuve, basée sur la bonne foi, a comme conséquence que lorsqu'une partie se départit par erreur ou de bonne foi d'une preuve, aucune inférence négative ne peut en découler.

5. La bonne foi se présume et apporter la preuve de la mauvaise foi constitue un lourd fardeau.

6. La conséquence à la spoliation est une inférence négative et l'inférence négative n'a pas conduit, jusqu'à maintenant, au rejet d'un recours ou d'une défense, après une audition au fond.

7. En l'absence d'une obligation formelle de conserver la preuve et en présence d’une obligation implicite de ce faire, si une personne désire obtenir une ordonnance formelle de conserver la preuve, c’est au moyen d’une ordonnance d’injonction ou d’une demande de sauvegarde qu’elle doit procéder et selon les critères spécifiques prévus par ces recours.

[J’ai souligné]

La destruction d’enregistrements en 2012 dont le but n’est pas de colliger de la preuve mais bien à des fins éducatives et d’évaluation s’est faite selon une politique de rétention qui n’est pas contestée par le demandeur et qui apparaît comme raisonnable vu le nombre de conversations et la capacité limitée des serveurs. Il était impossible que la destruction des enregistrements au cours du temps l’ait été afin de frustrer un litige éventuel qui ne devait devenir réel qu’en août 2014. Le demandeur devait apporter la preuve de mauvaise foi dans un cas où cela serait un des cas les plus graves de spoliation. Il ne l’a pas fait. De toute manière, « la seule sanction à la spoliation en matière civile est la présomption défavorable » (Ultramar, para 22). Si elle pouvait être appliquée en l’espèce, une telle présomption s’appliquerait au mieux à des situations sans importance pour la disposition du litige tel que circonscrit à la déclaration du demandeur. Le fait que la décision du 7 août 2012 ait été retournée par Poste Canada parce que le destinataire en France n’avait pas été identifié est sans incidence réelle. Le litige impliquant la Commission canadienne des droits de la personne (T-1617-14) quant à lui n’est pas devant cette Cour.

[126]  Il n’y a pas eu spoliation. La destruction des conversations s’inscrivait dans une procédure normale et habituelle, sans que l’on puisse en déduire aucune mauvaise foi.

VII.  Conclusion

[127]  Il me semble utile de rappeler que la simple erreur administrative ne constitue pas nécessairement une faute civile donnant ouverture à responsabilité civile (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585, paras 28-31). Comme la Cour suprême du Canada le notait dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30 ; [2004] 1 RCS 789, « le constat de l’illégalité d’une décision administrative, à la suite de l’exercice du pouvoir de contrôle judiciaire, n’équivaut pas nécessairement à celui de l’existence d’une faute donnant ouverture à un recours en responsabilité civile » (para 23). En l’espèce, il n’y a pas eu même contrôle judiciaire. Le processus administratif aura suffi pour obtenir la résidence permanente pour Mme Mbakop et la fille du demandeur. Ce même processus aura permis l’obtention de la résidence temporaire alors même qu’un appel était pendant devant la SAI.

[128]  En présentant sa cause, le demandeur devait démontrer une faute civile outre que le processus administratif ait conduit ultimement à l’octroi de la résidence permanente recherchée. Le fait que des informations supplémentaires générées par la défenderesse ont permis une conclusion favorable pour le demandeur au stade de la SAI ne démontre aucunement qu’il y a eu faute aux deux autres étapes antérieures. Le demandeur devait démontrer que M. Owen et Mme Kidd ont commis une faute civile, pas une erreur administrative (j’ajoute que même une erreur administrative n’a pas été démontrée puisque les décideurs examinaient la documentation offerte par le demandeur qui menait à la conclusion que sa résidence au Canada en mai et juin 2012 n’était pas établie). Il ne l’a jamais fait, cherchant plutôt à relever des anicroches ou mettre de l’avant une théorie du complot mythique, où les co-conspirateurs sont tous Sénégalais, qui procèdent plus de la diversion qu’autre chose. Le demandeur a même insinué que du vandalisme sur son automobile aurait pu avoir un lien avec « sa plainte en cours contre certains agents de CIC ». Les prétendues anicroches se terminent en cul-de-sac. Je le répète : les décisions de refuser le parrainage et la résidence permanente procédaient de la documentation fournie par M. Yodjeu qui donnait à penser qu’il résidait ailleurs qu’au Canada durant une partie de la période prescrite, soit du dépôt de sa demande jusqu’à la décision.

[129]  Il est plutôt étonnant que le demandeur ait choisi de ne pas parler de la documentation qu’il a lui-même produite. Il a plutôt tenté de faire grand cas du fait que la décision de M. Owen du 7 août 2012 ne lui soit acheminée qu’en novembre. Quant à la décision de Mme Kidd, elle procède de la même logique que celle de M. Owen. Or, le demandeur a prétendu à un complot mené par une employée engagée localement qui aura eu le malheur de faire le suivi clérical permettant de générer la lettre correcte du 4 juin 2013. Il est aussi étonnant que le demandeur ne puisse produire une preuve de résidence avant août 2012 alors qu’il devait savoir que son problème réel était la période de mai-juin 2012.

[130]  L’action ne peut qu’échouer en l’absence d’une démonstration d’une faute civile. Le demandeur n’a pas fait cette preuve de façon positive. En fait, les allégations de faute civile ont été attaquées de front par les auteurs de ces décisions dont la crédibilité n’est pas en jeu. Ce litige n’est en aucune manière fonction de la crédibilité de l’un des acteurs ou de l’évaluation d’éléments de preuve contradictoire qui relève légitimement du juge du procès. Il me semble plutôt qu’est devant la Cour toute la preuve nécessaire à une décision équitable puisque toutes les occasions pour mettre de l’avant l’existence d’une faute ont été offertes.

[131]  Au contraire, la défenderesse m’a convaincu qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse. Les faits sont simples et bénins : la tenue d’un procès n’est pas utile. La défenderesse ne s’est pas contentée de faire des allégations ou de s’en remettre à des actes de procédures : elle a produit des éléments de preuve. C’était donc au demandeur, M. Yodjeu, de réfuter cette preuve qui portait sur l’absence de faute ou de présenter une contre-preuve. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas fait la preuve des allégations plaidées dans sa déclaration. Lorsque la version des faits a été connue, il n’a pas fait de contre-preuve. Il a plutôt tenté de s’attaquer à des questions qu’on peut au mieux qualifier de périphériques, sans succès. J’ai conclu qu’il s’agissait de diversions, nous détournant ainsi de la question fondamentale. Le demandeur a mis de l’avant ce qu’il considère comme ses meilleurs arguments en ce qui concerne l’existence de questions à débattre. En fin de compte, la Cour ne peut que constater que l’action est tellement boiteuse que l’instruction d’un procès n’est pas justifiée. M. Yodjeu n’a pas démontré l’existence d’une véritable question à trancher et aucun élément de preuve ne démontre l’existence d’une « faute ». La requête pour jugement sommaire doit donc être accueillie, avec dépens.


JUGEMENT au dossier T-1813-14

LA COUR STATUE :

  1. La requête de la défenderesse en jugement sommaire est accueillie;

  2. L’action intentée par le demandeur contre la défenderesse en date du 22 août 2014 est rejetée;

  3. Les dépens sont adjugés en faveur de la défenderesse.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1813-14

 

INTITULÉ :

LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Léopold Camille Yodjeu Ntemde

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Sébastien Dasylva

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

 

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