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Date : 20180416


Dossier : T-675-17

Référence : 2018 CF 411

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2018

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

NATION CRIE PEEPEEKISIS No 81

demanderesse

et

TODD DIETER

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Dieter a travaillé pour la Nation Crie Peepeekisis no 81 (demanderesse ou Nation Peepeekisis) à titre de transporteur d’eau contractuel jusqu’à la résiliation de ses services. Dans la présente demande, la Nation Peepeekisis sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue en vertu du Code canadien du travail (Code), par laquelle l’arbitre a conclu que M. Dieter avait qualité d’entrepreneur dépendant et lui a accordé une indemnité pour congédiement injuste au titre de l’article 240 du Code. Il s’agissait de la seconde décision de l’arbitre à l’égard du litige entre les parties.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. L’arbitre a correctement interprété son mandat de réexamen, et il a rendu une décision raisonnable concernant les droits dont M. Dieter peut se prévaloir en vertu du Code.

I.  Exposé des faits pertinents

[3]  Le 28 avril 2011, la Nation Peepeekisis a engagé M. Dieter comme transporteur d’eau. Les parties ont signé un contrat pour la période du 28 avril 2011 au 27 avril 2013. Aux termes du contrat, M. Dieter a été engagé à titre [traduction] « entrepreneur indépendant », et n’était « d’aucune façon considéré comme un employé de la Première Nation Peepeekisis ». Le contrat contenait en outre une clause donnant droit à la Nation Peepeekisis de résilier le contrat moyennant un préavis de deux semaines. Advenant une résiliation, M. Dieter avait droit [traduction] « à une indemnité couvrant le montant total exigible pour le travail accompli aux termes du contrat jusqu’à la date de prise d’effet de la résiliation ».

[4]  Le contrat a été prolongé à deux reprises par consentement mutuel, soit une première fois jusqu’au 30 juin 2014, et de nouveau jusqu’au 14 juillet 2015. Cependant, le 19 novembre 2014, la Nation Peepeekisis a informé M. Dieter par écrit que son contrat avait pris fin le 17 novembre 2014.

[5]  Le 19 février 2015, M. Dieter a déposé une plainte pour congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code. Une audience a eu lieu le 4 décembre 2015.

[6]  Dans une décision datée du 28 janvier 2016 (première décision), l’arbitre se penche sur la question de savoir si M. Dieter a qualité pour déposer une plainte en vertu de l’article 240 du Code.

[7]  Il conclut que même s’il est établi dans le contrat qu’il était considéré comme un entrepreneur indépendant, M. Dieter agissait en réalité à titre d’« entrepreneur dépendant » selon les règles de common law. L’arbitre fonde cette conclusion sur la partie I du Code, dans laquelle un entrepreneur dépendant est assimilé à un employé. Raisonnant par analogie, l’arbitre arrive à la conclusion que M. Dieter était un employé aux fins de la partie III du Code, et qu’il avait par conséquent la qualité voulue pour déposer une plainte en vertu de l’article 240. Selon l’arbitre, la Nation Peepeekisis n’avait aucun motif pour congédier M. Dieter, et il lui a accordé une indemnité de 30 000 $, soit le solde qui lui était dû au titre du contrat.

[8]  La Nation Peepeekisis a obtenu un jugement favorable à sa demande de contrôle judiciaire de la première décision (Nation Crie Peepeekisis No. 81 c. Dieter, 2016 CF 1257 [Peepeekisis 1]). Dans cette décision, le juge Barnes conclut que l’arbitre avait commis une erreur en faisant une analogie entre les parties I et III du Code. En revanche, le juge souscrit à la conclusion de l’arbitre selon laquelle M. Dieter était un entrepreneur dépendant. Le juge Barnes a ordonné que l’affaire soit « réexaminée sur le fond et conformément aux présents motifs par l’arbitre », et que « l’arbitre examine si un entrepreneur dépendant en common law avait droit à une réparation pour congédiement injuste » (Peepeekisis 1, au paragraphe 12).

II.  Décision de l’arbitre datée du 9 avril 2017

[9]  Dans la décision rendue le 9 avril 2017 à l’issue du réexamen (seconde décision), l’arbitre souligne en premier lieu que le juge Barnes a maintenu sa conclusion comme quoi M. Dieter était un entrepreneur dépendant. Par conséquent, l’arbitre a tenu pour acquis que l’unique question à trancher était celle de savoir si M. Dieter avait qualité pour déposer une plainte en vertu de l’article 240 du Code, vu l’absence de définition du terme « personne ».

[10]  Dans son analyse de l’article 240, l’arbitre fait référence à l’allocution du ministre du Travail devant la Chambre des communes à l’époque de l’adoption de cette disposition. Le ministre avait alors déclaré que l’article 240 visait à procurer un recours contre les congédiements arbitraires aux employés non représentés par un syndicat.

[11]  L’arbitre soutient que la portée de l’article 240 est suffisamment large pour englober [traduction] « les personnes qui ont un lien contractuel important et prolongé avec un employeur ».

[12]  À l’appui de son analyse, il cite diverses décisions arbitrales favorables à l’inclusion des entrepreneurs dépendants dans la définition de « personne » aux fins de l’application de l’article 240 du Code.

[13]  L’arbitre compare ensuite les parties I et III du Code et fait valoir que celui-ci doit être interprété comme un tout. Il soutient que dans la partie I, la définition d’« employé » englobe les entrepreneurs dépendants. Il s’ensuit qu’un entrepreneur dépendant syndiqué peut contester un congédiement qu’il estime injuste. Si les entrepreneurs dépendants sont exclus du champ d’application de la partie III, on les prive du droit de contester un congédiement en vertu de l’article 240 du Code. Aux yeux de l’arbitre, une telle interprétation va à l’encontre de l’intention initiale de la disposition. À l’appui de sa thèse, il cite l’arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, de la Cour suprême du Canada [Wilson].

[14]  S’agissant de la situation particulière de M. Dieter, l’arbitre établit dans sa première décision qu’il n’a pas reçu de préavis de deux semaines ni d’indemnité en tenant lieu, contrairement à ce qui était prévu au contrat. L’arbitre soutient que M. Dieter, [traduction] « si l’on applique le critère d’organisation, [...] faisait partie intégrante de la prestation d’un service essentiel de la bande » et, qu’à ce titre, son rôle se rapprochait davantage de celui d’un employé [traduction] « sur le continuum entrepreneur indépendant-employé ». L’arbitre ajoute que M. Dieter livrait de l’eau à 44 foyers, 5 jours par semaine. À cette fin, M. Dieter s’est engagé à respecter [traduction] « les lois, les protocoles, les codes d’éthique, les règles et les coutumes adoptés par la Nation Crie Peepeekisis concernant les pratiques de travail ».

[15]  Au terme de cette analyse, l’arbitre a conclu que M. Dieter était un employé au sens de l’article 240 du Code et qu’il avait été injustement congédié. Il confirme l’indemnité qu’il avait accordée à M. Dieter dans sa première décision.

III.  Questions en litige

[16]  Compte tenu des observations des parties, les questions à trancher sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
  2. L’arbitre était-il lié par les conclusions de la décision Peepeekisis 1?
  3. L’arbitre a-t-il commis une erreur dans son analyse des parties I et III du Code?
  4. L’arbitre a-t-il commis une erreur dans son interprétation de l’article 240 du Code?

IV.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[17]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable. Selon la Nation Peepeekisis, la norme applicable est celle de la décision correcte, alors que M. Dieter soutient que c’est celle de la décision raisonnable.

[18]  La Nation Peepeekisis invoque l’arrêt Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248, au paragraphe 45 [Dynamex], pour convaincre la Cour que la norme de la décision correcte s’applique. L’arrêt Dynamex est toutefois antérieur à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir],

[19]  lequel a établi clairement qu’il convient de présumer que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation d’une loi constitutive d’un décideur administratif ou d’une autre loi étroitement liée : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 39 à 41; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 22.

[20]  Il convient donc de présumer que la décision d’un arbitre du travail portant interprétation de textes législatifs qui relèvent de son domaine de spécialisation doit être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité (Wilson, aux paragraphes 15 et 16). Certes, cette présomption pourrait être réfutée, mais la Nation Peepeekisis s’en est abstenue. Par conséquent, la norme de contrôle de la décision raisonnable sera appliquée.

[21]  Pour apprécier le caractère raisonnable d’une décision d’un arbitre du travail, la Cour peut s’en remettre à la jurisprudence arbitrale pertinente (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 6; Canada [Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités] c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, au paragraphe 95; Delios c. Canada [Procureur général], 2015 CAF 117, au paragraphe 27 [Delios].

[22]  Pour pousser l’analyse du caractère raisonnable de la manière dont l’arbitre a interprété le Code, il s’avère hautement pertinent de déterminer ce qui constitue une conclusion raisonnable au vu du libellé des dispositions, de leur contexte et de leur objet (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au paragraphe 32; Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, aux paragraphes 40 à 42).

B.  L’arbitre était-il lié par les conclusions de la décision Peepeekisis 1?

[23]  Dans ses observations, la demanderesse soutient que l’arbitre a commis une erreur en reprenant à son compte la conclusion de la décision Peepeekisis 1 comme quoi M. Dieter était un entrepreneur dépendant. À l’appui de cette prétention, la demanderesse fait valoir que la décision Peepeekisis 1 du juge Barnes annule la première décision de l’arbitre.

[24]  M. Dieter estime quant à lui que les motifs du présent contrôle judiciaire sont très limités. Il trouve tout à fait juste que l’arbitre ait posé qu’il était un entrepreneur dépendant comme prémisse de réexamen. Il renchérit que la Cour ne peut pas, aux fins du présent contrôle judiciaire, remettre en question des conclusions déjà confirmées par la décision Peepeekisis 1.

[25]  Le juge Barnes tire les conclusions suivantes dans la décision Peepeekisis 1 :

  • Il confirme la conclusion de l’arbitre selon laquelle le défendeur était un entrepreneur dépendant (Peepeekisis, au paragraphe 10).

  • Il conclut que l’arbitre a commis une erreur en incorporant la définition d’entrepreneur dépendant de la partie I dans la partie III du Code. Selon le juge, il était demandé à l’arbitre d’établir, selon le régime de common law, si un entrepreneur dépendant a droit à une réparation au sens de la partie III du Code étant donné que le terme « personne » n’est pas défini à l’article 240.

[26]  Dans sa seconde décision, l’arbitre s’appuie sur la prémisse que la qualité d’« entrepreneur dépendant » qu’il a reconnue à M. Dieter n’est pas remise en cause puisque la décision Peepeekisis 1 confirme cette conclusion.

[27]  Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Yansane, 2017 CAF 48 [Yansane], la Cour d’appel fédérale se penche sur l’effet de l’ordonnance d’une juge saisie d’un contrôle judiciaire qui renvoie un dossier pour une nouvelle détermination « conformément à ses motifs ». La Cour se prononce comme suit aux paragraphes 25 et 27 :

[25]  À mon avis, le jugement de la première juge ne comportait pas à proprement parler de directive ou d’instruction. En renvoyant l’affaire à un autre agent d’immigration pour nouvel examen « conforme aux présents motifs », la première juge ne donnait pas des instructions au sens de l’alinéa 18.1(3)b), mais ne faisait que réitérer le principe bien connu suivant lequel un décideur administratif doit se conformer à la décision d’une cour d’instance supérieure en application du principe du stare decisis. En fait, il importe peu que le jugement accueillant une demande de contrôle judiciaire comporte une telle précision; il va de soi qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente. (Non souligné et en caractères gras dans l’original.)

[...]

[27]  Je reformulerais donc la question certifiée par la juge de façon à en écarter la référence aux conclusions de fait, et j’y répondrais de la façon suivante :

Question : En l’absence d’un verdict dirigé, quel est l’impact des directives de la Cour fédérale sur un décideur administratif appelé à trancher l’affaire de nouveau?

Réponse : Le décideur administratif à qui est retourné un dossier doit toujours se conformer aux motifs et aux conclusions du jugement accueillant le contrôle judiciaire, ainsi qu’aux directives ou instructions explicitement formulées par la Cour fédérale dans le dispositif de son jugement. (Non souligné et en caractères gras dans l’original.)

[28]  Les remarques formulées dans l’arrêt Yansane s’appliquent directement à la présente espèce. Selon le principe du stare decisis, l’arbitre était tenu de tenir compte de la décision du juge Barnes.

[29]  Étant donné que celui-ci a confirmé la conclusion relative à la qualité d’entrepreneur dépendant dans la décision Peepeekisis 1, l’arbitre pouvait raisonnablement déduire qu’il était lié par cette conclusion.

C.  L’arbitre a-t-il commis une erreur dans son analyse des parties I et III du Code?

[30]  La demanderesse allègue que l’arbitre a commis une erreur en amalgamant les parties I et III du Code. À son avis, la même erreur se retrouve dans la décision Peepeekisis 1, dans laquelle la Cour décrète que l’arbitre a commis une erreur en incorporant la définition d’« employé » de la partie I dans la partie III du Code.

[31]  Voici comment le terme « employé » est défini dans la partie I :

Employé Personne travaillant pour un employeur; y sont assimilés les entrepreneurs dépendants et les agents de police privés. Sont exclues du champ d’application de la présente définition les personnes occupant un poste de direction ou un poste de confiance comportant l’accès à des renseignements confidentiels en matière de relations du travail. (employee)

Employee means any person employed by an employer and includes a dependent contractor and a private constable, but does not include a person who performs management functions or is employed in a confidential capacity in matters relating to industrial relations; (employé)

[32]  Se penchant sur cette question dans sa seconde décision, l’arbitre souligne qu’il existerait une [traduction] « anomalie » dans le Code si la possibilité de contester un congédiement injuste était offerte à un entrepreneur dépendant syndiqué en vertu de la partie I, mais pas à un homologue non syndiqué en vertu de la partie III. L’arbitre estime que pareille interprétation contredirait l’intention initiale de donner une portée large à l’article 240.

[33]  Plus loin dans son analyse de cette « anomalie » entre les parties I et III du Code, l’arbitre invoque l’arrêt Wilson (postérieur à Peepeekisis 1), dans lequel la Cour suprême se prononce ainsi aux paragraphes 44 et 46 :

[44] Vu que cette déclaration mentionne le droit des employés à une protection « dont [...] tous les travailleurs doivent bénéficier » contre le congédiement arbitraire et le fait qu’une telle protection « figure également dans toutes les conventions collectives », il est difficile à mon avis de ne pas conclure que le Parlement entendait donner aux employés fédéraux non syndiqués des droits en cas de congédiement qui, s’ils ne sont pas identiques à ceux des employés syndiqués, y sont certainement analogues. (Non souligné et en caractères gras dans l’original.)

[...]

[46] Et c’est ainsi que les auteurs en droit du travail et presque tous les arbitres nommés pour appliquer les nouvelles dispositions de 1978 prévues aux art. 240 à 246 les ont interprétées : elles avaient pour objet de présenter une alternative législative aux règles de common law régissant le congédiement et d’harmoniser les mesures de protection contre le congédiement injuste offertes aux employés fédéraux non syndiqués avec celles offertes aux syndiqués...

[34]  Sans aller jusqu’à affirmer que l’article 240 doit être interprété de la même manière que les dispositions de la partie I, l’arrêt Wilson adhère à l’idée que l’article 240 et la partie III peuvent être interprétés de manière « analogue » à la partie I. En l’occurrence, l’arbitre se fonde sur l’arrêt Wilson pour conclure que M. Dieter, à titre d’entrepreneur dépendant, a droit à une réparation en vertu de l’article 240.

[35]  Une décision raisonnable fait intervenir une analyse cohérente du libellé, du contexte et de l’objet d’une loi. En l’espèce, l’arbitre a conclu que le Code doit être interprété comme un tout et que le terme « employé » ne doit pas être interprété isolément du reste du texte législatif, et notamment eu égard à son objectif global. Il fait montre ainsi d’une logique irréprochable et conforme à la méthode généralement admise en matière d’interprétation législative. L’interprétation de la partie III du Code doit tenir compte de son objectif global et du contexte : Burchill c. Canada, 2010 CAF 145, au paragraphe 11. L’arbitre a raisonnablement conclu que le Code doit être interprété dans sa globalité.

[36]  De plus, comme il a été mentionné précédemment, l’arbitre était lié par la décision Peepeekisis 1, de même que par l’arrêt Wilson. Ces jugements faisaient partie intégrante du contexte général dont l’arbitre devait tenir compte. Dans le cadre d’un examen du caractère raisonnable, il faut considérer que cet effet obligatoire réduit la gamme des issues offertes à l’arbitre (Delios, au paragraphe 27).

[37]  L’arrêt Wilson traite des mêmes dispositions du Code, mais le contexte factuel est différent. L’arbitre s’appuie sur l’arrêt Wilson pour conclure que la partie III du Code devrait être interprétée de manière analogue à la partie I. Ce faisant, il n’incorpore pas directement une définition de la partie I dans la partie III, mais il se livre à l’analyse que le juge Barnes lui reproche d’avoir omise dans sa première décision. L’arbitre conclut qu’un entrepreneur dépendant pourrait être visé par l’article 240 en invoquant l’arrêt Wilson et le fait que M. Dieter exerçait un rôle qui se rapprochait davantage de celui d’un employé sur le continuum « entrepreneur indépendant-employé ». Cette analyse participe d’une démarche juste et tout à fait compatible avec une interprétation contextuelle du Code.

[38]  L’arbitre a appliqué la méthode reconnue en matière d’interprétation législative et il s’est fondé sur la jurisprudence pertinente. Sa décision présente les attributs distinctifs de la raisonnabilité. La décision sous contrôle est donc raisonnable, et l’arbitre n’a pas commis d’erreur en faisant une analogie entre les parties 1 et III du Code au vu des faits mis à sa disposition.

D.  L’arbitre a-t-il commis une erreur dans son interprétation de l’article 240 du Code?

(1)  Principes juridiques

[39]  La défenderesse prétend que l’arbitre a fait une interprétation erronée de l’article 240 du Code et que, selon l’arrêt Wilson, il était tenu de procéder à une analyse du « critère de contrôle » pour établir le statut de M. Dieter.

[40]  Voici ce que prévoit l’article 240 :

Plainte

Complaint to inspector for unjust dismissal

240 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d’un inspecteur si :

240 (1) Subject to subsections (2) and 242(3.1), any person

a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur;

(a) who has completed twelve consecutive months of continuous employment by an employer, and

b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective.

(b) who is not a member of a group of employees subject to a collective agreement, may make a complaint in writing to an inspector if the employee has been dismissed and considers the dismissal to be unjust.

Délai

Time for making complaint

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la plainte doit être déposée dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent la date du congédiement.

(2) Subject to subsection (3), a complaint under subsection (1) shall be made within ninety days from the date on which the person making the complaint was dismissed.

Prorogation du délai

Extension of time

(3) Le ministre peut proroger le délai fixé au paragraphe (2) dans les cas où il est convaincu que l’intéressé a déposé sa plainte à temps mais auprès d’un fonctionnaire qu’il croyait, à tort, habilité à la recevoir.

(3) The Minister may extend the period of time referred to in subsection (2) where the Minister is satisfied that a complaint was made in that period to a government official who had no authority to deal with the complaint but that the person making the complaint believed the official had that authority.

[41]  Cette disposition se trouve dans la partie III du Code, qui s’applique aux employés non syndiqués. L’article 240 ne donne pas de définition du terme « personne ». Les tribunaux ont toutefois établi que la notion de « personne » telle qu’elle est utilisée à l’article 240 sous-entend qu’il faut être un employé selon le régime de common law (Dynamex, au paragraphe 49).

[42]  Dans l’affaire qui nous occupe, il était demandé à l’arbitre d’établir si M. Dieter, tout en ayant la qualité d’entrepreneur dépendant, pouvait être considéré comme un « employé », et donc comme une « personne » au sens de l’article 240. À l’issue de cette analyse, l’arbitre reprend à son compte la conclusion tirée dans la décision Peepeekisis 1 comme quoi M. Dieter était un entrepreneur dépendant.

[43]  En common law, il existe une distinction entre entrepreneur et employé. Dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [Sagaz], la Cour suprême du Canada énumère les facteurs à évaluer. Parmi les critères à appliquer se trouvent ceux « du contrôle », pour déterminer le degré de contrôle de l’employeur, et « d’organisation », pour déterminer si l’employé joue un rôle essentiel au sein de l’organisation, ainsi que le critère multifactoriel, qui vise à évaluer tous les facteurs pertinents énumérés dans la décision Wiebe Door Services Ltd. c. M.N.R., [1986] 3 CF 553 (CAF).

[44]  La Cour se prononce ainsi au paragraphe 47 de l’arrêt Sagaz :

Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant [...] [l]a question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

[45]  Ultérieurement, dans l’arrêt McKee v. Reid’s Heritage Homes Ltd., 2009 ONCA 916 [McKee] la Cour d’appel de l’Ontario a établi que les « entrepreneurs dépendants » forment une catégorie intermédiaire entre celles des entrepreneurs et des employés. La catégorie des entrepreneurs dépendants englobe [traduction] « les relations de travail qui ne reposent pas sur un contrat d’emploi, mais qui entraînent une forme minimale de dépendance économique, attribuable au caractère exclusif ou quasi exclusif de ces relations » (McKee, au paragraphe 32).

[46]  L’arrêt McKee précise les critères permettant de déterminer si une personne est un entrepreneur indépendant, un entrepreneur dépendant ou un employé. Tout d’abord, il faut établir si un travailleur est un entrepreneur ou un employé en appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Sagaz. La Cour expose l’étape suivante de l’analyse aux paragraphes 34 et 36 :

[34] [traduction] L’étape suivante de l’analyse s’applique uniquement si, à l’issue de la première étape, une personne est considérée comme un entrepreneur, auquel cas il s’agira de déterminer si elle appartient à la catégorie des entrepreneurs indépendants ou dépendants – c’est-à-dire si l’exclusivité est un attribut déterminant qui le place en situation de dépendance économique.

[...]

[36] Ces décisions ont souvent reconnu qu’il était justifié sur le plan des principes de recourir à la doctrine du statut « intermédiaire » pour étendre les mesures de protection inhérentes à un contrat d’emploi aux travailleurs indépendants qui sont soumis à un degré assez élevé de subordination et de dépendance économique mais qui, au sens strict, n’ont pas qualité d’« employé ».

[47]  S’il est établi qu’une personne est un entrepreneur dépendant, il en découle qu’elle a droit à un préavis raisonnable en cas de résiliation (McKee, au paragraphe 30).

(2)  Application de l’article 240 aux entrepreneurs dépendants

[48]  L’arbitre était fondé de commencer son analyse législative par un examen de l’objectif général de l’article 240 afin de déterminer s’il s’applique aux entrepreneurs dépendants. Le ministre du Travail décrivait ainsi cet objectif à l’époque de l’adoption du texte législatif :

[traduction] Cet article a pour objet de garantir aux employés qui ne sont pas représentés par un syndicat, y compris les gestionnaires et les professionnels, le droit de contester un congédiement arbitraire, une mesure de protection qui aux yeux du gouvernement constitue un droit fondamental des travailleurs et qui est déjà inscrite dans toutes les conventions collectives.

[49]  L’arbitre cite ensuite la jurisprudence arbitrale qui interprète largement l’article 240 en ce qui concerne le terme « employé ». Notamment, dans la décision Stanley and Road Link Transportation Ltd., [1987] 17 CCEL 176 [Stanley], l’arbitre conclut que le terme « personne » englobe les « entrepreneurs dépendants ». Plus loin dans la décision Stanley, l’arbitre affirme également que, pour éviter qu’il soit interprété de manière trop étroite, le législateur a délibérément choisi de ne pas définir le terme « employé » dans les dispositions sur le congédiement injuste du Code (voir aussi Stacey Reginald Ball, Canadian Employment Law, 21-6.1).

[50]  Dans la décision Masters v. Bekins Moving & Storage (Canada) Ltd., [2000] CLAD No. 702 [Masters], l’arbitre a également recours à cette interprétation large de l’article 240 pour conclure que [traduction] « les personnes en situation de dépendance économique ne sont pas exploitées par celles qui détiennent le pouvoir économique ».

[51]  Notre Cour a elle-même approuvé les commentaires formulés dans les décisions Masters et Stanley. Au paragraphe 29 de la décision C.P. Ships Trucking Ltd. c. Kuntze, 2007 CF 1225 [Kuntze], la Cour mentionne qu’à l’article 240, le terme « personne » a un sens plus large que le terme général « employé ».

[52]  L’arrêt Wilson confirme toutes les décisions citées et établit un lien direct entre les parties I et III du Code.

[53]  L’arbitre a rendu une décision qui s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence susmentionnée. Il s’agit par conséquent d’une décision raisonnable. Les issues auxquelles l’arbitre pouvait parvenir étaient limitées, surtout parce qu’il était lié par l’arrêt Wilson, mais également par les autres décisions arbitrales. Ces décisions ont établi que l’article 240 doit être interprété à la lumière de l’objectif d’« amélioration » du Code en général, et plus particulièrement de la partie III.

[54]  Pour bien apprécier le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre, la Cour doit prendre en considération les autres interprétations possibles (Williams v. Canada [Public Safety and Emergency Preparedness], 2017 FCA 252, au paragraphe 52). L’interprétation opposée, savoir que les entrepreneurs dépendants ne sont pas visés par l’article 240, irait à l’encontre du régime législatif global et mettrait en doute l’arrêt Wilson ainsi que toute la jurisprudence arbitrale qui interprète l’article 240 de manière large.

[55]  Par conséquent, l’interprétation sur laquelle se fonde l’arbitre est conforme à l’objectif général du Code et aux conclusions de l’arrêt Wilson. Il en découle que la conclusion de l’arbitre comme quoi l’article 240 s’applique aux entrepreneurs dépendants est raisonnable.

(3)  Statut de M. Dieter

[56]  Selon les éléments de preuve dont disposait l’arbitre, les modalités d’emploi de M. Dieter s’apparentaient à celles dont il est question dans les décisions Sagaz et McKee. M. Dieter travaillait exclusivement pour la Nation Peepeekisis; son contrat stipulait qu’il devait se conformer « [TRADUCTION] aux lois, aux protocoles, aux codes d’éthique, aux règles et aux coutumes adoptés par la Nation Crie Peepeekisis concernant les pratiques de travail [...] », et il accomplissait un très important travail de livraison pour le compte de la Nation Peepeekisis (il livrait de l’eau à 44 foyers, 5 jours par semaine). M. Dieter travaillait exclusivement pour la Nation Peepeekisis.

[57]  Dans ce contexte, l’évaluation du lien d’exclusivité dans lequel se trouvait M. Dieter « constitue une évaluation appropriée de la preuve » (Peepeekisis 1, au paragraphe 8). Comme le souligne le juge au paragraphe 10 de la décision Peepeekisis 1, « [s]i l’objet du contrat prévu par les parties était autre que du travail exclusif à plein temps, il serait raisonnable de s’attendre à ce que Peepeekisis présente une meilleure preuve sur ce point ». Les éléments de preuve à la disposition de l’arbitre corroborent cette conclusion.

[58]  La demanderesse invoque l’arrêt Wilson pour démontrer que la décision de l’arbitre est déraisonnable. Ce faisant, la demanderesse conteste la conclusion selon laquelle M. Dieter était un entrepreneur dépendant, et elle réclame que l’analyse fondée sur cette conclusion soit revue. Cependant, pour les motifs exposés précédemment, il s’agit d’une prétention sans fondement puisque l’arbitre était tenu de se plier aux conclusions de la décision Peepeekisis 1.

[59]  Qui plus est, l’arrêt Wilson ne traite pas de la qualité pour déposer une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code. En fait, il n’y est jamais question de la compétence de l’arbitre pour se prononcer sur le statut d’« employé » du demandeur. La seule question à trancher était celle de savoir si la loi interdit à un employeur de congédier un employé sans motif s’il donne un préavis jugé raisonnable en common law.

[60]  En l’espèce, l’arbitre devait établir s’il pouvait connaître de l’affaire après avoir conclu que M. Dieter était un entrepreneur dépendant. Pour établir cette compétence, il devait s’en remettre aux principes de common law énoncés dans les décisions Sagaz et McKee, et apprécier le contexte factuel de la cause de M. Dieter. La conclusion relative au statut d’entrepreneur dépendant n’est pas invoquée pour déterminer si M. Dieter a droit à une réparation, mais plutôt s’il peut présenter une demande en vertu de l’article 240 du Code, dans lequel le terme « personne » n’est pas défini.

[61]  L’arbitre propose une interprétation raisonnable de l’article 240, tout à fait compatible avec le libellé et l’objet du Code, de même qu’avec la jurisprudence pertinente. Selon l’arbitre, M. Dieter se trouvait dans une relation de travail exclusive qui lui donnait droit à la protection fournie par l’article 240. Il s’agit d’une conclusion raisonnable au regard des principes de common law qui doivent guider la détermination du statut d’« employé » de M. Dieter au sens de l’article 240 (Dynamex, au paragraphe 49).

[62]  Dans le cadre d’un examen raisonnable, que la Cour soit d’accord ou non avec la conclusion, l’arbitre doit tenir compte des faits de l’espèce et des règles de droit applicables, et rendre une décision qui appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47). En l’espèce, l’arbitre interprète l’article 240 correctement et conformément à la directive formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wilson, et il prend en compte le lien d’exclusivité et de dépendance entre M. Dieter et la Nation Peepeekisis. Somme toute, la demanderesse n’a relevé aucune erreur dans la démarche de l’arbitre. La Cour n’a par conséquent aucune raison de modifier la décision.

V.  Dépens

[63]  Ayant obtenu gain de cause à l’issue du présent contrôle judiciaire, M. Dieter a droit aux dépens. Il sollicite des dépens sur une base d’indemnisation d’un montant de 20 000 $. La demanderesse propose que le montant des dépens soit établi selon le tarif. La demanderesse fait valoir en outre que les dépens ne lui ont pas été adjugés dans la décision Peepeekisis 1, qui lui était pourtant favorable. Elle ajoute que le dossier mis à la disposition de l’arbitre et de la Cour est en tout point identique à celui qui a été produit aux fins de l’arbitrage et du contrôle judiciaire précédents.

[64]  Au vu des circonstances, j’adjuge des dépens de 7 500 $ au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T-675-17

LA COUR ORDONNE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;

  2. des dépens de 7 500 $ soient adjugés au défendeur.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-675-17

INTITULÉ :

NATION CRIE PEEPEEKISIS No 81 c. TODD DIETER

LIEU DE L’AUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 FÉVRIER 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 16 AVRIL 2018

COMPARUTIONS :

Michael J. Phillips

POUR LA DEMANDERESSE

Danish Shah

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McDougall Gauley LLP

Avocat

Regina (Saskatchewan)

POUR LA DEMANDERESSE

Butz & Company

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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