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Date : 20180427


Dossier : IMM-3704-17

Référence : 2018 CF 460

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2018

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

KATERINA KOMLJENOVIC

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’instance

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), d’une décision rendue le 16 août 2017 par un agent de traitement des demandes (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (Immigration Canada). L’agent a refusé la demande de permis de travail postdiplôme (PTPD) de la demanderesse, car l’établissement d’enseignement fréquenté par celle-ci ne répondait pas aux critères du programme de PTPD.

[2]  Bien que le contrôle judiciaire soit rejeté au motif que la décision satisfait à la norme de la décision raisonnable fixée par la Cour suprême du Canada, les circonstances sous-jacentes sont très regrettables, ainsi qu’il est expliqué ci-après. Il est à espérer que les représentants du ministre pourront offrir une mesure de redressement.

II.  Faits

[3]  La demanderesse est une citoyenne de la Croatie âgée de 37 ans. Elle est mariée et a deux jeunes enfants, dont le plus jeune est né au Canada.

[4]  En avril 2015, la demanderesse, qui avait obtenu un permis d’études, est arrivée au Canada avec sa famille. En septembre 2015, la demanderesse a entrepris un programme d’études menant à l’obtention d’un diplôme en administration de réseaux, au Canadian Institute of Management and Technology College (CIMT).

[5]  Le CIMT est inscrit en Ontario à titre d’établissement d’enseignement postsecondaire privé, conformément à la Loi de 2005 sur les collèges privés d’enseignement professionnel, L.O. 2005, ch. 28, annexe L. Le CIMT est également un établissement d’enseignement désigné (EED) aux fins de la délivrance des permis d’études.

[6]  La demanderesse n’aurait pu obtenir de permis d’études si l’établissement d’enseignement postsecondaire qu’elle désirait fréquenter ne figurait pas sur la liste des établissements d’enseignement désignés. Cependant, le fait qu’un établissement figure sur cette liste ne suffit pas à lui seul à rendre ses diplômés admissibles à un PTPD. En ce qui a trait à la liste des établissements d’enseignement désignés et à l’admissibilité des diplômés de ces établissements au PTPD, la mention suivante figure sur le site Web d’Immigration Canada [traduction] : « assurez-vous que votre programme est admissible. Ce ne sont pas tous les programmes offerts [dans les EED] qui le sont ». [En gras dans l’original.]

[7]  La question en litige en l’espèce vient du fait qu’au moment où la demanderesse a fréquenté l’EED, ni le CIMT ni son programme d’études ne la rendait admissible au PTPD, malgré la preuve non contredite voulant que l’établissement et le représentant du défendeur lui aient tous deux affirmé le contraire.

[8]  La preuve produite par la demanderesse décrit les étapes qu’elle a suivies, conformément aux directives mentionnées sur le site Web, pour s’assurer que son programme était admissible à un PTPD :

[traduction] Avant de m’inscrire au CIMT College, j’ai communiqué avec le centre d’appels d’Immigration Canada, au 1-888-242-2100, pour demander si le CIMT College faisait partie des établissements donnant droit à un permis d’études et à un permis de travail postdiplôme. Le représentant d’Immigration Canada, qui m’a répondu m’a dit que le CIMT College figurait sur la liste des EED et donc que je pourrais obtenir un permis d’études et un permis de travail postdiplôme (PTPD).

J’ai également consulté le site Web d’Immigration Canada avant de m’inscrire au CIMT College et n’y ai vu aucune mention claire selon laquelle je ne pourrais obtenir un permis de travail postdiplôme si je fréquentais un collège privé.

De plus, avant de m’inscrire au CIMT College, mon frère et moi sommes allés au collège et avons parlé avec un conseiller de l’établissement. Nous lui avons demandé si je pourrais obtenir un permis de travail postdiplôme après avoir obtenu mon diplôme du CIMT; le conseiller nous a dit que je pourrais.

Ayant obtenu la confirmation, à la fois d’Immigration Canada et du CIMT College, que j’obtiendrais un permis de travail postdiplôme à la fin de mes études au CIMT, et comme le CIMT était sur la liste des EED, j’ai décidé de m’inscrire à ce collège.

[9]  La demanderesse a suivi toutes ces étapes, car elle savait qu’elle avait besoin de ces confirmations. Elle a déclaré ce qui suit :

[traduction] J’avais besoin de ces confirmations, car mon intention était d’obtenir mon diplôme, puis d’obtenir un permis de travail postdiplôme et ensuite de présenter une demande de résidence permanente au Canada. Je savais que je devais travailler au Canada après mes études pour amasser suffisamment de points Entrée express pour être admissible à la présentation d’une demande de résidence permanente au Canada. Mais, pour cela, j’avais besoin d’un permis de travail postdiplôme. La demanderesse répondait à l’exigence relative à l’inscription à un programme d’études de deux ans menant à l’obtention d’un diplôme.

[10]  Son affidavit présente ce qui s’est produit pendant ses études et après :

[traduction] Au cours des deux dernières années, nous avons dépensé plus de 40 000 $ pour tenter de nous bâtir une nouvelle vie. J’ai consacré près de 20 000 $, uniquement pour mes études, ce montant incluant les dépenses pour l’achat de manuels et le transport.

J’ai obtenu un diplôme d’études supérieures en administration de réseaux du CIMT College, avec d’excellentes notes. Ma moyenne pondérée cumulative (GPA) était de 3,5.

Cela a toutefois été très difficile, car mon deuxième fils, Karlo, est né durant mes études. Vous trouverez ci-joint en annexe à la pièce B copie du certificat de naissance de mon fils en Ontario.

Après l’obtention de mon diplôme, j’ai présenté une demande pour obtenir un PTPD. Vous trouverez ci-joint en annexe à la pièce C copie de ma demande de PTPD.

Malheureusement, ma demande de PTPD a été refusée. Cette situation nous cause beaucoup de stress, à mon mari et à moi. Nous avons consacré tellement de temps, d’argent et d’efforts depuis notre arrivée au Canada, en avril 2015. Nous avons respecté la loi à la lettre, et Immigration Canada nous dit maintenant que nous devons quitter le pays. Je ne sais pas ce que moi et ma famille allons faire si nous sommes tous obligés de retourner en Croatie et de répartir de zéro.

J’ai fait de mon mieux pour m’intégrer à la société canadienne. J’ai trouvé du travail et j’ai travaillé dur pour subvenir aux besoins de ma famille et élever mes enfants dans un milieu qui ne nous était pas familier.

Mon mari a lui aussi travaillé fort pour s’établir depuis son arrivée au Canada. Il a toujours eu un emploi au Canada.

Je n’ai plus aucun lien avec la Croatie. Si je suis obligée d’y retourner, je devrai tout reprendre de zéro. Je devrai trouver une nouvelle maison, un nouvel emploi et une nouvelle école pour mes fils.

[11]  J’aimerais marquer une pause ici pour souligner le travail et les réalisations de la demanderesse qui, à mon humble avis, méritent des éloges.

[12]  L’issue est vraiment très regrettable. Je ne sais pas ce que la demanderesse aurait pu faire différemment, bien que l’avocat du ministre laisse entendre qu’elle aurait dû mieux s’informer auprès du gouvernement ontarien. Même s’il en est peut-être ainsi, aucune suggestion en ce sens ne figure dans les motifs de l’agent ou dans l’affidavit de l’agent déposé en vue de l’audience. Je note également qu’aucune suggestion du genre ne figurait sur le site Web du défendeur durant la période en litige. Ce problème assez manifeste a depuis été corrigé sur le site Web – mais trop tard pour que cela puisse être utile à la demanderesse. Cette imprécision a créé des obstacles de taille pour la demanderesse.

[13]  Quoi qu’il en soit, bien que d’autres puissent aujourd’hui bénéficier des modifications apportées au site Web, la demanderesse n’a pu obtenir le PTPD auquel elle s’attendait.

[14]  Trois motifs ont été invoqués pour justifier le refus du PTPD : la demanderesse n’a pas obtenu son diplôme d’un établissement public; elle n’a pas obtenu un diplôme d’un établissement privé assujetti aux mêmes règlements que les établissements publics; et l’établissement qu’elle a fréquenté n’était pas autorisé à décerner des grades – elle a obtenu un diplôme et non un grade. L’agent invoque les motifs suivants :

[traduction] Les étudiants étrangers au Canada ne sont admissibles au permis de travail postdiplôme que s’ils ont fait des études à plein temps pendant au moins huit mois dans :

  un établissement postsecondaire public, tel qu’un collège, une école technique ou de métiers, une université ou un collège d’enseignement général et professionnel (CÉGEP) au Québec;

  un établissement postsecondaire privé assujetti aux mêmes règlements que les établissements publics;

  un établissement secondaire ou postsecondaire privé (au Québec) offrant des programmes admissibles d’une durée de 900 heures ou plus menant à l’obtention d’un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou d’une attestation de spécialisation professionnelle (ASP);

  un établissement canadien privé autorisé à décerner des grades (c.-à-d. un baccalauréat, une maîtrise ou un doctorat) en vertu d’une loi provinciale, mais seulement si l’étudiant est inscrit à un programme d’études reconnu par la province menant à l’obtention d’un grade, et non à n’importe quel programme d’études offert par l’établissement privé.

Puisque l’établissement que vous avez fréquenté ne figure dans aucune des catégories précitées, il a été déterminé que vous n’êtes pas admissible au permis de travail postdiplôme.

III.  Questions en litige

[15]  La demanderesse soulève trois questions à trancher :

  1. La loi interdit-elle l’adoption de la politique relative aux PTPD d’Immigration Canada?

  2. La politique relative aux PTPD est-elle inconstitutionnelle du fait de son imprécision?

  3. Le refus de l’agent est-il déraisonnable?

[16]  La véritable question qui se pose en l’espèce est de savoir si le refus de l’agent était raisonnable.

IV.  Norme de contrôle

[17]  Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62, [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Le juge Gleeson de notre Cour a décidé que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle devant s’appliquer à l’examen de la décision d’un agent concernant l’admissibilité au PTPD : Osahor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 666, au paragraphe 11 [Osahor]. La norme de contrôle est donc celle de la décision raisonnable.

[18]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[19]  La Cour suprême du Canada prescrit aussi que le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable ne se veut pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, examinée dans son ensemble et son contexte au vu du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

V.  Observations et discussion

A.  Politique gouvernementale interdite par la loi

[20]  La demanderesse soutient que la LIPR et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) (le Règlement), et plus précisément l’article 200 du Règlement, empêchent l’adoption et la mise en œuvre de la politique relative aux PTPD. La demanderesse fait valoir qu’elle a satisfait à tous les critères requis pour obtenir un permis de travail selon le libellé de l’article 200 du Règlement. Par extension, la demanderesse fait valoir que l’article 200 du Règlement va à l’encontre de la Politique relative aux PTPD, notamment l’exigence voulant que les diplômés d’établissements privés doivent être inscrits à un programme menant à l’obtention d’un grade dans un établissement d’enseignement public.

[21]  La demanderesse cite également l’arrêt Independent Contractors and Business Assn. of British Columbia c. British Columbia, 1995 CanLII 3302 (BC SC), dans lequel une politique a été déclarée contraire à une loi provinciale parce que la loi occupait ce champ.

[22]  La Cour d’appel fédérale – qui a meilleure compétence et dont les décisions sont contraignantes – appuie cette même proposition, à laquelle je souscris : Sander Holdings Ltd. c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 9, au paragraphe 53 :

[53]  Les tribunaux ont également dit que les lignes directrices d’une politique qui sont contraires à la loi habilitante ne sont pas autorisées (Independent contractors & Business Assn. (British Columbia) c. British Columbia (1995), 6 B.C.L.R. (3d) 177 (C.S.C.B.)).

[23]  À cet égard, les deux parties conviennent, et je suis d’accord, que les quatre points de la politique d’intérêt public mentionnés dans les motifs de l’agent représentent des instructions sur l’exécution des programmes (IEP) et que de telles IEP lient les décideurs comme l’agent. Ces IEP de la politique d’intérêt public sont autorisées en vertu du sous-alinéa 205c)(ii) du Règlement qui mentionne l’« intérêt public » et s’énonce ainsi :

Intérêts canadiens

Canadian interests

205 Un permis de travail peut être délivré à l’étranger en vertu de l’article 200 si le travail pour lequel le permis est demandé satisfait à l’une ou l’autre des conditions suivantes :

205 A work permit may be issued under section 200 to a foreign national who intends to perform work that

 

[…]

[…]

c) il est désigné par le ministre comme travail pouvant être exercé par des étrangers, sur la base des critères suivants

c) is designated by the Minister as being work that can be performed by a foreign national on the basis of the following criteria, namely,

[…]

[…]

(ii) un accès limité au marché du travail au Canada est justifiable pour des raisons d’intérêt public en rapport avec la compétitivité des établissements universitaires ou de l’économie du Canada;

[Non souligné dans l’original.]

(ii) limited access to the Canadian labour market is necessary for reasons of public policy relating to the competitiveness of Canada’s academic institutions or economy;

[Emphasis added]

[24]  Comme l’a déclaré le juge Gleeson dans Osahor, aux paragraphes 14 et 15 :

[14]  En fait, l’article 205 du Règlement confère au ministre le pouvoir d’accorder aux étrangers un accès limité au marché du travail au Canada pour des raisons d’intérêt public se rapportant à la compétitivité de l’économie et des établissements universitaires du Canada. Le Règlement ne prévoit pas de critères, mais il autorise plutôt le ministre à désigner le travail qui doit être effectué et à définir comment, ou selon quel fondement, l’accès limité doit être fourni. Ce faisant, le ministre doit être en position d’établir les critères du programme. Comme l’a mentionné la juge Mactavish aux paragraphes 11 et 12 de la décision Nookala :

[11]  Il y a entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire lorsque le décideur traite des directives comme des dispositions impératives : voir, par exemple, Canadian Reformed Church of Cloverdale B.C. c. Canada (Emploi et Développement social), 2015 CF 1075, 2015 A.C.F. no 1089. Toutefois, la partie clé du document qui établit le permis de travail au titre du Programme de travail postdiplôme n’est pas une « directive », au sens donné à ce terme dans la jurisprudence: voir, par exemple, Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 32, 3 R.C.S. 909.

[12]  Le document relatif au programme en cause en l’espèce établit les critères qu’un candidat doit satisfaire pour obtenir un permis de travail au titre du Programme de travail postdiplôme. Même si ce document contient également de l’information et des directives sur la manière d’administrer le programme, rien dans ce document ne confère aux agents de l’immigration le pouvoir de modifier les critères d’admissibilité du programme. En conséquence, l’agent de l’immigration n’a nullement entravé son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a déterminé que M. Nookala devait détenir un permis d’études valide pour obtenir un permis de travail au titre du Programme de travail postdiplôme.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Comme la juge Mactavish l’a fait remarquer dans la décision Nookala, les IEP du [PTPD] constituent un document qui fournit des renseignements et des directives, en plus d’établir les critères du programme. Mme Osahor prétend que la décision Nookala, ainsi que les décisions rendues par la Cour dans Abubaker et Rehman, dans lesquelles les juges Sandra Simpson et Denis Gascon ont respectivement tiré des conclusions qui concordent avec celles tirées par la juge Mactavish, peuvent être différenciées de l’affaire en l’espèce. Elle fait valoir que, dans chacun de ces précédents, les exigences en cause dans les IEP du PTP trouvent leur fondement dans l’article 199 du Règlement, lequel énonce les critères auxquels un étranger doit répondre lorsqu’il présente une demande en vue d’obtenir un permis de travail depuis le Canada. En fait, Mme Osahor prétend que la Cour a conclu dans ces précédents que les critères obligatoires du programme, établis dans les IEP du [PTPD], ne sont pas contraignants. Je n’en suis pas convaincu.

[25]  Je ne suis pas convaincu que les IEP invoquées par l’agent soient contraires au Règlement. Je suis d’avis que le ministre a formulé une opinion qui était dans l’intérêt de la compétitivité des établissements universitaires ou de l’économie, ou peut-être des deux, en privilégiant les établissements d’enseignement publics aux établissements privés. Il ne s’agit pas d’une politique qui va à l’encontre du Règlement, mais d’une politique autorisée et établie conformément au Règlement. Il appartient au ministre de déterminer qui devrait avoir un accès limité au marché du travail du Canada, à condition d’agir dans les limites des lois et des règlements, comme c’est le cas en l’espèce.

[26]  Il s’ensuit que la décision de l’agent est justifiable au regard du droit; elle est donc raisonnable selon l’arrêt Dunsmuir.

B.  Imprécision inconstitutionnelle et article 7 de la Charte

[27]  La demanderesse soutient que la politique relative aux PTPD est inconstitutionnelle du fait de son imprécision. Elle cite l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 81 :

[81]  Une loi imprécise peut être jugée inconstitutionnelle pour l’un ou l’autre des deux motifs suivants : (1) elle ne prévient pas raisonnablement les personnes auxquelles elle pourrait s’appliquer des conséquences de leur conduite; (2) elle ne limite pas convenablement le pouvoir discrétionnaire en matière d’application de la loi : voir R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606. Dans le même arrêt, à la p. 643, notre Cour a indiqué qu’« une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire ».

[28]  Selon les observations de la demanderesse, les IEP ne préviennent pas raisonnablement les personnes auxquelles elles pourraient s’appliquer des conséquences de leur conduite. Comme l’établissement d’enseignement privé en l’espèce figure sur la liste des EED d’Immigration Canada pour l’obtention d’un permis d’études (mais non d’un PTPD), la demanderesse fait valoir ce qui suit :

[traduction] Si l’établissement d’enseignement postsecondaire privé choisi par un étudiant étranger figure sur la liste des EED, il est probable que cet étudiant pense qu’il s’agit d’un établissement privé qui, selon le défendeur, est assujetti aux mêmes règlements que les établissements d’enseignement postsecondaire publics au Canada, étant donné que cette liste comprend à la fois des établissements publics et privés et que le défendeur a approuvé l’établissement privé choisi en l’inscrivant sur la liste des EED.

[29]  L’avocat de la demanderesse fait valoir qu’il s’agit d’un problème systémique, qui amène des étudiants étrangers à sélectionner des établissements d’enseignement postsecondaire privés du Canada qui coûtent cher, mais qui, en réalité, ne les rendent pas admissibles au PTPD. Selon la demanderesse, des éléments de preuve indiquent que l’imprécision des agents d’Immigration Canada au sujet de la politique contestée est due au caractère vague de cette politique. La demanderesse fait également valoir qu’Immigration Canada a depuis modifié son site Web, afin d’y préciser si un établissement offre des programmes admissibles au PTPD.

[30]  L’argument de l’imprécision inconstitutionnelle n’est pas valide, car je suis d’avis que les critères relatifs aux IEP sont clairs. Ils ne sont pas vagues. Même s’il était difficile de déterminer, dans la pratique, quel établissement répondait aux critères, comme on peut le voir en l’espèce, cela ne signifie pas pour autant que la politique est inconstitutionnelle pour cause d’imprécision. Les étrangers inscrits à un établissement privé à l’extérieur du Québec doivent fréquenter soit un établissement d’enseignement postsecondaire assujetti aux mêmes règlements que les établissements publics, soit un établissement autorisé à décerner des grades (c.-à-d. un baccalauréat, une maîtrise ou un doctorat) en vertu d’une loi provinciale, mais seulement si l’étudiant est inscrit à un programme d’études reconnu par la province menant à l’obtention d’un grade, et non à n’importe quel programme d’études offert par un établissement privé.

[31]  Il n’y a rien au dossier qui permet d’appuyer la conclusion selon laquelle la demanderesse a fréquenté un établissement inclus dans ces catégories.

[32]  La demanderesse fait également valoir que son choix d’établissement d’enseignement est un droit fondamental garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Je ne puis accepter cette argumentation.

[33]  D’abord, les IEP pertinentes ne limitent pas la demanderesse dans son choix d’établissement, mais limitent son accès au marché du travail canadien.

[34]  Ensuite, je ne suis pas convaincu que l’article 7 de la Charte accorde aux étrangers titulaires d’un permis d’études et inscrits aux études supérieures le droit de choisir un établissement privé décernant un grade ou un diplôme, plutôt qu’un établissement public, et d’aller ainsi à l’encontre des directives du ministre. La décision du ministre, prise dans l’intérêt public conformément aux IEP qui s’appliquent, empêche un tel choix. La demanderesse ne satisfait pas non plus au seuil élevé de préjudice psychologique auquel la juge Sharlow renvoie dans l’arrêt Austria c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 191, au paragraphe 99 :

[99]  Je dois rejeter cet argument. Je ne doute nullement que le terme mis à l’examen de leurs demandes de visa de résident permanent ait causé une perte financière aux appelants, mais la perte financière ne suffit pas à elle seule à faire intervenir les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Je veux bien admettre que le fait de mettre fin au traitement de leurs demandes leur ait causé une profonde déception et peut‑être même, à certains d’entre eux, des troubles psychologiques, mais la preuve n’établit pas le niveau élevé de préjudice psychologique dont dépend la constatation d’une atteinte au droit à la sécurité de la personne; voir Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307.

[35]  Par conséquent, les arguments constitutionnels doivent être rejetés.

C.  Décision déraisonnable

[36]  En ce qui a trait au caractère raisonnable de la décision, la demanderesse invoque l’article 186 du Règlement, qui permet à un étranger de travailler légalement au Canada sans permis de travail. La demanderesse estime que la décision de l’agent est déraisonnable, car elle satisfait à tous les critères énoncés à l’article 186. Je ne puis accepter cet argument, car l’alinéa 186w) du Règlement énonce les conditions qu’un étranger doit respecter pour pouvoir travailler au Canada sans permis de travail. Cela ne s’applique pas au programme des PTPD.

VI.  Questions à certifier

[37]  La demanderesse propose deux questions à certifier, mais le ministre s’oppose aux deux :

1. Les IEP du programme des PTPD qui stipulent ce qui suit :

Les étudiants étrangers au Canada ne sont admissibles à un permis de travail postdiplôme que s’ils ont fait des études à temps plein pendant au moins huit mois dans :

un établissement postsecondaire public, tel qu’un collège, une école technique ou de métiers, une université ou un collège d’enseignement général et professionnel (CÉGEP) au Québec;

un établissement postsecondaire privé assujetti aux mêmes règlements que les établissements publics;

un établissement secondaire ou postsecondaire privé (au Québec) offrant des programmes admissibles d’une durée de 900 heures ou plus menant à l’obtention d’un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou d’une attestation de spécialisation professionnelle (ASP);

un établissement canadien privé autorisé à décerner des grades (c.-à-d. un baccalauréat, une maîtrise ou un doctorat) en vertu d’une loi provinciale, mais seulement si l’étudiant est inscrit à un programme d’études reconnu par la province menant à l’obtention d’un grade, et non à n’importe quel programme d’études offert par l’établissement privé.

sont-elles contraires aux dispositions législatives, en particulier au sous‑alinéa 205c)(ii) et à l’article 200 du Règlement?

2. L’imprécision des IEP du programme des PTPD constitue-t-elle une violation de l’article 7 de la Charte? Je suis d’avis qu’aucune de ces deux questions ne doit être certifiée. La jurisprudence, dont la décision Osahor, répond à la première question. Quant à la deuxième question, elle ne se pose pas, car ni l’imprécision ni le droit allégué de pouvoir choisir son établissement en application de l’article 7 de la Charte ne met en jeu aucun droit garanti par la Charte.

VII.  Addenda sur le paragraphe 24(1) de la LIPR

[38]  Les faits qui ont mené au refus du PTPD de la demanderesse sont très regrettables et la Cour compatit avec la demanderesse. La demanderesse a fait de son mieux et il me semble qu’elle a fait preuve de diligence raisonnable. Le fait qu’elle semble s’être fiée aux conseils du défendeur n’est pas utile en l’espèce, étant donné la conclusion de la Cour d’appel fédérale, à laquelle je souscris, qui précise que la doctrine de l’attente légitime est un principe procédural qui a pour source la common law et qui ne produit donc pas de droits formels et ne peut pas servir à contredire l’intention clairement exprimée du législateur : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. dela Fuente, 2006 CAF 186, au paragraphe 19.

[39]  La demanderesse pourrait présenter une demande pour motifs d’ordre humanitaire en application du paragraphe 24(1) de la LIPR, comme dans Farhat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275, au paragraphe 22 :

[22] On vise avec l’article 24 de la LIPR à rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la stricte application de la LIPR, lorsqu’il existe des « raisons impérieuses » pour qu’il soit permis à un étranger d’entrer ou de demeurer au Canada malgré l’interdiction de territoire ou l’inobservation de la LIPR. Fondamentalement, le permis de séjour temporaire permet aux agents d’intervenir dans des circonstances exceptionnelles tout en remplissant les engagements sociaux, humanitaires et économiques du Canada. (Guide de l’immigration, ch. OP 20, section 2; pièce B de l’affidavit d’Alexander Lukie; Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) c. Hardayal, [1978] 1 R.C.S. 470 (QL).)

[40]  Lorsque j’ai demandé durant l’audience si la demanderesse avait présenté une demande en application du paragraphe 24(1) de la LIPR, on m’a dit qu’elle l’avait fait. L’avocat du ministre a indiqué qu’il espérait que la demanderesse avait présenté une telle demande, car elle semblait être une excellente candidate. Je suis d’accord avec cette évaluation de l’avocat et j’apprécie sa franchise.

VIII.  Conclusion

[41]  La décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, le contrôle judiciaire doit être rejeté. J’ai traité de l’application du paragraphe 24(1) de la LIPR.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3704-17

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire, sans aucune question à certifier et aucune ordonnance quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3704-17

 

INTITULÉ :

KATERINA KOMLJENOVIC c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Jeremiah A. Eastman

 

Pour la demanderesse

 

John Locar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeremiah Eastman

Eastman Law Office

Brampton (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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