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Date : 20180509

Dossier : T-23-18

Référence : 2018 CF 490

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2018

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

ADAM ABAIDA

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La principale question dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la suspension de cinq ans des services de passeport imposée à M. Abaida était déraisonnable. La suspension [la « suspension »] a été prononcée après qu’il a été déterminé que M. Abaida avait vraisemblablement falsifié la signature de son répondant dans sa demande de passeport, et après qu’il ne s’est pas prévalu de plusieurs occasions de reconnaître ce qu’il semble avoir fait. Il a aussi été déterminé qu’il avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport.

[2]  M. Abaida, qui se représente lui-même, maintient que la suspension était déraisonnable, en raison de son incidence disproportionnée sur ses droits en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte]. Cette disposition énonce ce qui suit : « Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. » 

[3]  Il est bien évident que l’effet de la suspension sur M. Abaida est particulièrement rigoureux étant donné qu’il a deux enfants mineurs ainsi que deux parents à l’état de santé précaire qui vivent actuellement à l’étranger.

[4]  Toutefois, compte tenu des faits en l’espèce, j’estime que la suspension n’est pas disproportionnée par rapport aux objectifs légitimes de maintien de l’intégrité du Programme de passeport du Canada et de la bonne réputation des passeports canadiens.

[5]  Quant à l’effet négatif grave de la falsification liée à son passeport sur ces objectifs et au défaut de M. Abaida de reconnaître ce qu’il semble avoir fait, la suspension fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir], et Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, au paragraphe 56 [Doré].

[6]  Compte tenu de ce qui précède, et comme j’ai déterminé qu’il était raisonnablement loisible pour le décideur de conclure que M. Abaida avait falsifié la signature de son répondant, la présente demande sera rejetée.

[7]  La volonté de M. Abaida de voyager en vue de visiter ses enfants et ses parents, ainsi que d’assister à une audience de garde à l’étranger en septembre cette année, pourra tout de même être satisfaite, dans une certaine mesure à tout le moins, par l’obtention d’un passeport à durée de validité limitée, compte tenu de ces circonstances personnelles impérieuses. Dans la mesure où cette « possibilité » permet de tenir compte des effets de la suspension sur de tierces parties innocentes, telles que les enfants mineurs de M. Abaida et ses parents malades, elle offre une possibilité réaliste d’atténuer les effets rigoureux de la suspension. Si M. Abaida demandait un tel passeport à durée de validité limitée et que sa demande était rejetée, un contrôle judiciaire serait possible auprès de la Cour fédérale.

I.  Résumé des faits

[8]  M. Abaida a immigré au Canada en provenance du Liban en 2000 et est devenu citoyen en 2007. Ses deux fils, âgés de 7 ans et de 17 ans, vivent avec ses parents au Liban. Ils sont citoyens canadiens, et sont retournés au Liban avec leur mère, qui est maintenant divorcée de M. Abaida.

[9]  Selon M. Abaida, une ordonnance émise par un tribunal au Liban empêche ses fils de quitter le pays jusqu’à ce qu’il assiste à une audience de garde en septembre cette année et qu’une décision définitive soit rendue dans cette instance.

[10]  Le 13 avril 2017, M. Abaida a soumis une demande de renouvellement de son passeport à Surrey, en Colombie-Britannique. Il a soumis cette demande après que son passeport précédent, qui venait à expiration le 30 avril 2018, était tombé dans l’eau et s’était endommagé. Ce passeport est récemment venu à expiration, pendant que le bureau des passeports l’avait en sa possession.

[11]  Dans sa demande de passeport, le répondant de M. Abaida indiqué était M. Abbas, un ami qu’il connaissait depuis de nombreuses années, et qui l’avait aidé à trouver un logis après avoir atterri à Vancouver en mars dernier.

[12]  Le 18 avril 2017, le bureau de délivrance des passeports a remarqué un écart entre les renseignements figurant à la section « Déclaration du répondant » de la demande de M. Abaida et les renseignements dont le bureau disposait au sujet de M. Abbas, à savoir sa date de naissance et des détails de son passeport.

[13]  Par conséquent, une enquête a été entreprise. Dans le cadre de cette enquête, un représentant du bureau des passeports a discuté avec M. Abbas le 27 avril 2017. M. Abbas a confirmé que M. Abaida et lui étaient amis depuis plus de deux décennies, qu’il était allé le chercher à l’aéroport international de Vancouver et qu’il l’avait aidé à trouver un endroit où se loger. Néanmoins, il a déclaré qu’il ne se souvenait pas d’avoir signé la demande de passeport de M. Abaida ni le verso de sa photographie.

[14]  Le même jour, M. Abaida est allé au bureau des passeports pour signer une déclaration affirmant que M. Abbas avait signé sa demande de passeport et le verso de sa photographie. Il a répété cette information dans une autre déclaration qu’il a signée le jour suivant, le 28 avril 2017.

[15]  Le 26 mai 2017, à la demande du bureau des passeports, M. Abbas a fourni une déclaration officielle indiquant qu’il n’avait pas signé la demande de passeport de M. Abaida et qu’il ne savait pas, avant que ce bureau communique avec lui, que M. Abaida avait soumis une demande de passeport. Il a ajouté que « si M. Abaida lui avait demandé de signer son formulaire de demande de passeport, il l’aurait signé sans hésitation ». Il a également affirmé qu’il ne croyait pas « qu’Adam ait jamais voulu lui nuire, ni, à coup sûr, nuire à qui que ce soit d’autre ».

[16]  Le 20 juin 2017, la division de l’examen de l’admissibilité au passeport et des enquêtes [la Division] a envoyé une lettre à M. Abaida résumant les renseignements susmentionnés et l’informant qu’on avait déterminé qu’il pouvait avoir soumis une demande de passeport contenant une signature falsifiée de son répondant et qu’il pouvait avoir soumis des renseignements faux ou trompeurs dans ses déclarations écrites signées. Il a par conséquent été invité à soumettre des renseignements supplémentaires qui « contrediraient ou invalideraient » les renseignements qu’il avait précédemment fournis.

[17]  Le 23 juillet 2017, l’avocat de M. Abaida de l’époque (M. James Lee) a envoyé une lettre à la Division, accompagnée d’un affidavit signé par M. Abaida. Dans ces documents, M. Abaida et son avocat maintenaient que M. Abaida avait personnellement vu M. Abbas remplir et signer la demande de passeport. En outre, ils accusaient M. Abbas d’avoir délibérément fourni de faux renseignements dans cette demande, et d’avoir menti lorsqu’il a déclaré qu’il ne se rappelait pas s’il avait ou non signé la demande et lorsqu’il a par la suite nié l’avoir signée. M. Abaida a ajouté que M. Abbas avait des antécédents de comportements frauduleux. Il a également déclaré que son frère l’avait informé que M. Abbas lui avait dit que M. Abaida ne serait pas en mesure de se trouver du travail en raison de sa faible maîtrise de l’anglais et qu’il était probable qu’il échoue au cours nécessaire pour obtenir son permis d’agent de sécurité. M. Abaida a alors imputé les actions de M. Abbas à sa jalousie ou à son mécontentement après avoir appris qu’il (M. Abaida) avait réussi ce cours.

[18]  Le 16 août 2017, la Division a répondu par écrit aux observations de M. Abaida. Après avoir résumé, encore une fois, les renseignements qu’elle avait recueillis, la Division a poursuivi sa lettre en soulignant qu’il demeurait difficile de comprendre pour quelle raison M. Abbas, qui avait voyagé de Victoria à la vallée du bas Fraser pour l’aider, fournirait des renseignements faux ou trompeurs dans la demande de passeport. En outre, la lettre déclarait que l’écriture à la section « Déclaration du répondant » du formulaire de demande semblait correspondre à l’écriture figurant aux autres sections du formulaire. Elle indiquait également que les signatures prétendument fournies par M. Abbas sur le formulaire et au verso de l’une des photographies ne correspondaient pas aux signatures figurant dans la déclaration de M. Abbas et dans d’autres documents dont disposait la Division. Vers la fin de la lettre, M. Abaida s’est vu offrir une autre occasion de fournir une réponse.

[19]  Le 21 août 2017, M. Lee a soumis une deuxième lettre au nom de M. Abaida déclarant que M. Abaida demeurait dans l’incompréhension quant à la raison pour laquelle M. Abbas aurait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport. Il a répété que M. Abaida n’avait aucun antécédent d’actes frauduleux, tandis que M. Abbas avait été sanctionné dans le passé pour des activités qui étaient pratiquement identiques à ce qu’il croyait qu’il avait fait en l’espèce. Il a ajouté que M. Abaida était passablement étonné des allégations soulevées contre lui et était inquiet de ne pas être en mesure de visiter ses parents et ses deux fils, s’il était incapable d’obtenir le renouvellement de son passeport.

[20]  Le 27 septembre 2017, la Division des enquêtes a de nouveau écrit à M. Abaida, en résumant les principaux points en litige et en avisant que son dossier serait transmis aux fins de décision. 

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[21]  Dans une lettre datée du 13 décembre 2017 [la « Décision »], M. Abaida a été informé qu’il avait été déterminé qu’il avait, selon la prépondérance des probabilités, falsifié la signature de M. Abbas et fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport, allant à l’encontre de l’alinéa 9(1)a) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 [le « Décret »]. Par conséquent, la demande de passeport de M. Abaida a été rejetée.

[22]  M. Abaida a aussi été avisé qu’une période de refus de services de passeport de cinq ans lui était imposée, conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret. La période a commencé à s’écouler le 13 avril 2017 et se terminera le 13 avril 2022. À cet égard, la Décision indiquait que les éléments suivants avaient été pris en considération :

  • les obligations de la Division de maintenir l’intégrité du processus de délivrance des passeports et la réputation des documents de voyage canadiens au sein de la communauté internationale;

  • l’envergure des difficultés qui subira la personne se voyant refuser les services de passeport;

  • l’affirmation de M. Abaida selon laquelle il a besoin d’un passeport pour visiter des membres de sa famille immédiate, y compris ses parents et ses deux fils;

  • le fait que M. Abaida a indiqué son père comme personne à joindre en cas d’urgence dans sa demande de passeport, ainsi qu’une adresse à Richmond, en Colombie-Britannique, pour celui-ci, ce qui semblait contredire l’allégation de M. Abaida selon laquelle il avait besoin d’un passeport pour le visiter.

[23]  La lettre de décision indiquait en conclusion que malgré la suspension, M. Abaida pouvait tout de même présenter une demande de passeport à durée de validité limitée, lequel comporte des restrictions géographiques, en s’appuyant sur des circonstances personnelles urgentes et impérieuses telles qu’une maladie grave ou un décès dans la famille.

III.  Dispositions législatives pertinentes

[24]  Conformément à l’alinéa 3b) du Décret, chaque passeport canadien « demeure en tout temps la propriété de Sa Majesté du chef du Canada ».

[25]  Conformément au paragraphe 4(3), le Décret « n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport ».

[26]  Conformément à l’alinéa 4(4)b), la « prérogative royale en matière de passeport peut être exercée au nom de Sa Majesté du chef du Canada par le ministre ».

[27]  Le ministre peut refuser de délivrer un passeport aux demandeurs dans certaines circonstances, notamment lorsqu’un demandeur « ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés », « dans la demande de passeport » en soi ou « selon l’article 8 » [alinéa 9(1)a)]. L’article 8 décrit entre autres les renseignements et les déclarations que le ministre pourrait demander.

[28]  Si le ministre refuse de délivrer un passeport en s’appuyant sur des motifs incluant ceux énoncés à l’alinéa 9(1)a), il pourrait refuser, en s’appuyant sur ces mêmes motifs, la prestation de services de passeport pour une période d’au plus 10 ans [paragraphe 10.2(1)].

[29]  Enfin, comme je l’ai mentionné, le paragraphe 6(1) de la Charte énonce que « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ».

IV.  Question préliminaire

[30]  Le défendeur a soulevé une question préliminaire concernant l’admissibilité de plusieurs paragraphes dans un affidavit daté du 16 janvier 2018 que M. Abaida a présenté dans sa demande. À mon avis, les renseignements contenus dans ces paragraphes ne sont pas déterminants en l’espèce. En outre, la Division était saisie d’une grande partie de ces renseignements lorsque la Décision a été rendue.

[31]  Néanmoins, je souligne que j’ai refusé de radier le déni de M. Abaida des allégations selon lesquelles il avait sciemment fourni des renseignements faux ou trompeurs ou falsifié une signature. En outre, j’ai refusé de radier les déclarations de M. Abaida concernant les antécédents allégués d’actes frauduleux de M. Abbas, puisqu’il maintient qu’il a une connaissance personnelle de ces faits [paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106]. J’ai aussi conclu que cette dernière information constituait un renseignement d’ordre général pertinent pour évaluer s’il était raisonnable pour le décideur de la Division de croire M. Abbas plutôt que M. Abaida : voir Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20. Toutefois, j’ai radié diverses allégations de M. Abaida concernant M. Abbas aux paragraphes 25, 29, 32 et 33 de son affidavit, puisqu’elles étaient soit de nature spéculative, soit fondées sur une opinion ou un ouï-dire dont la fiabilité ou la nécessité n’avait pas été démontrée : voir Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47, au paragraphe 18, et R. c. Smith, [1992] 2 RCS 915, aux pages 933-934.

V.  Questions en litige

[32]  Dans ses observations écrites, M. Abaida a indiqué quatre motifs de contrôle judiciaire. Les trois premiers motifs ont été formulés selon les termes précis figurant aux alinéas 18.1(4)a) à 18.1(4)c) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Le quatrième motif était simplement une déclaration selon laquelle la Décision recelait une erreur de droit. Toutefois, à la lecture de ses observations, il appert qu’il soulève en fait seulement les deux questions suivantes, que lui et le défendeur ont confirmées à l’audience de la présente demande :

  • Était-ce déraisonnable pour le décideur de conclure que M. Abaida avait vraisemblablement falsifié la signature de son répondant et fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport?

  • Dans l’affirmative, était-ce déraisonnable d’imposer une suspension de cinq ans des services de passeport à M. Abaida?

VI.  Norme de contrôle

[33]  La première des deux questions énoncées ci-dessus est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit qui peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir Dunsmuir (cité plus haut), au paragraphe 53.

[34]  La deuxième question peut également faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme elle comporte un exercice hautement discrétionnaire de la prérogative royale dans le contexte d’une évaluation reposant particulièrement sur des faits : voir Wong c. Canada (Procureur général), 2017 CF 152, au paragraphe 16 [Wong], et Brar c. Canada (Procureur général), 2014 CF 763, au paragraphe 25 [Brar]. Cette norme s’applique également au travail de conciliation du décideur relativement aux droits de M. Abaida en vertu de la Charte et aux objectifs sous-tendant le Décret : voir Doré (cité plus haut), aux paragraphes 57 et 58, et Thelwell c. Canada (Procureur général), 2017 CF 872, au paragraphe 26 [Thelwell]. Dans ce contexte, une décision qui ne tient pas compte des droits d’une personne en vertu de la Charte ou qui les restreint de manière disproportionnée est réputée déraisonnable : voir Kamel c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 103, au paragraphe 35 [Kamel].

[35]  En évaluant si une décision est raisonnable, la Cour cherche tout particulièrement à déterminer si la décision est adéquatement intelligible, transparente et justifiée. À cet égard, la tâche de la Cour consiste à évaluer si elle est en mesure de comprendre pourquoi la décision a été rendue et à déterminer si la décision fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir (précité), au paragraphe 47, Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses].

VII.  Analyse

A.  Était-ce déraisonnable de conclure que M. Abaida avait vraisemblablement falsifié la signature de M. Abbas et fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport?

[36]  M. Abaida prétend qu’il était déraisonnable pour le décideur de conclure que M. Abaida avait vraisemblablement falsifié la signature de M. Abbas et fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport. Je ne suis pas d’accord.

[37]  Pour étayer sa prétention, M. Abaida affirme que, peu après qu’il a demandé à M. Abbas d’être le répondant de sa demande de passeport, M. Abbas lui a demandé un prêt de 1 000 $ pour une semaine. Lorsque M. Abaida a refusé, parce qu’il estimait que M. Abbas n’avait pas remboursé des prêts qui lui avaient été faits dans le passé, M. Abbas est devenu furieux contre lui et a affirmé qu’il n’était « pas d’humeur » à remplir la section du répondant de la demande de passeport. Cependant, M. Abaida maintient que M. Abbas a signé sa demande après qu’il (M. Abaida) a inscrit les renseignements que M. Abbas lui avait fournis oralement. Il a ajouté qu’il était surpris que M. Abbas puisse lui fournir tous les renseignements de simple mémoire. Il a malgré tout inscrit ces renseignements après que M. Abbas lui a assuré qu’il les avait en effet mémorisés.

[38]  Le décideur n’était pas saisi de cette version des événements au moment où la décision a été rendue. De fait, elle est incohérente avec les renseignements fournis dans la déclaration solennelle de M. Abaida datée du 23 juillet 2017, où il affirmait qu’il avait « personnellement vu M. Abbas remplir la section « Déclaration du répondant » et signer la demande de passeport et la photographie de M. Abaida ». Je souligne que cette dernière version des événements avait aussi été fournie dans la lettre datée du même jour écrite par M. Lee, son ancien avocat. M. Abaida a attribué l’incohérence entre ses deux versions des événements à une « mauvaise compréhension » de la part de M. Lee. Or, cela n’explique pas pourquoi la propre déclaration de M. Abaida contenait la même version initiale des événements.

[39]  L’affirmation de M. Abaida selon laquelle M. Abbas était devenu furieux contre lui n’est également pas tout à fait cohérente avec l’affirmation de M. Lee du 21 août 2017 selon laquelle « il demeurait difficile pour M. Abaida de comprendre pour quelle raison M. Abbas, qui avait voyagé de Victoria à la vallée du bas Fraser pour l’aider, fournirait des renseignements faux ou trompeurs dans la demande de passeport ».

[40]  En concluant qu’il semblait, selon toute vraisemblance, que M. Abaida avait falsifié la signature de M. Abbas dans sa demande de passeport, le décideur a explicitement pris en compte les renseignements que M. Abaida avait fournis. Ces renseignements comprenaient son affirmation selon laquelle il avait vu M. Abbas signer la demande, sa croyance selon laquelle M. Abbas avait délibérément fourni des renseignements erronés dans la demande de passeport de M. Abaida pour causer des problèmes à celui-ci, ainsi que ses allégations selon lesquelles M. Abbas avait des antécédents de comportements frauduleux. 

[41]  Toutefois, le décideur a également pris en compte les éléments suivants :

  • la déclaration verbale de M. Abbas selon laquelle il ne se souvenait pas d’avoir signé la demande;

  • la déclaration officielle écrite de M. Abbas selon laquelle il n’avait pas signé la demande;

  • la déclaration écrite de M. Abbas selon laquelle il connaissait M. Abaida depuis longtemps et aurait signé sa demande de passeport s’il le lui avait demandé et selon laquelle il ne croyait pas que M. Abaida avait eu l’intention de nuire à qui que ce soit (le décideur a noté que ces déclarations n’étaient pas cohérentes avec l’allégation selon laquelle M. Abbas tentait de causer des problèmes à M. Abaida);

  • la signature à la section « Déclaration du répondant » de la demande et au verso de l’une des photographies de M. Abaida ne correspondant pas aux autres signatures de M. Abbas dont disposait la Division dans ses dossiers.

[42]  Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il n’était pas déraisonnable de la part du décideur de conclure que M. Abaida avait vraisemblablement falsifié la signature de M. Abbas dans sa demande de passeport, et qu’il avait vraisemblablement fourni des renseignements faux ou trompeurs dans cette demande de passeport.

[43]  Ma conclusion à cet égard est renforcée par les renseignements supplémentaires sur lesquels le décideur semble s’être appuyé, présentés dans la lettre datée du 16 août 2017 et résumés au paragraphe 18 ci-dessus. Comme il était mentionné dans cette lettre, il demeurait difficile de comprendre pour quelle raison M. Abbas, qui avait voyagé de Victoria à la vallée du bas Fraser pour aider M. Abaida, fournirait des renseignements faux ou trompeurs dans la demande de passeport de ce dernier. Bien que M. Abaida ait maintenant fourni une nouvelle explication quant à la raison pour laquelle M. Abbas pourrait avoir fourni des renseignements erronés, le décideur n’était pas saisi de ces renseignements (concernant le refus de M. Abaida de prêter 1 000 $ à M. Abbas). En outre, comme il est indiqué dans la lettre du 16 août, l’écriture à la section « Déclaration du répondant » du formulaire de demande semblait correspondre à celle qui figurait aux autres sections du formulaire, et les signatures prétendument fournies dans le formulaire et au verso de l’une des photographies ne correspondaient pas aux autres signatures qui se trouvaient dans les dossiers de la Division. Après examen de la demande de passeport en question et après comparaison de la signature en question avec une autre signature que M. Abbas avait fournie à la Division, comme il est exposé à la page 112 du dossier certifié du tribunal, j’estime que ces observations n’étaient pas déraisonnables. De fait, la différence entre les signatures est assez frappante.

B.  Était-ce déraisonnable d’imposer une suspension de cinq ans des services de passeport à M. Abaida?

[44]  M. Abaida affirme que la décision de lui imposer une suspension de cinq ans des services de passeport était déraisonnable, en raison des effets rigoureux qu’elle aura sur lui, ses enfants et ses parents.

[45]  Pendant l’audience de la présente demande, il a expliqué qu’une ordonnance émise par un tribunal au Liban empêche ses enfants, qui sont citoyens canadiens, de quitter le Liban jusqu’à ce qu’il assiste à une instance de garde prévue là-bas en septembre de cette année et qu’une décision soit rendue concernant la garde de ses enfants. Il maintient également que ses parents ont un état de santé précaire et ne sont pas en mesure de voyager. 

[46]  Je suis très sensible à la situation dans laquelle M. Abaida se trouve. Il est bien évident que les conséquences de la suspension seront passablement rigoureuses pour lui, ses enfants et ses parents.

[47]  Toutefois, la falsification d’une demande de passeport frappe en plein cœur l’intégrité du Programme de passeport du Canada. En outre, bien que plusieurs occasions lui ont été données de reconnaître son apparente falsification, il a fermement maintenu qu’il avait personnellement vu M. Abbas signer sa demande. Ce faisant, il a aussi fourni des explications incohérentes quant à ce qu’il avait vu M. Abbas faire : il a d’abord affirmé qu’il avait vu M. Abbas remplir l’entièreté de la section « Déclaration du répondant » de la demande, puis a plus tard affirmé à la Cour que M. Abbas avait simplement signé la demande et l’une de ses photographies de passeport, après lui avoir communiqué oralement les renseignements qui devaient être fournis. En outre, il a fourni différentes explications quant à la raison pour laquelle M. Abbas pourrait avoir été motivé à fournir des renseignements erronés dans la demande : il a d’abord exprimé l’avis que M. Abbas était jaloux et avait des antécédents de comportements frauduleux, puis a plus tard maintenu devant la Cour que M. Abbas était furieux contre lui parce qu’il avait refusé de lui prêter 1 000 $ pour une semaine.

[48]  Dans ce contexte, je n’estime pas qu’une suspension de cinq ans des services de passeport est déraisonnable ou disproportionnée par rapport aux conséquences très négatives qu’une telle suspension peut avoir pour M. Abaida ou d’autres personnes se livrant à une conduite semblable. Comme M. Abaida l’a fait remarquer pendant l’audience de la présente demande, il aurait facilement pu demander à son avocat ou à une autre personne admissible, dont la personne qui avait signé ses demandes de passeport en 2008 et en 2013, d’être son répondant. Or, il a consciemment décidé de ne pas le faire. Il doit maintenant assumer les conséquences de ses actes.

[49]  Dans ses observations écrites, M. Abaida a indiqué qu’une suspension d’un an des services de passeport aurait été plus appropriée.

[50]  Il n’appartient pas à la Cour de déterminer quelle aurait dû être la période de suspension appropriée dans une affaire en particulier. Elle doit plutôt évaluer si une suspension en particulier ayant été imposée est déraisonnable, en tenant compte de l’exigence voulant que la décision de suspension témoigne d’une conciliation proportionnée des valeurs protégées par l’article 6 de la Charte et des objectifs du Programme de passeport du Canada : voir Doré (précité), au paragraphe 57, et École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, au paragraphe 37.

[51]  À cet égard, la Cour doit être convaincue que le décideur a dûment concilié les valeurs protégées par le droit de voyager hors du Canada et ces objectifs, y compris l’objectif implicite de protection de l’intégrité et de la bonne réputation des passeports canadiens : voir Doré (précité), au paragraphe 58, Kamel (précité), au paragraphe 39, Thelwell (précité), aux paragraphes 27 et 55, Slaeman c. Canada (Procureur général), 2012 CF 641, au paragraphe 50 [Slaeman], et Mbala c. Canada (Procureur général), 2014 CF 107, au paragraphe 21 [Mbala]. Cet exercice s’appuie nécessairement sur les faits précis de chaque cas, et exige de la Cour d’examiner si une décision de suspension n’interfère pas plus qu’il ne le faut avec les valeurs protégées par l’article 6 de la Charte : voir Doré (précité), aux paragraphes 7 et 54.

[52]  Compte tenu des faits en l’espèce, je n’estime pas que la décision de suspension de cinq ans des services de passeport imposée à M. Abaida interfère plus qu’il ne le faut avec les valeurs protégées par l’article 6 de la Charte. La falsification d’une demande de passeport fait partie des types de conduite pouvant avoir l’effet négatif le plus grave sur l’intégrité du Programme de passeport du Canada. À mon avis, cette conduite a été aggravée par le refus ferme de M. Abaida de reconnaître ce qu’il semble avoir fait, et par les renseignements incohérents qu’il a fournis au bureau des passeports et à la Cour : Mbala (précité), au paragraphe 22, et Slaeman (précité), au paragraphe 48. Ces renseignements ont été fournis concernant ce qu’il avait prétendument vu M. Abbas faire, et concernant la raison pour laquelle M. Abbas pourrait avoir été motivé à fournir des renseignements faux dans la demande de passeport. Compte tenu de tout ce qui précède, je ne saurais conclure qu’une suspension de cinq ans des services de passeport correspondait à plus que ce qu’il ne fallait dans les circonstances si l’on souhaite maintenir l’intégrité et la bonne réputation des passeports canadiens.

[53]  À cet égard, il est important de garder à l’esprit que le Parlement considérait comme approprié de prévoir, au paragraphe 10.2(1) du Décret, la possibilité d’imposer des suspensions des services de passeport s’étendant sur au plus 10 ans, notamment pour le type de conduite auquel M. Abaida s’est livré. À mon avis, cela témoigne de la gravité que revêt une telle conduite aux yeux du Parlement et doit être pris en compte au moment d’examiner le caractère raisonnable de la suspension de cinq ans imposée en l’espèce.

[54]  Je reconnais que la nature pernicieuse de la falsification à laquelle M. Abaida a procédé était quelque peu amoindrie par le fait qu’il avait fourni le bon numéro de téléphone pour joindre M. Abbas, ce qui a permis à la Division de communiquer avec M. Abbas pour vérifier s’il avait bien signé le formulaire de demande. Or, il semble que M. Abaida a misé sur le fait que M. Abbas appuierait sa version des événements. Si cela avait été le cas, la falsification serait passée inaperçue, malgré les graves implications négatives que cette situation aurait comportées pour l’intégrité du Programme de passeport du Canada.

[55]  Compte tenu de l’effet négatif grave qu’une falsification peut avoir sur le Programme de passeport du Canada et des facteurs aggravants que j’ai décrits plus haut, j’estime que la décision de suspension de cinq ans des services de passeport imposée à M. Abaida faisait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Doré (précité), au paragraphe 56.

[56]  En rendant cette décision, je suis conscient du fait que la Cour fédérale a récemment annulé une décision d’imposer une suspension de cinq ans des services de passeport à une personne qui avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport : voir Thelwell (précité). Dans cette affaire, la juge Mactavish a fourni un résumé très utile des décisions rendues par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale en matière de passeport. À cet égard, elle a fait observer que « presque sans exception, [une] période d’inadmissibilité aux services de passeport est imposée une fois qu’on l’on (sic) détermine l’existence d’une inconduite, y compris la communication de renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport » : voir Thelwell (précité), au paragraphe 39. Au bout du compte, elle a annulé la décision de suspension de cinq ans et renvoyé l’affaire à un autre décideur afin qu’elle soit réexaminée, après en être arrivée à plusieurs conclusions qui distinguent cette affaire du présent cas.

[57]  Ces conclusions comprennent le fait que la conduite de Mme Thelwell avait été beaucoup moins grave que la conduite constatée dans les autres affaires examinées, le fait que le décideur avait omis de tenir compte de l’incidence qu’aurait la décision de suspension sur les droits de mobilité de Mme Thelwell et avait omis de concilier les intérêts de cette dernière et les objectifs du Programme de passeport du Canada, et le fait que la décision de suspension ne démontrait pas de lien de causalité entre la suspension de cinq ans et le besoin de préserver l’intégrité du système de passeport canadien : Thelwell (précité), aux paragraphes 36, 40, 50, 51 et 55.

[58]  En revanche, en l’espèce, la conduite de M. Abaida comprenait la falsification de la signature de son répondant et la communication de renseignements faux concernant celui-ci. Comme je l’ai mentionné, une telle conduite frappe en plein cœur l’intégrité des passeports canadiens. J’estime qu’elle est substantiellement plus grave que l’omission de Mme Thelwell d’aviser le bureau des passeports du fait que son passeport avait été saisi par la police lorsqu’elle a présenté une demande de nouveau passeport. De fait, la falsification de la signature d’un répondant s’apparente à une falsification ou à une fraude concernant l’identité de la personne demandant un passeport. Je souligne qu’il y a eu un certain nombre d’affaires où une telle conduite s’est soldée par une suspension de cinq ans des services de passeport imposée par le bureau des passeports : voir Brar (précité), Wong c. Canada (Procureur général), 2017 CF 152, et Lipskaia c. Canada (Procureur général), 2016 CF 526. En outre, une suspension de quatre ans a été jugée raisonnable dans l’affaire Mbala précitée, où il semble que la période de cinq ans a été réduite pour tenir compte de la transparence du demandeur et du fait qu’il avait admis ses torts, ce que Mme Thelwell a également fait, au contraire de M. Abaida.

[59]  En ce qui concerne les autres éléments distinguant la présente demande et l’affaire Thelwell précitée, le décideur en l’espèce s’était bel et bien penché sur l’incidence qu’aurait la décision sur les droits de mobilité de M. Abaida. En outre, il a concilié les intérêts de M. Abaida et les objectifs sous-tendant le Décret. C’est ce qui ressort du passage suivant de la décision :

[TRADUCTION]

Conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret, lorsqu’une décision est rendue quant au refus de délivrer un passeport ou à la révocation d’un passeport, il est possible que la prestation des services de passeport soit refusée pendant une période d’au plus 10 ans. Au moment de statuer sur l’imposition d’une période de refus de prestation des services de passeport, et, le cas échéant, sur la durée d’une telle période de refus, les éléments suivants ont été pris en considération :

·  Les obligations de la [Division], compte tenu du mandat qui nous est confié par le ministre de rendre des décisions en son nom dans le respect du Décret, d’une manière assurant le maintien de l’intégrité du processus de délivrance de passeports et le maintien de la réputation des documents de voyage canadiens au sein de la communauté internationale.

·  La [Division] comprend que le refus des services de passeport imposé à une personne pendant une certaine période constitue une affaire sérieuse qui peut causer des difficultés importantes pour une personne, et cela doit être concilié avec les obligations de la [Division] comme il est mentionné au paragraphe précédent.

·  Vous affirmez que vous avez besoin d’un passeport pour visiter les membres de votre famille immédiate qui ne vivent pas au Canada, et avez plus particulièrement mentionné votre mère, votre père et vos deux fils. Bien que vous indiquiez que ces personnes vivent toutes en dehors du Canada, dans votre demande datée du 13 avril 2017, vous aviez indiqué votre père comme personne à joindre en cas d’urgence et fourni l’adresse 8360, chemin Williams, à Richmond, en Colombie-Britannique, ce qui semble contredire votre besoin allégué d’un passeport pour le visiter.

Par conséquent, la décision consiste à vous imposer une période de refus des services de passeport de cinq ans, conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret [...]. (Non souligné dans l’original.)

[60]  Il est bien évident que le passage précédent ne représente pas un modèle quant à ce que l’on s’attendrait à voir dans ce type de décision. Compte tenu de l’étendue des détails fournis ailleurs dans la Décision, et compte tenu du traitement approfondi des faits pertinents exposés dans les autres lettres envoyées à M. Abaida, on se serait attendu à une évaluation plus étoffée de la conciliation.

[61]  Quoi qu’il en soit, le texte cité ci-dessus permet à la Cour de comprendre pourquoi une suspension de cinq ans des services de passeport a été imposée et de déterminer si cette suspension fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Newfoundland Nurses (précité), au paragraphe 16, et Doré (précité), au paragraphe 56. 

[62]  En outre, les passages que j’ai soulignés dans ce texte me permettent d’arriver à la conclusion que le décideur a correctement concilié les valeurs protégées par le droit de voyager hors du Canada et les objectifs sous-tendant le Décret, y compris la protection de l’intégrité du Programme de passeport du Canada et la bonne réputation des passeports canadiens. En bref, ces passages montrent que le décideur a pris ces objectifs en considération. Ils témoignent aussi de la reconnaissance du fait qu’une suspension empêcherait M. Abaida de visiter ses parents et ses deux fils, et que cela pourrait causer des difficultés importantes. En outre, ils témoignent d’un examen du besoin de concilier ces effets négatifs et les objectifs susmentionnés. Il est raisonnable de déduire de la référence explicite au besoin de mener cet exercice de conciliation que celui-ci a en effet été mené. 

[63]  À mon avis, la reconnaissance par le décideur des éléments que je viens juste de décrire ci-dessus démontrait implicitement le lien de causalité requis entre la suspension de cinq ans et les objectifs de protection de l’intégrité du Programme de passeport du Canada et de la bonne réputation des passeports canadiens. Ce lien n’avait pas à être établi plus explicitement : voir Kamel (précité), au paragraphe 48.

[64]  En concluant que la Décision n’interférait pas plus qu’il ne le faut avec les droits et les valeurs protégés par l’article 6 de la Charte, j’ai pris en compte le fait que M. Abaida peut présenter une demande de passeport à durée de validité limitée, lequel comporte des restrictions géographiques, en s’appuyant sur des circonstances personnelles urgentes et impérieuses. De fait, cette information lui a été communiquée à la fin de la Décision. Compte tenu de la présence de circonstances personnelles impérieuses et possiblement urgentes en sa faveur, cette option semblerait offrir une possibilité réaliste d’atténuer les conséquences négatives de la Décision : voir Kamel (précité), au paragraphe 46, et Brar (précité), au paragraphe 42. Ces circonstances comprennent le fait qu’il n’a pas vu ses enfants mineurs depuis trois ans, que ses parents se trouvent dans un état de santé précaire au Liban, et qu’il soit assister à une audience de garde là-bas avant que ses enfants puissent quitter ce pays.

[65]  Je reconnais que cette option puisse ne pas suffire à M. Abaida pour s’occuper des nombreuses questions familiales urgentes qui, selon ses affirmations, font qu’il a besoin d’avoir un passeport normal. Toutefois, elle devrait malgré tout lui donner une certaine marge de manœuvre par rapport à la suspension, à laquelle il reste quatre ans maintenant. Dans la mesure où cette « possibilité » s’avère suffisamment flexible pour tenir compte des effets rigoureux de la suspension sur les enfants mineurs innocents de M. Abaida et ses parents malades, elle offre une possibilité réaliste d’atténuer ce que seraient autrement les effets négatifs de la suspension.

[66]  En résumé, la décision d’imposer une suspension de cinq ans des services de passeport à M. Abaida n’était pas déraisonnable. Cette décision était suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Malgré sa brièveté, elle offrait ce qui était nécessaire pour faire partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Cela veut dire qu’elle a abordé les conséquences négatives qu’elle aurait sur M. Abaida, qu’elle a concilié ces conséquences et les objectifs de maintien de l’intégrité du Programme de passeport du Canada et de la bonne réputation des passeports canadiens, qu’elle a imposé une suspension des services de passeport qui ne correspondait à plus que ce qu’il ne fallait pour atteindre ces objectifs, et qu’elle a établi implicitement le lien de causalité entre la suspension de cinq ans et ces objectifs. La disponibilité d’un passeport à durée de validité limitée, par la démonstration de circonstances personnelles impérieuses, aidera à faire que la suspension ne corresponde pas à plus que ce qu’il ne faut pour atteindre ces objectifs, et à faire qu’elle soit proportionnée aux circonstances particulières en l’espèce.

VIII.  Conclusion

[67]  Pour les motifs énoncés aux parties VII.A et VII.B ci-dessus, la demande sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T-23-18

LA COUR rejette la présente demande.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef


ANNEXE 1 – Lois applicables

Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86

Canadian Passport Order, SI/81-86

Délivrance des passeports

Issuance of Passports

3 Chaque passeport

3 Every passport

b) doit être délivré au nom du ministre agissant au nom de Sa Majesté du chef du Canada;

(b) shall be issued in the name of the Minister on behalf of Her Majesty in right of Canada;

[…]

[…]

4(3) Le présent décret n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.

4(3) Nothing in this Order in any manner limits or affects Her Majesty in right of Canada’s royal prerogative over passports.

[…]

[…]

4(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée au nom de Sa Majesté du chef du Canada par :

4(4) The royal prerogative over passports can be exercised on behalf of Her Majesty in right of Canada by

b) le ministre;

(b) the Minister;

[…]

[…]

8 (1) En plus des renseignements et des documents à fournir avec une demande de passeport ou à l’égard de la prestation de services de passeport, le ministre peut demander au requérant ou à son représentant de fournir des renseignements, des documents ou des déclarations supplémentaires à l’égard de toute question se rapportant à la délivrance du passeport ou à la prestation des services.

8 (1) In addition to the information and material that an applicant is required to provide in the application for a passport or in respect of the delivery of passport services, the Minister may request an applicant and any representative of the applicant to provide further information, material, or declarations respecting any matter relating to the issue of the passport or the delivery of passport services.

(2) Les renseignements, les documents et les déclarations supplémentaires visés au paragraphe (1) et les circonstances qui justifient leur demande comprennent ceux mentionnés à l’annexe.

(2) The further information, material and declarations referred to in subsection (1) and the circumstances in which they may be requested include the information, material, declarations and circumstances set out in the schedule.

[…]

[…]

Refus de délivrance et révocation

Refusal of Passports and Revocation

9 (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

9 (1) Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse to issue a passport to an applicant who

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

(a) fails to provide the Minister with a duly completed application for a passport or with the information and material that is required or requested

(i) dans la demande de passeport, ou

(i) in the application for a passport, or

(ii) selon l’article 8;

(ii) pursuant to section 8;

[…]

[…]

10.2 (1) Dans le cas où le ministre refuse de délivrer un passeport ou en révoque un pour un motif autre que celui visé à l’alinéa 9(1)g), il peut refuser, pour le même motif, de fournir des services de passeport pendant une période d’au plus dix ans.

10.2 (1) If the Minister refuses to issue or revokes a passport, on any grounds other than the one set out in paragraph 9(1)(g), he or she may refuse on those same grounds to deliver passport services for a maximum period of 10 years.

[EN BLANC]

[BLANK]

[EN BLANC]

[BLANK]

Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11

Canadian Charter of Rights and Freedoms, Part I of the Constitution Act, 1982, being Schedule B to the Canada Act 1982 (UK), 1982, c 11

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

6. (1) Every citizen of Canada has the right to enter, remain in and leave Canada.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-23-18

INTITULÉ :

ADAM ABAIDA c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AVRIL 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2018

COMPARUTIONS :

Adam Abaida (pour son propre compte)

POUR LE DEMANDEUR

 

Aman Sanghera

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adam Abaida (pour son propre compte)
Richmond (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

 

Le procureur général du Canada
Ministère de la Justice Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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