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Date : 20180523


Dossiers : IMM-3265-17

IMM-4316-17

Référence : 2018 CF 534

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2018

En présence de monsieur le juge Barnes

Dossier : IMM-3265-17

ENTRE :

ADE YOANDA MOHAMMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM-4316-17

ET ENTRE :

ADE YOANDA MOHAMMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Ade Yoanda Mohammad, présente deux demandes de contrôle judiciaire connexes à notre Cour. Sa première demande vise à contester une décision rendue par un délégué du ministre [le délégué] en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], renvoyant son cas à la Section de l’immigration pour enquête. La deuxième demande a trait à une décision antérieure d’une agente d’exécution [l’agente] de rédiger un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR et de renvoyer le cas de M. Mohammad au délégué du ministre aux fins d’examen. Une requête en vue d’obtenir la prolongation du délai relatif au dépôt de la seconde demande a été intégrée à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Mohammad et le prolongement a été accordé avec l’ordonnance d’autorisation rendue le 17 janvier 2018.

[2]  Une seule série de motifs sera déposée pour chacun des dossiers de demande.

I.  L’évaluation de l’agente en vertu du paragraphe 44(1)

[3]  En l’absence d’opinions contraires exprimées dans un certain nombre de décisions de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale, j’aurais été amené à conclure que l’établissement et la transmission d’un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. Cette disposition ne déclenche qu’une enquête qui peut contenir une recommandation au délégué du ministre visant à déférer ou non le cas à la Section de l’immigration pour enquête. Le délégué est le décideur en ce sens qu’il peut accueillir ou rejeter la recommandation relative au paragraphe 44(1). Il revient au délégué de déférer un cas à la Section de l’immigration qui est important et susceptible de contrôle. Cela est étayé par la nature de la documentation produite lors de l’examen effectué en vertu de l’article 44. Le rapport sur les faits saillants en question exige que l’agent chargé de la préparation du rapport en vertu du paragraphe 44(1) communique des renseignements personnels de base concernant la personne visée par l’enquête. L’agent doit également obtenir des renseignements sur l’interdiction de territoire, une brève description de l’établissement, des détails sur l’emploi, sur le parcours scolaire et la situation financière, et d’autres renseignements pertinents. Le formulaire et les lignes directrices connexes prévoient également une entrevue. Le rapport sur les faits saillants se termine par une section comportant d’autres observations, des justifications, et des mesures à prendre. L’agent est invité à formuler une recommandation à l’intention du délégué (voir l’encadré 72). Les passages pertinents du Manuel ENF 5 font de même référence aux « recommandations » de l’agent à l’intention du délégué qui prend ensuite la « décision finale » de déférer ou non la question à la Section de l’immigration.

[4]  En plus du rapport complet sur les faits saillants, il semble que la pratique consiste à ce que l’agent chargé de l’examen relatif au paragraphe 44(1) fournisse au délégué des documents à l’appui supplémentaires aux fins d’examen par le délégué. Cela comprend habituellement un rapport d’entrevue de la personne visée, des dossiers portant sur ses antécédents criminels et correctionnels, et toutes les déclarations sollicitées et obtenues auprès de cette personne.

[5]  C’est alors seulement que le délégué valide le rapport des faits saillants et choisit parmi plusieurs options offertes, dont un renvoi à la Section de l’immigration, la délivrance d’un permis de séjour temporaire, ou l’imposition de conditions.

[6]  Je retiens néanmoins que la jurisprudence abondante de notre Cour et quelques remarques incidentes de la Cour d’appel fédérale soutiennent l’idée que l’établissement et la transmission d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) constituent un exercice discrétionnaire susceptible de contrôle judiciaire pour des motifs d’équité et de caractère raisonnable. Cela a conduit à la pratique – évidente en l’espèce – de contester à la fois la recommandation de l’agent à l’intention du délégué du ministre et la décision du délégué de déférer la question à la Section de l’immigration. Cette pratique me semble être redondante et inutile, mais est suffisamment établie dans notre jurisprudence, et je ne suis pas disposé à m’en écarter. Ce sera à la Cour d’appel fédérale d’aborder le problème dans une éventuelle future cause pertinente.

[7]  En l’espèce, M. Mohammad soutient que l’agente a restreint la portée de sa décision en concluant de toute évidence son rapport relatif au paragraphe 44(1) avant la fin de l’enquête requise. Il soutient également que l’agente a [traduction] « sélectionné à sa guise » des éléments du dossier disponible et a omis de pleinement prendre en considération les circonstances atténuantes. Aucun de ces arguments n’est juridiquement défendable.

[8]  Le dossier dont je dispose m’indique que M. Mohammad a été interrogé par l’agente le 27 avril 2016. L’agente a validé le rapport sur les faits saillants relatif au paragraphe 44(1) le 3 mai 2016. Tous les documents à l’appui ont ensuite été envoyés au délégué aux fins d’examen. Le délégué a rendu sa décision le 10 juillet 2017. Dans la mesure où le délégué disposait de tous les éléments de preuve disponibles au moment de prendre sa décision, le traitement des éléments de preuve par l’agente devenait en fait théorique. Je rejette aussi l’idée que l’agente était tenue de refléter et de commenter rigoureusement les éléments de preuve recueillis. Dans le présent contexte, l’agente menait simplement une enquête à l’appui d’une recommandation et n’avait aucune obligation de mentionner toutes les circonstances atténuantes soulevées au nom de M. Mohammad dans son rapport à l’intention du délégué. Il incombait au délégué de procéder à une évaluation des éléments de preuve pour déterminer si un renvoi à la Section de l’immigration était justifié.

II.  Décision du délégué

[9]  L’avocat de M. Mohammad soutient que les motifs du délégué pour déférer la question à la Section de l’immigration ne constituent pas un fondement suffisant pour étayer la décision. Il soutient que les motifs font abstraction de plusieurs circonstances atténuantes que M. Mohammad a soulevées, et, qu’en conséquence, ils n’ont pas le degré de transparence et de justification requis par la norme établie par l’arrêt Dunsmuir : voir l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

[10]  Bien que les motifs du délégué énoncés dans sa note au dossier du 10 juillet 2017 soient brefs et n’abordent pas explicitement tous les éléments de preuve à sa disposition, je conclus qu’ils sont suffisants pour comprendre le fondement de la décision. Le délégué a tenu compte de la durée de résidence au Canada de M. Mohammad. Il a également tenu compte de la présence de membres de la famille immédiate au Canada, mais a observé que des stupéfiants avaient été trouvés dans la maison familiale. Il en a donc déduit que la famille de M. Mohammad ne portait pas particulièrement attention à son comportement. Le délégué avait également des réserves au sujet de la prétendue réinsertion de M. Mohammad étant donné l’intensification de ses activités de trafic de stupéfiants au fil des ans et sa propension à recourir à la violence si nécessaire, ce qu’il a admis.

[11]  La décision du délégué a également été éclairée par les observations et recommandations de l’agente. Parmi ces observations, je retiens les suivantes :

  • (a) [traduction] M. Mohammad était en liberté sous caution lorsque les dernières condamnations ont été prononcées;

  • (b) [traduction] M. Mohammad et sa mère ont tenté de minimiser la gravité de son comportement criminel;

  • (c) [traduction] M. Mohammad affichait de l’indifférence à l’égard du système de justice pénale au cours de son entrevue initiale;

  • (d) [traduction] Bien que l’on n’ait pas pu observer de comportement violent chez M. Mohammad, il a admis sa propension à se battre dans le milieu de la drogue;

  • (e) [traduction] En dépit de sa longue période de résidence au Canada, ses activités criminelles ininterrompues depuis 2012 justifient un renvoi du Canada;

  • (f) [traduction] Le rapport d’entrevue indiquait qu’il avait fait preuve de coopération, mais n’avait exprimé aucun remords.

[12]  En fin de compte, le délégué a déféré le cas à la Section de l’immigration parce que la gravité des crimes de M. Mohammad l’emportait sur les difficultés financières auxquelles il pourrait être exposé s’il était renvoyé en Indonésie.

[13]  Même si les détails sur les antécédents correctionnels de M. Mohammad et d’autres sources tierces dressaient une évaluation un tant soit peu meilleure de ses perspectives d’avenir, le délégué n’était pas obligé de les retenir. Étant donné les limites restreintes du pouvoir discrétionnaire conféré au délégué en ce qui a trait à la considération de facteurs étrangers à la criminalité de M. Mohammad, ces motifs sont suffisants d’un point de vue juridique. Sur cette question, je suis guidé par l’analyse faite par mon collègue le juge Patrick Gleeson dans la décision Wu c Canada, 2016 CF 621, [2016] A.C.F. No 1045, où il a abordé un argument similaire de la manière suivante :

[29]   La décision de ne pas délivrer de permis de séjour temporaire parce que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait, à savoir présenter des motifs convaincants, est une décision qui se situait dans une gamme de décisions correspondant à des résultats possibles et acceptables (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick), [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[30]   Il était raisonnablement loisible à l’agent de tirer ces inférences et ces conclusions de fait en s’appuyant sur la preuve qui lui était offerte. Le fait que le demandeur ne partage pas les conclusions ne constitue pas un fondement pouvant justifier une intervention par notre Cour dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent.

[31]   De même, l’argument du demandeur voulant que les motifs ne démontrent pas une analyse suffisante reflète une anticipation de motifs plus élaborés et plus complets. Là encore, cela ne constitue pas, en soi, un motif de contrôle judiciaire (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14, 16 et 18). Les motifs permettent à notre Cour de comprendre pourquoi CIC a pris cette décision et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[14]  Dans la décision Apolinario C Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1287, [2016] A.C.F. no 1297, la juge Susan Elliott a eu à examiner un argument semblable à celui que M. Mohammad a soulevé. Le demandeur soutenait que l’analyse au titre de l’article 44 comportait des lacunes dans la mesure où elle n’a abordé les facteurs atténuants que pour la forme et a considéré [traduction] « exclusivement l’infraction ». La juge Elliott a rejeté l’argument en grande partie parce que le pouvoir discrétionnaire conféré par les paragraphes 44(1) et 44(2) était considérablement restreint par l’article 36 et ne comprenait pas une dimension humanitaire. Dans cette affaire, l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs a réalisé une grande partie de l’analyse de la preuve, que le délégué du ministre a finalement adoptée. La juge Elliott a conclu comme suit :

[49]   Bien que le demandeur ne soit pas d’accord avec les remarques en vertu de l’article 44 et les décisions de l’agent et du délégué du ministre, mon examen des rapports en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) et les documents à l’appui, y compris tous les documents soumis par la cour criminelle et les observations présentées à ce moment-là au nom du demandeur, indiquent que les facteurs pertinents ont été pris en compte et que la criminalité grave a été évaluée. Le fait que le demandeur n’est pas d’accord avec l’issue ne signifie pas que les décisions étaient déraisonnables. Cela signifie simplement que le demandeur aurait évalué ces facteurs différemment. Ce n’est pas mon rôle de réévaluer les éléments de preuve.

[50]   J’estime que le pouvoir discrétionnaire limité que possèdent l’agent et le délégué du ministre a été exercé adéquatement et raisonnablement par chacun d’eux. Leurs décisions sont conformes à la législation applicable et, à la lumière des faits en l’espèce, je conclus qu’elles appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Les décisions en vertu de l’article 44 qui font l’objet du contrôle sont, par conséquent, raisonnables.

[15]  L’analyse de la juge Elliott me semble être généralement compatible avec le point de vue du juge Yves de Montigny dans la décision Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 RCF 492, où l’application des paragraphes 44(1) et 44(2) a été décrite comme suit :

[33]   [...] Je conviens avec l’intimé que le rapport d’interdiction de territoire et les faits marquants de l’affaire ressemblent davantage à des documents pro forma, dont l’objet essentiel est d’énumérer des informations pertinentes extraites du dossier (à propos de la déclaration de culpabilité au criminel et des faits objectifs connexes) ainsi que de justifier brièvement les mesures prises et la recommandation formulée par l’agente. Ces éléments se distinguent nettement d’une revue de recommandations formulées dans le contexte d’un avis de danger pour le public et d’un avis de risque intérieur, qui ressemblent davantage à des outils de plaidoyer.

[…]

[37]   [...] Toutefois, comme il a été mentionné plus tôt, les décisions d’établir un rapport et de le renvoyer à la SI sont de nature administrative, et ne mènent à aucun changement au statut de l’appelant. Seule la SI peut prendre une mesure de renvoi en l’espèce, et l’appelant peut se prévaloir d’un certain nombre d’autres recours avant d’être effectivement renvoyé du pays (demandes en vue de soumettre à un contrôle judiciaire le rapport, le renvoi et les décisions de la SI, une évaluation de risques avant renvoi, de même qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire) [...]

[16]  Voir aussi Wajaras c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 200, [2009] A.C.F. no 269 (QL).

[17]  Étant donné le pouvoir discrétionnaire restreint conféré par le paragraphe 44(2) et la fonction administrative exercée par le processus de renvoi qui en découle, je suis convaincu que les motifs du délégué dans le cas en l’espèce étaient conformes aux exigences de l’arrêt Dunsmuir, précité. La demande contestant la décision du délégué est donc rejetée.

[18]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et aucune question de portée générale n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-3265-17 et IMM-4316-17

LA COUR rejette la présente demande.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3265-17

 

INTITULÉ :

ADE YOANDA MOHAMMAD c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

ET DOSSIER :

IMM-4316-17

 

INTITULÉ :

ADE YOANDA MOHAMMAD c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE :

Le 23 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Dorab Colah

 

Pour le demandeur

 

Camille Audain

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

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