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Date : 20180524


Dossier : IMM-4709-17

Référence : 2018 CF 537

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2018

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

AKM FIROJ SHAH, FARHANA SULTANA et SAMAD ZAIN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, une famille du Bangladesh, demandent un contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent d’immigration principal (l’agent) qui a rejeté leur demande visant à être dispensés des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) pour des motifs d’ordre humanitaire, en application de l’article 25 de la Loi.

[2]  La demande est rejetée pour les motifs qui suivent. L’agent n’a pas appliqué une approche périmée pour examiner la demande pour motifs d’ordre humanitaire, ni n’a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou omis de faire une évaluation significative de l’intérêt supérieur des enfants visés par la décision.

I.  Résumé des faits

[3]  En 2008, le demandeur principal et son épouse ont déménagé du Bangladesh au Royaume-Uni, où le demandeur principal a obtenu une maîtrise en administration des affaires (MBA). Ils sont restés au Royaume-Uni jusqu’en novembre 2014. En mai 2014, le demandeur principal a rendu visite à sa famille au Bangladesh, et il y a séjourné 19 jours avant de revenir au Royaume-Uni. Le demandeur principal a aussi voyagé aux États-Unis à un certain moment avant de venir au Canada. Les demandeurs n’ont pas demandé l’asile au Royaume-Uni, car ils estimaient que leur chance de l’obtenir était extrêmement faible. Ils n’ont pas non plus demandé l’asile aux États-Unis. Le demandeur principal se décrit comme un « blogueur » qui écrit des articles très critiques à l’endroit la Ligue Awami, le parti au pouvoir au Bangladesh, mais favorables au Parti nationaliste du Bangladesh, un parti minoritaire. Il prétend que son blogue lui a causé des problèmes lorsqu’il s’est rendu au Bangladesh en 2014 et qu’il a même été kidnappé.

[4]  Les demandeurs sont arrivés au Canada en novembre 2014 et ont déposé une demande d’asile en janvier 2015.

[5]  Leur demande d’asile a été rejetée. Ils ont ensuite présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur principal a présenté cette demande en son nom, ainsi qu’au nom de son épouse, Farhana Sultana, et de leur fils de quatre ans, Samad Zain. La famille compte également une fillette de deux ans qui est née au Canada, Zunaira.

A.  La décision de la SPR

[6]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que le défaut des demandeurs de présenter une demande d’asile au Royaume-Uni ou aux États-Unis démontrait un manque de crainte subjective. La SPR a également conclu que le demandeur principal n’a pu démontrer qu’il était une personne connue qui serait ciblée par le gouvernement du Bangladesh.

[7]  Elle a aussi mentionné que la majeure partie des articles sur le blogue du demandeur principal ont été écrits après l’arrivée de ce dernier au Canada; or, comme il n’avait aucune garantie qu’il pourrait rester au Canada, cela minait le bien-fondé de sa crainte de retourner au Bangladesh. La SPR a jugé que l’objectif principal de ces blogues était de renforcer sa demande.

[8]  La SPR a en outre exprimé plusieurs préoccupations quant à la crédibilité de l’allégation du demandeur principal selon laquelle il avait été kidnappé à cause de son blogue, notamment le fait qu’il n’a indiqué sur son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) aucune raison pour expliquer son enlèvement. De plus, même si le demandeur principal a déclaré durant son témoignage qu’il avait signalé son enlèvement à la police, ce détail a été omis de son formulaire FDA. La SPR a aussi noté que le demandeur n’avait produit aucune preuve corroborante de l’enlèvement. La SPR a conclu qu’il était plus probable que le demandeur principal ait été victime d’une agression aléatoire que d’une agression motivée par son blogue. La SPR a également noté que le demandeur principal n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

B.  La décision de la SAR

[9]  La Section d’appel des réfugiés (SAR) a confirmé la décision de la SPR. La SAR a souscrit à la presque totalité des conclusions de la SPR, à l’exception de celle voulant que le demandeur principal n’ait pas indiqué les raisons de son enlèvement sur son formulaire FDA. La SAR a précisé que le demandeur avait déclaré, sur son formulaire FDA, qu’il avait été kidnappé à cause de son blogue.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Les demandeurs invoquent trois motifs principaux dans leur demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire : la discrimination et la situation défavorable dans le pays, auxquelles ils seront exposés à leur retour au Bangladesh; leurs liens avec le Canada et l’intérêt supérieur de leurs enfants. Leur demande a été rejetée le 15 septembre 2017.

[11]  L’agent a pris acte des conclusions de la SPR et de la SAR, notant entre autres que les éléments de preuve du demandeur principal présentaient un certain nombre d’incohérences qui minaient sa crédibilité quant à sa présumée grande notoriété. L’agent a noté que les demandeurs n’avaient fourni aucun nouvel élément de preuve ni aucune nouvelle observation pour dissiper les doutes quant à leur crédibilité ou pour répondre aux conclusions de fait formulées par la SPR et la SAR. L’agent a estimé en outre que les demandeurs n’avaient pas réfuté les conclusions concernant les risques auxquels le demandeur principal se disait exposé en raison de son blogue.

[12]  L’agent a ensuite examiné les articles publiés sur ce blogue et les documents sur la situation dans le pays en cause qui faisaient mention de cas de violence envers les défenseurs de la laïcité, de l’athéisme et des droits des homosexuels au Bangladesh. Les éléments de preuve indiquaient également une montée du fondamentalisme religieux. L’agent a conclu que ces éléments de preuve montraient que la situation au Bangladesh est [traduction] « loin d’être idéale ». L’agent a toutefois conclu que ces éléments ne s’appliquaient pas au demandeur principal, dont le blogue ne traitait pas de religion ni des droits des homosexuels. L’agent a aussi relevé l’absence de preuve corroborante de la part des membres de la famille vivant au Bangladesh, indiquant que le demandeur principal était une personne d’intérêt pour les autorités bangladaises. L’agent a estimé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour présumer que les demandeurs feraient face à des difficultés à cause de ce blogue.

[13]  L’agent a également conclu que les demandeurs n’avaient pu démontrer qu’ils feraient face à des difficultés à cause de la situation de l’emploi au Bangladesh. Il a noté que les demandeurs n’avaient établi aucun lien entre les éléments de preuve généraux sur le taux de chômage au Bangladesh et leur situation personnelle, soulignant que le demandeur principal avait un MBA, qu’il avait déjà travaillé au Bangladesh et qu’il avait trouvé du travail au Royaume-Uni et au Canada. L’agent a en outre mentionné des éléments de preuve indiquant que le taux de chômage était inférieur à 5 % au Bangladesh et que l’économie était en croissance.

[14]  En ce qui a trait au degré d’établissement des demandeurs depuis leur arrivée au Canada, l’agent a pris acte des observations selon lesquelles l’épouse du demandeur principal s’occupait d’une cousine atteinte de paralysie cérébrale quelques jours par semaine, et que les tantes du demandeur principal apportaient une aide financière aux demandeurs ainsi qu’une aide pour la garde des enfants. L’agent a toutefois noté que la cousine n’avait pas précisé si elle serait en difficulté si les demandeurs retournaient au Bangladesh, et si elle pouvait obtenir de l’aide ailleurs (si elle avait besoin d’une aide continue). Selon l’agent, les lettres des tantes n’étaient pas suffisantes pour démontrer que les demandeurs avaient besoin de services de garde d’enfants toute la journée, ou qu’ils ne pourraient obtenir ces services au Bangladesh.

[15]  L’agent a mentionné qu’aucun élément de preuve n’appuyait l’allégation du demandeur principal qui disait avoir été rejeté par sa famille au Bangladesh à cause de son blogue, ajoutant que les éléments de preuve, fournis par les membres de sa famille à l’appui de la demande d’asile, allaient plutôt à l’encontre de cette affirmation.

[16]  L’agent a examiné d’autres éléments de preuve sur l’établissement des demandeurs au Canada, notamment certains éléments sur l’emploi et sur leur participation à une campagne de financement au profit d’un centre communautaire et certaines lettres d’appui de collègues de travail. L’agent a souligné le fait que les demandeurs avaient un bon dossier civil. L’agent a accordé une valeur positive au degré d’établissement des demandeurs, mais a conclu que ces éléments de preuve n’indiquaient pas qu’ils étaient à ce point intégrés à la société canadienne que leur départ [traduction] « leur causerait des difficultés indépendantes de leur volonté et non prévues par la LIPR ». Il a ajouté qu’il était normal de s’attendre à un certain degré d’établissement, puisque la famille vivait au Canada depuis trois ans tout en bénéficiant de l’« application régulière » du système d’immigration. Selon l’agent, aucun élément de preuve n’indiquait que les liens des demandeurs avec le Canada ne pourraient être maintenus grâce à la technologie moderne, ou que cela leur causerait préjudice.

[17]  En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a reconnu son obligation de se montrer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, mais a précisé que ce facteur n’était qu’un des nombreux facteurs importants dans une évaluation pour motifs d’ordre humanitaire.

[18]  L’agent a pris en compte le fait que Samad avait été évalué par un pédiatre, le Dr Penner, en novembre 2015, lequel avait noté que l’enfant présentait des [traduction] « lacunes particulières dans son aptitude à communiquer et ses aptitudes sociales, ainsi que certains comportements répétitifs et restrictifs » qui correspondaient bien au diagnostic du trouble du spectre de l’autisme (TSA). Le pédiatre a élaboré un plan qui prévoyait un examen des services disponibles pour soutenir Samad et une réévaluation après 6 à 12 mois. L’agent a noté que les demandeurs n’avaient produit aucun élément de preuve indiquant que Samad avait été réévalué; il a donc conclu qu’on ne connaissait pas les besoins actuels de l’enfant. L’agent a également souligné le fait que le rapport du pédiatre n’indiquait pas que les besoins de Samad pourraient uniquement être satisfaits qu’au Canada.

[19]  L’agent a examiné les traitements du TSA disponibles au Bangladesh. Il a pris acte des documents produits par les demandeurs, qui consistaient en un article en ligne non daté et sans référence au pays dont il était question, d’un article du journal The Independent, ainsi que d’un article publié en avril 2016 par un certain Dr Ahmed qui mentionnait que le système de santé au Bangladesh n’offrait pas les ressources et le soutien dont ont besoin les enfants autistes. L’agent a aussi fait ses propres recherches et conclu, d’après les éléments de preuve objectifs qu’il a recueillis, qu’il est possible d’obtenir des traitements pour le TSA au Bangladesh. Il a cité des renseignements extraits d’un article de presse décrivant diverses cliniques et écoles pour élèves autistes et mentionnant que le Bangladesh a mis sur pied un comité consultatif national sur l’autisme. L’agent a aussi cité le site Web de l’Autism Bangladesh Foundation, notant qu’on pouvait y trouver des renseignements à jour sur les événements et les centres de traitement. Selon l’agent, ce site Web mentionnait trois écoles spécialisées dans la prise en charge d’enfants autistes, dont une située dans la région d’origine des demandeurs.

[20]  L’agent a conclu que le Bangladesh avait des ressources disponibles pour le traitement de Samad et que les éléments de preuve n’indiquaient pas qu’il serait contraire à l’intérêt supérieur de Samad d’avoir recours aux traitements offerts au Bangladesh.

[21]  Quant aux allégations des demandeurs sur la situation des femmes, sur la montée du fondamentalisme musulman et sur l’infériorité des infrastructures au Bangladesh qui auraient des répercussions négatives sur leur fille, Zunaira, l’agent a jugé que ces allégations étaient vagues, conjecturales et non corroborées. L’agent a conclu que la situation au Bangladesh n’aurait pas sur Zunaira des répercussions à ce point négatives qu’une décision positive pour des motifs d’ordre humanitaire était justifiée.

[22]  De même, l’agent a jugé qu’aucune preuve matérielle ne corroborait la prétention des demandeurs que la piètre qualité des systèmes de santé et d’éducation au Bangladesh aurait une incidence négative sur Zunaira ou que celle-ci avait besoin de soins de santé spécialisés. L’agent a admis que la preuve matérielle sur les systèmes d’éducation et de santé du Bangladesh montrait que ces systèmes n’étaient pas parfaits, mais ils étaient néanmoins disponibles.

[23]  L’agent a reconnu que le retour au Bangladesh pourrait avoir une incidence économique sur les demandeurs. Cependant, l’agent a aussi estimé que, compte tenu du jeune âge des enfants, il était raisonnable de s’attendre à ce que la transition ait peu d’effets sur eux. L’agent a ajouté que les demandeurs avaient des membres de leur famille élargie au Bangladesh, qui pourraient sans doute faciliter la transition.

[24]  L’agent a conclu qu’un retour au Bangladesh n’irait pas à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants et n’entraînerait pas des [traduction] « répercussions à ce point négatives [...] qu’une dispense est justifiée ».

[25]  L’agent a souligné le fait que le processus pour motifs d’ordre humanitaire ne vise pas à supprimer les difficultés, ni ne se veut un autre moyen d’obtenir la résidence permanente au Canada, mais qu’il vise plutôt à offrir un mécanisme de dispense dans des cas d’exception. Après avoir soupesé tous les facteurs, l’agent a conclu que les difficultés auxquelles auraient à faire face les demandeurs s’ils retournaient au Bangladesh ne justifiaient pas une dispense en vertu de l’article 25.

III.  Questions en litige

[26]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur une preuve extrinsèque pour déterminer les ressources disponibles pour les enfants autistes au Bangladesh.

[27]  Ils font également valoir que la décision n’est pas raisonnable, principalement parce que l’agent n’a pas fait une analyse appropriée de la dispense pour motifs d’ordre humanitaire conformément à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy].

IV.  La norme de contrôle

[28]  La norme de contrôle applicable à une décision discrétionnaire est celle de la décision raisonnable (Terigho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835, au paragraphe 6, [2006] ACF no 1061 (QL); voir aussi Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 57 à 62, 174 DLR (4th) 193 [Baker]).

[29]  Plus particulièrement, la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent concernant une demande pour motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy, au paragraphe 44).

[30]  Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit établir « l’existence d’une justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’examiner « si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Il convient de faire preuve de déférence à l’égard du décideur, et la Cour ne réévaluera pas les éléments de preuve.

[31]  Les questions liées à l’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339).

V.  L’agent n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale

[32]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à l’équité procédurale, en se fiant à ses propres recherches sur Internet pour déterminer les services disponibles pour soutenir les enfants autistes au Bangladesh (citant Do c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1064, [2017] ACF no 1128 (QL) [Do]).

[33]  Le défendeur fait valoir que la preuve examinée par l’agent, qui provenait de ses propres recherches, était accessible au public et qu’elle ne constituait pas, à première vue, une preuve extrinsèque (Azizian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 379, [2017] ACF n385 (QL) [Azizian]). Il soutient que l’agent n’a eu recours à cette preuve que parce que les demandeurs ont mis en doute la disponibilité des traitements de l’autisme au Bangladesh et qu’ils ont produit une preuve insuffisante pour appuyer leur prétention qu’aucun traitement n’était disponible.

[34]  Je ne suis pas d’avis que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale dans les circonstances de l’espèce en consultant des sources non proposées par les demandeurs, notamment le site Web de l’Autism Bangladesh Foundation. En effet, le renvoi, par un agent, à des ressources en ligne ne crée pas automatiquement une obligation d’offrir au demandeur la possibilité d’y répondre. La jurisprudence a évolué et établit maintenant qu’une approche plus contextuelle doit être utilisée pour examiner cette preuve.

[35]  Dans Majdalani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294, 427 FTR 285 [Majdalani], la juge Bédard a analysé avec soin la jurisprudence sur la consultation de sites Web et de documentation accessible au public, pour évaluer les demandes pour motifs d’ordre humanitaire. Elle a d’abord énoncé les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker au sujet de l’obligation d’équité procédurale, dont la portée varie selon le contexte et qui est influencée par plusieurs facteurs. La juge Bédard a précisé que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Baker prévoyait généralement que le demandeur devait être informé de toute « information inédite et importante » faisant état d’un changement dans la situation générale d’un pays susceptible d’avoir une incidence sur l’issue du dossier. Elle a ajouté que, dans la jurisprudence consécutive à l’arrêt Baker, les tribunaux ont dans l’ensemble adopté une approche contextuelle qui tient compte, notamment, de la nature de la décision et des répercussions possibles de la preuve sur la décision.

[36]  Elle a cité la jurisprudence ayant appliqué le critère de la preuve « inédite et importante » et celle ayant adopté une approche contextuelle plus générale, notamment l’affaire De Vazquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 530 [2014] ACF no 548 [De Vazquez], notant ce qui suit au paragraphe 35 :

[35]  Dans le jugement Molina de Vazquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 530, aux paragraphes 27 et 28, [2014] ACF no 548 [Molina de Vazquez], le juge de Montigny a souligné que ce ne sont pas tous les renseignements consultables en ligne qui peuvent être considérés comme accessibles au public. Il a toutefois estimé que l’agent chargé d’examiner les considérations d’ordre humanitaire n’était pas tenu de communiquer des renseignements généraux concernant le système scolaire argentin même s’il avait obtenu ces renseignements en consultant un site Web quelque peu inhabituel étant donné qu’il contenait des informations qui auraient été raisonnablement accessibles et que les demandeurs auraient pu trouver facilement ailleurs :

27  Je suis d’accord avec l’affirmation des demandeurs selon laquelle tout ce qui se trouve en ligne ne peut être considéré comme accessible au public. S’il en était autrement, comme je l’ai affirmé dans Sinnasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 67 (au paragraphe 39), cela « imposerait un fardeau insurmontable pour le demandeur étant donné que, de nos jours, presque tout est accessible en direct ». Un agent devrait donc user de prudence lorsqu’il examine et prend acte « des éléments qui ne pourraient être qualifiés de documents courants dont les demandeurs peuvent raisonnablement s’attendre à ce qu’ils soient consultés par les agents » (Mazrekaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 953, au paragraphe 12) [...]

28  Cela dit, la nature « extrinsèque » d’une preuve – et l’obligation de la divulguer d’avance à un demandeur – n’est pas établie en fonction du document en soi, mais plutôt de la question de savoir si l’information que renferme le document devrait être connue par le demandeur, compte tenu de la nature des observations présentées : Jiminez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1078, au paragraphe 19; Stephenson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 932, aux paragraphes 38 et 39. En l’espèce, même si les sites Web consultés par l’agent peuvent être considérés comme quelque peu inhabituels et même s’il ne s’agit manifestement pas de sources typiques, ils contenaient des informations générales sur le système scolaire argentin qui auraient été raisonnablement accessibles aux demandeurs. Ils fournissent de l’information générale sur le système scolaire argentin que les demandeurs auraient pu trouver ailleurs, et cette information ne doit certainement pas être qualifiée d’« inédite et [d’]importante [ni considérée comme faisant] état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier », ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans Mancia.

[Voir également Lopez Arteaga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 778, au paragraphe 24, [2013] ACF no 833 (la juge Gagné); Begum c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 824, au paragraphe 36, [2013] ACF no 896 (la juge Strickland).]

[37]  Dans Majdalani, la juge Bédard a adopté une approche contextuelle en précisant que l’obligation d’équité devrait être évaluée en fonction des allégations du demandeur et du fardeau de la preuve. Dans cette affaire, la juge Bédard a noté que les recherches effectuées par l’agente chargée d’évaluer la demande pour motifs d’ordre humanitaire, sur les options disponibles en matière de soins à domicile, étaient liées directement à l’allégation de la demanderesse qui prétendait devoir rester au Canada pour prendre soin de sa mère âgée, et que l’agente n’avait consulté l’information en ligne qu’après avoir conclu que la preuve produite par la demanderesse était insuffisante. De même, la juge Bédard a estimé que le renvoi, par l’agente, au site Web du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Liban était lié à l’allégation de la demanderesse selon laquelle sa fille ne pourrait poursuivre ses études au Liban car elle ne parlait plus l’arabe avec aisance, autre site que l’agente n’a consulté qu’après avoir jugé que la preuve des demanderesses était déficiente. La juge Bédard a conclu que les renseignements consultés par l’agente n’étaient pas « déterminants » à la décision, puisque l’agente avait déjà conclu que les demanderesses n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de leurs allégations. La juge Bédard a aussi souligné que les sources consultées par l’agente étaient « facilement accessibles » et présentaient des renseignements de notoriété publique qu’on pouvait « raisonnablement s’attendre que les demanderesses connaissent ».

[38]  Plus récemment, dans l’affaire Azizian qui porte sur la décision d’un agent des visas, le juge Boswell a établi que la consultation de renseignements de source ouverte ne constituait pas une preuve extrinsèque et que l’agent n’était pas tenu de soumettre cette preuve au demandeur pour qu’il puisse y répondre. Bien que l’obligation d’équité procédurale envers un demandeur de visa se situe à l’extrémité inférieure du registre, la conclusion du juge Boswell est conforme à la jurisprudence qui a aussi été appliquée dans le contexte des demandes pour motifs d’ordre humanitaire :

[29]  Par conséquent, vu les circonstances en l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’agent était tenu de divulguer des documents de source ouverte qui appuyaient la décision relative à l’interdiction de territoire. La Cour d’appel fédérale a établi la règle de base à cet égard dans Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 565, [1998] 3 RCF 461, (CA); il n’y a pas lieu de divulguer des sources d’information documentaire qui ont déjà été publiées avant qu’une décision ne soit rendue. L’importance accordée par l’agente à l’information obtenue des sites Web a été jugée juste et non comme une utilisation injuste d’éléments de preuve extrinsèques dans plusieurs décisions de la Cour (voir par exemple, Majdalani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294, au paragraphe 58, 472 FTR 285; Sinnasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 67, aux paragraphes 39 et 40, 164 ACWS (3d) 667; De Vazquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 530, aux paragraphes 27 et 28, 456 FTR 124; Pizarro Gutierrez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623, au paragraphe 46, 434 FTR 69).

[39]  Dans Do, invoqué par les demandeurs à l’appui de leur argument selon lequel cette « preuve extrinsèque » aurait dû être divulguée, le juge Ahmed a estimé que l’agent avait eu une conduite inappropriée en se fiant à ses propres recherches. Le juge Ahmed n’a toutefois pas étudié en détail la jurisprudence sur la preuve extrinsèque, sans doute parce qu’il avait essentiellement conclu que la conclusion de l’agent contredisait l’ensemble de la preuve et, plus important, que l’agent n’avait pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant.

[40]  Au paragraphe 16, le juge Ahmed déclare ce qui suit :

La recherche, décrite dans ces deux articles, conclut en général que les ménages biparentaux sont meilleurs qu’un ménage monoparental, ce qui contredit la conclusion de l’agent selon laquelle les filles du demandeur ne sont pas désavantagées par le retrait du demandeur de leur domicile. Il s’agit d’une flagrante mauvaise utilisation de la propre recherche de l’agent dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Il est manifeste que l’agent n’a jamais tourné son attention vers l’intérêt supérieur des enfants dans de quelconques détails.

[41]  En l’espèce, les arguments des demandeurs au sujet de l’intérêt supérieur des enfants portent essentiellement sur le soutien continu dont Samad a besoin du fait qu’il est autiste. Compte tenu du peu d’éléments de preuve produits par les demandeurs pour appuyer leur prétention que Samad ne pourrait obtenir de traitements pour le TSA au Bangladesh, l’agent n’a pas commis d’erreur en consultant des sites Web accessibles au public présentant des renseignements de nature générale.

[42]  Il incombe en tout temps aux demandeurs de fournir suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de leur demande pour motifs d’ordre humanitaire, y compris en ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants. Comme dans Majdalani, les éléments de preuve fournis par les demandeurs en l’espèce pour appuyer leur prétention que leur fils ne pourrait obtenir de traitement pour l’autisme au Bangladesh − lesquels éléments ont tous été examinés par l’agent − n’étaient pas suffisants et étaient équivoques. De plus, les demandeurs auraient facilement pu avoir accès aux renseignements objectifs recueillis par l’agent au sujet des écoles et des autres services de soutien, de la même manière qu’ils ont eu accès aux articles qu’eux-mêmes ont produits. L’agent n’avait donc aucune obligation de partager ces articles avec les demandeurs.

VI.  La décision est-elle raisonnable?

A.  Les arguments des demandeurs

[43]  Les demandeurs soutiennent que l’agent avait l’obligation d’examiner leur demande pour motifs d’ordre humanitaire d’une manière souple et contextuelle, tout en se concentrant sur l’objectif d’équité qui sous-tend ce type de demandes. Ils soutiennent en outre que l’arrêt Kanthasamy établit que les difficultés ne constituent plus « l’épreuve décisive » pour évaluer les considérations d’ordre humanitaire.

[44]  Selon les demandeurs, la décision de l’agent dans son ensemble montre que celui-ci n’a pas adopté une approche souple, mais a plutôt utilisé une approche étroite et rigide, et qu’il est parti du principe que, puisque les demandeurs se sont vu refuser l’asile, leur demande pour motifs d’ordre humanitaire ne devrait pas non plus être accueillie.

[45]  Ils allèguent que l’agent a commis une erreur en : se concentrant trop sur les difficultés; en tirant des conclusions en l’absence d’une preuve claire; en confondant les conclusions de la SPR et de la SAR sur les « risques » et sur les « difficultés » des demandeurs dans le contexte des demandes pour motifs d’ordre humanitaire, faisant ainsi entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire; en formulant des conclusions déraisonnables au sujet du degré d’établissement des demandeurs; en omettant de tenir compte de toute la preuve concernant leur établissement au Canada et en se concentrant plutôt sur leur retour au Bangladesh; et en faisant une mauvaise interprétation de la jurisprudence et des principes concernant l’intérêt supérieur des enfants.

[46]  En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs font notamment valoir que l’agent a commis une erreur en indiquant que l’on ne connaissait pas les besoins actuels de Samad, invoquant à l’appui le plan détaillé du Dr Penner. Ils prétendent en outre qu’aucun élément de preuve ne laisse entendre que Samad n’a plus besoin de traitement, ou que les services offerts au Bangladesh seraient [traduction] « acceptables » pour l’enfant. De même, ajoutent-ils, aucun élément de preuve n’indique que Samad pourrait fréquenter les écoles mentionnées par l’agent, ou que ces établissements offrent un soutien comparable à celui qu’il pourrait obtenir au Canada.

[47]  Les demandeurs font valoir que l’agent a admis que les enfants seraient exposés à la pauvreté et à la violence, mais qu’il n’a pas expliqué pourquoi cela n’aurait pas nécessairement d’incidence sur leur intérêt supérieur.

[48]  Ils allèguent enfin que l’agent n’a fait qu’indiquer qu’il avait pris en compte l’intérêt supérieur des enfants, mais qu’il n’a pas fait une analyse approfondie de cette question.

B.  Les arguments du défendeur

[49]  Le défendeur soutient que la décision, dans son ensemble, montre que l’agent ne s’est pas concentré sur les difficultés au détriment d’une approche plus globale. Le défendeur estime au contraire que l’agent a fait une analyse approfondie de tous les éléments de preuve, y compris de ceux portant sur l’intérêt supérieur des enfants, et qu’il en est venu à une conclusion raisonnable.

C.  La décision est raisonnable

[50]  Dès le départ, il convient de rappeler l’objectif des décisions pour motifs d’ordre humanitaire. L’article 25 prévoit qu’une dispense à certaines conclusions d’interdiction de territoire et à d’autres critères ou obligations de la Loi peut être accordée pour des motifs d’ordre humanitaire « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». En l’espèce, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente sans le faire depuis leur pays d’origine, comme ils auraient normalement dû le faire. Contrairement à ce qu’allèguent les demandeurs qui estiment qu’il ne s’agit pas d’une mesure d’« exception », je suis d’avis que toute mesure de redressement qui dispense de l’application d’exigences juridiques qui autrement s’appliqueraient peut, à juste titre, être qualifiée de mesure d’« exception ». Une telle mesure de redressement est discrétionnaire. Il ne s’agit pas d’une mesure du type « demandez et vous recevrez » à laquelle peuvent avoir recours les personnes qui ne satisfont pas aux exigences de la Loi. Il incombe en tout temps à un demandeur d’établir au moyen d’éléments de preuve suffisants que cette mesure de redressement (ou dispense ou « exception ») devrait être accordée. Les agents qui évaluent les demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent examiner tous les éléments de preuve qui leur sont présentés, en adoptant une approche souple et contextuelle. Dans chaque cas, l’agent doit être convaincu que la mesure de redressement est justifiée dans les circonstances particulières.

[51]  Dans Liang c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2017 CF 287, au paragraphe 23, [2017] ACF no 286 (QL), la juge Strickland a décrit en ces termes l’essentiel d’une décision pour motifs d’ordre humanitaire :

[23]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR énonce que le ministre peut octroyer à un étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la LIPR s’il estime que les considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Ce qui dispense un demandeur, en raison des difficultés, de l’obligation de quitter le Canada en vue de présenter une demande de résidence permanente au moyen des voies habituelles (Shrestha c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1370, au paragraphe 11; Rocha c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1070, au paragraphe 16; Basaki, au paragraphe 20). Une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 15; Semana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au paragraphe 15 (Semana)) et il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée (Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 45; Adams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193, au paragraphe 29; Semana, au paragraphe 16; D’Aguiar‑Juman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6, au paragraphe 9).

[Non souligné dans l’original.]

[52]  L’agent n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la demande pour motifs d’ordre humanitaire. Ainsi qu’il est indiqué précédemment, une décision est raisonnable lorsqu’elle est transparente, intelligible et justifiée. En l’espèce, l’agent a examiné de manière approfondie tous les éléments de preuve et toutes les observations des demandeurs, a invoqué les principes pertinents de la jurisprudence et les a appliquées d’une manière raisonnable. L’agent n’a fait abstraction ni fait une interprétation erronée d’aucun élément de preuve. L’agent ne s’est pas concentré uniquement sur les difficultés, n’a pas fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et n’a pas omis de faire une analyse approfondie de l’intérêt supérieur de l’enfant. La décision présente les caractéristiques d’une décision raisonnable qui commande la déférence.

[53]  Je ne partage pas l’avis des demandeurs lorsque ceux-ci allèguent que la décision de l’agent est étroite et rigide, ou que l’agent a considéré que l’issue de la demande était prédéterminée.

[54]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur les conclusions de la SPR et de la SAR. Je ne suis pas d’accord. Il ne fait aucun doute qu’une demande pour motifs d’ordre humanitaire diffère d’une demande d’asile (Saygili, au paragraphe 7). L’agent chargé d’évaluer une demande pour motifs d’ordre humanitaire ne commet toutefois pas d’erreur en examinant les mêmes faits que ceux présentés à la SPR et à la SAR s’il examine ces faits dans un contexte d’ordre humanitaire. De même, il ne commet pas d’erreur en tenant compte des conclusions de la SPR et de la SAR, à condition qu’il ne les considère pas comme étant déterminantes de l’issue de la demande pour motifs d’ordre humanitaire. En l’espèce, l’agent ne s’est pas contenté d’adopter les conclusions de la SPR et de la SAR pour l’examen de la demande pour motifs d’ordre humanitaire. Il a fait une évaluation indépendante des allégations selon lesquelles le blogue du demandeur principal exposerait la famille à des difficultés à leur retour, en plus d’évaluer toutes les autres observations présentées par les demandeurs.

[55]  Les demandeurs font aussi valoir qu’une décision pour motifs d’ordre humanitaire ne doit pas être centrée sur les difficultés et qu’elle exige plutôt l’évaluation d’un large éventail de facteurs selon une approche souple. Même s’il est vrai qu’une demande pour motifs d’ordre humanitaire exige une évaluation souple et la prise en compte d’un large éventail de facteurs dont la nature varie selon la situation, il est faux de prétendre que les difficultés n’entrent plus en jeu.

[56]  Un aspect important de l’arrêt Kanthasamy est l’orientation précise donnée par la Cour pour éviter d’imposer un seuil de difficultés qui soient inhabituelles et injustifiées ou démesurées et « soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (au paragraphe 33) [italique dans l’original]. La Cour n’a pas déclaré que les difficultés ne faisaient plus partie des considérations. La Cour a indiqué ce qui suit au paragraphe 33 :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[57]  L’agent n’a pas commis d’erreur en examinant les difficultés auxquelles les demandeurs pourraient faire face, en plus de toutes les autres considérations pertinentes. De plus, comme le mentionne le défendeur, les demandeurs ont eux-mêmes souligné dans leurs observations qu’ils feraient face à des difficultés. On ne peut reprocher à l’agent d’avoir pris en compte ces observations. La décision ne laisse pas non plus entendre que l’agent a imposé un critère fondé sur des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

[58]  Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, la Cour n’a pas établi qu’un agent chargé d’examiner des considérations d’ordre humanitaire commet une erreur s’il omet de préciser le degré d’établissement attendu. Les demandeurs invoquent à tort les conclusions dans Chandidas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, [2014] 3 RCF 639. Dans Chandidas, la Cour a expliqué que l’erreur de l’agent venait du fait qu’il n’avait fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les nombreux éléments de preuve des demandeurs étaient « insuffisants », ou ce qu’il entendait par une preuve « insuffisante » dans les circonstances. La Cour a ajouté que l’agent avait aussi commis une erreur en omettant d’évaluer le degré d’établissement des demandeurs en regard de l’ensemble des circonstances. Aucune de ces omissions n’a été relevée en l’espèce. En l’espèce, l’agent n’a pas fixé quelque seuil d’établissement précis pour ensuite conclure que les demandeurs ne l’avaient pas atteint. L’agent a examiné tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés sur l’établissement des demandeurs au Canada et il y a accordé une valeur « positive ».

[59]  Les demandeurs font aussi valoir que l’agent a commis une erreur en mentionnant que leur établissement s’est produit alors qu’ils poursuivaient leurs diverses causes d’action. Dans Sebbe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, 414 FTR 268 [Sebbe], invoqué par les demandeurs, la Cour déclare ce qui suit au paragraphe 21 :

[21]  Le deuxième point qui me trouble touche aux observations formulées par l’agent dans son analyse de la question de l’établissement. Il écrit : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a pris des mesures concrètes pour s’établir au Canada, mais je remarque qu’il a bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre des programmes pour les réfugiés et qu’on lui a donc offert les outils et les possibilités nécessaires pour acquérir un certain degré d’établissement au sein de la société canadienne ». Franchement, je vois mal comment on peut affirmer que l’application régulière de la loi dont le Canada fait bénéficier les demandeurs d’asile offre à ces derniers [traduction] « les outils et les possibilités » nécessaires pour s’établir au Canada. Je suppose que l’agent entend par là que, comme le processus d’application régulière de la loi a pris un certain temps, les demandeurs ont eu l’occasion de s’établir à un certain degré. Il est possible de souscrire à une telle déclaration. Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

[Souligné dans l’original.]

[60]  Je ne partage pas l’avis des demandeurs selon qui l’agent a attribué le mérite de leur établissement au fait qu’ils sont demeurés au Canada pendant qu’ils poursuivaient leur demande d’asile et leur demande pour motifs d’ordre humanitaire. Tout comme dans Sebbe, l’agent ne fait qu’indiquer que l’on s’attend à un « certain degré » d’établissement de la part des demandeurs, puisque ceux-ci sont au Canada depuis 2014 et qu’ils y sont restés pendant l’examen de leurs demandes. En l’espèce, en plus de cette observation, l’agent a en fait considéré le degré d’établissement des demandeurs dans le contexte de l’ensemble de la preuve. L’agent a accordé une valeur positive au degré d’établissement des demandeurs, mais a conclu de manière raisonnable que les éléments de preuve n’indiquaient pas que les demandeurs étaient à ce point intégrés à la société canadienne que leur départ leur causerait des difficultés allant au-delà de ce que prévoit la Loi.

[61]  L’agent n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et il a tenu compte à la fois de Samad et de Zunaira dans son analyse.

[62]  L’intérêt supérieur des enfants est certes une considération importante dans l’examen d’une demande d’ordre humanitaire, mais ce n’est pas un facteur déterminant.

[63]  Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes fondamentaux régissant l’obligation du décideur de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants dans la prise de décisions pour motifs d’ordre humanitaire :

[P]our que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants (au paragraphe 75).

[64]  Plus récemment, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour a réaffirmé que les agents doivent être réceptifs, attentifs et sensibles à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il n’est pas suffisant de simplement affirmer que l’intérêt a été pris en considération.

[65]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour a également rappelé que les enfants méritent rarement d’être exposés à quelque difficulté. Toutefois, la notion de « quelque difficulté » ne suffit pas, à elle seule, à justifier une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Ce libellé de « quelque difficulté » vient de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, au paragraphe 9, [2003] 2 CF 555 (CAF) [Hawthorne], lequel propose également une orientation pour l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire. Le principe selon lequel un enfant mérite rarement d’être exposé à des difficultés n’est pas contesté; toutefois, la notion de « quelque difficulté » ne constitue un nouveau seuil pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’évaluation d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[66]  Dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 23, la Cour suprême du Canada établit la nécessité de prendre en considération tous les facteurs pertinents et elle appelle à une interprétation plus libérale des considérations d’ordre humanitaire, tout en reconnaissant également que certaines difficultés sont inévitables :

L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) : voir Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 463, par. 13 (CanLII); Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000), CanLII 16640 (C.F. 1re inst.), par. 12. De plus, ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Chambre des communes, Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, no 19, 3e sess., 40e lég., 27 mai 2010, 15 h 40 (Peter MacDougall); voir également Témoignages, no 3, 1re sess., 37e lég., 13 mars 2001, 9 h 55 à 10 h (Joan Atkinson)).

[67]  Contrairement à ce qu’allèguent les demandeurs, l’agent n’a pas admis que la pauvreté au Bangladesh aurait une incidence négative sur les enfants puis conclu que cela n’avait pas d’incidence sur l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. L’agent a plutôt déclaré ce qui suit :

[traduction] La pauvreté et la violence pourraient nuire à l’intégration d’un enfant mineur dans la société; cependant, cela n’a pas nécessairement une incidence telle sur l’intérêt supérieur de cet enfant que cela justifie une dispense de l’application de lois canadiennes. Aucun pays, y compris le Canada, qui repose sur les principes de bonne gouvernance, ne peut garantir qu’un enfant sera durant toute sa vie à l’abri de la pauvreté et des incidents nuisibles de nature criminelle ou préjudiciable.

[68]  Lorsque cet extrait de la décision est lu dans son contexte, on constate que le point de vue que l’agent cherche à faire valoir, c’est que ce ne sont pas tous les effets négatifs sur les enfants, y compris la pauvreté, qui justifient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. L’intérêt supérieur de l’enfant n’est qu’un facteur, certes important, qui influe sur une décision pour motifs d’ordre humanitaire.

[69]  En l’espèce, l’agent n’a pas commis d’erreur en mentionnant que l’on ne connaissait pas les besoins actuels de Samad. L’évaluation de Samad faite par le pédiatre, le DPenner, date de novembre 2015. Or, les demandeurs ont présenté leur demande pour motifs d’ordre humanitaire en mai 2016 et la décision a été rendue en septembre 2017. Il semble qu’aucun renseignement à jour n’ait été présenté avant la date de la décision. Aucun élément de preuve n’indique qu’une évaluation de suivi a été faite après novembre 2015, comme le recommandait le DPenner, ou que les demandeurs ont suivi quelque autre élément du plan proposé par le pédiatre. Aucun élément de preuve n’indique non plus que les besoins de Samad ne pourraient être satisfaits qu’au Canada.

[70]  Quant à l’argument des demandeurs selon lequel aucun élément de preuve n’indique que Samad n’a plus besoin de traitement, il fait abstraction du fait qu’il incombait aux demandeurs de démontrer que l’enfant avait toujours besoin de traitements et qu’il ne pourrait les obtenir au Bangladesh. Je dois également tenir compte de la jurisprudence – qui demeure applicable même si elle est antérieure à l’arrêt Kanthasamy − qui établit que l’agent est réputé savoir que la vie au Canada offrirait à un enfant des possibilités qu’il n’aurait pas autrement (Hawthorne, au paragraphe 5), et que comparer la vie au Canada et la vie dans le pays d’origine ne saurait être déterminant lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt supérieur, parce que le résultat serait presque toujours en faveur du Canada (Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1292, aux paragraphes 29 et 30, [2006] ACF n1613(QL); voir aussi Kobita c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 44, 423 FTR 218).

[71]  Les demandeurs allèguent que l’agent n’a pas fait une analyse significative de l’intérêt supérieur des enfants, en partie parce qu’il n’a pas expliqué pourquoi les facteurs positifs n’étaient pas suffisants pour accueillir la demande. Ils soutiennent en outre que l’agent a commis une erreur en se concentrant uniquement sur leurs conditions à leur retour au Bangladesh, plutôt que sur leur vie au Canada et sur les effets que la perte de cette vie et leur renvoi de force vers le Bangladesh auront sur eux. Je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a commis une erreur sur ce point.

[72]  L’agent n’a pas omis d’évaluer les effets du renvoi des enfants du Canada vers le Bangladesh. L’agent a fait une longue analyse de l’intérêt supérieur des enfants, en tenant compte des options qui s’offriront pour Samad au Bangladesh en ce qui a trait au TSA, des services d’éducation et de santé auxquels les deux enfants pourront avoir accès, ainsi que de la culture, des us et coutumes et des liens avec la famille élargie. L’agent a aussi tenu compte de la situation des femmes et de la montée du fondamentalisme musulman – deux facteurs soulevés par les demandeurs – pour évaluer les répercussions sur leur fille. On ne peut donc pas affirmer que l’agent n’a pas examiné l’incidence de leur retour au Bangladesh.

[73]  Je n’estime pas non plus que l’agent a commis une erreur en ne considérant pas l’intérêt supérieur des enfants au Canada. Ainsi qu’il est indiqué précédemment, la jurisprudence a établi qu’une vie meilleure au Canada ne constitue pas un facteur déterminant. Les motifs invoqués par l’agent montrent qu’il a évalué l’intérêt supérieur des enfants dans les deux contextes – celui du Canada et celui du Bangladesh si les demandeurs devaient y retourner. La conclusion de l’agent, selon laquelle les demandeurs n’ont pu établir que leur retour au Bangladesh [traduction« aurait des conséquences négatives telles sur les enfants qu’une dispense est justifiée en l’espèce », est raisonnable.

[74]  En conclusion, l’agent n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Il a examiné toutes les observations sur les effets qu’un retour au Bangladesh aurait sur les enfants, et a tenu compte de tous les facteurs pertinents, notamment du jeune âge des enfants et de leur capacité à s’adapter, de leur unité familiale, de leur famille vivant au Bangladesh, ainsi que des systèmes d’éducation et de santé. La conclusion de l’agent selon laquelle les répercussions négatives possibles sur les enfants ne sont pas suffisantes pour justifier une dispense est conforme à la jurisprudence qui établit que l’intérêt supérieur de l’enfant n’est qu’un des facteurs, certes important, à considérer dans l’examen d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[75]  Les demandeurs citent de nombreuses affaires dans lesquelles la Cour a statué que la décision de l’agent avait été déraisonnable. Cependant, chaque affaire doit être examinée en regard des faits qui lui sont propres pour déterminer si l’agent a commis une erreur telle que sa décision est déraisonnable. En l’espèce, la décision de l’agent selon laquelle [traduction] « le poids cumulatif des facteurs invoqués » ne justifie pas une mesure de redressement – c’est-à-dire une dispense des exigences de la Loi − est justifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4709-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est soulevée aux fins de certification.

« Catherine M. Kane »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4709-17

 

INTITULÉ :

AKM FIROJ SHAH, FARHANA SULTANA et SAMAD ZAIN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Robert Blanshay

 

Pour les demandeurs

 

Christopher Crighton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blanshay Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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