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Date : 20180530


Dossier : IMM-5104-17

Référence : 2018 CF 561

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 30 mai 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

SWARAN SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Singh, citoyen de l’Inde de confession sikhe, allègue qu’il est un réfugié ou une personne à protéger au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Il affirme qu’il a été arrêté et battu à deux reprises par des policiers de l’État de Jammu-et-Cachemire, qui croient qu’il est associé à des groupes terroristes musulmans. La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] a rejeté sa demande, jugeant que M. Singh avait une « possibilité de refuge intérieur » [PRI] ou, autrement dit, qu’il pourrait échapper à la persécution s’il déménageait à un autre endroit en Inde, plus particulièrement à Delhi ou à Mumbai.

[2]  M. Singh sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Il soutient que la SPR a appliqué incorrectement une décision antérieure rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR], qui a été désignée comme guide jurisprudentiel. M. Singh affirme que cette décision se rapportait à des personnes soupçonnées d’être des militants sikhs dans l’État du Pendjab, plutôt qu’à des personnes soupçonnées d’aider des terroristes musulmans dans l’État de Jammu-et-Cachemire. Je rejette sa demande, parce que la SPR a appliqué de façon raisonnable le guide jurisprudentiel et s’est assurée que les faits substantiels de l’espèce et de ce guide étaient suffisamment semblables avant de l’appliquer.

[3]  Pour établir le caractère raisonnable de cette conclusion, j’examinerai tout d’abord les sources et les justifications du concept de guide jurisprudentiel. Ensuite, je décrirai la décision désignée comme guide jurisprudentiel dans la présente affaire. Enfin, j’analyserai les arguments de M. Singh selon lesquels la SPR n’aurait pas dû suivre les directives de ce guide.

[4]  La LIPR crée un système pour trancher un grand nombre de demandes d’asile. Dans un tel système, il est important de maintenir une cohérence dans le traitement de demandes semblables. En effet, la primauté du droit exige que la loi soit appliquée de façon uniforme à tous les membres de la société. La déférence dont doit faire preuve la Cour par rapport aux décisions de la CISR rend cette question particulièrement importante. En effet, un conflit entre certaines décisions de la CISR n’est pas, en soi, un motif suffisant pour donner ouverture au contrôle judiciaire : Domtar Inc. c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756; Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 RCS 770. Pour garantir une uniformité dans la prise de décisions, l’alinéa 159(1)h) de la LIPR attribue la fonction suivante au président de la CISR : « il donne des directives écrites aux commissaires et précise les décisions de la Commission qui serviront de guide jurisprudentiel. »

[5]  La CISR a publié une politique (la politique no 2003-07) sur l’utilisation des directives jurisprudentielles. Elle mentionne que les directives peuvent porter sur une question de droit ou une question mixte de droit et de fait, incluant les questions touchant les conditions qui prévalent dans certains pays. Voici ce qu’indique la politique concernant l’effet des directives :

On s’attend des commissaires qu’ils suivent les directives, même s’ils n’y sont pas liés, et qu’ils ne s’en écartent que s’il existe des raisons exceptionnelles et impérieuses de le faire.

Un commissaire doit expliquer dans son raisonnement pourquoi il ne souscrit pas aux directives lorsque, compte tenu des faits ou circonstances de l’affaire, on s’attendrait à ce qu’il les suive.

(souligné dans l’original)

[6]  Par conséquent, au moment d’appliquer les directives, on s’attend à ce que les commissaires de la CISR suivent une méthode similaire au processus qu’utilisent les cours de justice pour appliquer les précédents. Un commissaire de la CISR doit relever les faits substantiels de la décision désignée comme guide jurisprudentiel et évaluer si des faits semblables sont présents dans l’affaire dont il est saisi. Si c’est le cas, cette correspondance des faits justifierait une conclusion identique. Inversement, si ces faits sont substantiellement différents, cela justifierait de ne pas suivre le guide.

[7]  J’aimerais simplement ajouter que, dans ce processus, les commissaires de la CISR ne sont pas tenus de mentionner chacune des différences factuelles dans les motifs de leurs décisions. Leurs motifs demeurent assujettis à la norme de contrôle décrite dans le jugement Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708.

[8]  Conformément à la politique décrite ci-dessus, le président de la CISR a désigné la décision MB6-01059/60 de la SAR à titre de guide jurisprudentiel. Cette décision concerne un couple sikh de l’État du Pendjab, en Inde, qui ont été arrêtés et battus par la police, apparemment parce que la police soupçonnait que ce couple aidait des personnes qui tentaient de cacher des armes et des munitions. La principale question était de déterminer si le couple avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Delhi ou à Mumbai. Le couple a affirmé qu’il n’y avait pas de PRI parce que la police pouvait les retracer partout en Inde. La SAR a donné tort au couple et a conclu que Delhi et Mumbai constituaient des PRI appropriées. En tirant cette conclusion, la SAR a examiné plusieurs réponses à des demandes de renseignements de la Direction des recherches de la CISR. Ces réponses portaient sur les canaux de communication entre les forces policières en Inde, la probabilité qu’une personne recherchée dans un État puisse être retrouvée dans un autre État, l’impact des nouvelles technologies sur la capacité des forces policières de l’Inde de s’échanger de l’information, le fait que les propriétaires sont tenus d’enregistrer leurs locataires auprès du service de police local et la situation générale des communautés sikhes dans les grandes villes de l’Inde.

[9]  En l’espèce, la SPR a appliqué le guide jurisprudentiel, puisqu’elle a conclu que les faits étaient assez similaires. La SPR a souligné que le guide concernait des personnes provenant du Pendjab, plutôt que de Jammu-et-Cachemire. Néanmoins, la SPR a fait remarquer que les deux situations étaient semblables puisque chacune de celles-ci contenait des allégations d’arrestations non justifiées et de tentatives policières pour obtenir de l’information au sujet des amis ou connaissances du demandeur (paragraphe 11 de la décision de la SPR).

[10]  M. Singh soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR d’appliquer le guide jurisprudentiel, parce que ce guide concerne les personnes provenant de l’État du Pendjab, et non pas de l’État de Jammu-et-Cachemire, comme c’est son cas. Il prétend que les personnes concernées dans l’affaire à l’origine du guide jurisprudentiel étaient soupçonnées d’aider des militants sikhs, alors qu’il était soupçonné d’aider des terroristes musulmans, ce qui serait pris beaucoup plus au sérieux par les forces policières et de sécurité. Je ne peux pas être d’accord avec cet argument. Il appartient à la SPR d’évaluer le degré de similarité entre les faits du guide jurisprudentiel et ceux de l’affaire dont elle est saisie. La décision de la SPR à cet égard est raisonnable. En fait, les principaux fondements factuels du guide jurisprudentiel étaient liés au degré de communication entre les différentes forces policières en Inde et les conditions prévalant dans des grandes villes comme Delhi ou Mumbai. L’État d’origine des personnes concernées ne semble pas être un fait substantiel. En outre, en ce qui concerne les allégations de M. Singh voulant que la police croyait qu’il avait des liens avec des terroristes musulmans, la SPR a souligné que cela semblait incompatible avec le fait que M. Singh a été a relâché peu de temps après son arrestation (paragraphe 13 de la décision de la SPR).

[11]  M. Singh a également contesté la validité du raisonnement qui sous-tend le guide jurisprudentiel. À l’audience devant la SPR, son avocate a soumis un argumentaire écrit visant à établir que le guide jurisprudentiel présentait une perspective déformée de la documentation décrivant la situation dans le pays. Elle a également fourni des renseignements supplémentaires concernant les vérifications de locataires effectuées dans les grandes villes. La SPR a examiné ces documents, mais a conclu que le guide jurisprudentiel pouvait en toute légitimité aboutir à une conclusion particulière malgré les contradictions dans la preuve. Quoi qu’il en soit, la SPR a souligné qu’elle estimait que M. Singh avait une PRI à Delhi ou Mumbai.

[12]  À mon avis, il était raisonnable pour la SPR de procéder de cette façon. Comme je l’ai mentionné précédemment, les commissaires de la SPR devraient normalement suivre les guides jurisprudentiels. Le système prévu à l’alinéa 159(1)h) de la LIPR ne fonctionnerait pas de façon efficace si le bien-fondé des guides jurisprudentiels était continuellement remis en question. Bien entendu, il est tout à fait loisible à un demandeur de tenter de démontrer que des changements dans les conditions prévalant dans un pays rendent caduc un guide jurisprudentiel particulier. Cependant, dans la présente affaire, l’information la plus récente déposée au nom de M. Singh est une réponse à une demande de renseignements datée de mai 2016, et la SPR a examiné cette information au moment de prendre sa décision qui a été désignée comme guide jurisprudentiel.

[13]  Par conséquent, la décision rendue par la SPR était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5104-17

 

INTITULÉ :

SWARAN SINGH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Odette Desjardins

 

Pour le demandeur

 

Lynne Lazaroff

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Odette Desjardins

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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