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Date : 20180531


Dossier : IMM-4706-17

Référence : 2018 CF 567

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ABDIRAHMAN MOHAMUD ANSHUR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Abdirahman Mohamud Anshur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’immigration principale (agente) datée du 23 octobre 2017, par laquelle sa demande visant à obtenir une exemption pour des considérations d’ordre humanitaires (CH) lui permettant de présenter une demande de résidence permanente tout en étant au Canada a été rejetée.

[2]  Le demandeur prétend être un citoyen de l’Éthiopie d’origine somalienne appartenant au clan Ogaden. Il allègue avoir fui l’Éthiopie en décembre 2007, après avoir été arrêté et détenu pendant deux (2) mois par la police secrète de l’Éthiopie en raison de soupçons de soutien ou d’appartenance au Ogaden National Liberation Front (ONLF), un mouvement luttant pour la libération de l’Ogaden à partir de l’Éthiopie. Il s’est rendu au Kenya où il a vécu en situation irrégulière jusqu’en octobre 2009. Après avoir voyagé à travers plusieurs pays d’Amérique centrale et au Mexique, il a atteint les États-Unis en novembre 2009, où il a présenté une demande d’asile. En juillet 2013, les États-Unis ont rejeté sa demande d’asile et ont rendu une ordonnance de renvoi en Éthiopie. Craignant toujours pour sa vie, le demandeur est entré au Canada le 31 juillet 2013 et a présenté une demande d’asile le lendemain.

[3]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger et a donc rejeté la demande du demandeur en décembre 2014. La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables pour établir son identité personnelle ou sa citoyenneté. La SPR a également conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible à l’égard d’un certain nombre de questions. En avril 2015, la Section d’appel des réfugiés (SAR) a confirmé les conclusions de la SPR sur l’identité et la crédibilité du demandeur et a rejeté son appel.

[4]  En novembre 2016, le demandeur a présenté une demande, aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), visant à obtenir une exemption fondée sur des considérations d’ordre humanitaire lui permettant de présenter sa demande de résidence permanente tout en étant au Canada. Pour étayer sa demande, le demandeur a invoqué son établissement au Canada, les difficultés qu’il subirait s’il était renvoyé en Éthiopie et l’intérêt supérieur des enfants touchés.

[5]  Le 23 octobre 2017, l’agente a rejeté la demande d’exemption du demandeur. Comme la SPR et la SAR, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité en tant qu’Éthiopien d’origine ethnique somalienne, par conséquent, elle a jugé sans objet l’évaluation de la situation défavorable dans le pays dans le contexte d’un renvoi du demandeur en Éthiopie. En outre, l’agente n’a accordé que très peu de poids aux considérations relatives à la santé du demandeur et à son établissement au Canada. L’agente a conclu que, même si le demandeur avait fait des efforts pour s’établir et s’intégrer au Canada, ses relations ne démontraient pas un niveau d’interdépendance qui aurait un impact négatif sur lui. Enfin, l’agente a déterminé que rien ne démontrait que le renvoi du demandeur du Canada compromettrait l’intérêt supérieur des enfants concernés.

[6]  Le demandeur conteste la décision de l’agente et soutient que l’agente a commis une erreur dans l’évaluation de l’identité du demandeur, des difficultés, de son établissement et de ses relations et de l’intérêt supérieur des enfants.

II.  Analyse

[7]  Une exemption pour considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR constitue une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 15 [Legault]; Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4). Il incombe au demandeur d’établir les faits sur lesquels la demande CH est fondée (Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 45 [Kisana]; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 38, aux paragraphes 5 et 8).

[8]  La décision d’accorder ou de refuser une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de révision selon la norme du caractère raisonnable (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 10 et 44; Kisana, au paragraphe 18). Au moment d’examiner une décision selon la norme du caractère raisonnable, la Cour doit prendre en considération le bien-fondé, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59 [Khosa]; Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[9]  Bien que la décision dans son ensemble soit susceptible de révision et qu’il n’appartienne pas à notre Cour de soupeser à nouveau la preuve, je suis d’accord avec le demandeur que la décision de l’agente est déraisonnable et doit être annulée. Certaines des conclusions de l’agente ne sont pas étayées par le dossier, sont fondées sur des considérations non pertinentes ou encore sont contradictoires.

[10]  La première conclusion est liée à l’évaluation par l’agente de l’établissement du demandeur au Canada et à l’intérêt supérieur des enfants concernés. En examinant les liens du demandeur au Canada, l’agente reconnaît que le demandeur est en couple avec la mère de sa fille née au Canada. L’agente estime cependant ne disposer d’aucun élément de preuve objectif démontrant le statut d’immigration au Canada de la mère et n’accorde par conséquent à ce facteur que peu de poids.

[11]  Puis, en considérant la relation du demandeur avec les trois autres (3) enfants de la mère de son enfant, l’agente souligne qu’elle n’a pas les dates de naissance des enfants ni leur statut d’immigration au Canada. L’agente conclut que rien ne démontre que la relation que le demandeur entretient avec les trois (3) enfants se caractérise par un degré d’interdépendance et d’autonomie tel qu’une séparation du demandeur et des enfants aurait une incidence importante sur leur intérêt supérieur.

[12]  L’agente a tiré sa conclusion quant à l’insuffisance d’éléments de preuve concernant le statut d’immigration de la mère de l’enfant du demandeur et des autres enfants sans tenir compte de la preuve dont elle disposait (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, aux paragraphe 15 à 17 (TD)). Des copies de leurs cartes de résidence permanente ont en fait été présentées dans le cadre de la demande CH du demandeur et se trouvent dans le dossier certifié du tribunal. Le demandeur a également indiqué leur statut au Canada dans son affidavit qui faisait partie de la demande CH. Enfin, leur statut d’immigration est également indiqué dans la lettre écrite par la mère de l’enfant du demandeur à l’appui de la demande CH.

[13]  Le défendeur reconnaît que l’agente a commis une erreur en ce qui concerne le statut d’immigration de ces quatre (4) personnes. Le défendeur soutient cependant qu’il ne s’agit que de l’un des aspects que l’agente a examinés pour arriver à sa décision.

[14]  Bien qu’il puisse en être ainsi, mon examen de la décision ne me permet pas de conclure dans quelle mesure cette conclusion a eu une incidence directe sur l’évaluation globale de l’agente. L’agente mentionne trois (3) fois que leur statut d’immigration au Canada est inconnu. Si l’agente a estimé qu’il était possible que leur établissement au Canada ne soit pas démontré, cela pourrait l’avoir amenée à minimiser l’établissement du demandeur et ses liens avec le Canada ainsi que l’intérêt supérieur des enfants concernés par la décision.

[15]  La deuxième conclusion préoccupante de l’agente a trait au traitement par cette dernière de la déclaration sous serment de M. Kadar Hassen Ahmed, invoquée par le demandeur à l’appui de son identité en tant que ressortissant éthiopien d’origine somalienne. L’agente lui accorde très peu de poids parce que le souscripteur d’affidavit a fourni [traduction] « de vagues déclarations générales identifiant le demandeur comme étant de la communauté ethnique somalienne Ogaden » et parce qu’il [traduction] « n’a pas donné le nom du restaurant où il a vu et a parlé avec le demandeur ni le nombre de fois ».

[16]  Dans son affidavit, M. Ahmed affirme qu’il est citoyen de l’Éthiopie, né dans la ville de Kebri Dahar, en Éthiopie, et qu’il est en attente d’une décision concernant sa demande de résidence permanente au Canada. Il est d’origine somalienne et appartient au clan Ogaden, au sous-clan Mohamed Zuber, au sous-clan Reer Abdille et au sous-clan Ali Yusuf.

[17]  M. Ahmed indique qu’il a d’abord rencontré le demandeur en 2003 au restaurant où le demandeur travaillait à Kebri Dahar. Ils ont été présentés par le frère et la sœur du demandeur avec lesquels M. Ahmed fréquentait l’école coranique en Éthiopie de 2002 à 2008. À la fin de la journée, lorsque l’école fermait ses portes, ils allaient parfois au restaurant où le demandeur travaillait. M. Ahmed a vu le demandeur au restaurant pendant les années 2003 à 2007.

[18]  M. Ahmed indique également qu’à la fin de 2007, le frère du demandeur l’a informé que le demandeur avait été arrêté par le gouvernement éthiopien parce qu’il était soupçonné de travailler pour l’ONLF et que le demandeur avait fui l’Éthiopie par la suite. Le frère du demandeur a également fourni à M. Ahmed de l’information au sujet du père, de l’autre frère et de la sœur du demandeur. Il n’a pas vu le frère et la sœur du demandeur après 2008 et il n’est pas au courant de ce qui leur est arrivé. Il est venu au Canada en 2014 et a rétabli le contact avec le demandeur grâce à un ami aux États-Unis en octobre 2015.

[19]  Enfin, M. Ahmed atteste que le demandeur appartient au clan Ogaden, au sous-clan Mohamed Zuber, au sous-clan Reer Abdille, au sous-clan Warfa, et au sous-clan Balag Madowe.

[20]  Il était loisible à l’agente d’évaluer les éléments de preuve produits par le demandeur et d’en déterminer le poids, mais la conclusion de l’agente selon laquelle M. Ahmed avait fait des déclarations vagues et générales pour identifier le demandeur comme étant issu de la communauté somalienne Ogaden n’est pas étayée par le dossier. Les déclarations de M. Ahmed concernant les clans auxquels appartient le demandeur ne sont ni vagues ni générales. En outre, son affidavit contient des renseignements détaillés sur les membres de la famille du demandeur, ainsi que de l’information confirmant que le demandeur était à Kebri Dahar en Éthiopie de 2003 à 2007.

[21]  Je note aussi l’opinion défavorable de l’agente à l’égard du fait que M. Ahmed n’ait pas mentionné le nom du restaurant et le nombre de fois où il y a vu le demandeur et lui a parlé de 2003 à 2007. En l’absence de quelque explication justifiant la pertinence de cette information dans le contexte des autres renseignements contenus dans l’affidavit, l’affirmation de l’agente est abusive et s’attendre à ce que M. Ahmed voie un problème concernant cette information est déraisonnable. Je crois aussi que la plupart des gens ne se rappelleraient pas le nombre de fois qu’ils ont vu quelqu’un au cours d’une période de quatre (4) ans remontant à plus de dix (10) ans. Comme le soutient le demandeur, l’agente a évalué l’affidavit pour ce qu’il ne disait pas plutôt que pour ce qu’il disait (Mahmud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 167 F.T.R. 309, aux paragraphes 6 et 11; Belek c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205, au paragraphe 21).

[22]  En plus d’écarter de façon déraisonnable l’affidavit de M. Ahmed pour les raisons déjà exposées, j’estime également que l’agente a omis d’aborder d’autres éléments de preuve au dossier qui soutenaient le fait que le demandeur soit un ressortissant éthiopien. L’ordonnance de renvoi des États-Unis dont a fait l’objet le demandeur le renvoyait en Éthiopie. Cela laisse entendre que les autorités américaines avaient accepté que le demandeur fût Éthiopien.

[23]  Enfin, les motifs invoqués par l’agente étaient contradictoires. Dans l’évaluation des difficultés, l’agente estime que selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’a établi ni son identité personnelle ni sa citoyenneté. Encore plus tard dans la décision, dans l’évaluation de l’établissement et de l’intérêt supérieur des enfants, l’agente reconnaît implicitement que le demandeur est un ressortissant éthiopien. L’agente estime que rien ne démontre que la mère de l’enfant ne sera pas en mesure de se rendre en Éthiopie pour lui rendre visite. L’agente fait également remarquer lors de l’examen de l’intérêt supérieur des enfants concernés que l’on peut être joint par téléphone et par divers médias sociaux en Éthiopie.

[24]  Un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54) et il convient de faire preuve de déférence à l’égard de l’agente. Cependant, dans le cas présent, les conclusions de l’agente au sujet de l’identité du demandeur ont conduit l’agente à décider que l’évaluation de la situation défavorable en Éthiopie était sans objet. Il se peut que, en fin de compte, les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé en Éthiopie ne fussent pas déterminantes dans l’analyse globale de l’agente. Cependant, il m’est impossible de déterminer le poids que l’agente aurait accordé à ce facteur dans son analyse finale, et il n’appartient pas à notre Cour de soupeser de nouveau les considérations d’ordre humanitaire dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Legault, au paragraphe 11).

[25]  En conséquence, pour les motifs énoncés ci-dessus, je trouve la décision de l’agente déraisonnable parce qu’elle manque de « justification, de transparence et d’intelligibilité » et qu’elle n’appartient pas « aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », comme établi dans l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[26]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4706-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4706-17

INTITULÉ :

ABDIRAHMAN MOHAMUD ANSHUR c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mai 2018

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

Pour le demandeur

Margherita Braccio

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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