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Date : 20180607


Dossier : IMM-4215-17

Référence : 2018 CF 596

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ABDUL MURSALIM

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, Abdul Mursalim, est un citoyen du Bangladesh âgé de 28 ans. Sa mère, Mahmuda Khanom, a été reconnue comme réfugiée au sens de la Convention par le Canada en 2013. Après avoir obtenu son statut ici, Mme Khanom a déposé une demande de résidence permanente. Elle a inclus le demandeur et son frère cadet, Abdul Muttakim, dans la demande à titre de personnes à charge à l’étranger. Les deux vivaient au Bangladesh à l’époque.

[2]  La mère et le frère du demandeur ont obtenu le statut de résident permanent le 16 janvier 2015, mais la demande du demandeur a été refusée. Ce refus a toutefois été annulé à la suite d’un contrôle judiciaire.

[3]  La demande du demandeur était étayée par des renseignements indiquant que, même s’il avait alors plus de 22 ans, il avait été inscrit de façon continue dans un établissement d’enseignement postsecondaire et qu’il avait fréquenté cet établissement. Sa demande a été refusée parce que l’agent qui l’a examinée n’était pas convaincu que le demandeur se qualifiait dans les faits comme une personne à charge à l’étranger.

[4]  Au contrôle judiciaire, le juge Richard Southcott a conclu que l’agent avait manqué à l’obligation d’équité procédurale en évaluant la documentation relative aux antécédents scolaires du demandeur, y compris les difficultés qu’il avait éprouvées en raison d’un trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité. La demande de résidence permanente a été renvoyée à un autre agent pour réexamen : voir la décision Mursalim c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2016 CF 264 [la décision Mursalim].

[5]  Le demandeur a présenté une nouvelle demande de résidence permanente. Cependant, il avait déjà terminé ses études et avait un emploi. Il n’est donc plus considéré comme étant une personne à charge à l’étranger. Il a plutôt demandé la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cette nouvelle demande a été refusée le 15 septembre 2017 par un agent des visas au haut-commissariat du Canada à Singapour.

[6]  Le demandeur demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, soutenant que la décision est déraisonnable. Le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique au paragraphe 25(1) de la LIPR. Le demandeur soutient également que l’agent a commis des erreurs susceptibles d’examen dans l’évaluation des renseignements et des éléments de preuve fournis à l’appui de la demande CH. Bien que le demandeur ait soutenu à l’origine que l’agent avait commis une erreur en omettant de mener une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, cette question a été abandonnée à l’audience de la demande de contrôle judiciaire.

[7]  J’ai conclu que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. L’agent s’est concentré sur la question de savoir si le refus de la résidence permanente du demandeur lui causerait [TRADUCTION] « des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Ce faisant, l’agent a appliqué le mauvais critère juridique. De plus, l’agent n’a pas abordé l’un des aspects les plus saillants de cette affaire, soit le fait que le demandeur a perdu la possibilité de devenir résident permanent à titre de personne à charge à l’étranger en 2015 en raison d’un déni d’équité procédurale et sans que ce soit de sa faute. Maintenant, avec le temps, il n’est plus admissible comme personne à charge à l’étranger. Ce n’est pas simplement un fait accessoire. C’est la raison même pour laquelle le demandeur doit maintenant demander la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire plutôt qu’à titre de personne à charge à l’étranger. L’agent n’a pas évalué les considérations d’équité du demandeur en tenant compte de ce fait critique. Je suis également convaincu que ces erreurs exigent que la décision soit annulée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par le demandeur.

II.  INTITULÉ :

[8]  L’intitulé original désigne le défendeur comme le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Même si c’est ainsi que le défendeur est maintenant communément connu, son nom en vertu de la loi demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration : Règles des Cours fédérales sur la citoyenneté, l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/93-22, par. 5(2) et par. 4(1) de la LIPR.

[9]  Par conséquent, dans le cadre du présent jugement, l’intitulé est modifié pour désigner le défendeur comme le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

III.  CONTEXTE

[10]  Les circonstances de la première demande de résidence permanente du demandeur sont énoncées dans le jugement du juge Southcott dans l’affaire Mursalim. Il n’est pas nécessaire de les répéter ici.

[11]  Le juge Southcott a renvoyé l’affaire pour réexamen le 1er mars 2016. Toutefois, le demandeur avait terminé ses études en octobre 2015 et, par conséquent, ne répondait plus à la définition de personne à charge à l’étranger. Par conséquent, il a fourni des documents supplémentaires et des observations détaillées visant à établir qu’il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour l’emporter sur son inadmissibilité. La demande a été remplie à la mi-janvier 2017.

[12]  L’avocat du demandeur a commencé ses observations écrites en expliquant pourquoi la demande de résidence permanente était maintenant présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR plutôt qu’à titre de personne à charge à l’étranger :

[traduction]

Si M. Mursalim s’était vu donner l’occasion de répondre aux préoccupations du décideur initial avant qu’il ne décide de refuser la demande, ce qui, selon la Cour fédérale, constituait une obligation en vertu du devoir d’équité procédurale, M. Mursalim aurait alors été considéré comme étant une personne à charge à l'étranger puisqu’il avait, à l’époque, été inscrit de façon continue dans un établissement d’enseignement postsecondaire et qu’il fréquentait cet établissement.  Cependant, M. Mursalim ne s’est pas vu offert cette occasion et M. Mursalim n’est désormais plus un étudiant. Il a terminé ses études en octobre 2015, alors que la demande de contrôle judiciaire était en cours de traitement.

[13]  L’avocat du demandeur s’est ensuite penché sur les motifs d’ordre humanitaire sur lesquels on s’appuyait pour demander l’exercice du pouvoir discrétionnaire en faveur de l’acceptation de la demande. Quatre motifs en particulier ont été cernés :

  • Le demandeur est le seul autre membre de sa famille immédiate au Bangladesh. Il a d’importants liens familiaux et sociaux avec le Canada, et il n’a plus de liens familiaux étroits au Bangladesh;
  • Une séparation continue entre le demandeur et sa famille au Canada causerait à cette dernière des difficultés importantes. En particulier, la mère du demandeur souffrait de dépression et d’anxiété. Son état s’est aggravé en raison de la peur qu’elle entretenait pour le bien-être de son fils au Bangladesh et du fait qu’il y vit seul, sans aucun soutien affectif;
  • Le demandeur risque peu de devenir un fardeau financier pour la société canadienne. Plusieurs membres de la famille bien établis au Canada se sont engagés à l’aider financièrement à s’intégrer à la société canadienne. Ils ont tous confirmé leur croyance selon laquelle il n’aurait aucune difficulté à devenir un membre actif de la société;
  • La documentation sur les conditions dans le pays indique que le demandeur subirait des difficultés importantes s’il devait rester au Bangladesh.

[14]  La demande était étayée par de nombreux éléments de preuve documentaire, y compris une déclaration solennelle de la mère du demandeur, des rapports médicaux concernant la dépression et l’anxiété de la mère du demandeur, des lettres d’appui de nombreux autres membres de la famille et des renseignements sur les conditions au Bangladesh.

IV.  LA DÉCISION DE L’AGENT

[15]  La décision de refuser la demande en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR a été communiquée au demandeur par courriel en date du 15 septembre 2017. Le courriel ne fait que répéter le libellé de la disposition et indique la conclusion de l’agent [TRADUCTION] « qu’il ne serait pas justifié de vous accorder le statut de résident permanent ou de vous exempter de tout critère ou de toute obligation prévus par la Loi pour des motifs d’ordre humanitaire. » Les motifs de la décision se trouvent dans les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) de l’agent.

[16]  Les notes de l’agent commencent par les observations suivantes :

Cette demande a été renvoyée au bureau de Singapour pour être réexaminée par un autre agent après qu’il a été conclu que la décision de retirer le fils, Abdul Mursalim (DP), en tant qu’enfant à charge de la demande initiale était inéquitable sur le plan de la procédure. J’ai examiné toute la demande, y compris les nouveaux renseignements présentés à l’appui du DP. Bien que je sois au courant de la décision antérieure prise à l’égard de cette demande, j’évalue la demande du DP comme une demande à réévaluer.

Il s’agit là de toute l’étendue avec laquelle l’argent a tenu compte du lien entre la demande précédente de résidence permanente et la demande actuelle.

[17]  En ce qui concerne les renseignements et les éléments de preuve présentés en soutien à la demande, l’agent a noté que la déclaration solennelle et les lettres sur lesquelles s’appuie le demandeur ont toutes été rédigées par des membres de la famille immédiate ou des proches parents du demandeur. De l’avis de l’agent, les auteurs des documents avaient un [TRADUCTION] « intérêt acquis » dans le résultat de la demande. Ailleurs dans les motifs, l’agent décrit les déclarations de la famille comme [TRADUCTION] « servant leurs propres intérêts » et [TRADUCTION] « biaisées ». En l’absence de corroboration, l’agent n’était pas convaincu que les lettres étaient [TRADUCTION] « des évaluaitons objectives » du niveau de dépendance du demandeur à l’égard de sa famille au Canada ou de sa situation au Bangladesh. Par conséquent, d’après l’agent, [TRADUCTION] « on ne peut accorder tout le poids aux lettres au moment de décider d’accorder ou non une exemption au DP ». En fait, l’agent ne semble pas avoir accordé beaucoup d'importance, voire aucune, aux déclarations des membres de la famille du demandeur. Bien que j’aie de sérieuses réserves quant à la façon dont l’agent a abordé la preuve provenant de la famille, il n’est pas nécessaire que je règle cette question.

[18]  En ce qui concerne les liens familiaux du demandeur au Canada et l’absence de liens familiaux étroits au Bangladesh, les renseignements compilés à l’appui de la demande CH indiquaient que le demandeur était le seul membre restant de sa famille immédiate au Bangladesh. Son père est décédé il y a de nombreuses années, sa sœur vit au Royaume-Uni avec son mari et leurs enfants, et ses deux frères et sa mère vivent au Canada. Les cousins du demandeur ainsi qu’une tante et un oncle avec qui il est très proche vivent également au Canada. Toutefois, l’agent n’était pas convaincu que la preuve établissait un niveau de dépendance à l’égard de la famille au Canada qui justifierait une exemption. L’agent n’était plus non plus convaincu que le demandeur faisait face à des [TRADUCTION] « difficultés excessives » parce qu’il n’avait pas de famille au Bangladesh. L’agent a conclu que la preuve démontrait que le demandeur s’était établi avec succès au Bangladesh. Il travaillait, faisait du bénévolat et voyageait vers des destinations comme l’Inde et le Sri Lanka.

[19]  L’observation concernant les difficultés auxquelles la famille du demandeur a été confrontée en raison de leur séparation était étayée par un certain nombre de lettres de membres de la famille. Elle était également appuyée par une déclaration solennelle de Mme Khanom dans laquelle elle déclarait, entre autres : [TRADUCTION] « Je m’inquiète constamment pour lui en raison des difficultés qu’il doit endurer sans une famille aimante et le soutien affectif que nous pouvons lui offrir, ainsi que des difficultés qu’il doit affronter chaque jour en raison des conditions de vie au Bangladesh. Cela me fait particulièrement peur. » L’agent a reconnu les préoccupations de Mme Khanom à l’égard de son fils, mais a conclu qu’en fait, le demandeur était bien établi au Bangladesh, déclarant ce qui suit : « Je suis convaincu qu’il s’agit d’une indication positive du bien-être du DP par rapport aux préoccupations de sa [mère] ». L’agent a fait remarquer que la sœur du demandeur vivait au Royaume-Uni et que Mme Khanom ne semblait pas éprouver la même anxiété à son égard. L’agent a conclu que l’anxiété de Mme Khanom n’était pas attribuable à la séparation entre elle et son fils, mais plutôt à sa perception des conditions dans lesquelles le demandeur vivait au Bangladesh. L’agent a toutefois conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le demandeur était touché par les conditions défavorables dans le pays, en soulignant le succès qu’il connaissait dans son travail et dans ses activités bénévoles. Ces observations ont mené l’agent à conclure ce qui suit : « Je ne peux être convaincu que l’état de santé de la [mère] constitue un motif d’ordre humanitaire suffisant pour accorder une exemption au DP. » L’agent ne traite d’aucune des préoccupations exprimées par d’autres membres de la famille.

[20]  Comme il a été mentionné, l’agent n’était pas convaincu que les conditions dans le pays soulignées par le demandeur s’appliquaient effectivement à lui. L’agent semble avoir compris que la documentation visait à mettre en évidence des conditions défavorables générales dans le pays plutôt que des difficultés particulières que le demandeur éprouvait lui-même, mentionnant la preuve de restrictions importantes à la liberté d’expression. (Les mémoires ont également mis l’accent sur un certain nombre d’autres conditions défavorables, notamment de graves violations des droits de la personne, l’instabilité politique, la corruption et les difficultés économiques généralisées.) L’agent a néanmoins conclu que les renseignements sur les conditions générales dans le pays n’étaient pas pertinents parce qu’ils n’avaient pas d’incidence directe sur le demandeur. L’agent a aussi fait remarquer que les membres de la famille avaient décrit les conditions de vie au Bangladesh dans leurs lettres, mais a une fois de plus conclu que ces lettres [TRADUCTION] « demeuraient biaisées ». Au bout du compte, l’agent n’était [TRADUCTION] « pas convaincu que les conditions de vie au Bangladesh causent au DP des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées s’il ne devait pas se voir accorder une exemption ».

[21]  En réponse à l’argument du demandeur selon lequel il contribuerait à la société canadienne et bénéficierait du soutien de sa famille pendant qu’il s’établit ici, l’agent a reconnu que le succès du demandeur au Bangladesh laissait entendre qu’il serait en mesure d’apporter une contribution positive à la société canadienne. L’agent a toutefois conclu que cet argument était [TRADUCTION] « insuffisant pour tenter de déterminer si le DP subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées s’il n’était pas exempté ».

[22]  Enfin, l’agent a fait remarquer que, bien que la réunification des familles soit l’un des objectifs de la LIPR, elle n’aidait en rien le demandeur. L’agent a simplement déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Il faut assurer un équilibre entre ces objectifs et les faits de l’affaire. Dans certains cas, les familles ne sont pas en mesure de se réunir, ce qui entraîne une séparation continue. » L’agent n’a identifié aucun [TRADUCTION] « fait de l’affaire » qui faisait contrepoids à l’objectif de réunification des familles dans l’exercice d’équilibrage du cas particulier du demandeur.

[23]  À la conclusion des notes du SMGC, l’agent a résumé les motifs du rejet de la demande comme suit :

[traduction]

J’ai analysé et évalué les motifs d’ordre humanitaire du DP en tenant compte de l’information fournie pour les appuyer. J’ai analysé et évalué plus en détail l’incidence que la décision CH aurait sur le DP. Je ne suis pas convaincu qu’il est plus probable qu’improbable que le refus de la demande d’exemption causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou  démesurées. Compte tenu de l’évaluation complète de la demande et des facteurs d’ordre humanitaire, selon la prépondérance des probabilités, je ne suis pas convaincu que le DP présente suffisamment de facteurs d’ordre humanitaire dans sa situation particulière pour justifier une exemption en vertu de la Loi et du Règlement.

V.  CADRE JURIDIQUE

[24]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR autorise le ministre à accorder des mesures spéciales à l’étranger qui cherche à obtenir le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne satisfait pas aux exigences de la Loi. Le ministre peut accorder à l’étranger le statut de résident permanent ou l’exempter de tout critère ou de toute obligation applicable en vertu de la Loi. De telles mesures spéciales ne seront accordées que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Le texte complet du paragraphe 25(1) se trouve à l’annexe I des présents motifs.

[25]  Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration),2015 CSC 61[l’arrêt Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a approuvé une approche du paragraphe 25(1) qui est fondée sur sa raison d’être équitable. Le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit cette disposition se veut donc une exception souple pour atténuer les effets d’une application rigide de la loi dans les cas appropriés (voir l’arrêt Kanthasamy au paragraphe 19). La juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité, a accepté l’approche adoptée dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351, où il a été décidé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » . (l’arrêt Kanthasamy au paragraphe 13).

[26]  Les lignes directrices du ministère pour le traitement des demandes de dispense pour motifs d’ordre humanitaire avaient demandé aux agents d’immigration de déterminer si un demandeur avait démontré des difficultés [TRADUCTION] « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ».  Dans l’arrêt Kanthasamy, le juge Abella a conclu que même si ces mots pouvaient être utiles pour évaluer le moment où une dispense doit être accordée dans un cas donné, ils n’étaient pas la seule formulation possible pour indiquer le moment où il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 25(1). La juge Abella a plutôt adopté l’approche suivante (au paragraphe 33) :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent. Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[27]  L’évaluation par les juges majoritaires de la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cause dans l’arrêt Kanthasamy fournit des directives sur la façon dont ce test devrait et ne devrait pas être appliqué. La juge Abella a conclu (au paragraphe 45) que l’agent en cause avait

a omis de tenir compte de la situation globale de Jeyakannan Kanthasamy et a examiné de manière trop restrictive les circonstances invoquées dans la demande. Elle n’a pas accordé une attention suffisamment sérieuse à son jeune âge, à son état de santé mentale et aux éléments de preuve suivant lesquels il serait victime de discrimination s’il était renvoyé au Sri Lanka.  Elle recourt plutôt à une démarche fragmentaire et se penche sur chacun des facteurs invoqués pour déterminer s’il correspond ou non à des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Elle semble ensuite écarter tous ces facteurs de sa conclusion finale au motif qu’ils ne répondent pas à ce critère.  Interpréter littéralement les adjectifs — une démarche qui ne s’appuie aucunement sur le libellé du par. 25(1)  — au lieu de considérer la situation globale du demandeur l’amène à voir dans chacun de ces adjectifs un critère juridique distinct plutôt qu’un terme visant à concrétiser la vocation équitable de la disposition. Cela a pour effet de limiter indûment son pouvoir discrétionnaire et de rendre sa décision déraisonnable.

[28]  On dit souvent de l’arrêt Kanthasamy  qu’il a élargi la perspective par laquelle les demandes CH doivent être examinées comparativement à ce qui était prévu dans les lignes directrices du ministère. La condition permettant d’avoir recours à cette perspective élargie se reflète dans un certain nombre de décisions, dont Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 aux paragraphes 33 à 37 [la décision Marshall]; Patousia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 876 aux paragraphes 41 à 45; Abeleira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 FC 1008 aux paragraphes 33 à 34 et 58; Lobjanidze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1098 aux paragraphes 11 et 12; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au paragraphe 18; Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194 au paragraphe 24. Ces affaires affirment toutes que la difficulté n’est pas le seul facteur déterminant dont il faut tenir compte dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire et que tous les facteurs pertinents doivent être pris en considération.

VI.  NORME DE CONTRÔLE

[29]  Il est bien établi dans la jurisprudence que le refus d’une demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) fait généralement l’objet d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (voir l’arrêt Kanthasamy  au paragraphe 44; la décision Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au paragraphe 18; la décision Taylor c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 FC 21 au paragraphe 16). Puisque la disposition crée un mécanisme pour traiter de circonstances exceptionnelles et que les décisions prises en vertu de cette disposition sont hautement discrétionnaires, les décideurs bénéficieront d’un haut degré de déférence (voir la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au paragraphe 4; la décision Legault c Canada (ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 125 au paragraphe 15). Lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, il n’incombe pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et les facteurs pertinents (voir la décision Kisana au paragraphe 24) ni de substituer son opinion à celle qui serait à son avis préférable (voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux paragraphes 59 et 61 [l’arrêt Khosa]). Les questions d’équité procédurale constituent toutefois une exception à cette règle générale (la décision Mursalim au paragraphe 9; la décision Weng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 778 au paragraphe 14; voir aussi l’arrêt Khosa au paragraphe 43 et l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au paragraphe 79).

[30]  La norme de la décision raisonnable avec déférence présuppose que le décideur a appliqué le bon critère juridique. Une décision ne sera ni rationnelle ni défendable si le décideur n’a pas mené l’analyse appropriée (Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23,   au paragraphe 41; Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au paragraphe 10).

[31]  Lorsque le critère applicable est établi dans la jurisprudence, le décideur administratif n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’adopter un critère différent et il ne doit pas faire preuve de déférence à l’égard du choix du critère fait par le décideur. Le principe de l’universalité exige que les mêmes règles de droit soient appliquées dans des situations semblables (voir l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, au paragraphe 9). Comme l’a écrit le juge Rothstein dans son opinion concordante dans l’arrêt Khosa,« [l]e manque de cohérence dans l’application des règles de droit mine l’intégrité de la primauté du droit »  (au paragraphe 90).  Les valeurs de certitude et de prévisibilité sont protégées et promues au moyen du contrôle judiciaire, ce qui « permet aux cours de justice de s’assurer que les pouvoirs légaux sont exercés dans les limites fixées par le législateur » (Dunsmuir c New Brunswick, 2009 CSC 9 au paragraphe 28).

[32]  Le critère juridique prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR  a été établi dans l’arrêt Kanthasamy.. Jusqu’à ce que le Parlement modifie la loi ou que la jurisprudence interprétant le paragraphe 25(1) évolue, c’est le critère que les décideurs doivent appliquer. Conséquemment, le choix du critère juridique fait par le décideur fera l’objet d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte (voir les décisions Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 4 RCF 535 aux paragraphes 23 à 34; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21 aux paragraphes 16 à 18; Shrestha c Canada  (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1370 au paragraphe 6; Marshall aux paragraphes 27 à 28; Gesite c Canada  (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1025 au paragraphe 8; Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715 au paragraphe 6; Khokhar c Canada  (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 555 au paragraphe 10). Si un décideur fait ce que la Cour suprême du Canada a dit qu’il ne devrait pas faire lorsqu’il évalue une demande en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, il incombe à la Cour d’intervenir.

[33]  Bien sûr, il n’est peut-être pas toujours évident que le critère appliqué par un décideur dans un cas donné est conforme au droit établi. Une cour de révision doit garder à l’esprit que l’application d’un critère juridique à un ensemble précis de circonstances ne consiste pas simplement à citer le paragraphe de la cause principale ou à utiliser des formules magiques ou des termes techniques (voir la décision  au paragraphe 33). Le fond doit l’emporter sur la forme. Toutefois, lorsque la cour de révision est convaincue qu’un décideur a appliqué le mauvais critère de fond, aucune déférence n’est due au choix du décideur ou à ses conclusions sur le fond.

VII.  ANALYSE

[34]  Comme je l’ai dit, à mon avis, la question déterminante est la suivante : L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR?

[35]  Le demandeur soutient que l’agent n’a pas appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy  en tenant compte uniquement des difficultés et en ne traitant pas de tous les facteurs pertinents dans un sens plus large. Plus précisément, le fait que l’agent n’a pas tenu compte du fait que le demandeur aurait été considéré comme une personne à charge à l’étranger s’il n’y avait pas eu le manquement à l’équité procédurale relevé par le juge Southcott montre que l’agent n’a pas suivi l’approche de la décision Chirwa , comme l’exigent Kanthasamy et les décisions qui ont suivi.

[36]  Par ailleurs, le défendeur soutient que l’agent a appliqué la loi correctement, mais qu’il a simplement conclu qu’il n’y avait aucun facteur justifiant la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire en l’espèce. Selon le défendeur, la véritable plainte du demandeur concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent, question à laquelle la Cour doit faire preuve d’une grande déférence.

[37]  À mon avis, l’agent a appliqué le mauvais critère en ne tenant compte que des difficultés. Contrairement à l’instruction donnée dans l’arrêt Kanthasamy, les difficultés étaient la pierre angulaire de l’analyse de l’agent pour chaque aspect de la demande CH. Autrement dit, le langage utilisé par l’agent démontre que la demande a été examinée exclusivement sous l’angle des difficultés. Lors de passages clés de la décision, l’agent a appliqué le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » et n’a pas procédé à une analyse plus poussée une fois convaincu que ce critère n’avait pas été respecté. Même si la question des difficultés est bel et bien pertinente en vertu du paragraphe 25(1) et que diverses formes de difficultés ont été soulignées dans les observations du demandeur, l’agent a utilisé l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une façon qui limitait sa capacité à tenir compte de tous les motifs d’ordre humanitaire et d’y donner tout le poids nécessaire dans le dossier du demandeur (voir l’arrêt Kanthasamy au paragraphe 33; la décision Marshall aux paragraphes 33 à 37).

[38]  Non seulement l’approche dans la décision Chirwa  n’est pas évidente dans les motifs de l’agent, mais les motifs donnent à penser que l’agent a en fait abordé la demande CH exactement comme il ne devait pas l’aborder. L’agent a examiné chaque aspect de la demande de façon isolée, en adoptant le genre d’approche fragmentaire rejetée par la majorité dans l’arrêt Kanthasamy. Cela a amené l’agent à ne pas tenir compte d’un élément rassembleur essentiel en l’espèce, soit le fait que le demandeur a perdu la possibilité d’acquérir un statut au Canada de personne à charge à l’étranger en raison d’un déni d’équité procédurale. C’est pourquoi le demandeur se retrouve laissé derrière au Bangladesh, tandis que le reste de sa famille bâtit une nouvelle vie ailleurs, y compris de nombreuses personnes ici au Canada.

[39]  L’iniquité qui pourrait nécessiter l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour des motifs d’ordre humanitaire est la perte de la possibilité, sans que ce soit la faute du demandeur, de faire en sorte qu’une demande de résidence permanente pouvant être présentée à titre de personne à charge à l’étranger fasse l’objet d’une décision équitable sur le fond. Le demandeur aurait alors très bien pu voir sa demande être accordée. Si cela s’était produit, il serait maintenant bien établi au Canada. Toutefois, avec le temps, cette possibilité ne lui est plus offerte et il doit maintenant demander le statut de résident permanent au Canada dans le cadre du processus plus difficile lié aux motifs d’ordre humanitaire. Une personne raisonnable et juste dans une société civilisée jugerait qu’il s’agit d’un malheur qui mérite sans doute d’être corrigé, surtout si l’on tient compte de l’effet que ce manquement a eu sur le demandeur et sa famille et de l’objectif de réunification des familles. Cette circonstance met en cause la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR, pourtant elle ne joue aucun rôle dans la décision de l’agent. L’agent ne la mentionne qu’en passant et n’y accorde aucun poids dans l’évaluation des considérations d'équité du dossier du demandeur, comme l’exige Kanthasamy .

[40]  Ainsi, à mon avis, l’agent n’a pas effectué l’analyse appropriée en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Par conséquent, la décision n’est ni rationnelle ni défendable. Elle doit être infirmée.

VIII.  Conclusion

[41]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent datée du 15 septembre 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour réexamen conformément aux présents motifs.

[42]  Les parties n’ont pas suggéré de questions d’importance générale. Je conviens qu’il n’y en a pas.

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4215-17

  LA COUR STATUE que

  1. Le nom du défendeur est remplacé par celui du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent datée du 15 septembre 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour réexamen conformément aux présents motifs.
  1. Aucune question d’importance générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge


ANNEXE I

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-4215-17

INTITULÉ :

ABDUL MURSALIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVRIL 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

NORRIS J.

 

DATE :

LE 7 JUIN 2018

 

COMPARUTIONS :

Rebeka Lauks

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rebeka Lauks

Avocate

Waldman and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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