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Date : 20180523


Dossier : IMM-4443-17

Référence : 2018 CF 533

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2018

En présence de monsieur le juge Mandamin

ENTRE :

MARYAM EMAMIAN ET

SEYYED ABBAS SEYYED HASHEMY RIZI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Maryam Emamian et Seyyed Abbas Seyyed Hashemy Rizi sont des citoyens autrichiens d’origine iranienne qui ont rendu fréquemment visite à la famille de Mme Emamian au Canada.  Ils ont fini par présenter, une fois entrés au Canada, une demande de statut de résidents permanents pour motif d’ordre humanitaire.

[2]  L’agent principal d’immigration G. Lanthier a refusé la demande pour motif d’ordre humanitaire des demandeurs le 29 septembre 2017 et il a maintenu la décision le 16 octobre 2017 après avoir examiné des renseignements supplémentaires reçus après la décision, mais avant qu’elle n’ait été transmise aux demandeurs.

[3]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire du refus par l’agent de la demande pour motif d’ordre humanitaire. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire pour nouvel examen.

I.  Contexte

[4]  Mme Emamian a 37 ans et M. Rizi, 41 ans; ils se sont mariés le 29 décembre 2006. Les demandeurs sont nés en Iran, et il semble que M. Rizi a déménagé en Autriche en 2003‑2004 et que Mme Emamian l’a rejoint en 2007.

[5]  M. Rizi s’est converti de l’islam au christianisme et il affirme qu’en tant que chrétien il est en danger en Iran, car il pourrait être condamné à mort en tant qu’apostat. Il a obtenu le statut de réfugié en Autriche, et les deux demandeurs ont reçu la citoyenneté autrichienne.

[6]  La mère et les quatre frères de Mme Emamian vivent tous au Canada. Sa sœur vit en Iran. Les parents de M. Rizi, ses deux frères et sa sœur résident tous en Iran. Les demandeurs ont un fils de deux ans qui est né au Canada et qui possède la citoyenneté canadienne.

[7]  Les demandeurs ont fait un certain nombre de voyages au Canada pour rendre visite à la famille de Mme Emamian. Au cours de l’une des visites, Mme Emamian s’est occupée de sa mère, qui était malade à ce moment-là. Au cours d’un voyage au Canada effectué en 2013-2014, M. Rizi a obtenu un permis de travail temporaire et a travaillé comme gestionnaire dans une épicerie, 33 Pol Inc (Ava Foods), propriété du frère de Mme Emamian. Mme Emamian a également obtenu un permis de travail temporaire et elle a travaillé à l’épicerie. Les demandeurs ont demandé une prolongation de leur permis de travail, mais cette dernière leur a été refusée, et ils sont retournés en Autriche.

[8]  Mme Emamian est revenue au Canada à titre de visiteuse le 6 novembre 2014, et M. Rizi est également entré au Canada à titre de visiteur le 17 janvier 2015. Les demandeurs sont restés au Canada et ont demandé une prolongation de leur statut de visiteur, ce qui a été refusé au départ. Les demandeurs ont déposé leur demande pour motif d’ordre humanitaire le 1er juin 2016 et, le 13 octobre 2016, leur demande de prolongation du statut de visiteur a été réexaminée et approuvée jusqu’au 31 juillet 2017.

[9]  Les demandeurs sont préoccupés par le ressentiment croissant à l’égard des immigrants observé en Autriche et ils souhaitent faire du Canada leur nouvelle patrie. Ils prétendent que la discrimination et le racisme à l’endroit des immigrants en Autriche ont eu un effet négatif sur eux. Ils espèrent rejoindre leur famille au Canada et maintenir les liens étroits qu’ils entretiennent avec la mère, les frères, les nièces et les neveux de Mme Emamian. Ils font remarquer qu’il existe à Toronto une communauté persane bien établie au sein de laquelle ils peuvent nouer des amitiés, tandis qu’il y a peu de familles iraniennes à Graz, en Autriche. Mme Emamian parle aussi de l’état de santé de sa mère et du fait qu’elle souhaite être présente pour aider à prendre soin de sa mère.

[10]  Les demandeurs ont par ailleurs acheté une partie de 33 Pol Inc. (43 000 $ CA) et souhaitent continuer à assurer le succès de l’entreprise avec le frère de Mme Emamian. Ils font remarquer que leurs perspectives d’emploi sont meilleures au Canada qu’en Autriche, car ils ont de la famille pour les aider à réussir sur le plan financier.

[11]  Les demandeurs soutiennent que la réunification de la famille au Canada, leur établissement au Canada et la discrimination et l’isolement qu’ils vivent en Autriche sont des motifs justifiant l’approbation de leur demande pour motif d’ordre humanitaire.

II.  La décision relative au motif d’ordre humanitaire

[12]  L’agent a pris la décision relative au motif d’ordre humanitaire le 29 septembre 2017, et les demandeurs ont reçu la décision le 6 octobre 2017. La décision a été rédigée en français, et elle était accompagnée d’une traduction certifiée.

[13]  La décision est rédigée sur un formulaire normalisé, et elle contient des précisions concernant les demandeurs et leurs antécédents en matière d’immigration au Canada. Avant de présenter l’analyse, l’agent a résumé les demandes de Mme Emamian [la demanderesse] et de M. Rizi [le demandeur].

[14]  L’agent fait remarquer que, bien que les demandeurs fassent état de conditions défavorables en Iran, ils possèdent la citoyenneté autrichienne et pourraient par conséquent retourner en Autriche. Pour cette raison, l’examen du motif d’ordre humanitaire n’a pas tenu compte des conditions défavorables en Iran.

A.  Établissement et liens familiaux au Canada

[15]  L’agent affirme que l’établissement des demandeurs au Canada, mis à part leurs liens familiaux, est assez faible. L’agent reconnaît que les solides liens familiaux de la demanderesse au Canada jouent en faveur de la demande des demandeurs.

B.  Conditions défavorables en Autriche

[16]  L’agent prend note de documents fournis par les demandeurs qui rapportent qu’un candidat à la présidence d’extrême droite a reçu 35 % du vote au premier tour des élections tenues récemment (ce qui laisse supposer un ressentiment à l’égard des immigrants). L’agent reconnaît qu’il s’agit bien d’un élément de preuve du fait que beaucoup d’Autrichiens appuient les politiques d’extrême droite. Cependant, l’agent affirme ensuite que les demandeurs n’ont pas démontré que la présence de personnes ayant des opinions politiques d’extrême droite est différente de ce qui se passe ailleurs dans le monde occidental ou au Canada. L’agent affirme que les plafonds imposés au nombre de demandeurs d’asile et l’augmentation du racisme et des incidents xénophobes se voulaient une réaction à la vague de migrants qui a traversé l’Europe en 2015. L’agent déclare ensuite que cet élément de preuve vise les migrants illégaux et qu’il ne touche pas les citoyens autrichiens actuels qui sont nés dans un autre pays. L’agent souligne également qu’aucun élément de preuve n’a été présenté sur la poursuite d’une telle tendance depuis la vague de migrants de 2015-2016.

[17]  L’agent fait remarquer que les demandeurs n’ont pas fourni de précisions au sujet d’un incident survenu à Graz en juin 2015 qui, selon la demanderesse, a causé la mort de 45 personnes. L’agent indique que le seul incident survenu en juin 2015 à Graz qu’il a trouvé concerne trois personnes qui ont été tuées par un conducteur qui fonçait sur des piétons. L’agent souligne que cet incident ne semble pas lié à la violence visant les étrangers (il fait remarquer que le conducteur était un ancien réfugié) et indique de tels incidents violents sont devenus [TRADUCTION] « très fréquents de nos jours ».

[18]  L’agent affirme que, même s’il est possible que l’intolérance à l’égard des personnes d’origine étrangère augmente en Autriche, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve appuyant les affirmations de la demanderesse selon lesquelles elle entend souvent des insultes contre les étrangers lorsqu’elle est en public. L’agent soutient qu’il est de notoriété publique que l’intolérance à l’égard des étrangers a augmenté dans de nombreuses régions du monde, et il affirme que les demandeurs n’ont pas démontré que la situation en Autriche est différente de celle observée au Canada, compte tenu des incidents qui se sont produits ici contre des minorités et des étrangers.

[19]  L’agent conclut en soulignant que les allégations au sujet de l’Autriche, fondées sur des éléments de preuve insuffisants, ne font pas ressortir de difficultés importantes. L’agent fait remarquer que les demandeurs, en tant que citoyens de l’Union européenne [UE], sont également libres de déménager ailleurs dans l’UE s’ils ne veulent plus vivre en Autriche.

C.  Intérêt supérieur de l’enfant [ISE]

[20]  L’agent affirme qu’aucune preuve ne démontre qu’il est préférable que l’enfant soit élevé au Canada plutôt qu’en Autriche. L’agent a conclu que l’enfant sera avec ses parents, qui pourront lui transmettre leur culture, et [TRADUCTION] « qu’aucun élément de preuve au dossier ne démontre que le ressentiment à l’égard des immigrants est plus important en Autriche qu’au Canada, ni que l’attitude générale du public à cet égard porterait atteinte à l’enfant ».

[21]  L’agent conclut que, à part la présence de la famille de la demanderesse au Canada, rien d’autre ne joue en faveur du maintien de l’enfant au Canada. Pour cette raison, l’agent affirme que le critère de l’intérêt supérieur de l’enfant ne joue que légèrement en faveur de l’approbation de la demande globale pour motif d’ordre humanitaire.

D.  Autres considérations

[22]  Après avoir tenu compte de ces facteurs, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté de facteurs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier l’approbation de la demande pour motif d’ordre humanitaire.

[23]  L’agent a reçu des observations supplémentaires le 4 octobre 2017, après que la décision du 29 septembre 2017 ait été prise, mais avant qu’elle n’ait été reçue par les demandeurs. L’agent a conclu que la mise à jour n’ajoutait rien aux faits établis précédemment et il a maintenu sa décision initiale.

III.  Questions en litige

[24]  Les demandeurs soulèvent deux questions :

  • 1) la décision était déraisonnable, car l’agent a procédé à un examen trop étroit, il n’a pas compris l’essence de leurs observations, et il n’a pas fait preuve de compassion;

  • 2) l’agent n’a pas respecté l’arrêt Kanthasamy.

[25]  Le défendeur soutient que la question en litige est de savoir si la décision était raisonnable, et il prétend que les demandeurs n’ont pas été en mesure de démontrer qu’elle ne l’était pas.

[26]  Je suis d’accord avec le défendeur sur le fait que la question en litige est la suivante : la décision était-elle raisonnable ou non?

IV.  Norme de contrôle

[27]  Dans son examen de la décision selon la norme de la raisonnabilité, la Cour devrait se demander si la décision était justifiée, transparente, intelligible et faisait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Dans le cas d’une demande pour motif d’ordre humanitaire, la norme de contrôle globale est celle de la raisonnabilité : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 42 à 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]. De plus, dans Kanthasamy, la Cour suprême a affirmé :

[21]  Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avaient un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).

[22]  Cet objectif est avancé dans les Lignes directrices ministérielles conçues à l’intention des agents afin de les aider à établir si des considérations d’ordre humanitaire justifient ou non une dispense fondée sur le par. 25(1). Ces lignes directrices prévoient que l’« évaluation des difficultés » permet d’établir si des considérations d’ordre humanitaire justifient une dispense sur le fondement du par. 25(1).

[non souligné dans l’original]

V.  Textes législatifs

[28]  La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, prévoit ce qui suit :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[non souligné dans l’original]

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[emphasis added]

VI.  Observations des parties

A.  Les demandeurs

[29]  Les demandeurs prétendent que l’agent « ne comprend pas l’objet » de leur demande et qu’il n’a pas fait preuve de compassion.

[30]  Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la détérioration de la situation en Autriche et en Europe pour les immigrants, en particulier ceux qui sont musulmans. Les demandeurs disent que l’agent a accordé peu d’importance à cette préoccupation et à l’existence de liens familiaux au Canada, et qu’il a omis d’examiner la demande pour motif d’ordre humanitaire dans son ensemble. Les demandeurs soutiennent que l’agent, en traitant chaque question isolément, s’est montré insensible et a fait une analyse trop simpliste.

[31]  Selon les demandeurs, le fait que l’agent estime que leur établissement au Canada n’était pas plus important que celui en Autriche était incorrect. Ils affirment qu’ils ne viennent pas au Canada simplement en raison de leur établissement, mais parce qu’ils ne se sentent pas les bienvenus en Autriche, et ils ont fourni des preuves de liens familiaux ainsi que de racines économiques et de perspectives pour l’avenir (l’achat d’actions dans la société du frère de la demanderesse). Les demandeurs affirment que leur établissement devrait être examiné de façon indépendante et qu’il ne devrait pas être comparé à leur établissement en Autriche et aux conditions qui prévalent dans ce pays, sauf pour le fait que la diversité et l’acceptation y sont moins grandes qu’au Canada.

[32]  Les demandeurs prétendent également que les conclusions de l’agent concernant le ressentiment à l’égard des immigrants et des musulmans en Autriche étaient déraisonnables. Ils affirment que cela est clairement démontré lorsque l’agent affirme qu’il [TRADUCTION] « estime que la demanderesse n’a pas démontré que l’attitude envers les étrangers est meilleure ou pire en Autriche qu’au Canada ».

[33]  Les demandeurs soutiennent également que l’agent n’a pas suivi les principes énoncés dans Kanthasamy, et ils disent que l’agent a fait ce qu’il n’était pas censé faire dans cette affaire en séparant tous les éléments et en donnant une réponse raisonnable pour chacun au lieu d’examiner le problème dans son ensemble.

B.  Le défendeur

[34]  Le défendeur indique que le poids accordé aux divers facteurs fait partie du rôle de l’agent. Le défendeur prétend que, comme l’agent a examiné tous les facteurs collectivement et les a soupesés dans la décision, il n’a pas commis d’erreur en les traitant d’abord consécutivement. Le défendeur affirme que la préoccupation des demandeurs a simplement trait au poids accordé à leurs éléments de preuve et que le rôle de la Cour n’est pas d’intervenir à cet égard.

[35]  Pour ce qui est de l’établissement, le défendeur affirme que les conclusions étaient raisonnables, car il y avait un certain nombre de facteurs en jeu, comme le peu d’éléments de preuve sur l’établissement réel au Canada et le fait que les demandeurs peuvent voyager librement pour rendre visite aux membres de leur famille au Canada. Le défendeur affirme que l’agent, en faisant référence à l’Autriche dans la section sur l’établissement, effectuait une comparaison acceptable entre l’établissement au Canada et le fait que les demandeurs pourraient subir ou non des difficultés d’adaptation à leur retour en Autriche.

[36]  Le défendeur prétend que le ressentiment à l’égard des immigrants est lié à l’afflux de réfugiés à l’époque, tandis que les attaques croissantes d’extrémistes en réaction aux migrants se sont produites en Haute-Autriche (où les demandeurs n’habitaient pas) et ne visaient pas les citoyens autrichiens. Le défendeur affirme que les éléments de preuve au dossier étaient rares et que la conclusion de l’agent n’était pas erronée.

[37]  Enfin, le défendeur soutient qu’à la lecture de la décision il est clair que, après avoir abordé chacun des facteurs, l’agent a ensuite examiné ces facteurs dans leur ensemble avant d’établir que la prise de mesures pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée. Le défendeur affirme que la conclusion de l’agent était raisonnable.

C  Confirmation de la décision

[38]  Aucune des parties n’a abordé en détail la confirmation de la décision par l’agent après que des observations additionnelles aient été reçues le 4 octobre 2017.

VII.  Analyse

[39]  Je suis d’accord avec le défendeur sur le fait que l’agent évalue clairement les facteurs d’ordre humanitaire de façon cumulative dans la conclusion. La prise en considération de chaque élément avant l’examen de l’ensemble de la question de façon cumulative contribue à la transparence, à l’intelligibilité et à la justification.

[40]  L’évaluation par l’agent des conditions défavorables en Autriche soulève une difficulté en l’espèce. L’agent conclut que l’élément de preuve relatif à la discrimination présenté par les demandeurs ne s’appliquait pas à eux puisqu’ils sont citoyens autrichiens et non des migrants récents. À mon avis, il est déraisonnable de supposer que les personnes participant à de tels actes de discrimination feraient nécessairement la différence entre quelqu’un qui est devenu citoyen légitime du pays et un migrant récent ou illégal. Je pense qu’il est raisonnable de supposer que de telles personnes s’arrêtent aux différences d’apparence et de comportement et infligent un traitement discriminatoire ou raciste en fonction de ces différences visuelles qu’elles perçoivent sans tenir compte du fait que quelqu’un possède un document de citoyenneté ou parle la langue locale en plus de sa langue maternelle. Dans une certaine mesure, l’agent corrige son avis en se demandant dans sa conclusion si des difficultés ont été causées à tous « les Autrichiens nés à l’étranger », mais il maintient que les éléments de preuve étaient insuffisants.

[41]  Ce qui est plus important, c’est la comparaison qu’établit l’agent entre les conditions au Canada et les conditions défavorables en Autriche. Dans son analyse des conditions défavorables alléguées en Autriche, l’agent a écrit ce qui suit :

[TRADUCTION] Il est tout à fait possible qu’il y ait eu une certaine montée de l’intolérance à l’endroit des personnes d’origine étrangère en Autriche, mais les éléments de preuve sont insuffisants et ne permettent pas de démontrer les allégations de la demanderesse selon lesquelles elle a souvent entendu des insultes contre les étrangers dans les lieux publics. De plus, je crois pouvoir affirmer qu’il est de notoriété publique que, présentement, il y a une intolérance accrue envers les étrangers dans de nombreuses régions du monde. Dans ce contexte, même en dépit d’une telle situation, je conclus que la demanderesse n’a pas démontré que l’attitude envers les étrangers est meilleure ou pire en Autriche qu’au Canada. Il y a aussi eu des incidents malheureux au Canada contre des étrangers et des membres de minorités. En résumé, bien que je prenne note de la préférence de la demanderesse pour le climat social au Canada et du fait qu’elle a entendu moins d’insultes contre des étrangers ici, les éléments de preuve sont insuffisants et ne permettent pas de démontrer que la situation en Autriche pourrait causer des difficultés importantes à la demanderesse.

[non souligné dans l’original]

[42]  L’agent répète ce point de vue dans son résumé global des facteurs ayant mené au refus de la demande pour motif d’ordre humanitaire. Le problème que présente une telle perspective, c’est qu’elle peut laisser supposer que, lorsque des événements fâcheux se produisent au Canada, de tels événements ne peuvent jamais permettre de reconnaître que des difficultés se produisent ailleurs.

[43]  Un agent d’immigration peut certainement faire référence à des conditions parallèles au Canada en réponse à celles soulevées par les demandeurs, mais l’agent doit prendre soin de ne pas utiliser les conditions au Canada pour écarter ou refuser une demande fondée sur les difficultés dans le pays d’origine.

[44]  Le juge Sébastien Grammond a récemment exprimé ses préoccupations au sujet des décideurs en matière d’immigration (en l’espèce la Section d’appel des réfugiés) qui établissent des parallèles entre le Canada et les circonstances prévalant dans d’autres pays et qui affirment qu’un événement se produisant au Canada empêche d’établir qu’une préoccupation dans le pays d’origine justifie la prise de mesure, particulièrement lorsqu’un décideur le fait sans qu’aucune preuve n’ait été présentée au sujet des conditions au Canada : AB c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, 289 ACWS (3d) 792 [AB].

[45]  Dans l’affaire AB, le juge Grammond a écrit ce qui suit :

[33]  Avant de passer à la prochaine question, j’aimerais examiner un aspect particulièrement troublant de la décision de la SAR. Pour appuyer son assertion selon laquelle la protection de l’État n’a pas à être parfaite, la SAR a mentionné un nombre d’incidents dans lesquels des agents de police canadiens ont fait usage de force excessive (paragraphe 38), et a comparé la situation des Roms en Hongrie à celle des Premières Nations du Canada :

[…]

[34]  J’ai de sérieuses réserves quant à ce raisonnement. La SAR a présumé que des événements ayant lieu au Canada ne pourraient jamais constituer le fondement d’une demande d’asile dans un autre pays. C’est donc dire, selon cette logique, que des événements qui se produisent dans un pays étranger ne peuvent pas donner lieu à une demande d’asile quand des événements semblables se produisent au Canada.

[46]  Le fait d’établir de tels parallèles, sans limites ni éléments de preuve permettant de clarifier la question pertinente à régler, obscurcit le raisonnement dans l’analyse des difficultés. Je m’attendrais, conformément aux préoccupations exprimées par le juge Grammond dans AB, à ce qu’on fasse preuve de prudence dans l’établissement de similitudes entre le Canada et d’autres pays et à ce qu’on évite de banaliser la discrimination et le ressentiment à l’égard des immigrants, et de laisser entendre qu’un tel comportement ne pourrait jamais donner lieu à la prise de mesures si le même comportement se produisait ici.

[47]  L’agent ne l’a pas fait, et ce facteur obscurcit l’analyse des difficultés effectuée par l’agent et rend la décision déraisonnable.

VIII.  Conclusion

[48]  Pour les motifs précités, je conclus que la comparaison inappropriée de l’agent, sans éléments de preuve, effectuée dans le cadre de l’analyse des conditions en Autriche était déraisonnable et justifie que l’affaire soit renvoyée pour réexamen.

[49]  J’accueille la demande et je renvoie l’affaire pour réexamen par un autre agent d’immigration.

[50]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de certification, et je ne certifie aucune question.


JUGEMENT DANS IMM-4443-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent d’immigration.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Leonard S. Mandamin »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4443-17

 

INTITULÉ :

MARYAM EMAMIAN et SEYYED ABBAS SEYYED HASHEMY RIZI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er MAI 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Mme Wennie Lee

 

Pour les demandeurs

 

M. David Knapp

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Services d’assistance judiciaire, d’avocats et de litiges en matière d’immigration

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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