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Date : 20180615


Dossier : T-474-17

Référence : 2018 CF 623

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2018

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

JOSEPH HUBERT FRANCIS

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une requête déposée par M. Joseph Hubert Francis en application de l’article 51(1) des Règles des Cours fédérales (les Règles) en vue d’interjeter appel de l’ordonnance de la protonotaire Tabib prononcée le 18 janvier 2018. Dans cette ordonnance, la protonotaire a rejeté la requête de M. Francis en vue d’obtenir des provisions pour frais visant à financer sa demande en vue de solliciter une déclaration de ses droits de pêche issus de traités. M. Francis a été accusé d’infractions concernant des activités de pêche punissables par procédure sommaire dans la province de Québec en octobre 2015.

[2]  Pour avoir droit à des provisions pour frais, M. Francis devait satisfaire au critère défini dans l’arrêt Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71 [Okanagan]. La protonotaire a examiné les éléments de preuve et les arguments, mais a conclu que M. Francis ne satisfaisait pas à ce critère.

[3]  Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté, car la protonotaire a appliqué le bon critère et a agi raisonnablement en exerçant son pouvoir discrétionnaire pour ne pas accorder de provision pour frais vu les circonstances.

I.  Énoncé des faits

[4]  Les faits et le contexte pertinent sont constants et sont bien détaillés dans l’ordonnance de la protonotaire. Je ne les reprends ici que par nécessité de fournir un contexte.

[5]  M. Francis est membre de la Première Nation Elsipogtog, au Nouveau-Brunswick. En juin 2015, le Grand Conseil Mi’kmaq lui a délivré un document intitulé Authority to Harvest Seafood for a Moderate Living (Autorisation de prises de fruits de mer pour une subsistance convenable), qui énonce ceci :

[traduction]

PAR CONSÉQUENT, il est résolu de garantir à l’Indien susmentionné et visé par un traité Hubert Francis la pleine liberté de pêcher des fruits de mer sans subir de mauvais traitements, sans entraves et sans interventions d’aucune sorte dans les eaux ancestrales des Indiens Mi’kmaq. L’Indien visé par un traité identifié dans la présente doit respecter les méthodes de conservation établies relatives aux navires et aux équipements qui sont prescrites et utilisées par les règlements pris par Pêches et Océans Canada pour les activités de pêche [...] Hubert Francis et un navire contractuel en bonne et due forme sont autorisés à pêcher les espèces suivantes [liste omise].

[6]  M. Francis reconnaît que le Grand Conseil Mi’kmaq n’est pas titulaire d’un quota de pêche aux termes du Règlement sur les permis de pêche communautaires des Autochtones.

[7]  En 2015, M. Francis se livrait à la pêche à la crevette dans le golfe du Saint-Laurent. Il reconnaît qu’il n’avait pas l’autorisation du ministère des Pêches et des Océans (MPO) de pêcher aux termes du permis de pêche communautaire de la Première Nation Elsipogtog.

[8]  En octobre 2015, des fonctionnaires du MPO sont montés à bord du navire de M. Francis et ont confisqué les prises du demandeur. Il a été accusé d’avoir pêché sans autorisation et fait face à des poursuites par voie de procédure sommaire au Québec aux termes de la Loi sur les pêches. C’était la troisième fois que des fonctionnaires du MPO montaient à bord du navire de M. Francis.

[9]  Dans la demande au principal qu’il a déposé à la Cour fédérale le 30 mars 2017, M. Francis sollicite ce qui suit : [traduction]

  • un jugement déclarant que les interdictions et les restrictions imposées au demandeur à la suite des trois incidents constituent une atteinte injustifiable à ses droits issus de traités et visés par les paragraphes 35(1) et 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 l’autorisant à avoir accès aux ressources halieutiques et d’en faire le commerce afin de lui permettre d’en tirer un revenu raisonnable;
  • un jugement déclarant que ces interdictions et restrictions constituent une violation injustifiable des droits ancestraux du demandeur protégés par les paragraphes 35(1) et 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982;
  • un jugement déclarant que le droit ancestral du demandeur, à titre de membre de la nation Mi’kmaq, lui autorisant l’accès aux ressources halieutiques et d’en faire le commerce ne sont pas limités au fait d’en tirer un revenu raisonnable;
  • une ordonnance provisoire ou un jugement provisoire déclarant que le demandeur peut poursuivre ses activités commerciales de pêche sans être limité par la Couronne, en application de l’autorisation du Grand Conseil, valide jusqu’au règlement définitif de l’affaire;
  • tout autre redressement supplémentaire par voie d’injonction que demandera le demandeur ou qui lui conviendra afin de maintenir ses activités commerciales de pêche, en application de l’autorisation du Grand Conseil, à l’abri des confiscations et de l’ingérence de la Couronne.

[10]  M. Francis a présenté une requête sollicitant une ordonnance enjoignant à la demanderesse de payer des provisions pour frais, y compris les honoraires et les débours d’avocats et d’experts-conseils, afin de lui permettre de soumettre l’affaire devant les tribunaux et d’interjeter appel, le cas échéant. Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales prescrit ce type d’ordonnance et confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens. La protonotaire a rejeté la requête du demandeur. C’est sur l’ordonnance de la protonotaire que porte le présent appel.

II.  Ordonnance de la protonotaire

[11]  Au début de sa discussion, la protonotaire reprend le critère applicable énoncé par l’arrêt Okanagan, au paragraphe 40 comme suit :

  1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.
  2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.
  3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

[12]  Pour ce qui est du premier volet du critère de l’arrêt Okanagan, la protonotaire reconnaît le manque de ressources de M. Francis et fait remarquer le manque d’aide juridique au Québec, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse en vue d’intenter une action civile. Cependant, la protonotaire constate l’insuffisance de la preuve concernant l’indisponibilité de l’aide juridique dans le contexte de la poursuite par voie de procédure sommaire intentée contre M. Francis au Québec. De même, la protonotaire fait remarquer l’absence de tout élément de preuve concernant les initiatives de M. Francis en vue d’obtenir cette aide financière.

[13]  M. Francis cite les arrêts R. c. Marshall; R. c. Bernard, 2005 RCS 43, au paragraphe 144 [Marshall et Bernard], et R. c. Caron, 2011 RCS 5, au paragraphe 19 [Caron] pour faire valoir que les poursuites par voie de procédure sommaire n’offrent pas « un cadre institutionnel efficace pour résoudre des litiges constitutionnels importants de la nature de celui en l’espèce » (Caron, au paragraphe 19).

[14]  La protonotaire invoque l’arrêt de la Cour suprême du Canada Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, au paragraphe 41 [Little Sisters] pour affirmer que les tribunaux devraient vérifier si une autre affaire visant les mêmes fins est en instance et peut se dérouler sans qu’il soit nécessaire de rendre une ordonnance accordant une provision pour frais. De plus, la protonotaire fait remarquer que le jugement de déclaration de droits sollicité devrait être soulevé à titre de défense dans la poursuite par voie de procédure sommaire intentée contre M. Francis. La protonotaire conclut que M. Francis ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve pour démontrer que la poursuite par voie de procédure sommaire ne peut pas répondre de façon satisfaisante aux questions qu’il soulève. Elle conclut, par conséquent, qu’il ne satisfait pas au premier volet du critère de l’arrêt Okanagan.

[15]  En ce qui concerne le deuxième volet de ce critère, la protonotaire examine la qualité de M. Francis à revendiquer ses droits issus de traités et ses droits ancestraux. Elle fait remarquer que les droits revendiqués de cette façon sont en fait principalement des droits collectifs et non des droits de particuliers. Même si M. Francis a raison de dire que des individus peuvent exercer des droits de pêche ancestraux ou issus de traités, la protonotaire en vient néanmoins à la conclusion que ces droits sont uniques de par leur nature. En outre, elle fait remarquer que ces droits peuvent être invoqués lors d’une procédure pénale ou réglementaire et non pas lors d’une simple action civile à titre particulier.

[16]  M. Francis soutient que le fait d’intenter une action réclamant un jugement déclaratoire est conforme aux orientations du juge LeBel dans l’arrêt Marshall et Bernard au paragraphe 144, qui enseigne qu’une poursuite par voie de procédure sommaire ne constitue pas l’instance qui convient pour résoudre un litige constitutionnel important. À l’égard de cet argument, la protonotaire conclut que les commentaires émis dans l’arrêt Marshall et Bernard reposent sur l’hypothèse de l’implication de la collectivité autochtone dans le litige. En l’espèce, aucun élément de preuve ne vient étayer l’implication de la Première Nation Elsipogtog.

[17]  La protonotaire rejette la requête sollicitant des provisions pour frais et conclut que même si M. Francis avait satisfait au critère de l’arrêt Okanagan à trois volets, elle ne peut en arriver à la conclusion que « la situation [soit] suffisamment sérieuse ou unique pour que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’accorder une telle mesure d’exception ».

III.  Les questions en litige

[18]  La seule question en litige consiste à déterminer si la protonotaire a commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Okanagan.

IV.  Discussion

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[19]  Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable a été formulée dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira], dans lequel la Cour affirme au paragraphe 64 que « les ordonnances discrétionnaires des protonotaires ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits ».

[20]  Lorsqu’elle statue sur la demande sollicitant des provisions pour frais, la protonotaire prend une décision de nature hautement discrétionnaire à l’égard de laquelle la Cour doit faire preuve d’une grande retenue (Okanagan, au paragraphe 42).

[21]  Même si l’avocat de M. Francis soutient que l’espèce concerne le droit de pêche de M. Francis et que la protonotaire a commis une erreur en concluant que l’exercice de droits semblables ne peut se faire que par le titulaire des droits collectifs, la seule question qui soit en litige dans la présente requête consiste à déterminer si la protonotaire a commis une erreur dans sa conclusion, justifiant ainsi l’intervention de notre Cour.

[22]  Même sous la forme de provisions de frais en vue d’un litige constitutionnel comme c’est le cas en l’espèce, l’adjudication des dépens constitue en soi une décision discrétionnaire. Par conséquent, à moins d’une erreur, notre Cour doit faire preuve d’une retenue à l’égard de la décision de la protonotaire.

[23]  Pour les motifs énoncés ci-dessous, je conclus que la protonotaire n’a pas commis d’erreur de droit en prononçant son ordonnance et que les faits ne comportent pas d’erreur. En suivant l’arrêt Hospira, la Cour n’a aucune raison de modifier l’ordonnance de la protonotaire.

B.  La protonotaire a-t-elle commis une erreur dans l’application du critère de l’arrêt Okanagan?

(1)  Manque de ressources et options de financement en vue d’ester en justice

[24]  Au premier volet du critère de l’arrêt Okanagan, il est question des moyens véritables dont dispose la partie pour payer les frais occasionnés par le litige et des autres sources de financement permettant à celle-ci de soumettre les questions au tribunal (Okanagan, au paragraphe 40).

[25]  M. Francis soutient que la seule autre option dont il disposait pour faire reconnaître les droits de pêche revendiqués, issus de traités, demeure l’action civile au principal. Il fait valoir que l’issue de la poursuite par voie de procédure sommaire est sans importance, puisque ses droits n’y seront pas reconnus et que lui-même et les autres pêcheurs se verront encore à l’avenir accusés d’infractions en matière de pêche.

[26]  À cet égard, la protonotaire fait remarquer que si M. Francis n’est pas en mesure de financer le litige en Cour fédérale, il n’a pas démontré son manque de ressources quant à sa défense dans la poursuite par voie de procédure sommaire.

[27]  Plus précisément, la protonotaire conclut qu’il n’y a aucun élément de preuve indiquant que M. Francis a demandé de l’aide juridique pour préparer sa défense dans la poursuite par voie de procédure sommaire. Dans l’arrêt Little Sisters, au paragraphe 40, la Cour affirme que les tribunaux « devraient garder à l’esprit toutes les possibilités lorsqu’ils sont appelés à concevoir les ordonnances appropriées dans ces circonstances » et que « le demandeur doit étudier toutes les autres possibilités de financement », ce qui inclut les sources de financement public telles que l’aide juridique. En l’espèce, en l’absence d’éléments de preuve pour étayer que M. Francis avait demandé de l’aide juridique pour la poursuite par voie de procédure sommaire, la protonotaire n’a pas commis d’erreur en concluant que le premier volet du critère Okanagan n’a pas été satisfait.

[28]  En outre, elle conclut que M. Francis n’a pas démontré que la poursuite par voie de procédure sommaire ne constitue pas une option réaliste. Elle examine l’argument de M. Francis selon lequel la poursuite par voie de procédure sommaire ne convenait pas à l’argumentation sur la question des droits issus de traités. Ce point se trouve également au cœur des arguments présentés dans le présent appel. M. Francis invoque les arrêts Marshall et Bernard et Caron pour faire valoir que la poursuite par voie de procédure sommaire ne constitue pas l’instance qui convient pour examiner des arguments d’ordre constitutionnel.

[29]  La protonotaire fait remarquer que le fardeau de la preuve revient à M. Francis en raison de l’application du critère Okanagan, lequel doit établir qu’il satisfait à ce critère (Okanagan, au paragraphe 40; Little Sisters, au paragraphe 37). Il doit notamment établir qu’il « ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal » (Okanagan, au paragraphe 41). Dans la requête que M. Francis a déposée en Cour fédérale, la déclaration des droits autochtones qu’il sollicite prend la forme d’une mesure de réparation qui lèverait les restrictions pesant sur lui et rendrait possibles ses activités de pêche. Il semblerait donc que la demande déposée en Cour fédérale soit principalement une stratégie pour former une défense relativement à la poursuite par voie de procédure sommaire. Comme le fait remarquer la protonotaire, la Cour prévient au paragraphe 71 de l’arrêt Little Sisters qu’une demande de provision pour frais ne saurait être utilisée comme une stratégie d’instance.

[30]  De plus, dans sa demande déposée en Cour fédérale, M. Francis ne conteste pas une loi d’application générale et il ne conteste pas la constitutionnalité de la loi par laquelle il a été inculpé. Sa demande ressemble plutôt à un moyen d’apporter une solution à sa situation. Par conséquent, l’énoncé de la Cour tiré de l’arrêt Caron selon lequel la poursuite par voie de procédure sommaire n’est pas toujours la tribune qui convient ne s’appliquerait plus en l’espèce, puisque M. Francis n’a pas démontré, conformément à l’arrêt Okanagan que la poursuite par voie de procédure sommaire n’est la tribune convenant à l’évaluation des droits revendiqués.

[31]  M. Francis fait valoir que les intérêts en jeu dans l’action en principal dépassent ses propres intérêts et s’appliqueront à tous ceux dont les droits de pêche issus de traités ont subi une atteinte. Malgré l’affirmation selon laquelle il y aurait eu atteinte aux droits de pêche, il demeure qu’aucun élément n’a été produit devant la protonotaire ou présenté lors du présent appel à cet effet. Cette affirmation étant faite dans l’abstrait, il serait inopportun pour la Cour de prendre en compte celle-ci dans son analyse globale sur la disponibilité d’une autre tribune qui permettrait de discuter convenablement de la revendication de M. Francis selon laquelle il exerçait ses droits de pêche issus de traités.

[32]  De même, peu importe que le droit exercé par M. Francis soit individuel ou collectif, si les autres pêcheurs des Premières Nations sont touchés par les actions des fonctionnaires du MPO, comme il l’affirme, il est raisonnable de faire l’hypothèse que ces individus ou ces groupes auraient uni leurs forces avec M. Francis pour soutenir sa cause. Toutefois, ce n’est pas le cas.

[33]  Par conséquent, il est raisonnable que la protonotaire conclue que les questions soulevées par M. Francis sont propres à sa situation personnelle et ne soutiennent pas sa prétention voulant qu’il s’agisse de questions communes.

[34]  Globalement, la protonotaire a évalué les éléments de preuve et la jurisprudence quant au premier volet du critère Okanagan et ses conclusions sont étayées par les éléments de preuve et la jurisprudence. Aucune erreur n’a été commise.

(2)  Bien-fondé

[35]  Le deuxième volet du critère Okanagan porte sur l’évaluation du bien-fondé à première vue.

[36]  En l’espèce, la protonotaire conclut que le demandeur n’avait pas qualité pour revendiquer les droits ancestraux dans une simple action civile parce que les droits revendiqués sont de par leur nature des droits collectifs.

[37]  La Cour suprême a conclu que les droits issus de traités et ancestraux appartiennent à un groupe (arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, p. 1112, arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, au paragraphe 33; R. c. Sundown, [1999] 1 RCS 393, au paragraphe 36).

[38]  Par conséquent, en règle générale, il n’est possible pour des individus de présenter une demande en vue de « faire valoir des droits collectifs que si la collectivité les y autorise » (voir l’arrêt L’Hirondelle c. Canada, 2001 CAF 339, au paragraphe 10)

[39]  Cependant, M. Francis invoque Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26 [Behn], pour soutenir qu’il est possible pour des individus de faire valoir des droits collectifs dans les causes d’action civiles. Dans l’arrêt Behn, au paragraphe 33, la Cour souligne :

La Couronne soutient que les demandes fondées sur des droits issus de traités doivent être présentées par la collectivité autochtone ou en son nom. Cette proposition générale est trop restrictive. Il est vrai que les droits ancestraux et issus de traités sont, de par leur nature, des droits collectifs [...]Toutefois, certains droits, bien que la collectivité autochtone en soit titulaire, sont néanmoins exercés par des membres à titre individuel ou attribués à ceux-ci. De tels droits peuvent par conséquent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels. Il est possible que des membres de la collectivité possèdent à titre individuel un intérêt acquis dans la protection de ces droits. [Il] se peut fort bien que, lorsque les circonstances s’y prêtent, des membres d’une collectivité puissent être en mesure d’invoquer à titre individuel certains droits ancestraux ou issus de traités.

[40]  L’arrêt Behn ouvre la porte à l’invocation de certains droits ancestraux ou issus de traités à titre individuel lorsque les circonstances « s’y prêtent ». Toutefois, la Cour ne nous fournit pas d’orientation dans l’arrêt Behn sur les circonstances qui se prêtent à l’invocation des droits ancestraux dans une cause civile d’action. En conséquence, la question demeure litigieuse (Mohawks d’Akwesasne c. Administration de la voie maritime du Saint-Laurent, 2015 CF 918, au paragraphe 55; Watson c. Canada, 2017 CF 321).

[41]  La Cour suprême du Canada n’ayant pas donné d’explication plus complète dans l’arrêt Behn, la protonotaire conclut, eu égard aux circonstances, que M. Francis n’avait pas qualité pour invoquer un droit collectif. M. Francis n’a pas allégué de faits particuliers ou extraordinaires pour démontrer les raisons pour lesquelles les commentaires de la Cour suprême de l’arrêt Behn s’appliqueraient à son cas. Plus précisément, il n’a pas montré les raisons lui permettant d’alléguer des droits collectifs sans présenter aucun élément de preuve validant le soutien de la Première Nation Elsipogtog. En outre, il n’a pas montré sur la preuve qu’il a été plus touché par la conduite du MPO que tout autre membre des Premières Nations, ce qui l’autoriserait à invoquer le droit collectif.

[42]  La situation envisagée par l’arrêt Behn est extraordinaire, tout comme l’attribution d’une provision pour frais. M. Francis n’a pas allégué de faits pour prouver le bien-fondé extraordinaire de son affaire de façon à pouvoir 1) revendiquer un droit collectif en tant que particulier et 2) justifier l’attribution d’une provision pour frais.

[43]  En réponse, M. Francis cite l’arrêt Marshall et Bernard, plus précisément l’opinion du juge LeBel dans cette affaire. Il a écrit ceci, au paragraphe 142 :

[...] il me paraît évident que nous devrions reconsidérer l’opportunité de débattre les questions de traité autochtone, de droits ancestraux et de titre aborigène dans le contexte de procès criminels. Les questions sur lesquelles il est statué dans le cadre de ces affaires ont bien peu à voir avec la conduite criminelle de l’accusé; il s’agit plutôt de revendications qu’il conviendrait de traiter dans le cadre d’actions déclaratoires de nature civile. Les problèmes de procédure et de preuve inhérents à l’examen des revendications autochtones découlent non seulement des règles de preuve, de l’interprétation de la preuve et des conséquences des charges de présentation de la preuve qui s’appliquent, mais également de la portée de l’examen, en appel, des conclusions de fait tirées par le juge du procès. Ces revendications peuvent également influer sur les droits et les intérêts concurrents d’un certain nombre de tiers qui pourraient avoir le droit d’être entendus à toutes les étapes du processus. En outre, des difficultés particulières surgissent s’il s’agit de statuer sur des revendications générales portant sur des droits relatifs à un titre ou issus d’un traité, lorsque ces revendications visent des zones géographiques qui ne se limitent pas aux lieux spécifiques aux accusations criminelles.

[44]  Comme le fait remarquer la protonotaire, cette affirmation est l’expression d’une opinion incidente. Néanmoins, les circonstances envisagées dans l’affaire Marshall et Bernard diffèrent de celles de M. Francis. Plus précisément, M. Francis dépose une demande à la Cour fédérale en réponse aux accusations sommaires. C’est ce qui ressort clairement du texte de la demande qui s’oppose aux interdictions et aux restrictions qui lui ont été imposées relativement aux infractions. En outre, il n’existe pas de droits ni d’« intérêts concurrents d’un certain nombre de tiers qui pourraient avoir le droit d’être entendus à toutes les étapes du processus ». Comme il a été mentionné auparavant, la Première Nation Elsipogtog n’a pas été impliquée à la requête. Pour terminer, les accusations sommaires ont été déposées en lien avec les activités de M. Francis dans la province de Québec.

[45]  Par conséquent, la protonotaire a, à juste titre, interprété l’arrêt Marshall et Bernard comme étant une affaire concernant un plus grand nombre de parties et d’intérêts collectifs que ceux qui sont concernés par la requête de M. Francis.

[46]  Même en présumant que M. Francis peut établir un droit de pêche issu d’un traité sur l’autorité de l’arrêt Behn, sa cause n’est pas fondée à première vue. La Cour suprême a conclu que l’obligation de détenir un permis ne constitue pas une atteinte injustifiée aux droits ancestraux (arrêt R. c. Nikal, [1996] 1 RCS 1013, aux paragraphes 92 et 94). La poursuite par voie de procédure sommaire concerne des pénalités imposées pour non-respect de l’obligation de détenir un permis. Il est donc difficile de soutenir, sous la force de cet enseignement, que la cause de M. Francis est bien fondée et que sa situation est « particulière » ou « extraordinaire » à un point tel qu’il serait justifié d’attribuer une provision pour frais : voir l’arrêt Little Sisters, aux paragraphes 4 et 36.

[47]  Par conséquent, la protonotaire n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur ne satisfait pas au deuxième volet du critère Okanagan.

(3)  Intérêt public

[48]  En ce qui concerne l’intérêt public, M. Francis soutient qu’il existe de la confusion dans la jurisprudence depuis l’arrêt de la Cour suprême R. c. Marshall, [1990] 3 RCS 456 [Marshall] qui reconnaît un droit de pêche issu de traités aux Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse. M. Francis soutient que l’arrêt Marshall n’a pas tranché sur une revendication de droits ancestraux dont les circonstances étaient les siennes; il s’ensuit que sa demande est nouvelle, ce qui justifie l’attribution d’une provision pour frais.

[49]  La protonotaire conclut que le fait que M. Francis n’ait pas démontré l’implication de la Première Nation Elsipogtog signifie qu’il n’est pas dans l’intérêt public d’attribuer une provision pour frais et que la cause n’est pas suffisamment unique.

[50]  La justification de l’attribution d’une provision pour frais pour une cause dépend « de l’importance non seulement pour les parties au litige, mais encore pour la collectivité en général » (Okanagan, au paragraphe 38). En l’espèce, comme il a été mentionné ci-dessus, l’action de M. Francis est liée à sa situation personnelle et la Première Nation Elsipogtog ne semble pas soutenir sa revendication. Dans le même ordre d’idée, je fais remarquer l’absence de tout élément de preuve indiquant un soutien de l’autorité qui aurait accordé à M. Francis le droit de pêcher, le Grand Conseil Mi’kmaq.

[51]  Pour ces motifs, en tenant compte des exigences très élevées à satisfaire pour l’attribution d’une provision pour frais, je juge que la protonotaire n’a pas commis d’erreur en concluant que l’espèce ne soulève pas de grandes questions d’importance publique.

[52]  L’appel de M. Francis est par conséquent rejeté avec dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T-474-17

LA COUR ORDONNE que l’appel soit rejeté et les dépens soient adjugés à la défenderesse.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-474-17

INTITULÉ :

JOSEPH HUBERT FRANCIS c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 mai 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 15 juin 2018

COMPARUTIONS :

Robert H. Pineo

Michael Kennedy

Pour le demandeur

Susan L. Inglis

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patterson Law

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour la défenderesse

 

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