Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180606


Dossiers : T-1898-17

T-1899-17

T-1900-17

T-1901-17

Référence : 2018 CF 586

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 juin 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

REEMI SALEM ASSLAFI

GAMAL SALEM ASSLAFI

SAMI SALEM SALEH ASSLAFI

BASHAR SALEM ASSLAFI

ABDULRUB NASSER ABDUL QAWI AALSANAD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Dans une décision datée du 12 novembre 2017 [la décision], un agent des visas à Abou Dhabi [l’agent] a rejeté quatre demandes de citoyenneté présentées par quatre frères orphelins. Les frères demandaient la citoyenneté au motif qu’ils avaient été adoptés par leur oncle [le demandeur principal], un citoyen canadien. Toutefois, l’agent n’était pas convaincu que les prétendues adoptions avaient été faites conformément aux lois canadiennes. À la suite du refus de l’agent, les quatre frères et le demandeur principal [collectivement, les demandeurs] ont déposé et joint quatre demandes de contrôle judiciaire [les demandes], en application du paragraphe 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch. C-29, demandes dont je suis maintenant saisi.

[2]  Dans ce cas quelque peu inhabituel, le défendeur convient que la décision devrait être annulée en raison a) de manquements reconnus à l’équité procédurale et b) de l’absence de documents importants dans le dossier certifié du tribunal [DCT]. Par conséquent, le défendeur demande que l’affaire soit renvoyée pour réexamen, en priorité, par un nouvel agent.

[3]  Les demandeurs sollicitaient cette mesure de réparation dans leur mémoire d’avis de demande. Cependant, dans leur mémoire consolidé supplémentaire, de même que durant l’audition des demandes, ils ont adopté une approche différente. En bref, les demandeurs affirment maintenant que la Cour devrait soit prononcer un verdict imposé ordonnant au nouvel agent des visas de reconnaître les adoptions, soit accorder sans délai la citoyenneté aux frères demandeurs. Les demandeurs demandent également que les dépens leur soient adjugés. Le défendeur s’oppose à ces mesures de réparation.

[4]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille les demandes selon les conditions demandées par le défendeur : la décision sera annulée et renvoyée pour un réexamen, en priorité, sans qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

II.  Question préliminaire

[5]  À l’audition des demandes, la Cour a été informée par l’avocat des demandeurs que le demandeur principal avait préparé des observations écrites additionnelles en réponse au mémoire consolidé supplémentaire du défendeur. L’avocat des demandeurs a demandé que ces observations soient acceptées par la Cour afin qu’elle puisse les examiner. Le défendeur s’est opposé à ces observations, affirmant que selon l’ordonnance de notre Cour datée du 30 avril 2018, le mémoire consolidé supplémentaire des demandeurs aurait dû être déposé avant le 7 mai 2018.

[6]  Je n’ai pas tenu compte des observations écrites additionnelles préparées par le demandeur principal. D’abord, les demandeurs n’ont pas présenté leur requête aux termes d’une disposition des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, ou des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et ils ne m’ont fourni aucune raison expliquant pourquoi la Cour devrait accepter des observations écrites présentées en dehors des délais prescrits dans mon ordonnance du 30 avril 2018. Quoi qu’il en soit, j’ai été informé par l’avocat des demandeurs que les observations additionnelles du demandeur principal portaient sur le fond de la décision faisant actuellement l’objet d’un examen. Comme je suis convaincu que la décision doit être annulée pour des motifs d’ordre procédural, ces observations additionnelles n’auraient eu aucun effet sur mon analyse, même si j’en avais tenu compte. De plus, comme je l’ai mentionné au demandeur principal et à son avocat durant l’audience, les observations additionnelles ou nouvelles contenues dans ces documents pourraient certainement être prises en considération lors du réexamen des décisions.

III.  Contexte

[7]  Le 10 septembre 2012, les demandeurs ont présenté quatre demandes de citoyenneté canadienne pour une personne adoptée par un citoyen canadien [les demandes de citoyenneté]. Les demandes de citoyenneté étaient appuyées par un jugement yéménite de 2012 affirmant que la demande du demandeur principal en vue d’« adopter » les frères demandeurs avait été accueillie [le jugement de 2012].

[8]  Le 29 octobre 2014, un agent de la Section d’immigration de l’ambassade du Canada aux Émirats arabes unis à Abou Dhabi [le bureau des visas] a écrit aux demandeurs, disant craindre que le paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté n’ait pas été respecté, parce que le Yémen suit la loi coranique, la charia, laquelle ne permet pas et ne reconnaît pas l’adoption; en vertu de la charia, les enfants orphelins sont pris en charge au moyen d’une « kafala », ou tutelle. En résumé, le paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté prescrit que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration attribue la citoyenneté à toute personne adoptée par un Canadien, si l’adoption satisfait à certains critères, notamment à l’alinéa 5.1(1)c), qui porte que l’adoption doit avoir été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant.

[9]  En réponse à la lettre de l’agent, les demandeurs n’ont pas contesté que le Yémen suit la loi de la charia. Toutefois, ils ont affirmé, et continuent d’affirmer, que le Canada doit accepter que la kafala est conforme aux lois canadiennes en matière d’adoption, pour les fins de l’alinéa 5.1(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, et des articles connexes du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246. L’agent n’était pas de cet avis, et a conclu que les adoptions n’étaient pas conformes aux lois du Canada en matière d’adoption, et a rejeté les demandes de citoyenneté le 15 janvier 2015.

[10]  Les demandeurs ont déposé des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement au rejet des demandes prononcé en 2015. Ces demandes ont été réglées par les parties, entraînant le désistement du litige, et les affaires ont été renvoyées à un agent différent pour un réexamen.

[11]  Les demandes de citoyenneté ont ensuite été envoyées pour un nouvel examen par l’agent qui a rendu la décision faisant l’objet du présent contrôle. Le 5 février 2017, l’agent a rédigé une lettre relative à l’équité procédurale à l’intention des demandeurs, disant une fois de plus craindre que les adoptions ne soient pas conformes aux lois du Canada, parce que le Yémen suit la loi de la charia. La réponse des demandeurs à cette lettre n’a pas été incluse dans le DCT, pour une raison inconnue. Le défendeur soutient qu’il n’a pas été en mesure d’en trouver une copie pour les fins des présentes demandes.

[12]  Le 12 novembre 2017, les demandes de citoyenneté ont de nouveau été rejetées, au motif que les adoptions n’étaient pas conformes aux lois du Canada et ne satisfaisaient pas aux conditions établies au paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté.

[13]  Une fois de plus, les demandeurs ont demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, demandant dans leurs avis de demande que la décision soit annulée et renvoyée pour un réexamen. L’autorisation a été accordée, et le présent jugement en découle.

[14]  Le défendeur souligne dans son mémoire consolidé supplémentaire qu’une offre de règlement a été présentée aux demandeurs. Toutefois, lors d’une conférence préalable à l’audience, et durant les discussions additionnelles qui ont eu lieu avant l’audience du présent contrôle judiciaire, les parties n’ont pas été en mesure de s’entendre sur les modalités du règlement, ni sur la mesure de réparation appropriée.

IV.  Questions en litige

[15]  En l’espèce, le défendeur affirme, comme je l’ai mentionné plus haut, que le bien-fondé de la décision faisant l’objet du présent contrôle n’est pas pertinent, parce que le défendeur concède qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale lors de la décision. Plus précisément, le défendeur affirme que l’agent, lorsqu’il a rendu sa décision, s’est appuyé à tort sur un élément de preuve extrinsèque relativement à la loi yéménite, sans donner aux demandeurs la possibilité de répondre à cet élément de preuve. Le défendeur affirme également qu’il n’est pas possible, quoi qu’il en soit, de décider du caractère raisonnable de la décision, puisque la réponse des demandeurs à la lettre relative à l’équité procédurale de 2017 est absente du DCT et ne peut être trouvée.

[16]  Le défendeur demande par conséquent que la mesure de réparation demandée par les demandeurs dans leurs avis de demande soit accordée, c’est-à-dire que la décision soit annulée et renvoyée pour un réexamen par le bureau des visas. Le défendeur demande en outre que le nouvel examen soit effectué en priorité.

[17]  À l’audition des demandes, les demandeurs ont convenu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale lors de la décision et qu’elle devait être annulée. Toutefois, comme il est indiqué dans leur mémoire consolidé supplémentaire, les demandeurs demandent également que [traduction] « il soit décidé » que les frères [traduction] « ont été légalement adoptés dans la République du Yémen » et qu’il soit [traduction] « ordonné qu’on leur accorde la citoyenneté canadienne ». Les demandeurs affirment subsidiairement que la Cour devrait déclarer les demandeurs citoyens canadiens, en fonction des éléments de preuve au dossier.

[18]  Les demandeurs sollicitent en outre les dépens, selon le montant déterminé par la Cour, en raison a) du fait que les demandeurs ont eu besoin d’introduire deux séries de demandes de contrôle judiciaire (la première en 2015, et la seconde, qui est la présente demande, en 2017), et b) du temps écoulé entre les deux décisions sous-jacentes de 2015 et de 2017.

[19]  En réponse aux requêtes des demandeurs pour que la Cour rende un verdict imposé ou déclare les demandeurs citoyens canadiens, le défendeur affirme que la seule mesure de réparation viable est que la Cour renvoie l’affaire au bureau des visas pour un réexamen. Le défendeur conteste également le bien-fondé des dépens, soulignant qu’il a fait preuve de diligence et tenté de corriger la situation; il ne s’est pas opposé à la demande d’autorisation, il a tenté de régler l’affaire, il a admis les erreurs susceptibles de révision dans la décision et il a demandé que l’affaire soit renvoyée pour un réexamen, en priorité. Compte tenu des concessions du défendeur, il ne me reste que deux questions à trancher, soit de décider de la mesure de réparation appropriée, et de voir s’il convient d’adjuger des dépens.

V.  Analyse

[20]  Je n’accorderai pas la réparation demandée par les demandeurs dans leur mémoire consolidé supplémentaire, soit que la Cour fasse la déclaration suivante :

[traduction] […] les quatre fils demandeurs ont été légalement adoptés dans la République du Yémen, et ils sont les fils adoptés du père canadien demandeur […], et il doit être ordonné de leur accorder la citoyenneté canadienne, ce qui leur permettrait ensuite de venir au Canada en tant que citoyens canadiens afin de rejoindre leur père canadien et d’habiter avec lui et sa famille élargie au Canada.

[21]  Les mesures de réparation autorisées dans une demande de contrôle judiciaire sont énoncées au paragraphe 18(1) et à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 :

18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

 

18 (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

 

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

 

[…]

 

[…]

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

 

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[22]  Il est rare que des requêtes en vue d’obtenir une décision imposée soient présentées, et il est encore plus rare que de telles requêtes soient accueillies. Le droit dans ce domaine a récemment été résumé par le juge Boswell dans la décision McIlvenna c. Banque de Nouvelle-Écosse (Banque Scotia), 2017 CF 699 :

[56]  Le pouvoir qu’a la Cour de rendre ce qui équivaut à une décision imposée découle du libellé de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, lequel dispose que la Cour peut, dans le cas d’un contrôle judiciaire, « déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées […] toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral ». Il est généralement admis que la Cour se doit d’user d’une très grande retenue lorsqu’elle donne des instructions qui sont assimilables à une décision imposée, car cela amène à se demander si la Cour n’accomplit pas indirectement ce qu’elle n’est pas autorisée à faire directement – c’est-à-dire, substituer sa propre décision à celle qu’a rendue le décideur administratif en obligeant ce dernier à tirer une conclusion précise (voir Turanskaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1776, au par. 6 (CF), 111 FTR 314 (conf. par [1997] ACF no 254, 145 DLR (4th) 259). De plus, les instructions que la Cour peut donner quand elle infirme la décision d’un tribunal administratif peuvent inclure des instructions de la nature d’un « verdict imposé », mais « il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs » (Rafuse c Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31, au paragraphe 14, 222 FTR 160 [Rafuse].

[23]  La Cour d’appel fédérale a récemment donné des directives semblables dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Yansane, 2017 CAF 48 :

[18]  […] Il ne faut jamais perdre de vue que de telles directives ou instructions dérogent à la logique du contrôle judiciaire, et que leur utilisation abusive et injustifiée irait à l’encontre de la volonté du législateur de confier à des organismes administratifs spécialisés le soin de se prononcer sur des questions qui requièrent souvent une expertise que ne possèdent pas les tribunaux de droit commun. Il en va ainsi tout particulièrement en ce qui concerne l’admissibilité et l’appréciation des preuves, qui se trouve au cœur même du mandat confié aux décideurs administratifs.

[24]  Je souligne en outre que les circonstances de l’affaire dont je suis saisi se distinguent de celles de la décision Gerges c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 106 [Gerges], dans laquelle le juge Gleeson, s’appuyant sur l’arrêt Ali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 CF 73 (Cour fédérale du Canada – Section d’appel), a refusé d’ordonner un verdict imposé parce qu’il manquait des renseignements dans le DCT :

21  Ali indique la nature des questions à examiner lorsqu’une directive particulière est examinée. Une de ces questions est de savoir si la preuve au dossier ne permet d’en arriver qu’à une conclusion possible. Ce n’est pas le cas ici. Tel qu’indiqué dans les plaidoiries, les documents utilisés afin de compléter l’évaluation de l’ASFC en 2015 n’étaient pas inclus dans le dossier certifié du tribunal [DCT]. Tout examen des observations formulées par M. Gerges nécessiterait un examen de ces documents. En l’absence d’un tel examen, il est impossible de conclure qu’il n’y a qu’une conclusion possible dans cette affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  Il existe une autre raison pour laquelle un verdict imposé n’est pas approprié. À mon avis, l’affaire dont je suis saisi concerne le droit yéménite, dont le contenu est une question de fait, qui doit par conséquent être examinée selon la norme de la décision raisonnable (voir Asad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 141, aux paragraphes 14 à 31). Par conséquent, il s’agit essentiellement d’une affaire à contenu factuel, dans laquelle les faits principaux concernant les « adoptions » sont contestés, ce qui signifie qu’un verdict imposé serait exceptionnel (Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Rafuse, 2002 CAF 31, au paragraphe 14).

[26]  Plus précisément, les demandeurs, s’appuyant principalement sur la décision Cheshenchuk c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 33, avancent ici que le jugement de 2012 a un effet déterminant sur les demandes de citoyenneté et commande l’octroi de la citoyenneté.

[27]  Par contre, le défendeur affirme le contraire, s’appuyant en partie sur l’analyse faite dans la décision Mashooqullah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 982. Par conséquent, les documents dont je dispose ne permettent pas d’en arriver à une seule conclusion possible; non seulement parce que le dossier est incomplet, mais également parce que les parties ne s’entendent pas sur le caractère raisonnable des principales conclusions de fait de l’agent. C’est pourquoi je n’accorderai pas la réparation demandée dans le mémoire consolidé supplémentaire des demandeurs.

[28]  Pour des raisons similaires, je n’accorderai pas non plus la réparation subsidiaire tardive demandée par les demandeurs, soit que la Cour déclare elle-même les frères demandeurs des citoyens canadiens. Les demandeurs ont présenté cette requête en vue d’une déclaration confirmant la citoyenneté canadienne des demandeurs uniquement après avoir entendu parler de la récente décision dans Fisher-Tennant c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 151 [Fisher-Tennant], que le défendeur a portée à l’attention de la Cour lors d’une téléconférence préalable à l’audience tenue quelques jours seulement avant l’audition des présentes demandes.

[29]  Je souligne qu’une telle déclaration de citoyenneté est inhabituelle, et que la décision Fisher-Tennant fait actuellement l’objet d’un appel à la Cour d’appel fédérale concernant une question de compétence (dossier A-104-18).

[30]  J’estime que le raisonnement utilisé dans la décision Fisher-Tennant se distingue de l’espèce sur plusieurs aspects clés. D’abord, dans la décision Fisher-Tennant, la Cour a conclu que le dossier dont elle disposait était incomplet (au paragraphe 20). Comme je l’ai dit précédemment, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[31]  Deuxièmement, dans la décision Fisher-Tennant, la Cour a conclu que le décideur avait tiré les « les conclusions pertinentes des faits » qu’il fallait pour trancher l’affaire (au paragraphe 18). En l’espèce, c’est le contraire : les demandeurs contestent les conclusions de fait de l’agent relativement au droit yéménite.

[32]  Troisièmement, dans la décision Fisher-Tennant, la Cour était convaincue qu’un seul résultat possible était légalement admissible en fonction du dossier (au paragraphe 35). En l’espèce, le dossier dont je dispose ne donne pas lieu à une telle conclusion.

[33]  Par conséquent, j’annulerai la décision et renverrai l’affaire pour un nouvel examen en priorité par un nouvel agent des visas, examen qui devra être effectué avec un dossier complet, et d’une manière équitable. L’agent aura pour tâche de tirer les conclusions de fait nécessaires et de décider si les frères demandeurs sont des citoyens canadiens en vertu de la Loi sur la citoyenneté.

VI.  Dépens

[34]  En ce qui concerne les dépens, je souligne que je n’adjugerai pas des dépens simplement parce qu’un agent d’immigration a rendu une décision erronée (Sapru c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35, au paragraphe 65). Conformément à l’article 22 des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, des dépens ne doivent pas être accordés dans le contrôle judiciaire d’une affaire introduite en vertu de la Loi sur la citoyenneté, à moins qu’il n’y ait des « raisons spéciales » de le faire. Le critère des « raisons spéciales » est rigoureux (Adesina c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 336, au paragraphe 12).

[35]  Dans l’arrêt Ndungu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 (au paragraphe 7), la Cour d’appel fédérale a énoncé les circonstances pouvant donner lieu à des « raisons spéciales », lesquelles incluent les cas où a) le ministre cause au demandeur une perte considérable de temps et de ressources en adoptant des perspectives incohérentes devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, b) un agent d’immigration contourne une ordonnance de la Cour, c) un agent d’immigration adopte des agissements trompeurs ou abusifs, d) un agent d’immigration délivre une décision après un délai déraisonnable et injustifié, et e) le ministre s’oppose déraisonnablement à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire.

[36]  Concernant la question du délai, en l’espèce, les demandes de contrôle judiciaire antérieures des demandeurs ont été abandonnées en mai 2015. Ce n’est que deux ans plus tard, en novembre 2017, que les demandes de citoyenneté ont été réexaminées. Je conviens que ce délai est regrettable et que, idéalement, les dossiers auraient dû être traités de manière plus opportune par le bureau des visas. Cependant, je n’ai pas été convaincu que la présente affaire répond au critère rigoureux des « circonstances spéciales » requises pour octroyer des dépens (voir la décision Gerges, au paragraphe 23; Balepo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1104, aux paragraphes 39 à 41).

[37]  De plus, les demandeurs n’ont déposé aucun élément de preuve montrant qu’un agent ou un groupe d’agents du bureau des visas a délibérément contourné une ordonnance de notre Cour, ou a adopté des agissements trompeurs ou abusifs; par conséquent, rien ne me permet de conclure en ce sens.

[38]  Enfin, je voudrais souligner que le défendeur en l’espèce, habilement représenté par son avocate, a agi de façon raisonnable. En fait, j’estime que le défendeur a, par l’entremise de son avocate, agi de manière exemplaire compte tenu des circonstances sous-jacentes, pour les raisons suivantes.

[39]  Premièrement, le défendeur ne s’est pas opposé à la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Deuxièmement, une fois l’autorisation accordée et un exemplaire du DCT obtenu, le défendeur n’a pas cherché à embrouiller ou retarder les procédures d’une façon ou d’une autre. Le défendeur a pris part à des discussions de règlement, a concédé avec raison les faiblesses de la présente affaire, et a en bout de ligne demandé dans son mémoire consolidé supplémentaire que la décision soit annulée et renvoyée pour un réexamen, en priorité. Troisièmement, l’avocate du défendeur, à titre de fonctionnaire judiciaire, a porté à l’attention de la Cour et des demandeurs la décision Fisher-Tennant, même si cette décision va à l’encontre de la position du défendeur en l’espèce, position ensuite adoptée par les demandeurs.

[40]  Enfin, qui plus est, je souligne que le défendeur aurait pu demander que la décision soit maintenue, malgré les manquements reconnus à l’équité procédurale, conformément aux arrêts Mobil Oil Canada Ltd c. Office Canada–Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, et Yassine c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1994) 172 N.R. 308 (C.A.F.). Cependant, le défendeur a choisi de ne pas le faire, et a plutôt affirmé que les demandeurs devraient être autorisés à fournir une version complète de tous les documents pertinents au bureau des visas – y compris à invoquer potentiellement le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, qui porte que le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse.

[41]  Pour tous les motifs qui précèdent, rien ne justifie l’octroi de dépens.

VII.  Question à certifier

[42]  À l’audience, le défendeur a présenté la question suivante aux fins de certification :

[traduction] Les Cours fédérales ont-elles compétence pour rendre une décision relativement à une demande présentée en application de la Loi sur la citoyenneté, alors que le législateur a donné pouvoir au ministre de rendre ce type de décisions?

[43]  Le défendeur a également déposé des observations postérieures à l’audience pour appuyer la certification de la question qui précède.

[44]  Après l’audience, le demandeur principal a donné instruction à son avocat de présenter la question certifiée proposée suivante, que je reproduis ci-dessous telle qu’elle a été présentée à la Cour :

[traduction]

Question certifiée proposée

par le demandeur / Assalafi c. MCI, T-1898-17

Si, en l’espèce, la principale question au mérite devait être la suivante, aux fins de vérification : parmi toutes les possibilités envisageables dans les documents canadiens officiels, est-ce que le mot « adoption » peut signifier « tutelle »? Et si la clarification est bien établie, la Cour fédérale a-t-elle compétence pour rendre des verdicts imposés?

[45]  Après avoir examiné les positions des parties, j’estime qu’il ne s’agit pas d’une affaire où il convient de certifier une question, y compris celles proposées par les parties.

[46]  Premièrement, même si je suis d’accord avec le défendeur que la question qu’il propose aux fins de certification peut avoir trait à un litige actuel, en particulier compte tenu de l’appel dans la décision Fisher-Tennant, elle n’est néanmoins pas appropriée pour une certification en l’espèce.

[47]  Cela parce qu’en supposant, sans trancher la question, que notre Cour a compétence pour accorder le type de jugement déclaratoire demandé par les demandeurs lors de l’audition des demandes, je ne le ferais pas en l’espèce, pour les raisons énoncées plus haut. Par conséquent, la compétence de la Cour de déclarer les frères demandeurs des citoyens canadiens – ou de rendre un verdict imposé en ce sens – n’est pas déterminante quant à l’issue des présentes demandes. Ainsi, les questions proposées ne seront pas certifiées (Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9 [Zhang]).

[48]  J’estime également que l’autre question proposée par le demandeur principal (à savoir si le mot « adoption » peut signifier « tutelle » dans les circonstances de la présente affaire) n’est pas appropriée à une certification. Cette question repose sur l’hypothèse que la Cour en vienne à la conclusion que les décisions de l’agent concernant le droit yéménite ont été raisonnables, ce que la Cour n’est pas en position d’envisager, compte tenu des lacunes d’ordre procédural de la décision et du DCT incomplet. Ainsi, cette question n’est pas non plus déterminante quant à l’issue des présentes demandes.

VIII.  Conclusion

[49]  Les demandes sont accueillies selon les conditions demandées par le défendeur : la décision sera annulée et renvoyée pour un réexamen, en priorité. Aucuns dépens ne sont accordés. Aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-1898-17, T-1899-17, T-1900-17 et T-1901-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La décision faisant l’objet du présent contrôle dans les dossiers T-1898-17, T-1899-17, T-1900-17 et T-1901-17 est annulée et renvoyée pour un réexamen, en priorité, par un nouveau décideur.

  2. Aucuns dépens ne sont accordés.

  3. Aucune question ne sera certifiée.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1898-17

 

INTITULÉ :

REEMI SALEM ASSLAFI ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

A. Tom Leousis

 

Pour les demandeurs

 

Eleanor Elstub

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. Tom Leousis

Avocat

Hamilton (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.