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Date : 20180703


Dossier : IMM-5358-17

Référence : 2018 CF 676

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ABDUL HAKIM ABDUL SALAM

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le concept de déférence est au cœur de la présente affaire. Le ministre affirme que la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] aurait dû faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. M. Abdul Salam, pour sa part, soutient que je devrais faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la SAR.

[2]  M. Abdul Salam a demandé l’asile au Canada. Il prétend être citoyen du Ghana. Il dit qu’il est gai et qu’alors qu’il était au Ghana, des gens l’ont agressé et ont tué son partenaire, en raison de leur orientation sexuelle.

[3]  La SPR a rejeté sa demande, parce que M. Abdul Salam n’a pas pu prouver son identité de façon crédible. La SAR a cependant accueilli son appel, a infirmé la conclusion de la SPR relative à son identité et a renvoyé l’affaire à la SPR afin qu’elle puisse décider si M. Abdul Salam est un réfugié ou une personne à protéger.

[4]  Le ministre présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR. Le ministre fait valoir que la SAR aurait dû faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR, fondées sur la crédibilité du témoignage de M. Abdul Salam à l’audience. Je rejette la demande du ministre parce que la SAR, en annulant la décision de la SPR, n’a pas rendu une décision déraisonnable. Pour bien comprendre cela, il est nécessaire d’expliquer la norme de contrôle applicable à chaque étape du processus.

I.  Normes de contrôle

[5]  Le concept de « norme de contrôle » fait référence au cadre analytique utilisé par un décideur d’échelon supérieur lors du contrôle de la décision d’une instance inférieure. Ce concept permet de cerner les types d’erreurs qui seront corrigées par le décideur d’échelon supérieur.

[6]  Beaucoup d’énergie intellectuelle a été consacrée aux récents débats sur les normes de contrôle. Ma tâche dans la présente affaire est toutefois simplifiée par la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 [Huruglica].

[7]  Dans le présent cas, il y a deux niveaux de contrôle, et chacun a sa propre norme.

[8]  Dans l’arrêt Huruglica, la Cour d’appel fédérale a établi que l’intention du législateur était que le rôle de la SAR en soit surtout un de redressement des erreurs, bien qu’elle n’entendrait pas les cas de nouveau (ou de novo, comme on dit en latin), mais procéderait normalement en se fondant sur la preuve testimoniale et documentaire dont la SPR disposait. La Cour a expliqué le processus que la SAR doit suivre :

Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par le demandeur. (au paragraphe 103)

[9]  La Cour a reconnu qu’à l’égard de certaines catégories de questions, la SPR bénéficiait d’un avantage par rapport à SAR, et que la SAR devait faire preuve de déférence lors de l’examen des décisions de la SPR relatives à ce type de questions. La Cour a expliqué :

Ce texte reconnaît également l’avantage certain que peut avoir la SPR sur la SAR lorsque les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages oraux. Il indique aussi que, étant entendu que la SAR doive parfois faire preuve d’une certaine retenue avant de rendre sa propre décision, la question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. Dans chaque cas, la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile. (au paragraphe 70)

[10]  Une norme de contrôle différente s’applique lorsque notre Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR. Cette norme de contrôle est celle de la décision raisonnable : Huruglica, aux paragraphes 30 à 35. La norme du caractère raisonnable est beaucoup plus exigeante que la norme applicable entre la SPR et la SAR. Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, je dois m’assurer que la décision faisant l’objet du contrôle est fondée sur une interprétation défendable des principes juridiques pertinents ainsi que sur une évaluation raisonnable de la preuve (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). La norme de la décision raisonnable permet à des décideurs différents de parvenir à des décisions différentes, quoique fondées sur les mêmes faits; leurs décisions seront confirmées si elles appartiennent à « une gamme d’issues possibles et acceptables » (ibid.).

II.  La décision de la SAR était-elle déraisonnable?

[11]  Une décision de la SAR peut être déraisonnable si la mauvaise norme de contrôle est choisie (Huruglica, aux paragraphes 103 et 104) ou si elle l’applique de façon déraisonnable. Dans le cas qui nous occupe, la SAR n’a fait ni l’un ni l’autre.

[12]  En ce qui concerne la norme de contrôle, la décision de la SAR fait référence à l’arrêt Huruglica et explique la norme applicable comme suit :

Lorsque la crédibilité du témoignage de vive voix présenté devant la SPR n’est pas une question déterminante, la SAR appliquera la norme de la décision correcte dans son examen des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR. Lorsque la crédibilité du témoignage de vive voix présenté devant la SPR est une question déterminante, la SAR fera preuve de déférence à l’égard de certaines des conclusions de la SPR pour lesquelles cette dernière avait un avantage sur la SAR pour examiner le témoignage de vive voix des témoins qui ont comparu devant elle. La portée de cette déférence sera évaluée au cas par cas en fonction des circonstances particulières de l’affaire et de l’analyse du dossier dans son ensemble.

[13]  Cette affirmation est parfaitement conforme aux directives de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Huruglica.

[14]  Je me penche maintenant sur l’application de cette norme par la SAR. Sa décision peut être résumée comme suit. La SAR s’est fondée sur la prémisse que le certificat de naissance de M. Abdul Salam devrait bénéficier de la présomption de validité des documents d’identité étrangers. La SAR a remarqué que la SPR s’était appuyée sur deux questions précises pour réfuter cette présomption : le fait que M. Abdul Salam se serait contredit en ce qui concerne la présence de sa mère lorsqu’il a présenté sa demande de certificat et le fait que le certificat précise que son père est un [traduction] « commerçant », tandis que dans son témoignage, il a dit que son père réparait des voitures et des motocyclettes. Selon la SAR, les deux questions n’étaient pas vraiment des contradictions, mais pouvaient s’expliquer par des problèmes de traduction évidents tout au long de l’audience, ainsi que par l’analphabétisme et la dépendance de M. Abdul Salam à l’égard d’autres personnes pour remplir les formulaires, notamment des bénévoles et d’autres détenus. La SAR a accordé peu de poids, voire aucun, aux autres documents produits par M. Abdul Salam. En conséquence, la SAR a conclu, selon l’ensemble de la preuve, que M. Abdul Salam avait prouvé son identité.

[15]  Le ministre fait valoir que la SAR n’a fait preuve que d’une déférence de façade et n’a pas tenu compte du fait que l’ensemble du témoignage, au cours duquel M. Abdul Salam s’est contredit à plusieurs reprises et a blâmé les autres pour les incohérences, enlevait toute crédibilité au certificat de naissance.

[16]  Je ne puis souscrire à cette thèse du ministre. Prendre une décision dans la présente affaire exigeait la prise en compte de nombreux éléments à l’égard desquels la SPR ne jouissait pas d’un « véritable avantage » par rapport à la SAR – une règle de droit, des inférences tirées de la preuve, des jugements relatifs à la plausibilité, une analyse de la cohérence entre divers éléments de preuve, une question mixte de fait et de droit (qu’est-ce qui est nécessaire pour réfuter la présomption de validité?), et ainsi de suite. L’évaluation de ces éléments n’exige pas une observation en personne du comportement des témoins. Sous ce rapport, je voudrais souligner que la norme de contrôle de la SPR à la SAR n’est pas la même que celle prévalant entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel à l’égard des questions de fait. Les justifications de la déférence mentionnées dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, ne sont pas pertinentes en l’espèce. Par conséquent, la SAR n’avait pas à faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la plupart des questions en litige que cette dernière devait trancher.

[17]  En ce qui concerne la question de la traduction, je suppose que ni le membre de la SPR ni celui de la SAR ne parlait le haoussa, la langue dans laquelle M. Abdul Salam a témoigné. La SAR a néanmoins écouté l’enregistrement audio de l’audience et a conclu qu’il y avait eu des problèmes de traduction. J’ai lu la transcription complète de l’audience et je peux dire que la conclusion de la SAR à cet égard est raisonnable.

[18]  Plus généralement, il était loisible à la SAR de conclure que M. Abdul Salam avait établi son identité d’après la preuve documentaire dont elle disposait. La SAR a donné des motifs clairs, exhaustifs et convaincants justifiant sa conclusion. Même s’il y avait des incohérences dans le témoignage de M. Abdul Salam, il était tout de même loisible à la SAR de le croire dans l’ensemble : FH c McDougall, 2008 CSC 33, au paragraphe 70, [2008] 3 RCS 41. La SAR a affirmé qu’elle avait pris en considération l’ensemble de la preuve et les motifs montrent que c’est vraiment le cas.

[19]  Il se peut que la présente affaire soit un cas limite. Il se peut que la décision de la SPR fût aussi raisonnable. Il se peut que la décision de la SPR et celle de la SAR dans la présente affaire appartiennent toutes deux à la gamme des issues acceptables. Mais étant donné la structure du système, mon rôle n’est pas de décider si la décision de la SPR était raisonnable. Il n’est même pas de décider qui de la SPR et de la SAR a rendu la décision la plus raisonnable. Il s’agit simplement de m’assurer que, au regard de la preuve au dossier et du degré restreint de déférence due à la SPR, la décision de la SAR était raisonnable. Je conclus que c’est le cas.

[20]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5358-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5358-17

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. ABDUL HAKIM ABDUL SALAM

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 juillet 2018

COMPARUTIONS :

Andrea Shahin

 

Pour le demandeur

 

Jessica Lipes

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Jessica Lipes

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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