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Date : 20180703


Dossier : IMM-5278-17

Référence : 2018 CF 672

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

KERMITHA NERE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par Kermitha Néré (la demanderesse), à l’encontre d’une décision de la Section de la Protection des Réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 31 octobre 2017. La SPR a déterminé que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

II.  Faits

[2]  La demanderesse est une femme d’origine haïtienne. Elle fait partie de l’association « Solidarité Haïtienne de Défense des Droits Humains » (SOHDDH) depuis 2010. Elle allègue avoir échappé à un attentat contre sa personne, le 4 octobre 2012, perpétré par des partisans armés du groupe « Réponse Paysanne » opposés aux idéaux de la SOHDDH qui auraient saccagé le domicile de son père (l’attentat). La demanderesse allègue avoir été à l’école au moment de l’attentat.

[3]  La demanderesse a quitté sa ville (Fond Parisien) le jour même de l’attentat pour se réfugier dans la capitale, Port-au-Prince, pour un mois avant de rejoindre sa cousine dans la ville de Puebla au Mexique en novembre 2012. Quelques mois plus tard, le 31 janvier 2013, elle a traversé la frontière et a déposé une demande d’asile aux États-Unis. Elle a reçu son permis de travail américain en date du 28 août 2014. Durant cette période, la demanderesse a rencontré son futur époux. Le couple s’est marié le 21 février 2015. Ce dernier l’a convaincue d’abandonner sa demande d’asile pour qu’il puisse entamer le processus de parrainage mais la relation conjugale a fini par se détériorer. Anxieuse d’être renvoyée en Haïti, elle a décidé de rejoindre son oncle au Canada et y a déposé une demande d’asile le 22 novembre 2016.

[4]  Le 30 janvier 2017 la demanderesse a reçu une convocation pour une audience devant le commissaire. L’audition de la demande d’asile a eu lieu le 10 octobre 2017. Une décision défavorable a été rendue le 31 octobre 2017.

III.  Décision

[5]  Les éléments de preuve déposés auprès de la SPR comptaient plusieurs documents attestant à l’identité de la demanderesse incluant son acte de naissance, la preuve d’entrée aux États-Unis, sa carte de sécurité sociale et son autorisation de travail américains ainsi qu’une copie de l’avis de convocation relatif au parrainage par son époux. Une copie de la carte de membre de la SOHDDH, l’attestation du directeur exécutif de l’organisation et une copie d’un rapport du juge de paix attestant à l’incident du 4 octobre 2012 étaient aussi à la disposition de la SPR.

[6]  Dans son raisonnement, la SPR a souligné certaines contradictions et omissions dans le dossier de la demanderesse sur lesquelles la SPR s’est basée pour tirer une inférence négative concernant la crédibilité de la demanderesse – notamment, (i) la date de son arrivée au Mexique et la durée de son séjour intérimaire dans ce pays, (ii) ses documents de scolarisation en Haïti et son statut scolaire lors de l’attentat, (iii) l’absence de copies de sa demande d’asile aux États-Unis, et (iv) l’absence d’une copie de son passeport.

[7]  La SPR était préoccupée par les faits suivants :

  1. La demanderesse a indiqué deux dates différentes relatives à son départ de Haïti (2010 et 2012), ce qui est important parce que l’attentat aurait eu lieu en Haïti en 2012;

  2. Les contradictions entre les témoignages et déclarations de la demanderesse concernant la durée de son séjour au Mexique – un an versus un mois (même si on suit la version actuelle de la demanderesse, le séjour aurait duré plus de deux mois);

  3. La demanderesse a indiqué qu’elle était à l’école au moment de l’attentat en 2012, alors que l’Annexe A du formulaire de demande générique pour le Canada (formulaire IMM 5669) indique qu’elle a complété l’école en 2011;

  4. Malgré les lacunes dans son dossier, la demanderesse a fait peu d’effort pour obtenir de la preuve supplémentaire pour clarifier la situation.

[8]  La SPR a conclu en fonction de ces observations que la demanderesse ne se trouvait probablement pas en Haïti en octobre 2012 et que le narratif n’était pas digne de foi.

[9]  De plus, la SPR a reconnu que la demande d’asile reposait principalement sur la thèse relative à l’opinion politique de la demanderesse mais que cet élément n’avait pas été prouvé. La SPR a accordé peu de valeur probante à l’attestation du directeur exécutif de la SOHDDH car elle estime que celui-ci n’était pas témoin de l’attentat allégué.

[10]  La SPR a aussi évalué l’argument relié à la crainte de persécution basée sur le sexe. La SPR a conclu, en fonction du témoignage orale de la demanderesse, notamment ses conditions socio-économiques avant son départ de Haïti et l’absence d’allégation spécifique, que la crainte de persécution dont il est fait mention dans son narratif n’est pas justifiée.

[11]  Finalement, la SPR a conclu que la crainte subjective de la demanderesse d’être persécutée en Haïti n’était pas authentique puisqu’elle n’a pas demandé l’asile au Mexique, et les raisons qu’elle a donné pour avoir fait ce choix n’étaient pas compatibles avec une crainte subjective.

IV.  Questions en litige

[12]  La demanderesse soulève trois types d’erreurs alléguées :

  1. Analyse déraisonnable de la preuve au sujet de l’attentat;

  2. Manquement d’équité procédurale en tirant des inférences négatives des déclarations faites par la demanderesse au point d’entrée au Canada dans l’absence de l’interprète qu’elle a demandé; et

  3. Analyse déraisonnable de l’aspect de la demande d’asile basée sur le sexe.

V.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[13]  La norme de contrôle de la décision correcte s’applique pour les questions d’équité procédurale : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; les autres aspects de la décision de la SPR, notamment l’évaluation de la preuve au dossier, doivent se faire suivant la norme de décision raisonnable: Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 11. Il n’y a aucun débat sur ce point.

B.  Analyse de la preuve – attentat allégué

[14]  La demanderesse critique les conclusions de la SPR sur trois sujets : (i) la date de son départ d’Haïti, (ii) la durée de son séjour au Mexique, et (iii) les doutes au sujet de sa déclaration concernant le saisi de son passeport par les autorités américaines.

[15]  La SPR a noté que, dans ses documents, la demanderesse a indiqué deux dates différentes pour son départ d’Haïti : 2012 et 2010. Ceci est important parce que, si elle avait quitté Haïti en 2010, elle n’aurait pas été là au moment de l’attentat en 2012.

[16]  La demanderesse soumet qu’il s’agit d’une simple erreur typographique : elle a indiqué 2012 (la date correcte) plusieurs fois alors que la date incorrecte (2010) n’apparait qu’une seule fois dans l’Annexe A du formulaire de fondement de la demande d’asile.

[17]  En ce qui concerne la question sur la durée du séjour de la demanderesse au Mexique, celle-ci semble être justifiée par un lapsus pendant l’audition devant la SPR. Malgré que ledit lapsus n’apparait pas sur la transcription de l’audition, la demanderesse semble reconnaître avoir dit qu’elle avait passé un an au Mexique avant de se corriger en indiquant un mois.

[18]  En ce qui concerne le saisi du passeport de la demanderesse, il est vrai que la SPR semblait avoir l’impression pendant l’audition que les autorités américaines ne l’avaient pas saisi, mais ce point n’a pas été soulevé dans la décision de la SPR.

[19]  J’accepte que les erreurs abordées dans les paragraphes ci-dessus ne sont pas assez pour conclure raisonnablement que la demanderesse n’était pas en Haïti lors de l’attentat, ou qu’elle manquait de crédibilité. Cependant, la SPR a indiqué d’autres raisons pour avoir douté de sa crédibilité.

[20]  Dans son formulaire IMM 5669, la demanderesse a indiqué qu’elle avait fini l’école en 2011, ce qui semble être incompatible avec sa déclaration qu’elle était à l’école au moment de l’attentat. La demanderesse soumet que ce n’est qu’un autre exemple d’erreurs qui se sont glissées dans ses soumissions à la SPR.

[21]  Quoi qu’il en soit, je suis de l’avis que, compte tenu de cette erreur et les autres abordées ci-haut, la SPR avait raison d’avoir des soupçons. Il était également concevable pour la SPR de s’attendre à ce que la demanderesse fournisse des documents (p. ex. passeport, documents scolaires) qui auraient pu corroborer ses déclarations, ou qu’elle explique pourquoi elle ne les a pas fournis et les démarches qu’elle a entreprise pour les obtenir : Radics c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 110 au para 33.

[22]  En ce qui concerne les documents scolaires, la demanderesse a indiqué simplement qu’elle ne les a pas apportés avec elle parce qu’elle n’avait aucune intention de continuer ses études.

[23]  En ce qui concerne son passeport, elle a expliqué que les autorités américaines l’ont saisi dans le contexte de sa demande d’asile aux États-Unis. Elle a indiqué ne pas avoir fait d’efforts elle-même pour l’obtenir depuis son arrivée au Canada, mais elle a soumis une copie d’une lettre de son avocat canadien adressée à son avocat américain dans le but d’obtenir les documents soumis pour sa demande d’asile aux États-Unis, incluant son passeport. Pendant l’audition devant la SPR, l’avocat canadien a décrit plusieurs suivis de cette lettre par téléphone pour obtenir les documents, mais sans succès. Malheureusement, il n’y a aucune corroboration de ces suivis.

[24]  La SPR a noté aussi que la demanderesse a déclaré qu’elle a tendance à faire des photocopies de tous ses documents importants et a conclu qu’il était donc curieux qu’elle ait omis d’en faire une de son propre passeport.

[25]  À mon avis, il était raisonnable pour la SPR de constater l’insuffisance de la preuve documentaire à l’appui de sa demande d’asile, de s’attendre à plus d’efforts de la part de la demanderesse dans ce contexte, et de tirer une inférence négative de l’absence de ces documents ou d’une explication raisonnable pour leur absence.

[26]  La SPR a aussi abordé les autres documents fournis par la demanderesse, soit une carte de membre de l’SOHDDH, un procès-verbal du rapport du juge de paix concernant l’attentat, et une lettre du président de la SOHDDH attestant l’affiliation de la demanderesse à l’organisation et décrivant l’attentat.

[27]  La SPR a accordé moins de valeur probante à ces documents parce qu’il s’agissait de copies et non pas d’originaux. Dans le cas de la demanderesse, je suis de l’avis qui ceci était raisonnable.

[28]  La SPR a aussi accordé moins de valeur probante à la copie de la lettre du président de la SOHDDH parce qu’il n’était pas présent lors de l’attentat allégué. Ceci était aussi raisonnable, malgré que la lettre contenait d’autres informations pertinentes.

[29]  Finalement, la SPR a accordé moins de valeur à la copie du procès-verbal parce qu’elle paraissait altérée. Il s’agit ici de la seule conclusion de la SPR que je trouve déraisonnable. En révisant le dossier, il est clair que la ligne verticale sur la copie (qui semble être l’indication d’altération dont la SPR référait) ne paraissait pas sur la copie qui était fournie par la demanderesse, mais a été ajoutée sur une deuxième copie qui a été faite de ce document. Ceci étant dit, je suis de l’avis que cette erreur par la SPR n’est pas assez pour annuler sa décision.

C.  Manquement à l’équité procédurale

[30]  La demanderesse indique qu’elle a demandé clairement un interprète en créole lors de son entrée au Canada, mais que cette demande n’a pas été respectée. Elle soumet qu’il s’agit d’une violation de l’article 14 de la Charte canadienne de droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte]. Elle soumet aussi que l’utilisation d’informations obtenues sans respect de sa demande d’un interprète constitue un bris d’équité procédurale.

[31]  Il ne semble pas contesté que l’agent au point d’entrée ait respecté la politique applicable sur les contrôles aux points d’entrée. Cette politique n’envisage pas un droit absolu à un interprète sur demande. L’agent peut se fonder sur les documents détenus par le voyageur. C’est dans les cas où l’agent envisage interdire le voyageur qu’il doit suspendre la procédure jusqu’à ce qu’un interprète compétent soit disponible. Ceci n’est pas le cas ici. De plus, la demanderesse a pu communiquer avec l’agent assez bien pour compléter son formulaire IMM 5669 et un rapport d’entrevue.

[32]  Il n’y a aucune indication autre que le témoignage de la demanderesse qu’elle a eu des problèmes de communication au point d’entrée au Canada. Les seuls problèmes allégués concernent les incohérences soulevées par la SPR. Mais ces incohérences ne semblent pas être à cause de problèmes de communication, mais plutôt d’erreurs dans les documents. S’il s’agissait de problèmes de communication, la demanderesse ne les a pas justifiés.

[33]  Je n’accepte pas que tous les voyageurs arrivant aux points d’entrée au Canada aient droit automatique à un interprète sur demande. La demanderesse ne cite aucune autorité à l’effet que l’arrêt R c Tran, [1994] 2 RCS 951 s’applique aux points d’entrée. À mon avis, l’arrêt Mohammadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CAF 191, se distingue parce qu’il concerne la présence d’un interprète pour une audition devant la SPR, ce qui n’est pas le cas ici.

[34]  À mon avis, la jurisprudence indique que le droit à un interprète dépend d’une difficulté à communiquer : Umba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 582 au para 19 ; Lasin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1356 au para 11 ; Essaidi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 411 au para 27.

[35]  Je ne suis pas convaincu qu’il y a eu une violation de l’article 14 de la Charte, ni d’équité procédurale.

D.  Analyse de l’aspect basée sur le sexe

[36]  Le récit de la demanderesse fait référence aux conditions difficiles pour les femmes en Haïti qui persistent depuis le séisme en 2010. Cependant, la demanderesse n’a cité aucun incident personnel à cause de son genre.

[37]  La SPR a noté l’absence d’incident personnel. La SPR a aussi noté que la demanderesse habitait avec son père avant son départ de Haïti, et l’absence de preuve qu’elle ne pouvait pas retourner habiter avec lui en cas de son renvoi.

[38]  La SPR a conclu que la demanderesse pourrait retourner vivre avec son père. À mon avis, cette conclusion était raisonnable.

VI.  Conclusion

[39]  Pour les raisons ci-dessus, la présente demande doit être rejetée.

[40]  Les parties s’entendent qu’il n’y aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans IMM-5278-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

  3. L’intitulé de la cause est modifié pour refléter correctement la partie défenderesse, soit le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5278-17

 

INTITULÉ :

KERMITHA NERE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUILLET 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

 

Pour la partie demanderesse

 

Me Daniel Latulippe

Me Steve Bell

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur(e) Général(e) du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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