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Date : 20180706


Dossier : IMM-5469-17

Référence : 2018 CF 698

Montréal (Québec), le 6 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

KOKOI DJIBRINE HISSEIN

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Au préalable

[3]  Il ne suffit pas pour les demandeurs de déposer de la preuve documentaire faisant état de situations problématiques dans leur pays pour se voir reconnaître le statut de « réfugiée », au sens de la Convention, ou « personne à protéger ». Encore faut-il que les demandeurs démontrent un lien entre cette preuve et leur situation personnelle, ce qu’ils n’ont pas réussi à faire. (Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, [2002] A.C.F. no 302 (C.A.F.) (QL).)

[4]  La preuve documentaire portant sur la situation générale existant dans le pays d'un demandeur d’asile ne permet pas, à elle seule, d'établir le bien-fondé de sa demande d’asile. (Alexibich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 53, [2002] A.C.F. no 57 (QL); Ithibu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 288, [2001] A.C.F. no 499 (QL).)

(Morales Alba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1116.)

II.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision rendue le 13 décembre 2017 par la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Commission], en vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR. Dans cette décision, la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en concluant que le demandeur n’a pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention », ni celle de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.  Faits

[2]  Le demandeur, âgé de 23 ans, est un citoyen de la République du Tchad, d’ethnie gorane.

[3]  Dès son plus jeune âge, le demandeur aurait vécu chez le Dr. Albissaty Saleh Alazam, supposément un oncle paternel aussi connu comme étant un opposant au gouvernement tchadien.

[4]  Le 4 avril 2016, suite à l’arrestation de son oncle, le demandeur aurait décidé d’organiser, en compagnie de ses cousins et d’autres jeunes de son quartier, une marche pacifique dans la ville de Ndjamena pour demander la libération de Monsieur Alazam.

[5]  Le 25 avril 2016, le demandeur aurait été arrêté, détenu, puis accusé d’avoir planifié la marche en question. D’après les dires du demandeur, les forces de sécurité ont découvert qu’il était un opposant au régime actuel après avoir fouillé sa page Facebook et trouvé son abonnement au groupe « Déby Dégage ».

[6]  Le 1er juin 2016, les autorités tchadiennes auraient libéré le demandeur, avec l’interdiction de participer à des activités subversives contre le régime du Président Idriss Déby.

[7]  Vers la fin du mois de juin 2016, le demandeur raconte qu’une manifestation a eu lieu pour dénoncer le gouvernement tchadien. Deux agents des services secrets auraient intercepté le demandeur qui était alors sur les lieux. Les agents auraient libéré le demandeur, suite à une vérification de son identité.

[8]  Le 3 juillet 2016, les autorités tchadiennes auraient arrêté le demandeur une deuxième fois et l’auraient inculpé de trouble à l’ordre public et de désobéissance civile. Après avoir passé deux mois et huit jours à la prison d’Amsinéné, le demandeur allègue s’être évadé de prison le 10 septembre 2016. Pour ce faire, il aurait eu l’aide d’un gardien de prison que le cousin du demandeur, Abdelrahim Mahamat Bahar, aurait corrompu.

[9]  D’après le récit du demandeur, il serait resté caché pendant huit mois chez son cousin Abdelrahim, à Mandelia, une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de Ndjamena.

[10]  Le demandeur allègue que les autorités tchadiennes ont également arrêté son père en janvier 2017. Le demandeur relate que son père est mort d’une crise cardiaque le 10 février 2017 après qu’il ait été torturé à la prison de Koro Toro.

[11]  Le 30 mai 2017, le demandeur a quitté le Tchad après avoir obtenu un visa américain. Il est à noter que le demandeur avait tenté, en octobre 2016, d’obtenir un visa pour les États-Unis. Cependant, sa demande avait été refusée. Il est donc passé par les États-Unis avant d’entrer au Canada afin de rejoindre un oncle de nationalité canadienne.

[12]  Advenant un retour dans son pays, le demandeur allègue craindre une possibilité sérieuse de persécution en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à l’ethnie gorane. Le 21 juillet 2017, il a sollicité l’asile au Canada.

IV.  La décision de la SPR

[13]  Le 21 septembre 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur puisqu’il a été conclu qu’il n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés ni celle de personne à protéger.

[14]  La décision de la SPR n’était basée que sur la conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas crédible, l’identité du demandeur ayant été établie à la satisfaction du tribunal. Ce dernier a relevé les contradictions suivantes sur des éléments saillants de la demande d’asile dans le témoignage du demandeur :

i. Dans son narratif écrit, le demandeur a indiqué qu’il a été emprisonné le 3 juillet 2016. Par la suite, il est resté caché chez son cousin à Mandelia suite à son évasion de prison, le 10 septembre 2016. À l’audience, il a répondu qu’il était retourné à Ndjamena pendant sa cachette, soit le 3 juin 2016, avec l’aide du même gardien qui l’avait aidé à s’échapper de prison. Le tribunal a conclu qu’il était incohérent à ce que le demandeur soit sorti de sa cachette le 3 juin 2016 pour écrire ses examens de Baccalauréat;

ii. Dans le formulaire IMM5669, le demandeur a omis d’inscrire l’adresse de son cousin à Mandelia. Le tribunal a noté que cette omission importante contredisait son récit selon lequel il serait resté caché à Mandelia suite à son évasion de prison;

iii. À la question 9(a) et (b) du formulaire ANNEXE 12, le demandeur répond « non »; pourtant, le tribunal note que le demandeur s’est contredit en omettant de mentionner un autre élément central de son narratif écrit, soit celui d’avoir été arrêté et inculpé de désobéissance civile et de trouble à l’ordre public;

iv. D’après une lettre provenant de son cousin, le demandeur aurait eu l’aide de son cousin pour faciliter sa sortie du pays; cependant, le tribunal note qu’il n’y a aucune mention de cette allégation importante dans le narratif écrit du demandeur. À l’audience, le demandeur n’a pu répondre directement à la question du commissaire lorsqu’il a été confronté sur cette omission.

[15]  Confronté à chacune de ces contradictions, le demandeur répondait chaque fois qu’il n’avait pas bien saisi les questions du commissaire ou qu’il était stressé. La SPR a jugé que ses réponses étaient déraisonnables, considérant les circonstances du demandeur. Après avoir considéré l’ensemble de la preuve, la SPR a conclu que le demandeur ne s’était pas déchargé de son fardeau de preuve.

[16]  Le 6 octobre 2017, le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR.

V.  Décision de la SAR

[17]  Dans une décision datée du 13 décembre 2017, la SAR a confirmé la décision de la SPR en vertu du paragraphe 111(1) de la LIPR. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[18]  En premier lieu, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur quant à la crédibilité du demandeur. Après avoir écouté l’enregistrement de l’audience et avoir examiné la preuve au dossier, la commissaire de la SAR est arrivée à la conclusion que le demandeur était non crédible sur des éléments importants de son récit. La SAR a procédé à une analyse indépendante de la preuve et a soulevé des incohérences dans le témoignage du demandeur. Par exemple, la commissaire a noté que le demandeur a livré un témoignage incohérent lorsqu’il a été questionné sur la raison pour laquelle il craignait pour sa sécurité.

[19]  En deuxième lieu, la SAR a noté que, à plusieurs reprises, le demandeur ne faisait que « réciter machinalement » les informations contenues dans le récit annexé au Formulaire de demande d’asile [FDA]. D’après la SAR, les questions posées au demandeur étaient des « questions simples ». La SAR a jugé que la SPR avait de plus considéré les explications offertes par le demandeur et qu’elle avait motivé de façon claire pourquoi elle ne pouvait pas en tenir compte. Par conséquent, le demandeur n’a pas été en mesure de prouver la véracité des faits allégués dans son récit.

[20]  En troisième lieu, en ce qui concerne la crainte alléguée par le demandeur en raison de son appartenance à l’ethnie gorane, la SAR a indiqué dans sa décision que la SPR ne s’est pas prononcée expressément sur cette allégation; toutefois, la SAR a expliqué que « [l]e fait, pour un décideur, de ne pas statuer à l’égard d’un motif, peut constituer un défaut d’exercer sa compétence, et nécessite un examen selon la norme de la décision correcte. Il ne s’agit pas d’une situation où la SPR a un avantage sur la SAR pour trancher de la question » [notes omises]. Par conséquent, la SAR a procédé à sa propre analyse sur cette question. Après avoir considéré les soumissions du demandeur ainsi que la preuve documentaire au dossier (les onglets 4.6 et 4.11 provenant du cartable national de documentation [CND] sur le Tchad du 31 mars 2017), la SAR a conclu que le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution du seul fait qu’il soit un Gorane.

VI.  Question en litige

[21]  Compte tenu des observations des parties, la Cour considère que la présente demande de contrôle judiciaire soulève la seule question en litige formulée par le défendeur : la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution du seul fait de son ethnicité gorane est-elle raisonnable?

[22]  Comme il a été conclu par la Cour d’appel fédérale, la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par la SAR est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35). Cette norme de contrôle commande la retenue envers les conclusions de fait et à l’évaluation de la preuve par la SAR (Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1035 au para 11). La Cour n’interviendra pas si la décision appartient « aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]).

VII.  Dispositions pertinentes

[23]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

[…]

Décision

Decision

111 (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

111 (1) After considering the appeal, the Refugee Appeal Division shall make one of the following decisions:

[EN BLANC]

(a) confirm the determination of the Refugee Protection Division;

[EN BLANC]

(b) set aside the determination and substitute a determination that, in its opinion, should have been made; or

[EN BLANC]

(c) refer the matter to the Refugee Protection Division for re-determination, giving the directions to the Refugee Protection Division that it considers appropriate.

VIII.  Observations des parties

A.  Prétentions du demandeur

[24]  D’après le demandeur, la SPR a fait défaut de soupeser un motif important au soutien de la demande d’asile, soit la crainte d’être persécuté en raison de son appartenance à l’ethnie gorane. La SAR aurait erré dans son analyse de la décision de la SPR en indiquant dans sa décision que « la SPR n’a pas cru que l’appelant a été arrêté, du fait de ses opinions politiques ou de son ethnicité » (Dossier du tribunal [DT], Motifs et décision de la SAR, au para 48). Le demandeur soumet que rien ne permet d’affirmer que la SPR avait considéré le profil ethnique du demandeur dans sa décision. Pour cette raison, il cite la décision Kandel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 659 [Kandel] portant sur une demande d’examen des risques avant renvoi pour argumenter que l’erreur de la SPR est suffisante pour invalider sa décision :

[26]  Tel qu’il est mentionné précédemment, la première question en l’instance suffit pour conclure que la décision contestée n’est pas valide et que le dossier devra être renvoyé devant un autre agent de CIC aux fins de réexamen.

[27]  En effet, la décision rendue par l’Agente relativement à la demande ERAR du demandeur, et plus particulièrement à l’égard de l’un des deux motifs invoqués, ne résiste pas à un examen suivant la norme de la décision correcte. À la lecture de la décision, force est de constater que l’Agente n’a rendu aucune conclusion explicite au sujet de l’orientation sexuelle du demandeur, élément pourtant central à sa demande ERAR. [Le demandeur souligne.]

[25]  Dans le même ordre d’idées, le demandeur soumet que le défaut de la SPR de mentionner expressément dans ses motifs la raison pour laquelle elle n’a pas cru à la crainte de persécution du demandeur du fait qu’il soit un Gorane constitue une erreur susceptible de contrôle (Odetoyinbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 501 aux para 6 et 8 [Odetoyinbo]).

[26]  Le demandeur argumente que la conclusion tirée par la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution du seul fait de son origine ethnique est erronée. Le demandeur prétend avoir mentionné ses craintes dans son FDA et dans son témoignage. Il aurait de plus témoigné au sujet des problèmes que d’autres personnes auraient rencontrés en raison de leur ethnie gorane. D’après le demandeur, les Goranes sont persécutés au Tchad et la preuve documentaire illustre clairement cette situation :

Les personnes arrêtées sont souvent accusées par le gouvernement de complicité avec les attaquants ou les conspirateurs en raison de leur origine ethnique ou régionale ou de leur position critique à l’égard des politiques et pratiques gouvernementales.

(DT, CND sur le Tchad en date du 31 mars 2017, Onglet 4.6 « Tchad. Au nom de la sécurité? Arrestations, détention et restrictions à la liberté d’expression au Tchad », 24 octobre 2013, à la p 5 du CND.)

Selon des sources, l’UFDD est un groupe rebelle (ACLED févr. 2009, 11; Human Rights Watch 2007, 5; PHW 2015, 270) dont les recrues proviennent principalement du groupe ethnique des Goranes (ibid.; Human Rights Watch 2007, 6). Des sources affirment que l’UFDD a été fondée en 2006 (ibid.; ACLED févr. 2009, 11). D’après Human Rights Watch, les Goranes sont une tribu principalement nomade du Nord du Tchad (2007, 5). Pour des renseignements sur le groupe ethnique des Goranes, veuillez consulter la réponse à la demande d’information TCD104695.

[…]

D’après Freedom House, des groupes de défense des droits de la personne ont accusé le gouvernement du Tchad de s’être livré à [traduction] « des détentions et exécutions extrajudiciaires » à l’endroit de présumés rebelles, de leurs sympathisants et de membres du groupe ethnique des Goranes, « dont certains ont pris part à la tentative de coup d’État en 2008 » (Freedom House 2009). De même, Amnesty International affirme que, après l’attaque de la coalition rebelle contre la capitale en 2008, [version française d’AI] « des opposants politiques présumés » ont été arrêtés, « torturés », tués ou enlevés (AI févr. 2011, 10). Pour de plus amples renseignements sur la tentative de coup d’État, veuillez consulter la réponse à la demande d’information TCD102896. [Le demandeur souligne.]

(DT, CND sur le Tchad en date du 31 mars 2017, « Tchad : information sur l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), y compris sur ses origines, sa structure, son idéologie et ses activités; le traitement réservé aux membres de l’UFDD et à leur famille par les autorités; information indiquant si des agents de l’État harcèlent ou enlèvent des membres de l’UFDD ou leur famille en Arabie saoudite », 28 octobre 2015.)

B.  Prétentions du défendeur

[27]  Le défendeur argumente plutôt que la SAR a rendu une décision raisonnable. D’après le défendeur, une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve au dossier, y compris la preuve documentaire du CND sur le Tchad, a été effectuée par la SAR. Par conséquent, le défendeur soutient la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau en démontrant qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution en raison de son appartenance à l’ethnie gorane.

[28]  Contrairement à ce que le demandeur allègue, le défendeur soumet que le demandeur a omis de mentionner dans son récit annexé au FDA, de même que lors de son témoignage devant la SPR, les problèmes que lui ou des membres de son entourage auraient rencontrés en raison de leur appartenance à l’ethnie gorane. En effet, questionné au sujet des problèmes vécus personnellement ou par d’autres membres de son entourage en raison de leur ethnie gorane, le demandeur a répondu lors de l’audience : « Moi personnellement je l’ai (sic) pas eu » (DT, Enregistrement audio de l’audience devant la SPR, 2:28:42 à 2:30:50). Plus loin, le demandeur mentionne que : « Il y a des gens de l’ethnie Gorane qui ont rencontré des problèmes et des difficultés » (DT, Enregistrement audio de l’audience devant la SPR, 2:28:42 à 2:30:50). Pour cette raison, le défendeur soumet que le demandeur a fourni « un témoignage vague et très général » quant à sa crainte d’être persécuté en raison de son appartenance à l’ethnie gorane (Mémoire du défendeur, au para 22).

[29]  Dans son mémoire supplémentaire déposé devant cette Cour, le défendeur mentionne que les onglets 4.6 et 4.11 présentés en appel par le demandeur sont tirés du CND daté du 31 mars 2017. Or, une version plus récente, soit celle en date du 29 septembre 2017, était disponible au moment où la SAR a rendu sa décision. Suivant cette constatation, le défendeur réfère alors cette Cour à l’onglet 13.1 du CND daté du 29 septembre 2017 :

2. Traitement réservé aux membres de l'ethnie gorane par les autorités depuis les élections présidentielles d'avril 2016

 […] les Goranes ne sont pas actuellement victimes de traitements particuliers de la part des autorités en raison de leur appartenance ethnique.

(DT, CND sur le Tchad en date du 20 septembre 2017, Onglet 13.1, « Information sur le traitement réservé aux membres de l’ethnie gorane [également connue sous le nom de goran, daza, toubou, dazaga et dazagada] par les autorités depuis les élections présidentielles d’avril 2016, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, 21 octobre 2016 ».)

[30]  Par conséquent, le défendeur soumet qu’aucune erreur n’a été commise par la SAR et l’extrait cité ci-dessus ne fait que confirmer la conclusion tirée par la SAR. Considérant que le fardeau de preuve appartient au demandeur, le défendeur réitère la conclusion de la SAR selon laquelle les onglets 4.6 et 4.11 de la preuve documentaire sur le Tchad n’étaient pas suffisants à eux seuls pour conclure qu’il y a une possibilité sérieuse pour le demandeur d’être persécuté du seul fait qu’il soit un Gorane. [Le demandeur souligne.]

[31]  Le défendeur cite à cet effet une décision de la Cour d’appel fédérale dans laquelle il a été conclu que lorsque le témoignage du demandeur n’a pas été jugé crédible et qu’il n’y a pas d’autre élément de preuve à considérer, « les rapports sur les pays seuls ne constituent généralement pas un fondement suffisant sur lequel la Commission peut s'appuyer pour reconnaître le statut de réfugié » (Rahaman c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), 2002 CAF 89 au para 29).

IX.  Analyse

[32]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

A.  La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution du seul fait de son ethnicité gorane est-elle raisonnable?

[33]  Étant donné que le demandeur n’a présenté des arguments que sur la crainte de persécution en raison de son appartenance à l’ethnie gorane, seule cette question sera traitée par la Cour dans la présente demande.

[34]  D’abord, la Cour constate que le demandeur ne semble pas avoir saisi le rôle de la SAR en matière d’appel, tel qu’il est établi par la loi. Le demandeur a soumis que la SPR a omis de considérer le profil ethnique du demandeur dans sa décision. Cependant, la Cour fait remarquer que la SPR a uniquement omis de motiver sa décision quant à la crainte d’être persécuté du seul fait de l’origine ethnique du demandeur. Dès le début de sa décision, la SPR indique les allégations du demandeur qui sont au cœur de sa demande d’asile, soit la crainte d’être persécuté en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à l’ethnie gorane. Contrairement à ce que le demandeur semble prétendre, la SPR a questionné le demandeur lors de l’audience au sujet de la crainte d’être un Gorane. Cette allégation a certes été considérée par la SPR et rien dans la preuve au dossier ne permet de contredire cette constatation.

[35]  Le demandeur a ensuite argumenté que la SPR n’a pas expressément mentionné dans ses motifs la raison pour laquelle elle n’a pas cru à la crainte de persécution du demandeur du fait qu’il soit un Gorane. À cet effet, le demandeur a présenté une conclusion tirée de la décision Odetoyinbo, ci-dessus, selon laquelle une telle erreur de la part de la SPR est susceptible de contrôle. La Cour ne retient pas cet argument pour deux raisons. Premièrement, l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas de réviser la décision de la SPR. Dans la décision Odetoyinbo, ci-dessus, le demandeur conteste la légalité de la décision rendue par la SPR, et non pas celle rendue par la SAR. Deuxièmement, dans le cas présent, il appartenait à la SAR de déterminer si, conformément au paragraphe 111(2) de la LIPR, la SPR a commis une erreur en droit, en fait ou en droit et en fait. Dans ses motifs, la SAR a clairement indiqué que l’erreur de la SPR consistait à ne pas avoir statué à l’égard d’un motif étant donné qu’« elle ne s’est pas prononcée expressément sur la crainte alléguée en raison de [l’ethnicité du demandeur] » (DT, Motifs et décision de la SAR, au para 48). La SAR a cependant expliqué que le défaut de compétence de la SPR, à savoir l’absence de motifs clairs, n’a pas comme conséquence de donner à la SPR « un avantage sur la SAR pour trancher de la question » (DT, Motifs et décision de la SAR, au para 47). Par conséquent, la Cour conclut que la SAR n’a pas erré dans son analyse de la décision de la SPR en procédant à une évaluation indépendante des allégations du demandeur.

[36]  La SAR n’était pas saisie d’un cas où elle pouvait renvoyer l’affaire à la SPR, et ce, malgré que cette dernière ait commise une erreur de droit. En effet, la SAR était en mesure de rendre sa décision sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR. La SAR a de plus noté dans sa décision que la SPR a questionné le demandeur sur la crainte d’être persécuté en raison de son ethnie gorane. Cela permet à la Cour de comprendre qu’il a été déterminé par la SAR que la SPR n’a pas ignoré un motif important allégué par le demandeur au soutien de sa demande d’asile. Il n’y avait simplement pas suffisamment de motifs clairs et explicites de la part de la SPR pour conclure comme elle l’a fait. Par conséquent, la Cour est convaincue qu’il était raisonnable à la SAR de confirmer la décision de la SPR puisque les conclusions de cette dernière ne contredisent aucunement la preuve présentée au dossier.

[37]  Dans la même veine, le demandeur a cité dans son mémoire un passage tiré de la décision Kandel, ci-dessus, et que la Cour a pris la peine d’insérer plus haut. Encore une fois, la Cour ne peut retenir cette décision puisqu’elle conteste la décision rendue par une agente d’ERAR. Ainsi, le fait pour l’agente d’avoir fait défaut de rendre une conclusion explicite sur l’orientation sexuelle du demandeur était suffisant pour invalider la décision et renvoyer le dossier à un autre agent de Citoyenneté et Immigration Canada. Cette décision ne trouve pas de pertinence dans le cas qui occupe la Cour puisque c’est la SAR qui a le devoir de renvoyer la décision à la SPR, et ce, en conformité avec le paragraphe 111(2) de la LIPR.

[38]  La Cour est convaincue que la SAR n’a pas erré en effectuant sa propre analyse sur la crainte alléguée par le demandeur en raison de son ethnie gorane. La SAR a rempli son devoir de procéder à une évaluation indépendante et a confirmé la décision de la SPR. Pour ce faire, la Cour fait remarquer que la SAR a clairement « examiné avec attention la preuve documentaire et pris en considération les faits au dossier » avant de conclure que le demandeur n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution du seul fait de son ethnicité. La preuve documentaire présentée par le demandeur ne permettait pas de démontrer les problèmes rencontrés par les Goranes, ni en quoi ces derniers étaient persécutés au Tchad du seul fait qu’ils soient Goranes. « Le demandeur doit établir le bien-fondé de sa demande. Il ne l’a pas fait. » (Walite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 49 au para 52).

[39]  Enfin, considérant l’ensemble de la décision, il a également été conclu par la SAR et la SPR que le demandeur a manqué de crédibilité. Ni la SAR ni la SPR n’ont cru le récit du demandeur selon lequel il craint d’être persécuté en raison de ses opinions politiques après avoir organisé une marche pacifique pour la libération de son oncle. Il a déjà été conclu par cette Cour qu’« [u]ne conclusion générale de manque de crédibilité peut s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents émanant du récit d’un demandeur » (Moriom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 588 au para 24). Autrement dit, en concluant que le demandeur n’était pas crédible, la SAR n’a pas cru à la crainte alléguée par le demandeur du seul fait qu’il soit un Gorane, puisque rien dans la preuve documentaire objective présentée par le demandeur ne permettait de démontrer le contraire. Après avoir examiné le dossier du demandeur dans son entièreté, la Cour conclut que rien dans la preuve au dossier ne contredit la conclusion tirée par la SAR selon laquelle « il existe une possibilité sérieuse de persécution du seul fait qu’un individu est un Gorane » (DT, Motifs et décision de la SAR, au para 49). Il appartenait au demandeur de démontrer que cette preuve existe et la SAR a conclu que les extraits tirés des onglets 4.6 et 4.11 du CND sur le Tchad n’étaient pas suffisants, à eux seuls, pour rendre une décision qui soit favorable au demandeur.

[40]  Pour ces motifs, la Cour est convaincue que la SAR a rendu une décision raisonnable. La décision de la SAI fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

X.  Conclusion

[41]  Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT au dossier IMM-5469-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5469-17

 

INTITULÉ :

KOKOI DJIBRINE HISSEIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUILLET 2018

 

COMPARUTIONS :

Alima Racine

 

Pour la partie demanderesse

 

Marilyn Ménard

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Racine Cabinet d’Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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