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Date : 20180712


Dossier : IMM-4915-17

Référence : 2018 CF 725

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

SHAHID AHMADZAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Shahid Ahmadzai, est un citoyen de l’Afghanistan âgé de 29 ans. Il est arrivé au Canada avec son équipe de cricket le 3 septembre 2009 et il a réclamé l’asile le 22 septembre 2009. Sa demande d’asile a été rejetée le 11 janvier 2013, et il a continué à vivre au Canada grâce à un permis de travail ouvert depuis ce temps en raison de la suspension temporaire des renvois vers l’Afghanistan. La première demande de résident permanent du demandeur depuis le Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait été rejetée le 22 septembre 2015. Le demandeur a de nouveau présenté une demande de ce statut le 10 octobre 2016. Cependant, par décision datée du 27 octobre 2017, un agent d’immigration principal a rejeté la seconde demande du demandeur pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Il demande à la Cour d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un agent d’immigration différent pour qu’elle soit réexaminée.

I.  Contexte

[2]  La famille du demandeur est originaire de Kaboul en Afghanistan, mais il a vécu au Pakistan entre 1998 et 2002. Il est célibataire et sans enfant. En septembre 2002, son père et son frère aîné sont allés dans la province de Logar, Afghanistan, où une terre leur appartient, et ont été assassinés par des parents associés aux talibans. Le demandeur est demeuré à Kaboul avec les membres survivants de sa famille et a commencé à jouer au cricket pour l’Afghanistan en 2005. Entre 2005 et 2009, le demandeur a voyagé avec ses équipes de cricket aux Émirats arabes unis, en Malaisie, au Népal et au Koweït avant de venir au Canada en septembre 2009 pour jouer dans les matchs préliminaires de la Coupe du monde de cricket U-19 en Nouvelle-Zélande.

[3]  En raison des difficultés économiques et des menaces à l’égard de sa famille par des parents associés aux talibans, le demandeur a demandé l’asile au Canada en septembre 2009. Sa demande d’asile a été rejetée le 11 janvier 2013, la crédibilité étant le facteur déterminant. Il a terminé ses études secondaires et a occupé divers emplois au Canada comme ouvrier, dans le domaine du détail et de la plomberie, et comme chauffeur pour Uber. Il a également été bénévole à titre de joueur de cricket et instructeur à Toronto, où il a organisé une ligue de cricket pour les jeunes. En août 2016, le demandeur a été sélectionné en qualité de membre de l’équipe de cricket nationale du Canada. Le demandeur déclare que s’il retournait en Afghanistan, il serait ciblé par les talibans en raison de son association avec le Canada, et son renvoi du Canada compromettrait sa capacité à soutenir sa famille en Afghanistan et sa carrière comme joueur de cricket au sein de l’équipe nationale du Canada.

II.  La décision de l’agent

[4]  L’agent a refusé la seconde demande du demandeur relativement à une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire aux motifs que ces facteurs n’étaient pas suffisants pour accorder un statut de résident permanent. L’agent a examiné le niveau d’établissement au Canada du demandeur et les conditions du pays en Afghanistan. L’agent a reconnu que les conditions en Afghanistan étaient [traduction] « moins que favorables », mais a accordé plus d’importance au fait que les membres de la famille immédiate du demandeur vivaient toujours en Afghanistan, et a souligné qu’aucune déclaration, selon laquelle ils avaient été négativement touchés par les conditions du pays là-bas, n’avait été faite. L’agent a également reconnu le niveau de scolarité du demandeur, son emploi et sa situation en tant que membre de l’équipe de cricket nationale canadienne, de même que la preuve de ses liens d’amitié au Canada. L’agent a convenu que, même si le demandeur avait démontré [traduction] « une certaine intégration dans la société canadienne », son établissement au Canada n’était pas à un niveau tel qu’il ne pourrait pas retourner en Afghanistan et présenter une demande de visa de résident permanent selon le processus habituel. L’agent a fait état du niveau d’établissement du demandeur dans le contexte du statut de l’Afghanistan, en tant que pays faisant l’objet d’une suspension temporaire des renvois, mais a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer qu’il était établi à un niveau tel qu’il serait incapable de présenter une demande de résidence permanente pendant qu’il était à l’extérieur du Canada. Compte tenu de l’instruction et de l’expérience professionnelle du demandeur, l’agent a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour prouver qu’il serait incapable de trouver un emploi ou de lancer sa propre entreprise en Afghanistan.

[5]  Se fondant sur le nombre d’années que le demandeur avait passé en Afghanistan et son historique en tant que joueur de cricket, l’agent a conclu qu’il était raisonnable de croire qu’il aurait créé des liens d’amitié et continué d’avoir des amis, des connaissances personnelles et des réseaux sociaux en Afghanistan. L’agent a accordé une grande importance au fait que le demandeur possède un réseau familial solide en Afghanistan, composé de sa mère et de son jeune frère, et a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour indiquer qu’il les soutient financièrement ou qu’ils seraient incapables de l’aider à son retour en Afghanistan. En ce qui concerne les amis du demandeur au Canada, l’agent a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour suggérer qu’ils étaient caractérisés par un niveau d’interdépendance ou d’appui, ou que ses amitiés ne pourraient être maintenues par d’autres moyens, comme le téléphone, les lettres ou les médias sociaux. L’agent a souligné que le demandeur avait des antécédents de voyage dans divers pays pour jouer au cricket, démontrant qu’il est ingénieux et a de la facilité à s’adapter à de nouveaux lieux, à différentes cultures, à différentes langues, ainsi qu’aux changements de mode de vie, y compris les situations de vie connexes comme trouver un emploi et s’intégrer.

[6]  Bien que l’agent convienne qu’un retour en Afghanistan peut constituer quelques difficultés et qu’il y aurait une période d’adaptation, il a affirmé que le demandeur ne retournerait pas dans un endroit nouveau, dont il ne connaîtrait ni la langue ni la culture. L’agent a conclu de la façon suivante :

[traduction] J’ai effectué une évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaire soumis aux présentes. J’ai pris en compte les motifs fournis par le demandeur en lien avec les observations présentées. J’ai examiné les circonstances personnelles du demandeur, y compris ses allégations de risque dû aux conditions générales du pays en Afghanistan, sa scolarité, son emploi et les liens d’amitié qu’il a créés. J’étais également conscient que le demandeur a passé la plus grande partie de sa vie en Afghanistan, où il est né, a été éduqué, et où sa mère et son frère résident toujours. Après avoir examiné les facteurs et la preuve présentés en l’espèce, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait établi qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire était justifiée.

III.  Analyse

[7]  La décision d’un agent d’immigration de refuser une dispense conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR comprend l’exercice du pouvoir discrétionnaire et est examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [2015] 3 RCS 909). La décision d’un agent aux termes du paragraphe 25(1) est hautement discrétionnaire, puisque cette disposition « prévoit un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles » et la Cour « doit accorder une déférence considérable » à l’agent (Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4 [2016] ACF no 1305; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15 [2002] 4 RCF 358).

[8]  La norme de la décision raisonnable charge la cour de la révision d’une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [2011] 3 RCS 708. De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [2009] 1 RCS 339 [Khosa].

A.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[9]  Le demandeur affirme que l’agent a conclu de manière déraisonnable qu’il avait démontré seulement « un certain » établissement au Canada alors que, en fait, à son arrivée au Canada, il avait déjà terminé sa 10e année scolaire et n’avait aucune expérience de travail, alors que, maintenant, il est un membre précieux de l’équipe de cricket nationale du Canada et est décrit par un entraîneur canadien comme l’un des meilleurs joueurs de cricket au Canada. Selon le demandeur, l’agent n’a pas expliqué pourquoi son niveau d’établissement est insuffisant pour justifier une dispense pour des motifs d’ordre humanitaires. Du point de vue du demandeur, l’agent avait été déraisonnable en concluant que le fait de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada ne causerait pas de difficulté inhabituelle ou excessive, puisque l’Afghanistan est une zone de guerre active où les talibans cherchent résolument à assassiner toute personne en lien avec les pays occidentaux. Le demandeur soutient que, dans leur demande pour des motifs d’ordre humanitaire, les demandeurs n’ont pas besoin de présenter de preuve relative à leurs conditions individuelles difficiles lorsque les conditions du pays soutiennent une inférence raisonnable à l’égard des enjeux auxquels serait confronté un demandeur précis à son retour.

[10]  Le demandeur ajoute que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il est maintenant le seul soutien de famille pour sa mère et son frère en Afghanistan, et qu’en raison du taux de chômage de 40 % là-bas, il est déraisonnable de s’attendre à ce qu’il puisse continuer à subvenir à leurs besoins ou compter sur leur aide. Selon le demandeur, la conclusion de l’agent voulant que son expérience de voyage relative au cricket facilite son adaptation à de nouveaux environnements est spéculative, car son expérience de voyage consistait uniquement à se déplacer par voie aérienne vers un pays, à jouer au cricket, puis à retourner en Afghanistan. Selon le demandeur, l’agent a été déraisonnable en concluant que ses liens d’amitié au Canada n’étaient pas caractérisés par une interdépendance ou un appui devant la preuve de son importance au sein de l’équipe de cricket, les étudiants et ses amis, commettant une erreur de qualification de la preuve pertinente.

[11]  Le demandeur met en doute la conclusion de l’agent selon laquelle aucune déclaration n’a été faite indiquant que sa mère et son frère avaient été touchés négativement par les conditions du pays en Afghanistan, malgré le fait qu’il avait déclaré dans son affidavit que sa mère et son frère ne travaillent pas et comptent sur son soutien. Le demandeur remet en doute la qualification par l’agent des conditions en Afghanistan comme étant [traduction« moins que favorables » au motif qu’elle ne tient pas compte de la preuve sur les conditions du pays qui a été soumise à l’agent et qui confirme les conditions extrêmement dangereuses du pays. Du point de vue du demandeur, la conclusion de l’agent qu’il possède un [traduction« réseau solide de soutien familial » est déraisonnable et ne tient pas compte de sa situation personnelle, puisque ce réseau se compose uniquement de sa mère et de son jeune frère, tous deux au chômage et dépendants de son soutien.

[12]  Le défendeur fait valoir que la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure hautement discrétionnaire et qu’une décision peut être annulée seulement si un demandeur est en mesure de montrer que le décideur a commis une erreur de droit, a agi de mauvaise foi ou a procédé suivant un principe incorrect. Le défendeur soutient que les arguments du demandeur sont une contestation de l’appréciation des éléments de preuve par l’agent, et que celui-ci a pris en compte de manière raisonnable tous les éléments de preuve et rendu une décision qui appartient aux issues raisonnables.

[13]  Je suis d’avis que la décision de l’agent en l’espèce est déraisonnable et doit être annulée. L’agent a évalué de manière déraisonnable le niveau d’établissement du demandeur et n’a pas tenu compte de manière raisonnable du fait que le demandeur soutenait financièrement sa mère et son frère, ou a omis ce fait.

[14]  L’appréciation par l’agent du niveau d’établissement du demandeur est problématique. Bien que l’agent ait conclu que le demandeur avait démontré une [traduction] « certaine intégration dans la société canadienne », il ou elle a omis d’examiner si l’interruption de son établissement au Canada pour retourner en Afghanistan et présenter une demande de résidence permanente jouait en faveur de l’octroi d’une dispense en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. Selon moi, l’agent a déraisonnablement sous-estimé le niveau d’établissement auquel le demandeur s’était établi au Canada et a omis d’expliquer pourquoi les éléments de preuve de l’établissement étaient insuffisants (voir : Sebbe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au paragraphe 21, 414 FTR 268; voir également Chandidas c. Canada (Citoyenneté et Immigration, 2013 CF 258, au paragraphe 80 [2014] 3 RCF 639 et Stuurman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194, au paragraphe 24, 288 ACWS (3d) 740).

[15]  De plus, selon moi, il était illogique et inintelligible que l’agent, d’une part, reconnaisse que les conditions en Afghanistan étaient [traduction] « moins que favorables » et que le pays fait actuellement l’objet d’une suspension temporaire des renvois, alors que, d’autre part, il détermine que le demandeur pourrait retourner en Afghanistan et présenter une demande de visa de résident permanent selon le processus habituel. Le fait est que le demandeur a été confronté, et le sera au cours d’un avenir prévisible, à une incapacité prolongée de retourner en Afghanistan en raison des conditions difficiles dans ce pays.

[16]  La constatation de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve à l’appui des affirmations du demandeur, c’est-à-dire qu’il soutient financièrement sa famille en Afghanistan, est également problématique. L’agent n’explique pas pourquoi l’affidavit du demandeur à cet égard est insuffisant. Il est acquis en matière jurisprudentielle que [traduction] « lorsque le demandeur jure que certaines allégations sont vraies, ces allégations sont présumées véridiques sauf s’il existe des raisons d’en douter » (Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF No 248, au paragraphe 5, [1980] 2 CF 302). L’agent n’a offert aucune justification expliquant pourquoi les éléments de preuve par affidavit ne devraient pas être acceptés ou étaient mis en doute. Cette conclusion est inintelligible et déraisonnable en l’absence d’explication de l’agent justifiant la raison pour laquelle la déclaration sous serment du demandeur, selon laquelle il soutenait financièrement sa famille, était insuffisante.

[17]  En l’espèce, la décision de l’agent en l’espèce est déraisonnable. La décision doit être annulée et l’affaire renvoyée devant un autre agent pour un nouvel examen.

IV.  Conclusion

[18]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

[19]  Comme aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4915-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; la décision de l’agent d’immigration principal, datée du 27 octobre 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il en fasse un nouvel examen conformément aux motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4915-17

 

INTITULÉ :

SHAHID AHMADZAI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Djawid Taheri

 

Pour le demandeur

 

Brad Gotkin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Djawid Taheri

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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