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Date : 20180713


Dossier : IMM-28-18

Référence : 2018 CF 733

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2018

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ABDOULKADER ABDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

intervenante

JUSTICE FOR CHILDREN AND YOUTH

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Abdoulkader Abdi, avait six ans quand il est arrivé au Canada en l’an 2000 à titre de réfugié somalien. Il est venu au Canada avec ses deux tantes et sa sœur. Peu de temps après son arrivée au Canada, M. Abdi a été confié aux soins du ministère des Services communautaires de la Nouvelle-Écosse (MSC) et a passé le reste de son enfance dans des familles d’accueil et des foyers de groupe. Malgré les efforts des fonctionnaires du MSC pour [traduction] « régulariser » sa situation, M. Abdi n’a jamais obtenu la citoyenneté canadienne.

[2]  Comme il n’avait pas la citoyenneté et a eu des démêlés avec la justice, M. Abdi risquait d’être renvoyé du Canada. M. Abdi demande le contrôle judiciaire de la décision de la déléguée du ministre datée du 3 janvier 2018. Dans cette décision, la déléguée du ministre a déféré le dossier de M. Abdi à l’étape suivante du processus, qui pourrait en fin de compte mener à son renvoi du Canada. M. Abdi soutient que les droits qui lui sont reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] ont été violés, et il affirme également qu’il n’a pas été traité dans le respect des obligations du Canada au regard du droit international.

[3]  Étant donné les questions touchant la Charte et le droit international soulevées par M. Abdi et les répercussions de ses expériences passées sur ses difficultés futures, la Cour a accordé le statut d’intervenante à l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) et à Justice for Children and Youth (JFCY), qui ont déposé des observations portant sur la mise en balance des droits constitutionnels et les risques auxquels sont exposés les enfants placés comme M. Abdi.

[4]  Le défendeur affirme que la décision de renvoi de la déléguée du ministre est une décision d’ordre administratif qui résulte directement de la conduite criminelle de M. Abdi et des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Le défendeur soutient que la déléguée du ministre a un pouvoir discrétionnaire limité dans les circonstances et que les considérations relatives à la Charte ont été correctement mises en balance.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la déléguée du ministre n’a pas pris en considération le dossier dont elle disposait et, plus précisément, qu’elle n’a pas évalué correctement les arguments liés à la Charte soulevés par M. Abdi. En application du paragraphe 3(3) de la LIPR, qui intègre les principes généraux du droit constitutionnel, la déléguée du ministre avait l’obligation de rendre une décision conforme à la Charte. La déléguée du ministre a omis de prendre en considération des faits qui aurait permis à la Cour de déterminer si la décision rendue était conforme à la Charte. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire, puisque la décision de la déléguée du ministre ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir], relativement « à la justification de la décision, [et] à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ».

II.  Énoncé des faits

[6]  M. Abdi est né le 17 septembre 1993 en Arabie saoudite. Son père était originaire d’Arabie saoudite et sa mère était originaire de la Somalie. D’après les renseignements au dossier, il semble que le père de M. Abdi n’a jamais fait partie de sa vie.

[7]  M. Abdi a vécu en Arabie saoudite durant les deux premières années de sa vie, puis a ensuite vécu dans un camp de réfugiés des Nations Unies à Djibouti durant quatre ans avec sa mère, sa sœur et deux tantes. M. Abdi et les membres de sa famille ont été reconnus comme des réfugiés au sens de la Convention par les Nations Unies.

[8]  Malheureusement, sa mère est décédée durant son séjour au camp de réfugiés.

[9]  M. Abdi n’a jamais vécu en Somalie. Il ne parle pas la langue et ne connaît ni la culture ni les coutumes de la Somalie ou de l’Arabie saoudite. Il n’a aucune famille dans l’un ou l’autre de ces pays.

[10]  En août 2000, M. Abdi est arrivé au Canada, en provenance de Djibouti, avec ses tantes et sa sœur à titre de réfugiés parrainés. Ils ont au départ été envoyés au Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, mais ont par la suite été transférés à Halifax pour leur permettre d’avoir accès à davantage de services.

[11]  Peu de temps après son arrivée au Canada, en 2001, M. Abdi a été placé sous la garde du MSC. Il a passé le reste de son enfance sous les soins du MSC. En 2003, le MSC s’est vu accordé les soins permanents et la garde de M. Abdi.

[12]  Pendant la période où il a été sous les soins du MSC, M. Abdi a été placé dans 31 familles d’accueil différentes. Le niveau de scolarité le plus élevé que M. Abdi a atteint est celui d’une sixième année. À l’âge de 13 ans, il a commencé à avoir des démêlés avec la justice et a passé du temps dans différents foyers de groupe dans différentes villes. Avec le temps, il a cumulé un dossier de jeune contrevenant.

[13]  En 2005, la tante de M. Abdi a tenté de faire une demande de citoyenneté pour M. Abdi. Toutefois, le MSC est intervenu au motif que M. Abdi était un pupille de l’État et que seul le MSC pouvait demander la citoyenneté pour lui. En 2008, la tante de M. Abdi a présenté sans succès une demande auprès des tribunaux de la Nouvelle-Écosse pour obtenir une modification de l’ordonnance de garde permanente. Dans cette demande, elle a également soulevé la question de la non-citoyenneté de M. Abdi.

[14]  En 2008, le dossier fait état de préoccupations au sein du MSC visant à [traduction]  « régulariser » la situation de M. Abdi; le MSC a retenu pour ce faire les services d’un conseiller juridique externe. En 2010, le conseiller juridique a informé le MSC que le dossier de jeune contrevenant de M. Abdi pourrait l’empêcher d’obtenir la citoyenneté.

[15]  En juillet 2011, le travailleur social de M. Abdi a fourni au conseiller juridique externe les renseignements nécessaires pour traiter sa demande de citoyenneté.

[16]  En mai 2013, le conseiller juridique externe a informé M. Abdi, qui avait alors 19 ans, qu’il n’était pas admissible à la citoyenneté en raison de son dossier criminel.

[17]  En juillet 2014, M. Abdi a plaidé coupable à des accusations de voies de fait graves et d’agression armée contre un agent de police, ce qui lui a valu une peine d’emprisonnement de quatre ans et six mois et une peine concurrente d’un an. Il s’agit là des infractions qui ont entraîné la procédure d’interdiction de territoire aux termes de la LIPR.

[18]  En 2016, un rapport a été rédigé en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel on a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Abdi était interdit de territoire au Canada, en application du paragraphe 36(1) de la LIPR. Par la suite, en 2016, un gestionnaire de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a déféré le dossier de M. Abdi à la Section de l’immigration (SI), en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, en vue d’une enquête sur l’admissibilité.

[19]  La décision de renvoi de 2016 a été infirmée par notre Cour dans l’affaire Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 950 [Abdi I], en octobre 2017. La Cour a conclu que le décideur avait commis une erreur en fondant sa décision sur des dossiers de jeune contrevenant protégés en application de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA).

[20]  Dans la décision rendue à l’issue du réexamen de l’affaire le 3 janvier 2018, la déléguée du ministre a de nouveau déféré le dossier de M. Abdi à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité.

III.  Décision de la déléguée du ministre faisant l’objet du présent contrôle

[21]  M. Abdi, par l’entremise de son avocat, a présenté des observations détaillées à la déléguée du ministre, notamment des observations sur l’incidence de la Charte et du droit international. M. Abdi a également affirmé que le paragraphe 44(2) de la LIPR était inconstitutionnel.

[22]  Dans sa décision, la déléguée du ministre affirme qu’elle a tenu compte des facteurs suivants pour rendre sa décision : durée de résidence; motifs d’ordre humanitaire présentés; gravité des infractions; comportement actuel; risque de récidive et potentiel de réintégration.

[23]  La déléguée du ministre a souligné les facteurs positifs jouant en faveur de M. Abdi, y compris le fait qu’il a reconnu la responsabilité de ses crimes, qu’il a suivi les programmes recommandés durant son incarcération, qu’il a été transféré d’un établissement à sécurité maximale à un établissement à sécurité moyenne, et qu’il n’a été mêlé à aucun incident violent depuis son transfert.

[24]  La déléguée du ministre a ensuite pris en considération les facteurs négatifs, notamment les condamnations de M. Abdi pour des crimes graves avec violence. Bien que la déléguée du ministre ait pris en considération un rapport de Service correctionnel du Canada (SCC) recommandant des programmes supervisés dans la communauté, elle a souligné une évaluation communautaire de SCC qui indiquait qu’il présentait [traduction] « des facteurs de risque statiques et dynamiques élevés ». La déléguée du ministre a également souligné que le potentiel de réintégration de M. Abdi avait été qualifié de faible.

[25]  Enfin, la déléguée du ministre a tenu compte d’incohérences dans la demande de M. Abdi. En 2016, M. Abdi a indiqué que ses deux parents avaient été assassinés. Toutefois, dans un affidavit plus récent, il a affirmé que ses parents avaient divorcé et que sa mère était décédée dans un camp de réfugiés à Djibouti. Cette information a été corroborée dans un affidavit déposé par la tante de M. Abdi. La tante, et la sœur de M. Abdi, ont également souligné que M. Abdi et sa sœur n’avaient eu aucun contact avec leur père.

[26]  La déléguée du ministre a conclu qu’en fonction des aspects négatifs du dossier, le rapport visé au paragraphe 44(1) de la LIPR était bien fondé et elle a recommandé que le dossier soit déféré à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité.

IV.  Questions en litige

[27]  Compte tenu des observations des parties, les questions sont les suivantes :

  1. L’affidavit de M. Abdi daté du 5 avril 2018 est-il recevable?
  2. Les affidavits des spécialistes sont-ils recevables?
  3. La procédure de réexamen donne-t-elle lieu à une crainte raisonnable de partialité?
  4. La procédure de réexamen s’est-elle déroulée de manière inéquitable sur le plan de la procédure?
  5. La décision rendue aux termes du réexamen était-elle raisonnable quant au fond?
  6. La déléguée du ministre était-elle tenue de prendre la Charte en considération?
  7. La décision de la déléguée du ministre est-elle incompatible avec le droit international et la Charte?
  8. Existe-t-il une question constitutionnelle?
  9. Y a-t-il des questions devant être certifiées?

V.  Norme de contrôle

[28]  La norme de contrôle applicable aux allégations présentées en l’espèce concernant la question de l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 [Khosa]; Canadian Pacific Railway Company c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 54 à 56.

[29]  En ce qui a trait au pouvoir discrétionnaire de la déléguée du ministre exercé sur le fondement de motifs non constitutionnels, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique (Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, au paragraphe 15 [Sharma]).

[30]  En ce qui a trait aux questions constitutionnelles soulevées, la Cour a maintenu, dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, au paragraphe 7 [Doré], que la norme de contrôle applicable à la juste prise en compte par le décideur des droits constitutionnels était la norme de la décision raisonnable.

[31]  Les questions de nature constitutionnelle liées aux dispositions de la LIPR sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte (Doré, au paragraphe 43).

VI.  Analyse

A.  L’affidavit de M. Abdi daté du 5 avril 2018 est-il recevable?

[32]  L’affidavit supplémentaire de M. Abdi, souscrit le 5 avril 2018, s’ajoute à son affidavit complémentaire précédent daté du 25 janvier 2018 et à son affidavit original daté du 6 décembre 2017. Au paragraphe 2 de son affidavit supplémentaire, il affirme que l’affidavit a pour but de fournir des documents qui n’étaient pas inclus dans le Dossier certifié du tribunal (DCT). En outre, il présente des observations concernant le fait que le défendeur continue de s’appuyer sur des dossiers de jeune contrevenant protégés. Il cherche également à remplacer une lettre non solennelle par une déclaration sous serment. Enfin, il demande également à déposer des documents concernant des demandes d’accès à l’information liées aux questions de manquement à l’équité procédurale qu’il soulève.

[33]  Le défendeur s’oppose à ce que la Cour examine cet affidavit parce qu’il présente de nouveaux éléments de preuve dont le décideur ne disposait pas. Toutefois, le défendeur soutient que l’affidavit devrait être pris en considération pour faire ressortir les incohérences entre l’argument de M. Abdi – à savoir que si ce n’était des actes et omissions de la Nouvelle-Écosse, il aurait obtenu la citoyenneté canadienne – et la preuve au dossier, qui montre que la Nouvelle-Écosse a fait des démarches, mais que M. Abdi n’a pas collaboré à ces démarches.

[34]  Le principe général porte que le dossier dont disposait le tribunal, soit le DCT, est le dossier qu’examine la Cour lors d’un contrôle judiciaire. Ce dossier se compose des renseignements qu’avait en mains le décideur au moment de rendre sa décision (Canada (Commissaire à l’intégrité du secteur public) c Canada (Procureur général), 2014 CAF 270, au paragraphe 4 [Commissaire à l’intégrité du secteur public]).

[35]  Une exception à cette règle permet à une cour de révision de prendre en compte des documents qui n’ont pas été examinés par le décideur, lorsqu’une question touchant à l’équité procédurale est soulevée. Dans un tel cas, les « documents pertinents » peuvent inclure les documents qui n’étaient pas devant le décideur, s’ils sont liés à une allégation de violation des règles d’équité procédurale ou de partialité (Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 102, aux paragraphes 88 à 90).

[36]  Toutefois, ces allégations doivent être soutenues par un fondement factuel adéquat (Commissaire à l’intégrité du secteur public, au paragraphe 4; Access Information Agency Inc. c Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, aux paragraphes 17 à 21).

[37]  En l’espèce, M. Abdi s’appuie sur son affidavit supplémentaire pour appuyer ses observations portant sur 1) la possession, l’inclusion et le caviardage de dossiers de jeune contrevenant, 2) le refus de remplacer une lettre non solennelle par une déclaration sous serment et 3) la décision de l’ASFC de l’arrêter.

[38]  En ce qui concerne les dossiers de jeune contrevenant, la Cour a en sa possession la version caviardée des dossiers, qui se trouvent dans le DCT. M. Abdi souhaite inclure la correspondance qui montre i) qu’il a demandé que les documents offensants soient retirés et ii) la réponse du défendeur. Toutefois, ces documents n’aident en rien l’allégation de manquement à l’équité procédurale, parce que le dossier existant contient les renseignements qui forment le fondement des allégations de M. Abdi.

[39]  Quant au refus de remplacer une lettre non solennelle par une déclaration sous serment, les deux documents se trouvent au DCT et dans l’affidavit complémentaire. En fonction du DCT tel qu’il est, la Cour peut se demander s’il était juste d’un point de vue procédural que la déléguée du ministre s’appuie sur la déclaration non solennelle. La Cour n’a pas à se pencher sur la requête du demandeur pour que le document non solennel soit remplacé par la déclaration sous serment, ni sur la réponse du défendeur.

[40]  Enfin, la décision rendue par l’ASFC d’arrêter M. Abdi est une décision administrative distincte et susceptible de révision qui n’est pas pertinente au présent contrôle judiciaire. Tout vice de procédure dans la décision d’arrêter M. Abdi n’est donc pas pertinent en l’espèce.

[41]  Il n’est pas nécessaire que la Cour prenne en considération le contenu de l’affidavit de M. Abdi daté du 5 avril 2018.

B.  Les affidavits des spécialistes sont-ils recevables?

[42]  M. Abdi a déposé deux affidavits de spécialistes des sciences sociales. L’un de ces affidavits est celui de Rebecca Bromwich, et a été souscrit le 1er avril 2018. Mme Bromwich est directrice du programme de diplôme universitaire supérieur sur la résolution des conflits à l’Université Carleton et membre du comité consultatif de Ontario Youth Justice. L’autre affidavit est celui de Kiaras Gharabaghi, souscrit le 4 avril 2018. Il est directeur de la School of Child & Youth Care et professeur agrégé des études sur l’immigration et l’établissement à l’Université Ryerson. Les deux affidavits parlent de la situation difficile des jeunes pris en charge et de leur vulnérabilité particulière en comparaison des autres enfants. Ils traitent du phénomène des enfants pris en charge qui [traduction] « traversent » du côté du système de justice pénale.

[43]  Le défendeur s’oppose à ces affidavits et soutient qu’ils ne satisfont pas aux critères de la fiabilité et de la nécessité soulignés dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23.

[44]  Le demandeur affirme que ces affidavits fournissent une preuve contextuelle de l’expérience qu’a vécue M. Abdi comme immigrant racialisé placé dans des familles d’accueil et peuvent donc aider la Cour à comprendre le profil et l’expérience de M. Abdi.

[45]  J’ai conclu que ces affidavits ne satisfont pas au critère de la fiabilité et de la nécessité. Je souligne également que la déléguée du ministre ne disposait pas de ces affidavits. Par conséquent, dans les circonstances, je refuse d’admettre en preuve ces affidavits.

C.  La procédure de réexamen donne-t-elle lieu à une crainte raisonnable de partialité?

[46]  M. Abdi soutient que les communications entre différents fonctionnaires de l’ASFC relativement à son arrestation par l’ASFC à la suite de la décision rendue dans l’affaire Abdi I soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Il affirme que les décideurs concernés par la décision examinée dans Abdi I ont également participé à son arrestation et à la décision rendue après un réexamen qui fait l’objet du présent contrôle. Cela, selon lui, soulève une crainte raisonnable de partialité.

[47]  Le critère à appliquer pour juger d’un cas de partialité consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie (1976), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 385 [Committee for Justice and Liberty]).

[48]  Le seuil pour établir l’existence d’une partialité est élevé. La partie qui allègue la partialité doit faire plus que « soupçonner » que le résultat a été influencé (Turoczi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1423, aux paragraphes 11 à 17 [Turoczi]). Il doit exister un fondement de preuve à l’appui de l’allégation (Zündel c Citron, [2000] 4 CF 225 (CAF), au paragraphe 36; Southern Chiefs Organization Inc. c Dumas, 2016 CF 837, au paragraphe 46).

[49]  En l’espèce, les arguments de M. Abdi sont de nature largement spéculative, et ne soulignent que des associations apparentes entre la déléguée du ministre et les fonctionnaires de l’ASFC. Même si la déléguée du ministre et les fonctionnaires de l’ASFC partagent le même employeur, il n’y a aucun élément de preuve montrant que la déléguée du ministre a consulté d’autres personnes avant de rendre sa décision.

[50]  Comme je l’ai souligné précédemment, la décision de l’ASFC d’arrêter M. Abdi n’est pas en cause dans le présent contrôle judiciaire. En outre, les actes posés par l’ASFC lors de l’arrestation de M. Abdi, à eux seuls, n’offrent pas une indication objective de partialité, suffisante pour satisfaire au seuil élevé énoncé dans Committee for Justice and Liberty.

[51]  Je juge que la preuve est insuffisante pour appuyer une conclusion de crainte raisonnable de partialité.

D.  La procédure de réexamen s’est-elle déroulée de manière inéquitable sur le plan de la procédure?

[52]  M. Abdi soulève deux questions concernant l’équité procédurale : 1) l’inclusion de documents caviardés dans le DCT est préjudiciable; 2) la déléguée du ministre a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité et aurait dû convoquer une audience.

[53]  L’obligation d’équité lors d’un réexamen « ne se situe manifestement pas à l’extrémité supérieure du continuum dans le contexte des décisions qui sont prises en application des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi » (Sharma, au paragraphe 29).

1)  Documents caviardés dans le DCT

[54]  Dans l’affaire Abdi I, la Cour a conclu que le décideur n’aurait pas dû fonder sa décision sur des renseignements protégés par les dispositions de la LSJPA. Dans le présent contrôle judiciaire, M. Abdi soutient que le DCT ne devrait contenir aucun document protégé en application de la LSJPA, caviardé ou non. M. Abdi affirme que la présence de documents même caviardés est préjudiciable parce que le décideur en connaît l’existence et que ce seul fait peut avoir eu une incidence sur la décision. En outre, il fait valoir qu’il ne pourrait pas répondre de façon significative à ces documents puisqu’ils sont caviardés.

[55]  Pour que son argument d’un préjudice soit accueilli, M. Abdi doit faire la preuve que la décision de la déléguée du ministre a été influencée par les documents caviardés; il doit être en mesure de présenter un fondement de preuve soutenant cette affirmation.

[56]  Il n’y a aucune indication que les documents caviardés protégés en application de la LSJPA ont influencé la décision de la déléguée du ministre. En outre, les documents protégés en application de la LSJPA ont été caviardés en raison de la conclusion de la Cour dans Abdi I. La Cour n’a pas à offrir à M. Abdi la possibilité de faire valoir son point de vue sur ces documents caviardés, puisque ces documents n’ont pas été soumis à l’évaluation de la déléguée du ministre et qu’en fait, ils ne sont pas pertinents. Ils ne font pas partie de la « preuve qui pèse contre [le demandeur] » (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 57), et le fait d’inclure ces documents dans le DCT ne causait par conséquent aucun préjudice à M. Abdi.

[57]  En outre, la question de l’élagage ou de la destruction des documents protégés en application de la LSJPA dépasse la portée du présent contrôle judiciaire.

[58]  J’estime qu’il n’y a pas eu violation des droits de M. Abdi à l’équité procédurale en raison de l’inclusion de documents caviardés au dossier.

2)  Audience

[59]  M. Abdi soutient qu’il aurait dû avoir droit à une audience pour traiter de la question de crédibilité à propos de ses parents, mentionnée par la déléguée du ministre dans sa décision. Il s’appuie sur la décision de la Cour suprême dans Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, au paragraphe 59 [Singh], où la Cour a indiqué que lorsqu’une « question importante » de crédibilité est soulevée, la justice fondamentale exige qu’une audience soit convoquée.

[60]  Toutefois, le contexte était différent dans l’arrêt Singh, alors que la question ne portait pas sur un renvoi : les appelants contestaient plutôt, sur le plan constitutionnel, certaines dispositions de l’ancienne Loi sur l’immigration relativement à la procédure de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention.

[61]  À mon avis, la décision la plus pertinente, dans le contexte d’un dossier de renvoi d’une affaire, est celle de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126, au paragraphe 52, où la Cour a énuméré les droits de participation qui s’appliquaient de la manière suivante :

  • remettre à l’intéressé copie du rapport de l’agent d’immigration
  • informer l’intéressé des allégations figurant dans ce rapport, de ce qu’il lui faudra démontrer et de la nature et des conséquences possibles de la décision devant être rendue
  • faire passer une entrevue à l’intéressé, face à face, par vidéoconférence ou par téléphone
  • donner à l’intéressé l’occasion de présenter des éléments de preuve pertinents et d’exprimer son point de vue.

[62]  Si j’applique ces mesures en l’espèce, M. Abdi a bien reçu une copie du rapport, et il a été interrogé par l’agent qui a rédigé le rapport en application du paragraphe 44(1) concernant la première décision de renvoi de l’affaire. Il a été interrogé de nouveau pour la seconde décision de renvoi de l’affaire, même s’il souligne que cette entrevue a été brève. Il savait que ses observations, y compris la lettre non solennelle et la déclaration sous serment, avaient été présentées au décideur, et il a eu la possibilité dans ses observations d’expliquer l’incohérence et de corriger le dossier. Le fait que la déléguée du ministre ait souligné l’incohérence n’équivaut pas à une conclusion de « crédibilité grave » contre M. Abdi.

[63]  Dans l’ensemble, j’estime que M. Abdi a bénéficié des droits d’équité procédurale nécessaires, énoncés dans les arrêts Sharma et Cha. Par conséquent, et compte tenu des obligations d’équité procédurale moins rigoureuses qui s’appliquent dans un dossier de renvoi, je ne vois aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

E.  La décision rendue aux termes du réexamen était-elle raisonnable quant au fond?

[64]  M. Abdi soulève deux principales questions concernant le caractère raisonnable de la décision de la déléguée du ministre quant au fond. Premièrement, il affirme que la déléguée du ministre a omis de prendre en considération la totalité d’un rapport du SCC. Deuxièmement, M. Abdi soutient que la déléguée du ministre n’a pas accordé suffisamment de poids aux facteurs d’ordre humanitaire.

[65]  Ces arguments équivalent à demander à la Cour de réévaluer la preuve, ce que ne peut faire la Cour lors d’un contrôle judiciaire (Khosa, au paragraphe 61). Même s’il n’y a aucune erreur dans cet aspect de la décision de la déléguée du ministre, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, parce que la déléguée du ministre n’a pas tenu compte des valeurs consacrées par la Charte.

F.  La déléguée du ministre était-elle tenue de prendre la Charte en considération?

1)  Thèses des parties

[66]  M. Abdi soutient que pour rendre sa décision, la déléguée du ministre avait l’obligation de mettre en balance les objectifs énoncés par la LIPR et les valeurs applicables consacrées par la Charte.

[67]  Les objectifs qui selon M. Abdi sont pertinents sont énoncés à l’article 3 de la LIPR et incluent ce qui suit : réunification des familles; intégration des résidents permanents; protection de la sécurité publique; soutien du bien-être socioéconomique des réfugiés. Il souligne que la sécurité publique n’est pas le seul objectif pertinent de la Loi.

[68]  M. Abdi soutient que les circonstances qui lui sont propres déclenchent l’application du paragraphe 15(1), des articles 12 et 7, et de l’alinéa 2d) de la Charte. Il fait valoir que la mise en balance que devait effectuer la déléguée du ministre aurait dû entraîner la production d’une lettre d’avertissement.

[69]  De son côté, le défendeur soutient que la décision de renvoi est une décision d’ordre administratif et que la question que devait trancher la déléguée du ministre avait une portée restreinte. Le défendeur affirme que la déléguée du ministre n’avait pas l’obligation d’aller plus loin que l’article 44 de la LIPR et qu’il était raisonnable qu’elle donne la priorité à la sécurité. Le défendeur n’est pas d’accord avec l’idée que des considérations touchant la Charte ou le droit international s’appliquent.

[70]  La partie intervenante, l’ACLC, a présenté des observations, selon lesquelles la déléguée du ministre avait l’obligation de tenir compte de la Charte, en dépit des doutes quant à la portée de son pouvoir discrétionnaire. Elle soutient également que le fait que la déléguée du ministre ait tenu compte de facteurs d’ordre humanitaire ne remplace pas l’obligation de tenir compte de la Charte. Plus précisément, elle souligne que dans le cas de M. Abdi, le fait que la déléguée du ministre n’ait pas tenu compte de son statut en tant que pupille de l’État et de l’effet en aval de la perte de son statut de résident permanent suffit à déclencher l’application de l’article 15 de la Charte.

[71]  Dans ses observations, JFCY soutient que le cadre historique et contextuel de l’expérience qu’a vécue M. Abdi en tant qu’enfant placé dans une famille d’accueil, ses nombreux motifs de vulnérabilité qui s’entrecroisent, et le fait qu’il ait été désavantagé par les actions de l’État, devaient être pris en considération par la déléguée du ministre dans le contexte de la Charte.

2)  Pouvoir discrétionnaire en vertu de la loi et rôle de la déléguée du ministre

[72]  La première question à examiner est celle de savoir de quel pouvoir discrétionnaire jouissait la déléguée du ministre, si elle en avait un, pour rendre sa décision. Plus précisément, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la déléguée du ministre avait-elle l’obligation de tenir compte des observations de M. Abdi en regard de la Charte?

[73]  La loi précise clairement que les décideurs, comme la déléguée du ministre, doivent agir conformément à la Charte quand ils exercent le pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré par la Loi (Slaight Communications Inc. c Davidson, [1989] 1 RCS 1038, aux pages 1077 et 1078, le juge Lamer; Chamberlain c Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, au paragraphe 71; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, aux paragraphes 62 à 75).

[74]  La Charte contraint de manière fondamentale les actions d’un décideur (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 55 [Baker]. Plus précisément, les décideurs administratifs « prennent toujours en considération les valeurs fondamentales » quand ils exercent leur pouvoir discrétionnaire et « ont le pouvoir, et même le devoir, de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte dans leur domaine d’expertise » (Doré, au paragraphe 35). Par conséquent, les décideurs doivent rendre des décisions conformément à la Charte en tenant compte des valeurs consacrées par la Charte.

[75]  De plus, la LIPR, la loi en vertu de laquelle agissait la déléguée du ministre, intègre le concept général selon lequel la déléguée du ministre doit tenir compte de la Charte et rendre des décisions conformes à la Charte; l’alinéa 3(3d) est ainsi libellé :

3 (3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet:

3 (3) This Act is to be construed and applied in a manner that

[…]

[…]

d) d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d’une part, d’égalité et de protection contre la discrimination et, d’autre part, d’égalité du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada;

(d) ensures that decisions taken under this Act are consistent with the Canadian Charter of Rights and Freedoms, including its principles of equality and freedom from discrimination and of the equality of English and French as the official languages of Canada;

[76]  Dans le contexte des décisions portant sur le renvoi d’une affaire, la Cour suprême a récemment reconnu que les délégués du ministre avaient un certain pouvoir discrétionnaire leur permettant de ne pas déférer un rapport bien fondé à la SI dans des cas de criminalité grave comme celui de M. Abdi (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, au paragraphe 6 [Tran]). C’est l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui « déclenche » l’obligation de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 62; Deri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1042, au paragraphe 46).

[77]  De plus, le langage permissif employé au paragraphe 44(2) de la LIPR – le terme « peut » – confirme que certaines options s’offraient à la déléguée du ministre concernant la décision à prendre.

44(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[78]  En exerçant un pouvoir discrétionnaire, la déléguée du ministre devient le juge du fond juridique et factuel. La déléguée du ministre doit examiner les questions pertinentes et établir un dossier afin de permettre à la Cour d’exercer correctement sa fonction de contrôle judiciaire (Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Laseur, 2003 CSC 54, au paragraphe 30 [Martin]. La Cour ne peut effectuer le contrôle judiciaire de questions touchant la Charte dans un vide factuel (Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357, à la page 364 [Mackay]).

[79]  Selon ce qui précède, je conclus que la déléguée du ministre avait l’obligation de tenir compte des conséquences sur le plan de la Charte pour M. Abdi. La déléguée du ministre avait également l’obligation de rendre une décision concernant ces considérations touchant la Charte, décision que notre Cour pourrait ensuite examiner dans un contrôle judiciaire.

3)  Cadre d’analyse applicable à la Charte

[80]  Dans l’arrêt Doré, la Cour a souligné le cadre d’analyse que les cours de révision doivent appliquer pour décider si les « valeurs consacrées par la Charte » sous‑jacentes à l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire ont été comme il se doit prises en compte. Dans l’arrêt Doré, aux paragraphes 55 à 58, la Cour a souligné que les décideurs avaient l’obligation de mettre en balance les valeurs consacrées par la Charte qui leur sont présentées et les objectifs de la loi qui sont en cause. La principale question consistera ensuite à se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi (Doré, au paragraphe 56). Si le décideur n’a pas mis en balance comme il se doit la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, la décision sera jugée déraisonnable (Doré, au paragraphe 58).

[81]  Le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré a été récemment confirmé dans l’arrêt Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, au paragraphe 57 [TWU], où la Cour suprême du Canada affirme que « [...] les droits garantis par la Charte ne sont pas moins vigoureusement protégés dans un cadre d’analyse de droit administratif », conformément à ce qui avait été énoncé dans l’arrêt Doré. La Cour a ensuite affirmé ce qui suit aux paragraphes 58 et 59 :

[58]  Suivant le précédent établi par la Cour dans Doré et Loyola, la question préliminaire qui se pose est de savoir si la décision administrative fait intervenir la Charte en restreignant les protections que confère cette dernière — qu’il s’agisse de droits ou de valeurs (Loyola, par. 39). Dans l’affirmative, il faut se demander « si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte » (Doré, par. 57; Loyola, par. 39). L’incidence sur la protection conférée par la Charte doit être proportionnée eu égard aux objectifs visés par la loi.

[59]  Les arrêts Doré et Loyola sont des précédents de la Cour qui nous lient. Dans ces motifs, nous expliquons pourquoi et comment le cadre d’analyse établi dans les arrêts Doré et Loyola s’applique en l’espèce. Étant donné que les protections conférées par la Charte sont mises en cause, la cour de révision doit être convaincue que la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des protections en cause conférées par la Charte et du mandat pertinent prévu par la loi. C’est l’analyse que nous adoptons.

[82]  C’est le critère qui régit le cas de M. Abdi, et si on applique ce cadre d’analyse à la décision de la déléguée du ministre, il est manifeste qu’il existe certaines lacunes dans sa décision. Fait encore plus flagrant, la décision de la déléguée du ministre ne contient aucune indication montrant qu’elle a même pris en considération les valeurs consacrées par la Charte. C’est directement contraire au cadre d’analyse énoncé dans les arrêts Doré et TWU, et aux dispositions de la LIPR, qui exigent que la déléguée du ministre tienne compte des valeurs consacrées par la Charte.

[83]  Ainsi, lors d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut faire ce que recommandent les arrêts Doré et TWU, soit examiner la mise en balance des objectifs visés par la loi et des droits et valeurs consacrés par la Charte qu’a effectuée la déléguée du ministre. En l’espèce, la déléguée du ministre ne s’est pas demandé si les droits et valeurs consacrés par la Charte et soulevés par M. Abdi étaient « mis en cause ». En fait, il n’est nulle part fait mention de la Charte dans la lettre de présentation de la déléguée du ministre soulignant les questions sur lesquelles elle s’est penchée ou dans le corps de sa décision, et ce malgré les nombreuses observations présentées par M. Abdi concernant la Charte. Par conséquent, la Cour ne peut exercer comme il se doit son rôle de révision et trancher la question de savoir si la mise en balance effectuée par la déléguée du ministre était proportionnée, puisqu’il est impossible de déterminer si les questions touchant la Charte ont même été mises en balance (École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola], au paragraphe 68).

[84]  Lors d’un contrôle judiciaire, la Cour ne procède pas à un examen de novo de cet exercice de mise en balance, mais se penche plutôt sur la question de savoir, selon la norme de la décision raisonnable, si la mise en balance était raisonnable (Doré, aux paragraphes 45 et 51). Toutefois, la Cour ne peut le faire correctement en l’absence de tout élément de preuve montrant que les valeurs en jeu consacrées par la Charte ont été prises en considération. Comme je l’ai souligné précédemment, il n’est pas possible de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte dans un vide factuel (Mackay, à la page 364).

[85]  Je reconnais qu’il est possible pour un décideur de tenir implicitement compte des valeurs consacrées par la Charte. Dans l’affaire connexe à l’arrêt TWU, Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33, au paragraphe 29 [TWU Ontario], la Cour a conclu que même si le décideur n’a pas donné ses motifs, la Cour pouvait effectuer un contrôle judiciaire en se fondant sur les motifs qui « pourraient être données » et sur le dossier. Cette conclusion est conforme aux conclusions précédentes de la Cour suprême dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14 [Newfoundland Nurses], selon lesquelles les tribunaux devraient effectuer un examen global des décisions administrative en fonction du dossier.

[86]  Ce n’est pas une option en l’espèce, parce qu’il n’y a aucun élément de preuve montrant que la déléguée du ministre a implicitement tenu compte des valeurs pertinentes consacrées par la Charte qu’a plaidées M Abdi. La déléguée du ministre n’a pas pris en considération les faits avancés par M. Abdi qui pourraient mettre en cause les droits consentis par la Charte. Une fois de plus, même si je reconnais qu’un décideur n’a pas l’obligation de tenir compte de chaque question, il doit y avoir des éléments de preuve montrant que la déléguée du ministre a tenu compte des questions relatives à la Charte, ou des faits donnant lieu à une mise en cause des valeurs consacrées par la Charte, compte tenu de la suprématie de la Constitution.

[87]  En l’espèce, M. Abdi a présenté des observations détaillées concernant les faits qui lui sont propres et uniques, y compris le fait qu’il a été longtemps un pupille de l’État. En ce qui concerne le fait qu’il n’a pas la citoyenneté canadienne, il a souligné que le MSC était intervenu pour retirer son nom de la demande de citoyenneté de sa tante. Ces facteurs auraient pu constituer des considérations pertinentes dans la décision de renvoi rendue par la déléguée du ministre, en ce qui a trait à la non-discrimination consacrée par l’article 15 de la Charte. Mais elle ne les a pas pris en considération. Rien dans le dossier ou dans la décision de la déléguée du ministre n’indique qu’elle s’est penchée sur ces considérations.

[88]  Cette situation diffère de l’arrêt TWU Ontario, où la Cour a souligné qu’elle pourrait examiner les motifs « qui pourraient être donnés » en l’absence de tout motif explicite. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’il était manifeste selon la preuve au dossier que les décideurs « étaient conscients de l’équilibre qu’il fallait établir entre la liberté de religion et leurs obligations prévues par la loi » (TWU Ontario, au paragraphe 28). Par contre, en l’espèce, rien n’indique que le décideur était « conscient » de ces questions.

[89]  La présente affaire ressemble plutôt davantage à l’arrêt Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, au paragraphe 24 [Lemus], où la Cour d’appel fédérale a souligné que le décideur n’avait pas analysé les faits pertinents relativement à la décision faisant l’objet du contrôle. La Cour a souligné ce qui suit :

Bien que l’agente ait relevé l’existence de ce paragraphe 25(1.3), elle ne s’est pas penchée sur les faits se rapportant aux questions soulevées par la demande d’asile qui auraient pu également être utiles pour décider si le renvoi de la famille Lemus au Salvador créerait à celle‑ci des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[90]  Dans l’affaire Lemus, la Cour a jugé qu’il ne serait pas approprié de fouiller dans le dossier et de reconstruire la décision. Cette conclusion a été appuyée par la décision de la Cour suprême dans l’affaire Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers], où, au paragraphe 55, la Cour a indiqué ce qui suit :

Il peut arriver parfois qu’une juridiction de révision ne puisse manifester la déférence voulue sans offrir d’abord au décideur administratif la possibilité d’exposer les motifs de sa décision. Alors, même s’il y a décision implicite, il est possible qu’elle juge opportun de renvoyer la décision au tribunal administratif pour qu’il la motive.

[91]  En d’autres mots, l’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés concernant des faits pertinents, importants, ou lorsqu’il n’y a « pas de points sur la page » à relier : Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431. C’est là l’erreur relevée dans Lemus; selon l’arrêt Alberta Teachers, elle justifie de renvoyer l’affaire à la déléguée du ministre, mais ne justifie pas que la Cour fournisse les motifs qui n’ont pas été donnés.

[92]  En fait, la Cour suprême du Canada a récemment confirmé dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 24, que les tribunaux ne peuvent supplanter les motifs fournis par un décideur. En l’espèce, la déléguée du ministre a donné des motifs exhaustifs et détaillés concernant d’autres éléments de la demande, mais a laissé de côté l’importante question de la Charte. Même s’il peut sembler que la situation commande que la Cour fasse simplement sa propre analyse concernant la Charte, en faisant cela, elle supplanterait les motifs de la déléguée du ministre, qui étaient assez complets sur chaque autre question, sauf la question de la Charte. Si l’arrêt Doré est exact, et que les décideurs administratifs peuvent juger des considérations relatives à la Charte, la Cour devrait permettre à la déléguée du ministre d’en faire autant sans intervenir.

[93]  En l’absence de motifs explicites ou implicites, et même si l’arrêt Doré invite à la retenue, la Cour ne peut déférer l’affaire à quelque chose d’inexistant. Les arrêts Doré et TWU sont clairs à ce sujet : les décideurs administratifs doivent se conformer à la Charte et se pencher sur les considérations liées à la Charte. C’est la responsabilité de la déléguée du ministre, à la première occasion, de prendre en considération la Charte et de rendre une décision conforme à celle-ci. En l’espèce, on ne parle pas du tout de la Charte.

[94]  L’arrêt Dunsmuir indique que la cour de révision doit se demander « si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (Dunsmuir, au paragraphe 47). En l’espèce, les motifs restent silencieux concernant d’importantes considérations relatives à la Charte, et le décideur a mis sa décision à l’abri d’une éventuelle révision (Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au paragraphe 39). Par conséquent, la décision n’est pas justifiable, transparente et intelligible, comme on l’entend dans l’arrêt Dunsmuir.

G.  La décision de la déléguée du ministre est-elle incompatible avec le droit international et la Charte?

[95]  M. Abdi s’appuie sur l’alinéa 3(3f) de la LIPR pour faire valoir que la déléguée du ministre avait l’obligation de s’assurer que sa décision reste conforme aux normes du droit international. Cette disposition est ainsi libellée :

3(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

3(3) This Act is to be construed and applied in a manner that

[…]

[…]

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

(f) complies with international human rights instruments to which Canada is signatory.

[96]  Il convient d’appliquer à cette question les mêmes considérations que celles qui ont été soulignées ci-dessus concernant le fait que la déléguée du ministre n’a pas tenu compte de la Charte. La décision de la déléguée du ministre reste silencieuse à propos des observations de M. Abdi. Par conséquent, la décision de déférer l’affaire ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir en ce qui a trait à la prise en compte du droit international.

H.  Existe-t-il une question constitutionnelle?

[97]  M. Abdi a déposé un avis de question constitutionnelle le 28 mai 2018, contestant la validité de l’article 25, des paragraphes 36(1), 44(1), 44(2), des articles 45, 46, 48, 49 et 64 de la LIPR, en application de l’alinéa 2d), des articles 7 et 12 et du paragraphe 15(1) de la Charte.

[98]  Pour les raisons invoquées ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, aux motifs que la déléguée du ministre n’a pas tenu compte de diverses questions liées à la Charte soulevées par M. Abdi; par conséquent, la décision de la déléguée du ministre n’est pas « justifiée, transparente et intelligible », comme l’exige l’arrêt Dunsmuir.

[99]  Comme cette question est déterminante lors d’un contrôle judiciaire, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les grandes questions constitutionnelles soulevées par M. Abdi.

[100]  De plus, je souligne la directive de la Cour suprême, selon laquelle les tribunaux n’ont pas à répondre aux questions constitutionnelles s’ils peuvent disposer d’une affaire sur un autre motif, comme un motif de droit administratif (Tremblay c Daigle, [1989] 2 RCS 530, à la page 571; R. c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30, à la page 51; Skoke-Graham c La Reine, [1985] 1 RCS 106, aux pages 121 et 122; State Farm Mutual Automobile Insurance Company c Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, 2010 CF 736, au paragraphe 119).

[101]  Le fait de ne pas tenir compte des valeurs consacrées par la Charte est, selon l’arrêt Doré, une erreur de droit administratif. Dans l’arrêt Doré, la Cour a souligné que l’option qu’elle privilégiait pour la révision des décisions administratives de nature discrétionnaire qui soulèvent des questions relatives aux valeurs consacrées par la Charte invitait à une « conception plus riche du droit administratif » (Doré, au paragraphe 35 (je souligne)) et introduisait une « approche plus souple du droit administratif pour mettre en balance les valeurs consacrées par la Charte » (Doré, au paragraphe 37 (je souligne)). Doré fusionne la révision du caractère raisonnable d’une décision avec la révision de pouvoirs discrétionnaires constitutionnels.

[102]  De plus, notre Cour n’est pas placée pour répondre aux questions constitutionnelles soulevées qui n’ont pas été présentées à la déléguée du ministre. Bien que M. Abdi ait contesté la validité du paragraphe 44(2) dans ses observations présentées à la déléguée du ministre, ce point n’a pas été soulevé dans son avis de demande, et M. Abdi n’a pas fait mention à la déléguée du ministre des autres dispositions dont il conteste maintenant la validité. Cela cause problème, puisque le législateur a désigné la déléguée du ministre comme le juge ayant compétence pour juger du fond de l’affaire et l’a chargée d’établir un dossier exhaustif : Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, au paragraphe 46 [Forest Ethics]; Okwuobi c Commission scolaire Lester-B.-Pearson, 2005 CSC 16, aux paragraphes 38 à 40 [Okwuobi]. Les questions relatives à la Charte ne devraient pas être jugées en l’absence d’un tel dossier (Forest Ethics, au paragraphe 55).

[103]  Malgré cela, M. Abdi soutient que puisqu’il sollicite une déclaration dans le présent contrôle judiciaire, la Cour peut assumer une compétence sur ces questions. M. Abdi s’appuie sur l’arrêt États-Unis d’Amérique c Shulman, 2001 CSC 21 [Shulman]. Toutefois, l’arrêt Shulman a été rendu dans un contexte de révision en appel. Dans un contexte de contrôle judiciaire, la Cour suprême a clairement indiqué que ce n’est pas parce qu’un décideur n’a pas accès à une mesure de réparation donnée que l’on peut passer outre à la compétence de ce décideur et aller directement en contrôle judiciaire (Okwuobi, au paragraphe 44).

[104]  Par conséquent, je refuse de répondre aux questions de nature constitutionnelle portant sur des dispositions de la LIPR parce que 1) la question peut être tranchée sur des motifs de droit administratif et 2) les questions de nature constitutionnelle sont en majeure partie soulevées pour la première fois devant la Cour sans qu’elle puisse bénéficier d’un contexte fondé sur des preuves.

I.  Y a-t-il des questions devant être certifiées?

[105]  M. Abdi propose neuf questions à certifier. Le défendeur s’oppose à la certification de l’une ou l’autre de ces questions.

[106]  Les critères de certification sont énoncés dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46 [Lunyamila] de la manière suivante :

La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10).

[107]  De plus, une question certifiée sera suffisamment générale et importante uniquement si le droit sur la question n’est pas bien établi (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, au paragraphe 36; Leite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1241, au paragraphe 28).

[108]  M. Abdi soulève les questions suivantes :

  1. Est-ce que l’inclusion ou la possession de documents dont l’utilisation ne respectait pas la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents rend la décision d’un décideur administratif déraisonnable, même si ces documents sont caviardés ou que le décideur ne fonde pas directement sa décision sur eux?
  2. Lorsqu’il faut décider s’il est nécessaire de déférer à la Section de l’immigration un rapport d’interdiction de territoire autrement bien fondé pour des motifs de grande criminalité, en vue d’une enquête sur l’admissibilité, est-ce que la portée du pouvoir discrétionnaire du délégué, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, permet ou exige une analyse des circonstances entourant la situation d’un [résident] permanent de longue date, à la manière des facteurs énoncés dans Ribic utilisés par la Section d’appel de l’immigration?
  3. En exerçant son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, le délégué a-t-il l’obligation de se demander si sa décision pourrait restreindre un droit protégé par la Charte ou une valeur consacrée par la Charte, conformément à l’analyse faite dans Doré/Loyola? Dans l’affirmative, quelles circonstances déclenchent cette obligation?
  4. Lorsqu’une partie affirme que la décision d’un délégué rendue en application du paragraphe 44(2) pourrait restreindre un droit protégé par la Charte, la question doit-elle être directement abordée dans les motifs du délégué pour que la décision soit raisonnable?
  5. Les protections prévues à l’article 15 de la Charte s’appliquent-elles à l’étape où il faut déterminer si un résident permanent est interdit de territoire au Canada, quand cette personne est un ancien pupille de l’État qui n’a pu obtenir la citoyenneté canadienne pendant qu’il était sous les soins de l’État?
  6. Les protections prévues à l’article 7 de la Charte s’appliquent-elles à l’étape où il faut déterminer si un résident permanent est interdit de territoire au Canada et, le cas échéant, l’article 7 s’applique-t-il au moment où l’atteinte à la liberté et à la sécurité d’une personne qui détient la résidence permanente provient de la perte de son statut?
  7. Y a-t-il eu un développement significatif du droit ou des circonstances/éléments de preuve qui transforment fondamentalement les paramètres du débat, de telle sorte que les conclusions établies dans Chiarelli puissent être réexaminées, plus précisément la conclusion selon laquelle l’expulsion d’un résident permanent qui a été déclaré coupable d’une infraction criminelle grave, malgré les circonstances particulières qui le concernent, est conforme aux principes de justice fondamentale?
  8. Une décision d’interdiction de territoire qui entraîne ou entraînera vraisemblablement la perte du statut de résident permanent constitue-t-elle un « traitement » qui met en cause l’article 12 de la Charte?
  9. L’alinéa 2d) de la Charte offre-t-il des « protections » qui incluent le droit reconnu internationalement à la non-immixtion arbitraire dans sa famille, protégé par les articles 17 et 23(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques?

[109]  La question 1 met en cause la LSJPA et l’argument soulevé par M. Abdi selon lequel la déléguée du ministre s’est appuyée sur des documents caviardés. Cette question n’est pas déterminante quant à l’issue de la présente affaire, ni ne transcende les intérêts des parties en l’espèce.

[110]  La question 2 concerne la portée du pouvoir discrétionnaire de la déléguée du ministre, en application du paragraphe 44(2). Le défendeur affirme que la question à trancher dans le présent contrôle judiciaire ne concerne pas la portée d’un pouvoir discrétionnaire; la question est plutôt de savoir si ce pouvoir discrétionnaire existe et s’il a été raisonnablement exercé. Pour les raisons invoquées ci-dessus et, en m’appuyant sur l’arrêt Tran, j’ai conclu que la déléguée du ministre a bien un pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, la réponse à cette question ne permettrait pas de régler l’appel, parce qu’elle ne découle pas des faits en l’espèce. La question ne devrait pas être certifiée (Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, au paragraphe 29 [Varela]).

[111]  Bien que la question 3 pourrait permettre de régler un appel, et qu’elle transcende les intérêts des parties, le droit sur cette question est bien établi. Dans l’arrêt Doré, au paragraphe 24, la Cour suprême a affirmé que les décideurs administratifs doivent toujours agir de manière compatible avec les valeurs consacrées par la Charte. De plus, l’alinéa 3(3d) de la LIPR impose l’obligation à tous les décideurs qui rendent des décisions en application de la LIPR d’agir conformément à la Charte. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de certifier une question à l’intention de la Cour d’appel fédérale quand tous les décideurs, aux fins du droit constitutionnel, sont tenus de s’assurer que leurs décisions sont conformes à la Charte.

[112]  La question 4 porte sur la question de savoir si un délégué du ministre est tenu d’aborder précisément, dans ses motifs, un argument soulevé par une partie, selon lequel une décision donnée pourrait restreindre un droit protégé par la Charte. Une fois de plus, le droit sur cette question est bien établi. Un décideur n’a pas à traiter de chaque argument soulevé par une partie (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Dans le contexte des affaires pour lesquelles s’appliquent les valeurs consacrées par la Charte, la Cour suprême a récemment confirmé que les décideurs n’avaient pas l’obligation de fournir des motifs, selon le contexte, et que les tribunaux pouvaient examiner les motifs qui « pourraient être données » pour appuyer une décision (TWU Ontario, aux paragraphes 28 et 29).

[113]  De plus, en l’espèce, la question n’est pas de savoir si la déléguée du ministre avait l’obligation de fournir des motifs. La question est plutôt de savoir si des faits ont été pris en considération, qui indiqueraient que la question touchant la Charte a été analysée. Ainsi, la question de savoir s’il existait une obligation de fournir des motifs n’est pas déterminante pour régler un appel, et ne découle pas exactement des questions examinées en l’espèce.

[114]  Par conséquent, le droit est bien établi et la question ne devrait pas être certifiée.

[115]  Les autres questions que M. Abdi souhaitait faire certifier se rapportent à sa contestation de la constitutionnalité de dispositions de la LIPR, y compris la question de savoir si la doctrine du stare decisis s’applique pour faire obstacle à ses demandes de nature constitutionnelle. Comme je l’ai souligné précédemment, ces contestations n’ont pas à être tranchées dans le cadre de la présente affaire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de certifier ces questions (Lunyamila, au paragraphe 46).

[116]  Dans les circonstances, je refuse de certifier l’une ou l’autre des questions proposées par le demandeur.

VII.  Conclusion

[117]  Pour satisfaire aux critères de la raisonnabilité, la décision de la déléguée du ministre doit être justifiable, transparente et intelligible (Dunsmuir, au paragraphe 47). Compte tenu du dossier dont disposait la déléguée du ministre et des observations importantes sur les questions touchant la Charte soulevées par M. Abdi, l’absence de toute référence à la Charte, autant dans la lettre de présentation préparée par la déléguée du ministre que dans ses motifs, ne permet pas à la Cour de réviser la décision comme il se doit.

[118]  Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-28-18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

    1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la déléguée du ministre est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre délégué pour nouvel examen.
    2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
    3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-28-18

INTITULÉ :

ABDOULKADER ABDI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET L’ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES ET JUSTICE FOR CHILDREN AND YOUTH

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juillet 2018

COMPARUTIONS :

Benjamin Perryman

POUR LE DEMANDEUR

Melissa A. Grant

Heidi Collicutt

Pour le défendeur

Nasha Nijhawan

Kelly E. McMillan

POUR L’INTERVENANTE

(ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES)

Jane Stewart

POUR L’INTERVENANTE

(JUSTICE FOR CHILDREN AND YOUTH)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour le défendeur

Nijhawan McMillan Barristers

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR L’INTERVENANTE

(ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES)

Justice for Children and Youth

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR L’INTERVENANTE

(JUSTICE FOR CHILDREN AND YOUTH)

 

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