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Dossier : T-112-18

Référence : 2018 CF 769

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ROSSI HOSANNA SHAMIR

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Rossi Hosanna Shamir, présente cette demande en application du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7. M. Shamir conteste la décision rendue le 21 décembre 2017 (la décision), par laquelle un décideur (le décideur) de la Division de l’examen de l’admissibilité au passeport et des enquêtes (la Division des passeports) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a refusé ses demandes de passeport et a imposé une période de refus de prestation de services de passeport de trois ans et demi en application de l’alinéa 9(1)a) et du paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86.

[2]  J’ai conclu à l’audience que la décision était raisonnable et équitable et j’ai donc rejeté la demande de M. Shamir et promis de rédiger des motifs écrits. Ces motifs sont présentés ci-après.

I.  Résumé des faits

[3]  La décision a été rendue en réponse à deux demandes de passeport présentées par M. Shamir et datées du 26 septembre 2016 et du 6 décembre 2016.

[4]  Premièrement, le décideur a conclu que dans la demande de passeport de septembre 2016 que M. Shamir a déposée sous le nom de « Ahmen Muhiadin Hassan », ce dernier a incorrectement désigné sa femme, Erika Muller, et sa fille comme références, déclarant qu’elles étaient ses [traduction] « amies ». Sur ce fondement, le décideur a conclu que la demande de passeport de septembre 2016 contenait des renseignements faux ou trompeurs et l’a refusée en application de l’alinéa 9(1)a) du Décret sur les passeports canadiens.

[5]  Deuxièmement, en ce qui concerne la demande de passeport de décembre 2016 présentée sous le nom de « Rossi Hosanna Shamir », le décideur a conclu que M. Shamir avait : a) omis de déclarer son ancien nom ou de fournir de l’information ou de la documentation concernant son changement de nom, et b) indiqué qu’il n’avait jamais reçu de document de voyage canadien, malgré le fait que plusieurs de ces documents lui avaient été délivrés sous son ancien nom. Par conséquent, le décideur a refusé la demande de passeport de décembre 2016 parce qu’elle n’avait pas été « dûment remplie » conformément à l’alinéa 9(1)a) du Décret sur les passeports canadiens.

[6]  Conformément au paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports canadiens, lorsqu’une décision est rendue quant au refus de délivrer un passeport, le décideur peut également refuser la prestation des services de passeport au demandeur pendant une période d’au plus 10 ans. Dans le cas de M. Shamir, le décideur a conclu qu’une période de refus de prestation de services de passeport de trois ans et demi était justifiée.

II.  Question préliminaire

[7]  Le défendeur soutient que le nom approprié pour le défendeur devrait être le « procureur général du Canada » aux termes du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Je suis d’accord et j’ordonnerai que l’intitulé de la cause soit modifié en conséquence.

III.  Norme de contrôle

[8]  La décision doit être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Gomravi c Canada (Procureur général), 2015 CF 431, au paragraphe 24; Villamil c Canada (Procureur général), 2013 CF 686, au paragraphe 30 [Villamil]). Autrement dit, elle doit être justifiable, transparente et intelligible, et elle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Les manquements à l’équité procédurale, par contre, sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

IV.  Analyse

[9]  M. Shamir, qui se représente lui-même, prétend que la décision est : a) déraisonnable ou n’aurait pas dû être rendue étant donné les éléments de preuve présentés au décideur, et b) inéquitable sur le plan procédural. Ces arguments constituaient le point central des observations orales de M. Shamir. Toutefois, dans ses observations écrites, M. Shamir soutient aussi que la décision : c) va à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], et d) devrait entraîner l’adjudication de dommages-intérêts par la Cour.

A.  La décision est-elle raisonnable?

[10]  M. Shamir soutient qu’il était inéquitable et injustifié de lui refuser un passeport canadien. Il admet dans ses observations écrites que ses demandes de passeport contenaient des erreurs, mais allègue qu’il n’avait pas l’intention de fournir des renseignements trompeurs et qu’il souffrait d’un [traduction] « problème de santé lié au stress » et voulait obtenir un passeport afin de retourner au Soudan du Sud dès que possible, où il déclare résider et travailler comme médecin.

[11]  M. Shamir soutient également que la décision ne peut être maintenue, car l’enquête de la Division des passeports n’a révélé aucune infraction canadienne ou internationale et n’a donné lieu à aucune accusation contre lui, et qu’il n’y avait par conséquent pas suffisamment de renseignements pour justifier le refus de ses demandes de passeport ou un refus de prestation des services de passeport.

[12]  M. Shamir allègue que : a) il a déposé sa demande de passeport de septembre 2016 sous son ancien nom parce qu’il faut du temps pour changer de nom et qu’il voulait voyager pour le travail; b) il était légalement célibataire au moment de la première demande de passeport et que le décideur a omis de vérifier sa situation de famille; c) en octobre 2016, après son changement de nom légal et son mariage avec sa femme, le nom figurant sur son certificat de citoyenneté canadienne (« Ahmed Hassan Muhiadin ») a été remplacé par son nouveau nom (« Rossi Hosanna Shamir »; d) il s’est ensuite présenté au bureau des passeports à Edmonton afin de s’informer sur la façon de retirer sa demande de septembre 2016 étant donné qu’il avait changé de nom, mais on lui a plutôt dit de présenter une nouvelle demande; et e) lorsqu’il a présenté sa demande de décembre 2016 sous son nom actuel, il a oublié d’inclure le numéro de dossier de sa demande de septembre 2016, ou son ancien nom, mais il n’avait pas l’intention de fournir des renseignements trompeurs.

[13]  En examinant minutieusement les arguments de M. Shamir, je conclus que ses objections ont trois volets. Premièrement, il souligne n’avoir jamais eu l’intention de tromper quiconque. Deuxièmement, il semble soutenir que pour être raisonnable, il aurait fallu que la décision soit fondée sur une infraction canadienne ou internationale ou une accusation déposée contre lui. Troisièmement, il allègue qu’il était [traduction] « légalement célibataire » au moment de remplir sa demande de septembre 2016 et que le décideur a été déraisonnable en omettant de vérifier ce fait.

1)   Absence d’intention de tromper

[14]  En ce qui concerne le premier point de M. Shamir, le défendeur soutient que l’intention n’est pas pertinente dans la mesure où les articles 9 et 10 du Décret sur les passeports canadiens ne requièrent pas la preuve d’une intention malveillante ou frauduleuse (Mbala c Canada (Procureur général), 2014 CF 107 au paragraphe 20; Villamil au paragraphe 28). Le défendeur se fonde précisément sur l’affaire Xie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 434, dans laquelle le juge Bell a confirmé une décision de révoquer le passeport du demandeur même si celui-ci avait admis qu’il avait « fait une erreur » dans ses demandes de passeport.

[15]  Eu égard aux décisions précitées, je conclus que les intentions innocentes dont M. Shamir témoigne ne rendent pas la décision déraisonnable. Par ailleurs, le décideur a aussi pris en considération les diverses explications de M. Shamir concernant les omissions et les faux renseignements fournis dans ses demandes de passeport, y compris le problème médical dont il affirme souffrir.

2)  Absence d’infraction ou d’accusation

[16]  Je passe maintenant à l’argument de M. Shamir selon lequel l’enquête n’a donné lieu à [traduction] « aucune infraction ni accusation » contre lui au Canada ou ailleurs. Tout d’abord, je note que M. Shamir a révélé durant l’enquête qu’il avait plaidé coupable, à Kampala, en Ouganda, à des infractions liées à la mutilation d’un passeport qui lui avait été délivré – un aveu qui, a-t-il soutenu à l’audience, découlait directement de sa maladie mentale et pour lequel il n’y a pas eu de condamnation. Cependant, en l’espèce, le décideur n’a pas fondé sa décision sur l’une des dispositions du Décret sur les passeports canadiens qui confèrent au ministre le pouvoir de refuser de délivrer un passeport lorsqu’un demandeur est accusé ou a été déclaré coupable d’une infraction. Par conséquent, les arguments de M. Shamir à cet égard ne lui sont d’aucune aide.

[17]  La décision était plutôt fondée sur l’alinéa 9(1)a), en application duquel une demande de passeport peut être refusée lorsque le demandeur ne fournit pas au ministre une demande dûment remplie (le défendeur a soutenu à l’audience que le fait de fournir des renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport ferait également intervenir cet alinéa, ce que le demandeur n’a pas contesté).  À mon avis, le décideur a fondé sa décision sur des motifs raisonnables, comme je vais l’expliquer. 

3)  Situation de famille

[18]  En ce qui a trait à la demande de passeport de septembre 2016, le décideur a conclu que M. Shamir avait incorrectement désigné sa femme et sa fille comme références, indiquant qu’elles étaient ses [traduction] « amies ». Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Shamir allègue qu’il était [traduction] « légalement célibataire » au moment où il a présenté sa première demande de passeport – il affirme n’avoir épousé Mme Muller légalement qu’en octobre 2016 – et que la décision est donc déraisonnable pour ce qui est de ce point. Toutefois, M. Shamir n’a pas présenté cet argument au décideur. Il a plutôt soutenu ce qui suit dans une lettre datée du 31 juillet 2017 et adressée à la Division des passeports :

[traduction]

J’ai fait une erreur de frappe dans ma demande de passeport en désignant ma femme et ma fille comme étant des amies. Je n’avais aucunement l’intention d’induire IRCC en erreur avec ces renseignements, mais j’étais continuellement confus et j’avais fréquemment des oublis en raison du traumatisme mental que j’ai subi lorsque je travaillais dans la région du Soudan du Sud. La description médicale fournie dans l’objection numéro 1 aiderait à expliquer pourquoi il y a des erreurs dans mes formulaires.

[19]  En outre, comme l’a noté la Division des passeports dans sa correspondance avec M. Shamir en réponse à ses observations, M. Shamir avait présenté une demande de passeport antérieure en mars 2016, dans laquelle il a également désigné Mme Muller comme référence et a indiqué qu’elle était sa [traduction] « gestionnaire ». La vérification des références effectuée par la Division des passeports à ce moment-là a toutefois révélé que M. Shamir était marié à Mme Muller. La Division des passeports l’a ensuite informé qu’il était tenu de fournir une nouvelle référence. Ainsi, au moment de la demande de septembre 2016, M. Shamir était bien au courant que Mme Muller n’était pas une référence adéquate.

[20]  Enfin, bien que M. Shamir ait informé la Division des passeports qu’il s’était légalement marié à Mme Muller en octobre 2016, rien dans le dossier n’indique qu’il a contesté, à un moment ou à un autre, la compréhension de la Division des passeports selon laquelle il était marié à Mme Muller depuis mars 2016. Par conséquent, les conclusions du décideur concernant la demande de passeport de septembre 2016 étaient raisonnables.

4)  Autres considérations

[21]  Je conclus également que la décision était raisonnable dans la mesure où elle porte sur la demande de passeport de décembre 2016. On se souvient que M. Shamir n’a pas communiqué son ancien nom ni le fait qu’il avait déjà détenu un document de voyage canadien. Ces omissions ont fourni un fondement raisonnable au décideur, lui permettant de conclure que la demande de passeport n’était pas dûment remplie. 

[22]  Je note que M. Shamir a fourni au bureau des passeports des documents sur son changement de nom vers le 14 octobre 2016 lorsqu’il a rempli un questionnaire à la suite de sa première demande de passeport. Par conséquent, il allègue dans le présent contrôle judiciaire qu’il était inéquitable ou déraisonnable pour le décideur de retenir contre lui le fait qu’il a omis de déclarer son ancien nom dans sa deuxième demande de passeport. Toutefois, M. Shamir n’a pas soutenu au décideur ni à la Cour qu’il avait omis de fournir certains renseignements dans sa deuxième demande de passeport parce qu’il croyait à tort qu’il avait déjà communiqué son changement de nom durant l’enquête qui a suivi sa première demande. Il affirme plutôt qu’il a simplement oublié d’inclure cette information. En conséquence, je n’accepte pas ses arguments sur ce point.

[23]  En conclusion, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision était amplement justifiée et donc raisonnable étant donné les renseignements que possédait le décideur, notamment que M. Shamir : a) a entamé la procédure de changement de nom en avril 2016, mais n’a pas indiqué en septembre 2016 qu’une telle procédure était en cours ou qu’il était né sous un autre nom; b) n’a pas déclaré son ancien nom lorsqu’il a présenté la demande de décembre 2016 ni fait mention de la procédure en cours; c) a affirmé qu’il n’avait jamais eu d’autres documents de voyage canadiens, même s’il avait déjà possédé un passeport sous le nom d’Ahmed Muhiadin Hassan (et il n’a fourni aucune explication à la Division des passeports pour cette erreur); d) a mentionné durant l’enquête qu’il n’avait voyagé que trois fois au cours des six dernières années, alors que son ancien passeport (qu’il avoue avoir mutilé) contenait de nombreux timbres et visas de voyage; e) a désigné Mme Muller et sa fille comme références en mars 2016 et à nouveau en septembre 2016, même s’il savait en septembre 2016 que ces références n’étaient pas appropriées, et a qualifié ces erreurs [traduction] « d’erreurs de frappe »; f) a indiqué à la Division des passeports qu’il n’avait pas l’intention de se rendre au Soudan du Sud, mais a inclus une lettre dans ses observations, laquelle provenait de son ancien employeur au Soudan du Sud qui lui demandait de revenir; g) a fourni des renseignements concernant son problème médical qui semblaient contredire ses autres éléments de preuve.

B.  La décision était-elle équitable sur le plan procédural?

[24]  M. Shamir soutient qu’il y a eu atteinte à son droit à l’équité procédurale, ce qui, comme il a été mentionné précédemment, est une question qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Canadian Pacific Railway Company c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 33 à 56). Principalement, M. Shamir fait valoir que le délai de 16 mois qu’il a fallu à la Division des passeports pour mener son enquête et en fin de compte rendre sa décision était inéquitable sur le plan procédural.

[25]  Cependant, en l’espèce, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que ce délai n’a pas causé de préjudice à M. Shamir puisque la période de refus de prestation de services de passeport a commencé à partir de la date de la deuxième demande de M. Shamir et non de la décision en soi. Le délai n’a pas non plus nui à la capacité de M. Shamir de présenter ses arguments (voir Johnson c Canada (Procureur général), 2018 CF 582, au paragraphe 56 [Johnson]).

[26]  En fin de compte, dans la mesure où M. Shamir allègue que le délai constituait un abus de procédure, je conclus qu’un tel argument ne repose pas sur les faits au dossier, car il n’a présenté aucune preuve de préjudice (voir Johnson, aux paragraphes 57 et 58, citant Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 133). En outre, à mon avis, l’enquête n’était pas trop longue. D’après le dossier certifié du tribunal, il est évident qu’une partie de cette période a servi, avec raison, à enquêter sur l’aveu de M. Shamir selon lequel il a mutilé un passeport en Ouganda.

[27]  En ce qui concerne d’autres aspects d’équité procédurale, M. Shamir a eu en tout temps l’entière possibilité de répondre à ce qui lui était reproché (voir Abdi c Canada (Procureur général), 2012 CF 624, au paragraphe 21). En effet, la décision stipule expressément que M. Shamir était au courant des renseignements recueillis durant l’enquête et a eu la possibilité d’y répondre.

[28]  Par conséquent, je ne suis pas convaincu par l’argument de M. Shamir selon lequel la décision ou le processus d’enquête était inéquitable sur le plan procédural ou autrement.

C.  La décision témoigne-t-elle d’une conciliation proportionnelle des protections de la Charte et du mandat conféré par la loi?

[29]  Dans ses observations écrites, M. Shamir — se fondant à tort sur l’article premier plutôt que sur l’article 15 de la Charte — soutient qu’il a droit au même bénéfice de la loi. Il fait également valoir, se fondant implicitement sur l’article 12 de la Charte, que la décision constitue une « peine cruelle et inusitée ». Le défendeur n’a pas abordé ces arguments relatifs à la Charte dans son mémoire.

[30]  Je ne suis pas d’accord avec M. Shamir pour dire que cette affaire fait intervenir ses droits garantis par les articles 12 ou 15 de la Charte. Rien ne prouve que le décideur, en refusant ses demandes de passeport et la prestation de services de passeport pendant trois ans et demi, a fait preuve de discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue (R. c Kapp, 2008 CSC 41, au paragraphe 17) ou a imposé une « peine cruelle et inusitée » au sens de la Constitution (voir Guérin c Canada (Procureur général), 2018 CF 94, au paragraphe 68). M. Shamir n’a pas non plus présenté suffisamment de faits pour appuyer ses arguments relatifs à la Charte (Johnson, au paragraphe 40).

[31]  Toutefois, dans Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21 [Kamel], la Cour d’appel fédérale a déterminé que le refus d’offrir des services de passeport porte atteinte aux droits d’entrer au Canada ou d’en sortir qui sont garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte (aux paragraphes 15 et 68; voir aussi Thelwell c Canada (Procureur général), 2017 CF 872, au paragraphe 23 [Thelwell]). Ainsi, et même si ce point n’a pas été expressément soulevé par M. Shamir, j’examinerai ses arguments relatifs à la Charte à la lumière du paragraphe 6(1).

[32]  Dans Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33 [Trinity Western], la Cour suprême du Canada a récemment confirmé l’approche à utiliser pour procéder au contrôle judiciaire des décisions administratives qui font intervenir la Charte, conformément au cadre initialement établi dans Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré]. La décision n’est raisonnable que si elle « est le fruit d’une mise en balance proportionnée de la protection conférée par la Charte et du mandat confié par la loi » (Trinity Western, au paragraphe 35). La décision doit « donner effet autant que possible aux protections en cause conférées par la Charte compte tenu du mandat législatif particulier en cause » (Trinity Western, au paragraphe 35). Autrement dit, une décision qui a une incidence disproportionnée sur des droits garantis par la Charte n’est pas raisonnable (Trinity Western, au paragraphe 35). En fin de compte, il s’agit de déterminer si le décideur s’est acquitté du mandat qui lui était confié par la loi d’une manière qui est proportionnée à la restriction au droit garanti à M. Shamir par le paragraphe 6(1) de la Charte qui s’en est suivie (Trinity Western, au paragraphe 36).

[33]  Tout d’abord, je note que le décideur a expressément indiqué les obligations qui incombent à la Division des passeports en application du Décret sur les passeports canadiens, soit de rendre des décisions de manière à [Traduction] « maintenir l’intégrité du processus de délivrance de passeports et la réputation des documents de voyage canadiens au sein de la communauté internationale ». Le décideur a également reconnu que les objectifs du Décret sur les passeports canadiens devaient être soupesés à la lumière des [traduction] « difficultés importantes » qu’un refus de prestation de services de passeport peut causer à un individu.

[34]  Le décideur a jugé qu’une période de trois ans et demi (à partir du 6 décembre 2016, la date de la deuxième demande de passeport de M. Shamir) était justifiée — cette durée est bien inférieure à la période maximale de 10 ans permise en application du Décret sur les passeports canadiens et aussi bien inférieure à la période de cinq ans qui a été jugée appropriée dans certains autres cas (voir, par exemple, Mikhael  c Canada (Procureur général), 2013 CF 724, aux paragraphes 24 à 29; Brar c Canada (Procureur général), 2014 CF 763, au paragraphe 27; et Villamil, aux paragraphes 29, 30 et 34).

[35]  Par ailleurs, le décideur a reconnu et soupesé les circonstances personnelles de M. Shamir, y compris son problème médical, et le fait qu’il a fourni des documents sur son changement de nom au bureau des passeports avant sa demande de décembre 2016. En somme, et parce que les périodes de refus plus longues ont été jugées déraisonnables dans des situations similaires, je conclus que l’évaluation du décideur était suffisamment individualisée pour tenir compte d’une restriction proportionnée à l’égard de la liberté de circulation garantie à M. Shamir par la Charte (voir Thelwell, au paragraphe 50). La décision résiste donc à un examen selon Doré et Trinity Western.

D.  M. Shamir a-t-il droit aux autres réparations demandées?

[36]  M. Shamir demande à la Cour le [traduction] « remboursement » des frais de subsistance pour lui-même et sa femme ainsi que des coûts entraînés par la période de refus de prestation de services de passeport, ce qui constitue des dommages-intérêts. Cependant, sous réserve de quelques exceptions limitées et inhabituelles, lesquelles ne s’appliquent pas en l’espèce, on ne peut demander de dommages-intérêts dans un contrôle judiciaire (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102, au paragraphe 33).

E.  Des dépens sont-ils justifiés dans la présente demande?

[37]  Le défendeur réclame des dépens. Comme je l’ai expliqué à l’audience, et tenant compte des divers facteurs prévus au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, j’ai décidé d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de ne pas adjuger de dépens aux parties.

V.  Conclusion

[38]  La demande est rejetée sans dépens.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-112-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  • 1. L’intitulé est modifié, avec effet immédiat, de façon à y substituer le « procureur général du Canada » à titre de défendeur.

  • 2. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  • 3. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-112-18

 

INTITULÉ :

ROSSI HOSANNA SHAMIR c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 juillet 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Rossi Hosanna Shamir

 

Pour le demandeur

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Kathleen Pinno

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

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