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Date : 20180707


Dossier : IMM-3073-18

Référence : 2018 CF 703

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

MAMADOU KONATÉ

demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. Mamadou Konaté, présente une requête en sursis de son renvoi du Canada prévu pour le 9 juillet 2018. La requête a été entendue hier par téléconférence. Voici les motifs pour lesquels j’accueille la requête.

I.  Faits et décision sous-jacente

[2]  M. Konaté est un citoyen de la Côte d’Ivoire. Il est entré au Canada le 1er février 2016 et a demandé l’asile. Il affirme qu’en 2002 et en 2003, il a fait partie du Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire, un groupe armé qui luttait contre le président alors en poste, Laurent Gbagbo. En 2003, il a déserté ce mouvement. Cependant, il aurait été capturé et emprisonné en 2004 et en 2005 en raison de sa désertion. Bien que le dossier devant moi soit plutôt laconique à cet égard, il semble qu’il ait été battu, soumis à des mauvais traitements, voire torturé, lors de sa détention. À la suite d’un changement de régime survenu en 2010-2011, il semble que les membres du Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire fassent maintenant partie du gouvernement et des forces armées. M. Konaté craint donc de faire l’objet de représailles s’il retourne en Côte d’Ivoire.

[3]  Or, puisque le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire était un groupe qui prônait le renversement par la force d’un gouvernement étranger, le traitement de la demande d’asile de M. Konaté a été suspendu. Le 29 mai 2017, pour cette même raison, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié l’a déclaré inadmissible au Canada en vertu des articles 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Le 5 février dernier, mon collègue le juge Luc Martineau a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de cette décision, statuant que celle-ci était raisonnable (Konaté c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 129).

[4]  M. Konaté a ensuite fait une demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR], fondée sur la crainte de persécution décrite plus haut. Cette demande a été rejetée par une décision qui lui a été remise le 14 juin 2018. M. Konaté a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision dans un dossier distinct de cette Cour (no IMM-3019-18).

[5]  M. Konaté a demandé à l’agent d’exécution (agissant en vertu de l’article 48 de la Loi) de reporter son renvoi, en invoquant cette fois-ci des symptômes post-traumatiques et les idées suicidaires qui découleraient de son renvoi en Côte d’Ivoire. Cette demande a été refusée.

[6]  M. Konaté a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution, ainsi que la présente requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II.  Analyse

[7]  La Loi n’exige pas une autorisation judiciaire pour renvoyer un ressortissant étranger du Canada. En ce sens, le sursis d’exécution d’une mesure de renvoi est une réparation exceptionnelle, car il interfère avec la procédure administrative normale.

[8]  Le fondement législatif du sursis d’exécution d’une mesure de renvoi figure à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, qui prévoit que notre Cour peut rendre des ordonnances provisoires en attendant qu’une demande de contrôle judiciaire soit définitivement tranchée. En accordant une telle réparation, nous appliquons le même critère qu’en matière d’injonction interlocutoire. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable comme suit :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut examiner la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le bien-fondé, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R. c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, références omises)

[9]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a auparavant été énoncé dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême (Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110, RJR - MacDonald Inc c Canada (Procureur général) [1994] 1 RCS 311 [RJR]). Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Il va sans dire que l’application de ce critère est éminemment contextuelle et dépendante des faits.

A.  La question sérieuse à trancher

[10]  Dans RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est un seuil relativement bas (RJR, à la page 337). Cependant, la Cour suprême a également déclaré qu’un critère plus exigeant doit être appliqué lorsque le redressement provisoire demandé a l’effet pratique de décider de l’action sous-jacente (RJR, aux pages 338 à 339). C’est le cas lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est déposée contre une décision d’un agent d’exécution refusant de reporter l’expulsion. Dans ce contexte, une requête en sursis du renvoi accorde au demandeur ce qu’il réclame dans la demande initiale. Pour ce motif, la Cour d’appel fédérale a déclaré que le demandeur doit démontrer « des arguments assez solides » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, aux paragraphes 66 à 67 [Baron]), tenant compte du fait que la norme de contrôle applicable au fond est la norme de la décision raisonnable.

[11]  Étant donné que la demande de sursis administratif était fondée sur le risque que M. Konaté tente de mettre fin à ses jours et que j’analyse cette question sous la rubrique du préjudice irréparable, je me contenterai de dire que mes conclusions sur cette question permettent de satisfaire l’exigence de la question sérieuse à juger. Comme je l’ai déjà souligné dans d’autres affaires, il y a souvent un recoupement important entre le premier et le deuxième critère de l’arrêt RJR (Kanumbi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 336 au paragraphe 23; Farkas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 658 au paragraphe 17). C’est le cas en l’espèce.

B.  Le préjudice irréparable

[12]  M. Konaté invoque que le renvoi en Côte d’Ivoire l’expose à un préjudice irréparable, puisque ce renvoi lui inspire une crainte si forte d’être torturé ou maltraité qu’il préfère commettre le suicide.

[13]  Une telle allégation soulève des questions particulièrement délicates. D’une part, il est évident que le renvoi du Canada entraîne inévitablement son lot d’inconvénients et de difficultés, notamment sur le plan psychologique (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au par 23, [2015] 3 RCS 909). On ne veut pas permettre aux personnes qui doivent quitter le Canada d’éviter le renvoi simplement en exagérant ces difficultés et en simulant des idéations suicidaires.

[14]  D’autre part, les troubles de santé mentale qui peuvent conduire au suicide sont bien réels. Il ne fait pas de doute que la perspective d’un renvoi imminent peut aggraver l’état psychologique d’un individu et constituer l’élément déclencheur qui cause le passage à l’acte. Dans ces cas, l’idéation suicidaire n’est pas « volontaire » et ne peut être assimilée à un simple stratagème visant à se soustraire à l’obligation de quitter le Canada. Tout comme la toxicomanie dont il était question dans l’affaire Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 aux paragraphes 97-101, [2011] 3 RCS 134, l’idéation suicidaire n’est pas le résultat d’un « choix ».

[15]  Ce n’est pas la première fois que notre Cour est confrontée au risque de suicide d’une personne qui doit être renvoyée du Canada. Dans l’affaire Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313, au paragraphe 28, mon collègue le juge Shirzad Ahmed fait écho à ce que je viens de souligner :

L’automutilation et le suicide ne sont pas « contrôlables » par une personne qui songe à s’enlever la vie. Par définition, le fait que le demandeur était prêt à se suicider signifie que la douleur qu’il ressentait était si insupportable que selon lui, la seule solution était de mettre fin à ses jours. Comme d’autres maladies graves, la dépression et d’autres problèmes de santé mentale nécessitent souvent l’intervention de spécialistes qui peuvent diagnostiquer le problème et fournir des soins comme des séances de consultation et des médicaments, entre autres. Comme l’agent le savait très bien, la situation du demandeur était si grave qu’il a fini par atteindre la conséquence extrême de son état : il a tenté de se suicider. Seule la description la plus perverse de toutes qualifierait une tentative de suicide comme un choix, dans ces circonstances, ou comme l’a dit l’agent, comme un problème « contrôlable par les actes du demandeur ».

[16]  Dans l’affaire Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 [Tiliouine], mon collègue le juge René LeBlanc a conclu que le refus de reporter le renvoi d’une personne qui présentait un risque sérieux de suicide soulevait une question sérieuse et que notre Cour « a conclu à maintes reprises que des préjudices psychologiques importants et un comportement suicidaire constituaient un préjudice irréparable » (au paragraphe 13). Il a accordé le sursis du renvoi.

[17]  On peut également consulter les décisions suivantes : Melchor c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 372 au paragraphe 12; Bodika-Kaninda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1484 au paragraphe 13; Danyi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 730 au paragraphe 3; El Sayed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 802 au paragraphe 23.

[18]  Dans cette perspective, examinons maintenant les éléments de preuve présentés par M. Konaté.

[19]  M. Konaté se fonde d’abord sur le rapport de la Dre Olga Wrezel de la Clinique des demandeurs d’asile et des réfugiés du CLSC Côte-des-Neiges, qui le suit depuis deux ans. Elle indique que M. Konaté souffre d’un syndrome post-traumatique, d’anxiété, de dépression et d’insomnie. Il souffre également de certains symptômes psychotiques, notamment des hallucinations visuelles et auditives. On lui a prescrit deux types de médicaments.  Le paragraphe suivant résume bien l’avis de la Dre Wrezel :

Considering that Mr. Konate may now be deported, it is my clinical opinion that there is a high risk that he may act on his suicidal ideation and end his life rather than face the danger of being tortured and killed by the army. Even if he were able to effectively hide himself from the army, he would not be able to have access to continued psychotherapy or medications necessary to help him with his PTSD symptoms and insomnia, once again leading to increased suicidal ideation.

[20]  De plus, lorsqu’il a été rencontré par une agente d’exécution de la loi le 14 juin 2018, M. Konaté s’est mis à transpirer et à pleurer, est devenu de plus en plus nerveux et a affirmé qu’il ne retournerait pas en Côte d’Ivoire. Après que l’agente ait tenté à plusieurs reprises de le calmer et de contacter son avocat, M. Konaté a affirmé qu’il se suiciderait s’il était renvoyé en Côte d’Ivoire. L’agente l’a donc mis en détention, en raison du risque qu’il représentait pour lui-même, et l’a ensuite conduit à l’hôpital.

[21]  Le 22 juin 2018, lors de la révision de la détention de M. Konaté, la membre de la Section de l’immigration a déclaré celui-ci personne vulnérable, « vu votre état d’esprit fragile et que vous vivez une grande détresse actuellement ». Elle a considéré la preuve de l’état de M. Konaté et décidé de maintenir celui-ci en détention, notamment en raison du danger qu’il représentait pour lui-même.

[22]  L’ensemble de ces faits me convainquent que l’état psychologique de M. Konaté n’est pas le résultat d’une simulation ou d’un stratagème. La Dre Wrezel, l’agente d’exécution de la loi et la membre de la Section de l’immigration ont toutes considéré que M. Konaté présentait un risque important de suicide. Je suis donc d’avis que la preuve démontre que le renvoi de M. Konaté serait susceptible de lui causer un préjudice irréparable.

[23]  L’avocate du défendeur a soutenu que le risque de suicide de M. Konaté ne saurait être pris en considération, puisqu’il découle d’une crainte que l’agent d’ERAR a jugée non fondée. Or, ce risque existe bel et bien, que la crainte qui le sous-tend soit objectivement fondée ou non. L’avocate a également soutenu que la demande de sursis administratif présentée par M. Konaté était davantage axée sur le désir de poursuivre ses traitements au Canada que sur le risque de suicide comme tel. Or, à cet égard, je rappelle les propos du juge LeBlanc dans l’affaire Tiliouine, au paragraphe 11 :

Dans un tel contexte, la Cour a jugé qu’en présence d’une preuve de préjudice psychologique irréparable attribuable au renvoi lui‑même, comme c’est le cas en l’espèce, l’agent de renvoi ne peut se contenter d’évaluer tout simplement l’accès à des soins de santé et à des traitements médicaux dans le pays d’origine […].

C.  La prépondérance des inconvénients

[24]  À cette dernière étape du critère de l’arrêt RJR, il faut soupeser le préjudice causé au demandeur et celui causé au défendeur, qui ne peut appliquer la loi.  Dans ce cas-ci, seules des considérations très impérieuses pourraient contrebalancer un risque de suicide. Or, le dossier ne révèle aucune raison de s’écarter de la règle habituelle selon laquelle la preuve d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable font pencher la balance en faveur du demandeur (voir, par exemple, Mauricette c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2008 CF 420 au paragraphe 48; Manto c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 335 au paragraphe 26; Tiliouine au paragraphe 15).

[25]  Puisque les trois critères de l’arrêt RJR sont satisfaits, la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordée.

 


JUGEMENT in IMM-3073-18

LA COUR STATUE que la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-3073-18

 

INTITULÉ :

MAMADOU KONATÉ c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE CONSIDÉRÉE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 6 JUILLET 2018 À OTTAWA (ONTARIO)

 

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 juillet 2018

 

 

PRÉTENTIONS ORALES ET ÉCRITES PAR :

Me Éric Taillefer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Émilie Tremblay

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Centre communautaire juridique de Montréal / Droit de l’immigration

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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