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Date : 20180726


Dossier : IMM-5542-17

Référence : 2018 CF 782

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ABDIRISAQ FARAH ABDULLAHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 (LIPR), concerne une décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) rendue le 5 décembre 2017, laquelle annule la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) rendue le 1er juin 2017; cette dernière voulant que le demandeur, Abdirisaq Farah Abdullahi, est un réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR.

I.  Norme de contrôle

[2]  Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle que la Cour doit appliquer. Par conséquent, il incombe au demandeur de prouver à la Cour que la décision rendue par la SAR n’est pas justifiable, transparente et intelligible en ce qui concerne le processus décisionnel, de sorte qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La norme de la décision raisonnable exige de la déférence à l’égard du décideur. En d’autres mots, il ne revient pas à la Cour d’examiner le fond de l’instance ni d’annuler la décision, en raison d’une divergence quant à la manière dont l’affaire aurait dû être tranchée. Le rôle d’une cour supérieure consiste à vérifier la légalité de la décision rendue; une décision déraisonnable n’est pas une décision légale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24; [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 74).

[3]  Il semble qu’une confusion existe encore quant au rôle de la SAR lorsqu’elle est saisie d’une affaire en appel. Il peut être utile de répéter la norme applicable lorsque la SAR siège en appel d’une décision rendue par la SPR. La Cour d’appel fédérale a tranché la question dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 [Huruglica]. Pour la plupart des questions litigieuses présentées à la SAR, la norme de contrôle de la décision correcte est applicable :

[77]  Quoi qu’il en soit, et tel qu’il a été indiqué aux paragraphes 49 et 51 ci-devant, il appartient au législateur de se préoccuper du nombre d’appels, de même que des efforts et du temps qu’il faut consacrer à chacun. Si je l’interprète en fonction du régime législatif et de ses objectifs, je ne trouve rien dans la LIPR qui justifie le recours à une norme du caractère raisonnable ou de l’erreur manifeste et dominante pour analyser les conclusions de fait, ou les conclusions mixtes de fait et de droit de la SAR.

[78]  À cette étape-ci de mon analyse, je conclus que la SAR doit intervenir quand la SPR a commis une erreur de droit, de fait, ou une erreur mixte de droit et de fait. Dans la pratique, cela signifie qu’elle doit appliquer la norme de contrôle de la décision correcte. Si une erreur a été commise, la SAR peut confirmer la décision de la SPR sur un autre fondement. La SAR peut aussi casser une décision et y substituer la sienne eu égard à une demande, sauf si elle détermine qu’elle ne peut y arriver sans examiner les éléments de preuve présentés à la SPR (alinéa 111[2]b] de la LIPR).

[4]  La cour a aussi conclu qu’il existe des circonstances pour lesquelles la SPR jouit d’un avantage certain par rapport à la SAR, puisque les questions de fait ou les questions de droit et de fait exigent une appréciation de la crédibilité ou de la valeur à accorder aux témoignages de vive voix entendus (Huruglica, au paragraphe 70). Toutefois, la Cour d’appel fédérale ne conclut pas qu’il a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de la SPR chaque fois qu’il y a évaluation des témoins. Comme la cour l’indique, « étant entendu que la SAR doive parfois faire preuve d’une certaine retenue avant de rendre sa propre décision, la question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. Dans chaque cas, la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile » (Huruglica, au paragraphe 70). En effet, la Cour d’appel fédérale conclut que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique, sauf lorsque la preuve orale présentée à la SPR fait en sorte que la SAR lui renvoie l’affaire aux fins de nouvelle détermination. Voici ce qui est énoncé au paragraphe 103 de la décision :

[103]  Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par le demandeur. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR. Nulle autre interprétation des dispositions législatives pertinentes ne serait raisonnable.

[5]  Il s’ensuit que la demande de contrôle judiciaire doit viser la décision de la SAR, laquelle est parvenue à ses propres conclusions selon la norme de la décision correcte. En l’espèce, le demandeur se limite à démontrer les contradictions entre la décision de la SPR et celle de la SAR, afin d’établir que la décision de la SPR est préférable à celle de la SAR. Il est plutôt nécessaire de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable, selon la définition de cette notion dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; [2008] 1 RCS 190 (confirmé de nouveau dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55). Si la décision de la SAR appartient aux issues possibles acceptables, il ne suffit pas, aux fins de la discussion, que la Cour préfère la décision de la SPR à celle de la SAR. Cela s’explique par le fait qu’il ne revient pas à la Cour de juger du fond de l’instance et de préférer une opinion à une autre. La Cour examine plutôt la décision de la SAR pour juger de sa légalité.

II.  Les décisions de la SPR et de la SAR

[6]  M. Abdullahi allègue être un citoyen de la Somalie et avoir peur d’y retourner parce que le groupe Al-Shabaab l’aurait ciblé, compte tenu de son poste de conseiller principal du premier ministre de la Somalie, à Mogadiscio. La SPR a conclu que M. Abdullahi avait établi son identité et son profil d’employé du gouvernement. En conséquence, la SPR a conclu que le demandeur avait bien démontré la crainte d’être persécuté en Somalie, compte tenu de ses opinions politiques, acceptant ainsi sa demande présentée aux termes de l’article 96 de la LIPR.

[7]  Après avoir poursuivi des études en génie en Malaisie, le demandeur est retourné en Somalie en juin 2014 (il aurait été âgé de 24 ans à ce moment) et il a commencé à travailler comme conseiller principal du premier ministre de la Somalie, à Mogadiscio. Toutefois, il allègue avoir reçu des menaces téléphoniques en mars 2016 en raison de son poste au sein du cabinet du premier ministre. Des coups de feu en direction de son auto auraient suivi, le 1er juin 2016. La police lui aurait dit qu’elle ne pouvait rien faire pour le protéger, puisque ce genre de fusillades se produisaient fréquemment. Il semble qu’il ait été présumé que ces incidents mettaient en cause le groupe Al-Shabaab, lequel est connu comme une organisation terroriste exerçant ses activités dans cette partie de l’Afrique.

[8]  Il appert que le 17 juillet 2016 (ou le 22 juin 2016) le demandeur, ayant obtenu un visa pour se rendre au Kenya, s’est enfui dans ce pays, grâce à son passeport diplomatique/de service. Une fois au Kenya, il a présenté une demande de visa de visiteur aux États-Unis et au Canada. Le 7 septembre 2016, il a obtenu un document de voyage pour un aller simple au Canada, grâce à l’aide de l’ambassade somalienne à Nairobi, au Kenya. Il est difficile de comprendre pourquoi le demandeur devait obtenir un visa du Kenya, pays voisin de la Somalie, mais avec l’aide de l’ambassade somalienne au Kenya. Le demandeur est arrivé au Canada le 11 septembre 2016 et il a demandé l’asile le 30 septembre 2016.

[9]  Bien que la SPR ait jugé que le demandeur n’avait pas fait l’objet de menaces de la part du groupe Al-Shabaad, elle a conclu que le profil du demandeur, comme employé du gouvernement somalien, était suffisant pour accepter sa demande d’asile, en application de l’article 96 de la LIPR. Cette décision était fondée sur les éléments de preuve documentaire objectifs, provenant de différentes sources, lesquels soutenaient que les employés du gouvernement somalien sont des cibles potentielles et, plus précisément, des cibles du groupe Al-Shabaab.

[10]  En fait, la SPR a conclu que [traduction] « de nombreux aspects de la demande n’étaient pas crédibles » (décision de la SPR, à la page 14). Elle a noté de nombreuses contradictions et lacunes, notamment à propos de la fusillade, qui aurait été déterminante dans la décision du demandeur de demander l’asile. En l’occurrence, le demandeur allègue être resté dans son bureau au cours des sept jours après la fusillade, laquelle s’est produite le 1er juin 2016; toutefois, il affirme avoir quitté la Somalie le 22 juin 2016. Une fois encore, il est difficile de savoir où il est resté entre-temps, à moins qu’il soit resté ailleurs dans le palais présidentiel. On ignore aussi pourquoi l’estampille dans son passeport indique le 17 juillet comme date de départ.

[11]  La SPR a également noté des contradictions concernant la date de l’obtention du permis de voyage au Canada, le moment où il a présenté une demande de visa aux États-Unis et la date de son mariage, [traduction] « pour n’en nommer que quelques-unes » (décision de la SPR, à la page 15). Lorsqu’on lui a posé des questions, ses explications étaient loin d’être convaincantes.

[12]  Il semble que la SPR ait été impressionnée par le fait que le gouvernement canadien a cru que le demandeur avait travaillé pour le gouvernement fédéral somalien, puisqu’il lui a délivré un document de voyage pour un aller simple, depuis Nairobi. Le demandeur a aussi fait bonne impression comme employé du gouvernement, puisqu’il a fourni des précisions concernant son travail de conseiller du premier ministre.

[13]  Toutefois, selon la norme de la décision correcte, la SAR n’était pas du même avis. Elle n’était pas tenue de renvoyer l’affaire à la SPR et elle pouvait examiner l’ensemble de la cause pour tirer ses propres conclusions. Seule la décision de la SAR est visée par le présent contrôle judiciaire. Elle a cassé la décision de la SPR, en application du paragraphe 111(1) de la LIPR, et y a substitué la décision qui aurait dû être rendue : selon la prépondérance des probabilités, elle a conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger (articles 96 et 97 de la LIPR).

[14]  La SAR a résolument vu d’un mauvais œil les documents d’identification fournis par le demandeur. Le gouvernement du Canada a délivré le document de voyage pour un aller simple (se limitant à un permis de séjour temporaire valide pour trois semaines seulement, sans possibilité d’être utilisé pour une autre entrée au Canada) en s’appuyant sur des documents que la SAR a jugé ne pas pouvoir invoquer. En fait, la SAR mentionne que même la SPR a reconnu que de nombreux pays, dont le Canada, n’acceptent pas les documents d’identité délivrés par le gouvernement somalien, parce que le processus de production n’est pas crédible. Le fait que le Canada a délivré un document de voyage pour un aller simple est grandement affaibli, compte tenu des documents utilisés à cette fin. En conséquence, le cartable national de documentation (le CND) signale que les ambassades somaliennes vendent des passeports et que le service extérieur somalien échappe au commandement et au contrôle des autorités nationales. Voilà pourquoi aucune valeur ne peut être accordée aux cartes d’identité et aux passeports somaliens sur lesquels la SPR s’est fondée. Qu’ils soient intacts et probablement authentiques ne change rien au fait qu’ils ont été délivrés sans avoir été soumis aux vérifications appropriées.

[15]  De même, la SAR conclut qu’aucune valeur ne doit être accordée aux deux lettres utilisées pour appuyer le voyage au Canada. L’une d’entre elles provenait de l’ambassade somalienne à Nairobi et l’autre était une lettre d’invitation rédigée par le centre communautaire Dixon, à Toronto. Au paragraphe 16 de sa décision, la SAR a mentionné ce qui suit :

[traduction]

[16]  La SAR note aussi que les deux lettres ont été rédigées seulement pour permettre au défendeur de voyager au Canada. À l’audition, lorsque l’on a demandé au défendeur de confirmer que la lettre d’invitation au Canada n’était pas authentique et qu’il ne s’agissait pas d’une véritable invitation, il a répondu que l’ambassade somalienne l’avait informé qu’elle lui fournirait une lettre diplomatique et une lettre d’invitation. Il a précisé que les lettres avaient pour « but principal » de lui permettre d’obtenir un visa. Lorsqu’il a été questionné sur les nombreuses contradictions et lacunes dans ses documents d’immigration, il a répondu qu’ils avaient été remplis par une personne à l’ambassade somalienne au Kenya qui était une connaissance de son chef de clan, et qu’elle avait fourni tous les renseignements à sa place.

[16]  Ce n’est pas tout. La demande de visa préparée par l’ambassade somalienne à Nairobi comportait de faux renseignements. Les mentions selon lesquelles le demandeur s’était rendu en Éthiopie et à Djibouti étaient fausses. Elles ont été ajoutées comme leurres, de manière à ce que le fait d’avoir voyagé auparavant facilite et améliore les chances d’obtenir le visa. Cela explique pourquoi la SAR conclut que les renseignements fournis par l’ambassade somalienne ne sont pas fiables : ils ont été conçus pour obtenir un visa, voire un visa de résidence temporaire (en l’espèce, pour trois semaines), pour venir au Canada.

[17]  La SAR a aussi reconnu que l’argent, assorti de bons contacts, permet d’obtenir un visa au Kenya. Dans le cas du demandeur, il a témoigné qu’un chef de clan a usé d’influence pour engager l’ambassade somalienne au Kenya, démontrant ainsi l’existence de ces contacts. Il s’ensuit que le document de voyage pour un aller simple ne peut corroborer l’identité du demandeur, puisqu’il est fondé sur des documents n’ayant pas de valeur.

[18]  Concernant les certificats de naissance et de mariage, la SAR a retenu l’opinion exprimée par le Département d’État des États-Unis selon laquelle ils sont [traduction] « indisponibles », étant donné [traduction] « qu’il n’existe aucun registre crédible et vérifiable pour la délivrance de cartes d’identité » (décision de la SAR, au paragraphe 20). La SPR s’est fondée sur le profil du demandeur, à titre d’employé du gouvernement somalien, et sur les éléments de preuve documentaire pour conclure qu’il est exposé à un risque, en application de l’article 96 de la LIPR. Toutefois, si le demandeur n’a pas établi son identité, il s’ensuit que ledit profil n’a pas été démontré non plus. En outre, la SPR n’a pas cru l’allégation, au cœur de l’histoire du demandeur, selon laquelle il a été la cible de balles tirées par le groupe Al-Shabaab, en juin 2016. Selon le demandeur, cet événement était tel qu’il est demeuré caché jusqu’à ce qu’il se rende au Kenya. L’agression alléguée a été jugée non crédible : elle a amené la SAR à se questionner aussi sur la possession de la preuve d’emploi. Dans sa conclusion, la SAR s’est fondée sur le CND de la Somalie (mars 2017), dans lequel le directeur général d’un organisme somalien, à Toronto, est cité comme ayant déclaré que [traduction] « le degré de corruption et le manque d’infrastructures saines en Somalie font en sorte que les documents délivrés par la Somalie peuvent être obtenus pas quiconque souhaite en posséder » (décision de la SAR, paragraphe 24).

[19]  En résumé, la SAR n’a pas conclu que l’identité du demandeur, y compris son profil d’employé du gouvernement somalien, avait été établie de manière satisfaisante. Comme il s’agit d’un préalable à l’obtention du statut de réfugié, il s’ensuit que les articles 96 et 97 de la LIPR ne pouvaient être invoqués avec succès en l’espèce.

III.  Argumentation et analyse

[20]  L’argumentation du demandeur veut que l’annulation de la décision de la SPR soit une erreur susceptible de révision. Le demandeur affirme que la décision de la SPR ne devrait pas être annulée par la SAR parce qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, est cité à l’appui de cette proposition.

[21]  Le demandeur poursuit en invoquant que la décision de la SPR est préférable à celle de la SAR. Là n’est pas le critère que la SAR a suivi et qu’elle devait appliquer. Elle a rendu sa propre décision en fonction du dossier qui lui a été présenté, et elle n’était pas tenue de s’en remettre à la décision de la SPR : comme j’ai tenté de le démontrer précédemment, le critère, à ce stade, est celui de la décision correcte, ce qui veut dire que la SAR n’est pas obligée de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR. De là, la Cour a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire, où la décision de la SAR est en cause et non celle de la SPR, mais selon la norme de contrôle de la décision raisonnable. C’est à ce stade que la décision de la SAR est examinée, afin de trancher si elle est raisonnable. Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59 :

Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

En effet, le contrôle judiciaire ne consiste pas en un concours entre les décisions rendues respectivement par la SPR et la SAR, il revient plutôt à la Cour de décider du caractère raisonnable de l’une des décisions, celle de la SAR.

[22]  Il est toujours possible que l’examen des deux décisions permette de conclure que la décision de la SAR est déraisonnable, compte tenu de la force de l’autre décision, par exemple. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Le demandeur demeure tenu au fardeau élevé de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable.

[23]  Les éléments de preuve sont accablants quant au fait que les documents émanant des autorités somaliennes ne sont pas fiables. Contrairement à l’affirmation du demandeur, la SAR n’a pas tranché l’affaire en se fondant sur la crédibilité d’un témoin qu’elle n’a pas entendu. En revanche, elle a accepté la conclusion relative à la crédibilité tirée par la SPR, laquelle a conclu que la fusillade de juin 2016 n’avait pas été démontrée (décision de la SPR, au paragraphe 21). Elle a reconnu que la demande de visa était trompeuse et destinée à l’être (y compris les voyages en Éthiopie et à Djibouti, qui n’ont jamais eu lieu) et que l’ambassade somalienne au Kenya s’était arrangée pour lui fournir un visa. Essentiellement, les renseignements fournis étaient douteux et ils avaient été conçus pour permettre au demandeur d’entrer au Canada.

[24]  Le demandeur a invoqué la deuxième partie du paragraphe 46 de la décision Moin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 473, à l’appui de la proposition selon laquelle les documents ne devaient pas être exclus lorsque le tribunal ne fait que soupçonner qu’ils sont frauduleux. Toutefois, la lecture du paragraphe dans son entier permet de dégager la proposition complète.

[46]  On pourrait raisonnablement conclure qu’un élément de preuve n’est pas authentique si, dans l’ensemble, la version des faits du demandeur n’est pas plausible ou si des éléments de preuve déterminés démontrent que le document n’est pas exact. Mais dans le cas qui nous occupe, la Commission a essentiellement rejeté les documents du Bureau parce que les probabilités qu’ils soient légitimes jouaient contre M. Moin. Un tel raisonnement ferait en sorte qu’il serait pratiquement impossible pour les réfugiés provenant de certains pays d’établir le bien-fondé de leur demande d’asile au moyen d’éléments de preuve documentaires personnels. À mon avis, une telle conclusion est manifestement déraisonnable.

[J’ai souligné la partie omise du paragraphe 46.]

En l’espèce, la SAR a conclu que des éléments de preuve démontrent que les documents sont tout simplement douteux, et non seulement que les probabilités qu’ils soient légitimes jouaient contre eux. En effet, l’histoire du demandeur est généralement invraisemblable.

[25]  Une fois que l’attention est portée sur la décision de la SAR, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle est déraisonnable en ce sens que le processus décisionnel manque de justification, de transparence et d’intelligibilité ou que l’issue n’appartient pas aux issues possibles et acceptables. La préférence pour la décision de la SPR exprimée par le demandeur ne traite pas de la question en litige dont la Cour est saisie : la décision de la SAR est-elle déraisonnable? Comme il a été répété à maintes reprises, il est possible qu’il existe plus d’une interprétation raisonnable des faits, et même du droit. Un simple désaccord ne suffit pas.

[26]  Selon la SPR, parce qu’elle a conclu que le demandeur présentait un profil de risque à titre d’employé du gouvernement somalien, les éléments de preuve documentaire objectifs tendant à démontrer qu’il pouvait être une cible étaient suffisants. Toutefois, la SAR, ayant décidé que l’identité du demandeur n’avait pas été établie au moyen d’une documentation fiable, et vu que la SPR avait déjà conclu que l’allégation du demandeur, essentielle à sa demande, selon laquelle il avait été ciblé par le groupe Al-Shabaab manquait de crédibilité, a conclu que l’identité n’avait pas été démontrée de façon satisfaisante. Il s’ensuit que la délivrance, par les autorités canadiennes, d’un document de voyage pour un aller simple ne constituait pas une preuve de la reconnaissance de l’emploi du demandeur au sein du gouvernement somalien. Je ne peux conclure qu’une telle conclusion n’est pas raisonnable. Le fait que le demandeur a été autorisé à entrer au Canada en raison dudit document de voyage pour un aller simple, suivant une fausse invitation et avec l’aide de l’ambassade somalienne à Nairobi, laquelle, comme le reconnaît le demandeur, s’est arrangée pour qu’il obtienne un visa en déformant les faits concernant son expérience de voyage, ne soutient aucune allégation selon laquelle le document de voyage constitue une preuve de reconnaissance, par les autorités canadiennes, de son emploi au sein du gouvernement somalien (mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 19).

[27]  En conséquence, la Cour doit conclure que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver que la décision de la SAR est déraisonnable.

IV.  La demande du ministre visant à obtenir une prorogation pour mettre l’appel en état

[28]  Le ministre a déposé l’avis d’appel obligatoire de la décision de la SPR dans la période prescrite. Toutefois, l’appel n’a pas été mis en état, au moyen de la soumission du « dossier de l’appelant », dans le délai prévu (la date limite était le 13 juillet 2017 et il y a eu signification le 20 juillet 2017). En conséquence, le ministre a demandé une prorogation du délai pour mettre l’appel en état, comme l’édicte le paragraphe 12(3) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, (DORS/2012-257).

[29]  La décision d’accorder la prorogation a été rendue le 28 juillet 2017. Elle signale qu’il ne s’agit que de quelques jours pour que l’appel soit mis en état et que l’octroi de la prorogation n’occasionne aucun préjudice. La courte décision mentionne qu’il existe une cause défendable et une intention constante de porter l’affaire en l’appel.

[30]  La question a été soulevée en appel, devant la SAR, et elle a été rapidement rejetée. La SAR a indiqué que la prorogation avait déjà été accordée; il a été fait mention, en termes généraux, des facteurs examinés dans la décision du 28 juillet 2017.

[31]  Je note d’abord que l’article 302 des Règles des Cours fédérales, (DORS/98-106), édicte que « la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée ». La demande de prorogation constitue une affaire différente, et une autre demande de contrôle judiciaire était recevable. Toutefois, un tribunal peut rendre une autre ordonnance, et c’est ce que la Cour fait en l’espèce, étant donné la nature de la réparation demandée, dans le but d’éviter la présentation d’une demande de contrôle judiciaire supplémentaire.

[32]  L’observation selon laquelle la prorogation aurait dû être refusée est sans fondement. Premièrement, le demandeur a demandé d’interjeter appel à la SAR d’une décision qu’elle avait elle-même rendue. Il est difficile de voir selon quelle compétence la SAR aurait pu examiner sa décision d’accorder la prorogation. Une décision est habituellement contestée au moyen d’une demande de contrôle judiciaire. En l’espèce, il semble que la Cour soit saisie de la décision de la SAR de refuser d’examiner la question.

[33]  Deuxièmement, et plus important encore, le demandeur doit s’acquitter, devant la Cour, du même fardeau de preuve que sur le fond de la demande de contrôle judiciaire : il doit établir que la décision d’accorder la prorogation, ou d’examiner la question, était déraisonnable. Rien de tout cela n’a été fait. Au mieux, le demandeur prétend que le retard de sept jours n’a pas été justifié de manière appropriée. Cela est loin de démontrer qu’une simple prorogation de sept jours aurait dû être refusée parce que déraisonnable.

[34]  Troisièmement, les quatre facteurs habituellement examinés pour accorder les prorogations doivent être traités ensemble. Ces facteurs sont les suivantes :

1.  une intention constante de poursuivre sa demande;

2.  que la demande est bien-fondée;

3.  que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai;

4.  qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

Canada (Procureur Général) c Hennelly, 244 NR 399; [1999] ACF no 846 (QL)

[35]  Contrairement à ce que semble faire valoir le demandeur, ils doivent être examinés ensemble dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire; il n’est pas nécessaire de répondre entièrement aux quatre facteurs et, en effet, la liste n’est pas exhaustive. En l’espèce, il était manifeste qu’il y avait absence de préjudice, qu’il existait une cause défendable et une intention constante d’interjeter appel, comme l’a conclu la SAR dans sa décision du 28 juillet 2017. On ajoute que, de toute évidence, aucune objection n’a été soulevée à l’égard de la demande de prorogation jusqu’à ce que la SAR entende l’affaire et que le délai demandé était très court. Bien que l’explication fournie pour le court retard puisse avoir été quelque peu insuffisante, la Cour ne voit absolument aucune raison de conclure que l’octroi de la prorogation était déraisonnable.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5542-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La prorogation accordée au demandeur par la SAR, afin de lui permettre de mettre l’appel en état, était raisonnable et, en conséquence, la SAR n’a pas erré en accordant la prorogation.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5542-17

 

INTITULÉ :

ABDIRISAQ FARAH ABDULLAHI c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Lani Gozlan

 

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lani Gozlan

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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