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Date : 20180731


Dossier : T-569-15

Référence : 2018 CF 808

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

DAVID LESSARD-GAUVIN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. David Lessard-Gauvin, a déposé six plaintes de discrimination à la Commission canadienne des droits de la personne, qui ont été jugées irrecevables pour frivolité ou absence de compétence, conformément aux alinéas 41(1)c) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [LCDP]. Celles-ci sont toutes fondées sur des motifs de distinction non énumérés à l’article 3 de la LCDP : la langue, la condition sociale et l’opinion politique [les trois nouveaux motifs de distinction].

[2]  Le cheminement judiciaire de cette demande de contrôle a été retardé par la présentation de nombreuses requêtes incidentes dont plusieurs ont été rejetées (voir notamment Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général), 2015 CF 807; Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général), 2016 CF 418 [Lessard-Gauvin 2016]; Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général), 2017 CAF 77). En particulier, retenons que la Cour a déjà refusé au demandeur la qualité pour agir dans l’intérêt public (voir Lessard-Gauvin 2016 aux paras 14-30).

[3]  Pour l’essentiel, le demandeur recherche une déclaration à l’effet que l’article 3 de la LCDP est inconstitutionnel en raison de sa violation au droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c-11 [Charte]. Du même coup, la Cour devrait incorporer à l’article 3 de la LCDP les trois nouveaux motifs de distinction via la technique judiciaire du reading-in – à moins que la Cour ne préfère prescrire un autre remède constitutionnel, comme une déclaration d’inopérabilité. Par conséquent, les décisions contestées devraient être annulées et les plaintes examinées au mérite par la Commission.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.  Contexte factuel

[5]  Les plaintes de discrimination du demandeur visent diverses institutions fédérales. Elles découlent du fait que la candidature du demandeur n’a pas été retenue dans trois concours auxquels il a participé.

[6]  Un processus de sélection a été ouvert pour un poste de commis de prestations pour l’Ouest du Canada et les Prairies à Emploi et Développement social Canada. Les tâches de l’emploi étaient en anglais. Le demandeur dit avoir été évalué plus sévèrement que les autres candidats, vu que sa langue maternelle est le français. Il a ainsi déposé trois plaintes à la Commission contre Emploi et Développement social Canada, la Commission de la fonction publique et le Secrétariat du Conseil du Trésor.

[7]  Le deuxième processus de sélection concerne l’Agence des services frontaliers. Dans le cadre d’une entrevue de sécurité requise pour l’obtention d’un poste auquel il postulait, on lui aurait demandé de fournir des informations sur son implication dans des recours contre l’État, ce qui n’aurait rien à voir avec sa fiabilité ou la sécurité de l’État. Le demandeur prétend qu’il s’agit de discrimination fondée sur ses convictions politiques.

[8]  Enfin, le demandeur se plaint d’avoir été écarté d’un processus de sélection pour un poste à Industrie Canada, qui n’était pas ouvert aux employés-étudiants. Il a ainsi déposé une plainte à l’encontre d’Industrie Canada, mais aussi à l’encontre du Secrétariat du Conseil du Trésor, d’où émanerait cette politique d’embauche, qui, dit-il, constitue de la discrimination fondée sur la condition sociale.

II.  Prétentions des parties

[9]  Le demandeur soumet essentiellement que l’omission d’inclure les motifs de la langue, de la condition sociale et de l’opinion politique à l’article 3 de la LCDP constitue une violation du paragraphe 15(1) de la Charte, atteinte qui n’a par ailleurs pas été justifiée en l’espèce en vertu de l’article premier. Un avis de question constitutionnelle, tel que prévu à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, a été signifié par le demandeur.

[10]  En bref, le demandeur avance que la langue, la condition sociale et l’opinion politique constituent des « motifs analogues » pour les fins d’application de l’article 15 de la Charte. Or, afin de donner à la Charte une interprétation conforme au droit international, il faut présumer que celle-ci offre au moins une protection aussi grande que les instruments internationaux en matière de droits humains ratifiés par le Canada (voir Saskatchewan Federation of Labour c Saskatchewan, 2015 CSC 4 au para 64). Le demandeur s’appuie particulièrement sur l’article 2 du Pacte international relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels, qui est ratifié par le Canada et qui inclut la langue, l’opinion politique et l’origine sociale dans sa liste de motifs de distinction illicite. La situation économique ou sociale est d’ailleurs incluse dans sa liste de motifs « analogues » qui découlent de l’expression « toute autre situation ».

[11]  Au demeurant, le demandeur soumet que la Cour devrait s’éloigner du test énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, 173 DLR (4e) 1 [Corbiere avec renvois aux RCS]) et les arrêts subséquents pour la détermination d’un nouveau motif analogue. Il juge problématique le critère de l’immuabilité. Deux situations permettent aux tribunaux inférieurs de s’écarter des précédents : lorsqu’une nouvelle question juridique se pose ou lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne (voir Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 44 citant Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 42). En l’espèce, le demandeur soumet que l’apport du droit international constitue une nouvelle question juridique qui permet à la Cour de s’éloigner de Corbiere.

[12]  Une fois ces trois nouveaux motifs ajoutés, le demandeur soutient que le test du paragraphe 15(1) de la Charte est rempli : il y a une distinction qui repose sur un motif énuméré ou analogue, et cette distinction est discriminatoire compte tenu des facteurs pertinents (citant Vriend c Alberta, [1998] 1 RCS 493, 156 DLR (4e) 385 [Vriend avec renvois aux RCS]; Québec (Procureur général) c A, 2013 CSC 5 aux paras 319 ss). En effet, le rejet de la plainte au stade de la recevabilité constitue un traitement défavorable : toute personne qui a vécu une situation de discrimination fondée sur la langue, l’opinion politique et la condition sociale verra sa plainte déclarée irrecevable. En outre, en refusant la protection contre la discrimination sur la base de ces trois motifs, il y a perpétuation dans l’article 3 de la LDCP de désavantages pour différents sous-groupes de la population caractérisés par l’un de ces motifs. Le simple fait que la langue, la condition sociale et l’opinion politique soient considérés comme des motifs reconnus de discrimination en droit international atteste des désavantages historiques subis par les personnes caractérisées par l’un ou l’autre des trois nouveaux motifs de distinction. Or, le défendeur avait le fardeau de démontrer que cet écart de la Charte est justifié par l’article premier, et il n’a soumis aucune preuve à cet égard. Le demandeur soumet donc que la Cour devrait recourir à la technique du reading-in, et inclure les motifs de la langue, de la condition sociale et de l’opinion politique à l’article 3 de la LCDP (voir Vriend aux paras 129 et ss). Il s’en suit que les décisions de la Commission doivent être annulées afin que celle-ci fasse enquête au sujet des six plaintes de discrimination.

[13]  Comme on peut s’y attendre, le défendeur voit les choses dans une perspective complètement différente.

[14]  Dans un premier temps, le défendeur soumet que la Cour devrait refuser d’examiner la contestation constitutionnelle du demandeur, compte tenu du vide factuel dans lequel elle est présentée, et alors que le demandeur n’a pas la qualité pour agir dans l’intérêt public (voir Lessard-Gauvin 2016). Or, l’analyse de la question constitutionnelle, et plus particulièrement la caractérisation des motifs de distinction, doit être basée sur des faits précis (voir Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 aux pp 361-362, 61 DLR (4e) 385 [Mackay avec renvois aux RCS]; Worthington c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1546 aux paras 24-25 conf par 2006 CAF 30). Ici, le demandeur qualifie les motifs de distinction de façon générale et abstraite, ce qui dénature le contrôle judiciaire.

[15]  Subsidiairement, si elle décide néanmoins d’examiner la question constitutionnelle, les trois motifs de distinction soulevés par le demandeur devraient être reformulés par la Cour. On doit parler de la compétence dans une langue officielle, du statut d’étudiant et de l’existence de recours contre le gouvernement, plutôt que de langue, de condition sociale et d’opinion politique. À ce chapitre, le défendeur soumet que le demandeur n’a pas prouvé que la LCDP crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Selon Corbiere au paragraphe 13, un « motif analogue » est une caractéristique personnelle immuable, modifiable seulement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle (voir aussi Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 au para 33 [Withler]).

[16]  L’intention du Parlement était claire quant à l’exclusion de la langue du régime de la LCDP. À ce chapitre, le défendeur rappelle à la Cour qu’un régime complet de protection des droits linguistiques existe déjà en vertu des articles 16 à 23 de la Charte, et de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl)) [LLO]. Ce régime constitue en quelque sorte une exception à l’article 15 (voir Mahe c Alberta, [1990] 1 RCS 342 à la p 369, 68 DLR (4e) 69 [Mahe avec renvois aux RCS]). Cela explique pourquoi la langue ne peut être un motif analogue, comme l’ont d’ailleurs confirmé plusieurs cours d’appel (voir R c Mackenzie, 2004 NSCA 10 au para 33 [Mackenzie]). La portée des droits linguistiques ne peut être élargie par le truchement du paragraphe 15(1) (voir Mahe; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 RCS 839 à la p 857, 100 DLR (4e) 723 [Loi sur les écoles]; Lalonde c Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 56 OR (3d) 505, 2001 CanLII 21164 (ONCA) [Lalonde]; Westmount (Ville de) c Québec (Procureur Général du), [2001] RJQ 2520, 2001 CanLII 13655 au para 149 (QC CA) [Westmount avec renvois à CanLII], autorisation de pourvoi à la CSC refusée; etc.).

[17]  Qui plus est, le défendeur soumet que la compétence dans une langue se rattache au mérite et aux capacités d’un individu, plutôt qu’à une caractéristique personnelle immuable ou modifiable. En outre, le statut d’étudiant n’est pas non plus une caractéristique immuable : il s’agit plutôt d’un état temporaire librement choisi par la personne. D’ailleurs, les tribunaux ont déjà refusé de reconnaître le statut professionnel comme motif analogue (voir par ex Delisle c Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 RCS 989 au para 44, 176 DLR (4e) 513 [Delisle]). Enfin, le fait d’intenter des recours judiciaires n’est pas non plus une caractéristique personnelle immuable, tandis que ce sous-groupe de personnes n’est en rien défavorisé ou victime de désavantages (voir Rudolph Wolff & Co c Canada, [1990] 1 RCS 695 à la p 702, 69 DLR (4e) 392) [Rudolph].

[18]  Pour résumer, le défendeur conclut que le test du paragraphe 15(1) de la Charte n’est pas rempli en l’espèce. Le fait que divers instruments internationaux protègent la discrimination fondée sur la langue, la condition sociale et l’opinion politique n’est pas un facteur déterminant dans le présent dossier. Le défendeur rappelle que ce ne sont pas ces motifs qui sont visés dans les faits, et que, dans tous les cas, les instruments internationaux non incorporés dans une loi canadienne ne lient pas la Cour (voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb), [1987] 1 RCS 313 au para 60, 38 DLR (4e) 161). Le défendeur conclut donc que le demandeur n’a pas rempli son fardeau de démontrer l’existence d’une violation à l’article 15(1) de la Charte. Subsidiairement, quant au test de justification sous l’article premier de la Charte (selon le test de R c Oakes, [1986] 1 RCS 103, 26 DLR (4e) 200), le défendeur rappelle que la LCDP a pour objectif la préservation de l’égalité des chances, indépendamment de considérations fondées sur des motifs discriminatoires, dans les limites de la compétence fédérale. Or, la non-inclusion desdits motifs est justifiée par un objectif réel et urgent. De plus, il existe un lien rationnel entre l’objectif de protection contre la discrimination et le refus d’accorder cette protection à des personnes qui ne forment pas un groupe victime d’un désavantage. Le défendeur se limite ensuite à examiner l’atteinte minimale pour ce qui est de l’omission de la langue, et ne fait pas de représentations particulières au sujet de la proportionnalité. D’ailleurs, l’omission du motif de la « langue » porterait une atteinte minimale au droit, compte tenu de l’existence du régime factuel des droits linguistiques.

III.  Analyse

[19]  En premier lieu, je suis prêt à reconnaître que le demandeur a un intérêt particulier dans le litige, ayant vu ses plaintes jugées irrecevables, mais encore faut-il que sa demande de déclaration d’inconstitutionnalité soit basée sur un cadre factuel étayé (voir Mackay aux pp 361‑362). Un demandeur ne peut simplement s’appuyer sur des arguments vagues et théoriques, particulièrement dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire qui, faut-il le rappeler, se doit d’être exclusivement basée sur les faits particuliers au dossier (voir par ex Bekker c Canada, 2004 CAF 186 au para 11). Je suis donc d’accord avec le défendeur que cette Cour ne devrait pas examiner cette demande de contrôle sur la base de motifs « analogues » généraux et théoriques, compte tenu du fait que le présent dossier est incomplet et que le demandeur s’est vu refuser par la Cour la qualité pour agir dans l’intérêt public (Lessard-Gauvin 2016). Il ne s’agit pas d’une action de type déclaratoire, et je ne crois pas que la Cour dispose en l’espèce aujourd’hui, dans le dossier actuellement constitué par les parties, d’éléments de preuve suffisants pour trancher, de manière définitive, les questions complexes et vivement débattues qui sont soulevées dans l’avis de question constitutionnelle.

[20]  En l’espèce, la Commission n’a pas agi illégalement, ou de manière déraisonnable, en jugeant que les plaintes de discrimination étaient irrecevables. Pour ce seul motif, il y a lieu de rejeter la présente demande. Cela dit, je ferai néanmoins les observations additionnelles suivantes, dans le cas où un tribunal d’appel était plutôt d’avis que la présente Cour, dans l’exercice de sa discrétion, aurait dû se prononcer sur le mérite des arguments constitutionnels généraux du demandeur.

[21]  Comme l’a réitéré la Cour suprême tout récemment dans Québec (Procureure générale) c Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17 au para 25 citant Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30 aux paras 19‑20 :

Le critère pour savoir s’il y a violation prima facie de l’art. 15 comporte deux étapes : la loi contestée crée‑t‑elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, la loi impose‑t‑elle « un fardeau ou [nie‑t‑elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage » [...]?

[22]  Dans Vriend, où les plaignants contestaient l’Individual’s Rights Protection Act d’Alberta – car l’orientation sexuelle ne figurait pas parmi les motifs de distinction illicites listés – la Cour suprême a conclu que « de par sa portée trop limitative, l’IRPA crée une distinction qui conduit à la négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi sur le fondement de l’orientation sexuelle » (Vriend au para 107). Ici aussi, l’omission d’inclure un motif énuméré ou analogue à l’article 3 de la LCDP, pourrait d’un point de vue théorique mener à une distinction dans la manière dont un plaignant victime d’une pratique interdite basée sur ce dernier motif serait traité en vertu de la LCDP. Mais, est-ce suffisant en l’espèce?

[23]  J’en doute beaucoup dans le cas sous étude. Le problème fondamental, c’est que le demandeur n’a pas démontré, par une preuve objective et convaincante, comment dans son cas particulier, la langue, le statut d’étudiant ou les recours contre la Couronne constituent « une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle » (Withler au para 33, citant Corbiere au para 13). D’ailleurs, si l’on cherche à faire un parallèle avec le statut d’étudiant et le fait que le demandeur a pu intenter des recours contre l’État, je note que la Cour suprême a déjà expressément affirmé que le « statut professionnel » et « les personnes qui intentent une action contre la Couronne fédérale » ne constituaient pas des motifs analogues (voir Delisle au para 44; Baier c Alberta, 2007 CSC 31 au para 65 [Baier]; Rudolph à la p 702). En effet, le statut professionnel ou d’emploi ne constituaient pas « des caractéristiques fonctionnellement immuables dans un contexte de fluidité du marché du travail » (Delisle au para 44; voir aussi Baier au para 65). De même, les personnes qui intentent un recours contre la Couronne ne constituent pas un groupe uniforme défavorisé (Rudolph à la p 702). La première étape du test n’est pas rencontrée en l’espèce.

[24]  Cependant, je suis prêt à convenir que la jurisprudence est beaucoup plus nuancée pour ce qui est de la langue. S’agit-il de la langue maternelle, d’une deuxième langue, de l’une ou l’autre des deux langues officielles, ou encore d’une langue autochtone, ou d’une langue étrangère? Bref, la question de l’inclusion ou de la non-inclusion de la langue comme motif de distinction est une question très complexe, qui ne peut se résoudre de manière définitive en l’absence de faits particuliers et d’un contexte factuel précis. N’oublions pas que dans le cas sous étude, les tâches de l’emploi de commis de prestation à Emploi et Développement social Canada étaient en anglais. En l’espèce, s’agissant du grief du demandeur à l’effet qu’il aurait été évalué plus sévèrement que les autres candidats, vu que sa langue maternelle est le français, lors du processus de sélection, je suis satisfait que le demandeur disposait d’un recours adéquat en vertu de la LLO pour faire valoir ses droits. D’ailleurs, la question constitutionnelle m’apparaît théorique dans le présent dossier, compte tenu du pouvoir de la Commission de ne pas tenir d’enquête sur une plainte de discrimination lorsqu’il existe un autre recours déjà disponible.

[25]  Cela dit, la Cour suprême ne s’est jamais formellement prononcée sur la question de savoir si la langue pourrait constituer un motif analogue au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Les affaires ont été plutôt tranchées sur d’autres points litigieux; notamment, sous l’alinéa 2b) de la Charte protégeant la liberté d’expression ou sous le régime québécois de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (voir Ford c Québec (Procureur général), [1988] 2 RCS 712, 54 DLR (4e) 577; Devine c Québec (Procureur général), [1988] 2 RCS 790, 55 DLR (4e) 641; Forget c Québec (Procureur général), [1988] 2 RCS 90, 52 DLR (4e) 432). Certes, le défendeur peut s’appuyer sur certains précédents suggérant que l’existence d’un régime spécifique des droits linguistiques exclut nécessairement, par implication, la langue de la protection de l’article 15 de la Charte (voir Mahe à la p 369; Loi sur les écoles à la p 857; Mackenzie au para 33; Westmount au para 149; Lalonde). Mais, cette position n’est toutefois pas unanime et la question est loin d’être réglée aujourd’hui.

[26]  Par exemple, dans Reference re French Language Rights of Accused in Saskatchewan Criminal Proceedings, 58 Sask R 161, 44 DLR (4e) 16 au paragraphe 74, la Cour d’appel de Saskatchewan a indiqué que l’existence d’un régime de droits linguistiques et l’omission d’inclure la langue comme motif énuméré au paragraphe 15(1) n’ont pas pour effet nécessaire d’exclure toute distinction fondée sur la langue de la protection. Cette position semble avoir été suivie par la Cour suprême en 2005 dans Gosselin (Tuteur de) c Québec (Procureur général), 2005 CSC 15 au para 12. Elle y cite également une décision de la Cour supérieure du Québec, Québec (Procureure générale) c Entreprises WFH Ltée, [2000] RJQ 1222, 2000 CanLII 17890 au para 223 (QC CS), conf par [2001] RJQ 2557, 2001 CanLII 17598 (QC CA), autorisation de pourvoi à la CSC refusée, où le juge Bellavance a tenu pour acquis que la langue maternelle constitue un motif analogue. Il est vrai toutefois que la Cour suprême a refusé de trancher la question, mais une porte a peut-être été ouverte. C’est du moins l’avis de certains commentateurs (voir par ex Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 6e éd, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2014 à la p 1228; Alexandre Morin, Le droit à l’égalité au Canada, Montréal, LexisNexis Canada Inc, 2008 aux pp 134-135 [Morin]). Morin va même jusqu’à affirmer que « tout porte à croire que, si la question lui était posée directement, la Cour [suprême] identifierait la langue comme un motif de discrimination analogue » (Morin à la p 134). L’ancien juge à la Cour suprême Michel Bastarache et le professeur Michel Doucet considèrent également qu’une reconnaissance judiciaire « dans des cas bien précis » est envisageable (voir Michel Bastarache et Michel Doucet, Les droits linguistiques au Canada, 3éd, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013 aux pp 103 et 911).

[27]  Quoi qu’il en soit, et aussi intéressant que soit la question soulevée par le demandeur, force est de conclure dans le présent dossier que celui-ci ne présente aucun argument de droit constitutionnel, nouveau ou convaincant, expliquant pourquoi la présente Cour devrait se substituer à la Cour suprême du Canada, et déclarer ex post facto que la langue devrait maintenant être reconnue comme un motif analogue en vertu de l’article 15 de la Charte. Le demandeur voudrait que la présente Cour s’éloigne du critère de l’immuabilité de Corbiere pour plutôt s’appuyer sur le droit international. Le demandeur tente de justifier cet écart par rapport à la règle du stare decisis en prétendant, que d’après Carter, l’apport du droit international constitue une nouvelle question juridique. La Cour ne voit pas en quoi cela serait le cas dans le présent dossier. La question demeure la même : déterminer ce qui constitue un motif analogue. Selon la jurisprudence majoritaire actuelle, qui est claire, cette Cour ne peut créer un nouveau droit à ce chapitre. Il n’y a pas lieu de s’écarter de l’approche de Corbiere. La situation est très différente de Bedford également.

[28]  En somme, de façon subsidiaire, le demandeur n’a pas démontré, à la satisfaction de la présente Cour, que la distinction créée par l’article 3 de la LCDP, qui n’inclut pas la langue, la condition sociale et l’opinion politique, en est une que le paragraphe 15(1) de la Charte vise à protéger : elle n’est pas fondée sur des motifs énumérés ou analogues (voir généralement Withler au para 33). Il n’y a donc pas lieu de passer à la deuxième étape de l’analyse, soit celle de déterminer si la mesure législative a un effet discriminatoire parce qu’elle perpétue un préjugé ou un stéréotype. En l’absence d’une violation de l’article 15 de la Charte, il n’est pas non plus nécessaire d’évaluer si une hypothétique violation est justifiée en vertu de l’article premier.

IV.  Conclusion

[29]  Pour les motifs mentionnés plus haut, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[30]  Le défendeur souhaite que la Cour octroie des dépens en sa faveur, dans l’atteinte de l’objectif de dissuasion des comportements abusifs (voir Bristol-myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limitée, 2016 CF 991 au para 5). En effet, le demandeur demande à la Cour d’émettre des déclarations qui ont déjà été rejetées, dont notamment celle de lui reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public (Lessard-Gauvin 2016 aux paras 14-30). De son côté, le demandeur souhaite que la demande soit rejetée sans dépens. En effet, son recours a soulevé des questions d’intérêt public (voir Caron c Alberta, 2015 CSC 56 aux paras 109 et ss).

[31]  Dans l’exercice de ma discrétion judiciaire, considérant l’ensemble des circonstances, incluant le comportement et la situation particulière du demandeur, tout compte fait, le montant forfaitaire de 1 500 $, incluant les déboursés, proposé par le défendeur, m’apparaît raisonnable et sera accordé au défendeur à titre de dépens.


JUGEMENT au dossier T-569-15

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Le défendeur a droit à des dépens de 1 500 $.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-569-15

INTITULÉ :

DAVID LESSARD-GAUVIN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :

LE 31 juillet 2018

COMPARUTIONS :

David Lessard-Gauvin

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Me Marie-Emmanuelle E. Laplante

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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