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Date : 20180719


Dossier : IMM-4859-17

Référence : 2018 CF 762

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MARGILITA COPADA APURA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’a présentée la demanderesse depuis le Canada. Margilita Copada Apura (la demanderesse) est une citoyenne des Philippines et est venue au Canada dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants (PAFR) du gouvernement du Canada en février 2015. Elle a laissé derrière elle son époux et ses trois filles afin de pouvoir subvenir à leurs besoins grâce à ses revenus, car ils vivent dans la pauvreté en milieu rural aux Philippines. Peu après son arrivée au Canada, elle a donné naissance à sa plus jeune enfant, Anastacia, qui a deux ans et est une citoyenne du Canada. La demanderesse a perdu son emploi d’aide familiale peu après la naissance d’Anastacia.

[2]  La demanderesse a sollicité la résidence permanente en septembre 2016, en alléguant des considérations d’ordre humanitaire. À l’appui de sa demande, elle a fait valoir qu’elle s’était établie au Canada, qu’elle ferait face à des conditions défavorables dans le pays si elle retournait aux Philippines, et qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’y retourner. La demande a été rejetée par un agent principal d’immigration (l’agent) par une décision rendue (la décision) le 30 octobre 2017. L’agent a effectué une « évaluation globale » de ces trois facteurs, et n’a pas été convaincu que la situation de la demanderesse justifiait d’accueillir sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3]  La demanderesse se présente devant notre Cour pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision, alléguant que l’agent a appliqué la mauvaise norme juridique, a analysé de façon inappropriée la preuve, a commis une erreur en prenant en considération l’intérêt supérieur de l’enfant et a mal interprété la preuve.

II.  Les faits

A.  La demanderesse

[4]  La demanderesse est une citoyenne des Philippines âgée de 42 ans. Elle est l’épouse de Marlon Apura Colima (M. Colima) et a quatre filles : Mae (20 ans), Jashenna (17 ans), Marneth (15 ans) et Anastacia (2 ans). M. Colima et les trois filles aînées vivent sur une ferme à Maydolong East Samar, une région rurale des Philippines qui avait été dévastée par le typhon Haiyan en 2013. La fille aînée étudie au collège, tandis que les deux autres filles fréquentent une école secondaire. M. Colima a démarré une entreprise en construisant un entrepôt pour le traitement du copra (le copra est la chair qui se trouve à l’intérieur d’une noix de coco et qui sert à la fabrication de l’huile de palme), mais il a été détruit par le typhon. Maintenant, il vit de la ferme et de la pêche et en tire un certain revenu.

[5]  La demanderesse a grandi dans un milieu pauvre et violent; son père était alcoolique et physiquement violent, il est allé jusqu’à mettre la vie de la demanderesse en danger à une occasion. La demanderesse et ses frères et sœurs ont souffert de la faim et ont parfois été retirés de l’école pour prêter main-forte à la ferme. La demanderesse avait néanmoins le soutien de sa sœur, Florita, avec qui elle entretenait des liens étroits. Elles sont d’un âge rapproché et, à l’adolescence, elles ont déménagé toutes les deux dans la ville de Manille afin d’effectuer du travail ménager pour une famille riche. La demanderesse a économisé son argent et a, par la suite, fréquenté l’Université Eastern Samar State, mais elle n’a pas pu terminer ses études après avoir donné naissance à sa deuxième fille, faute d’argent. Elle est plutôt restée à la maison pour élever ses filles, et a aidé son époux à la ferme.

[6]  En 2001, Florita a présenté une demande d’emploi comme bonne d’enfants à Hong Kong et, avec son aide, la demanderesse a par la suite fait comme elle. La demanderesse s’est rendue là-bas en novembre 2003 et a travaillé pendant de longues journées pour financer l’entreprise familiale de traitement du copra et rembourser les prêts qu’elle avait obtenus pour financer son voyage. Elle a continué à travailler là-bas jusqu’en novembre 2007, après quoi elle est retournée aux Philippines.

[7]  La demanderesse est retournée aux études et a obtenu un baccalauréat en éducation des jeunes enfants en mars 2009. Elle s’est présentée deux fois aux examens normalisés obligatoires pour pratiquer sa profession, mais elle les a échoués. Comme elle ne possédait pas les ressources pour se présenter à nouveau aux examens, elle est retournée à la maison pour s’occuper de ses enfants, de la ferme et de l’entreprise de traitement du copra.

[8]  En 2013, Florita a communiqué avec la demanderesse et l’a encouragée à suivre un cours de gardienne, afin de pouvoir se rendre au Canada et y travailler pour son employeur. L’année suivante, la demanderesse a présenté une demande dans le cadre du PAFR. Elle a été acceptée et la demanderesse est entrée au Canada en février 2015. Peu après avoir quitté les Philippines, elle a constaté qu’elle était enceinte. Elle en a donc informé sa sœur et son employeur éventuel. Sa sœur a offert d’adopter le bébé et de permettre à celui-ci de rester en contact avec la demanderesse, et l’employeur voulait tout de même que la demanderesse vienne au Canada pour travailler pour elle.

[9]  La demanderesse a signé un contrat de trois ans et emménagé chez l’employeur. Elle recevait 574,81 $ aux deux semaines, après retenues pour fins de l’impôt, la chambre, la pension et les repas. Elle a donné naissance à Anastacia en août 2015, et a demandé un congé de maternité de 26 semaines en raison de graves complications associées à l’accouchement. L’employeur a ensuite congédié la demanderesse, lui versant un salaire équivalent à deux semaines de travail et lui offrant une somme supplémentaire advenant que la demanderesse accepte de signer une « renonciation totale et définitive » à toute poursuite en justice future. En guise d’explication, l’employeur a déclaré qu’elle n’avait plus besoin des services de la demanderesse. Cette justification a été donnée malgré le fait que le contrat de travail de la demanderesse précise que le congédiement doit être « pour un motif valable » (dossier certifié du tribunal (DCT), p. 268).

[10]  Sans emploi ni toit, la demanderesse a emménagé chez Florita et son époux, mais elle n’y est pas restée longtemps. La demanderesse était devenue mal à l’aise à l’idée que Florita adopte Anastacia, et a annoncé à sa sœur et à son beau-frère qu’elle n’était plus d’accord avec l’entente. Ils ont eu une dispute pendant laquelle la demanderesse s’est sentie physiquement menacée et a été mise à la porte de la maison de sa sœur. La demanderesse a appelé une amie, qui a appelé la police. N’ayant nulle part où aller, la demanderesse a déménagé dans un refuge. Elle a agi à titre d’aide familiale résidente pour une personne âgée pendant quelques mois, mais cette formule de travail n’a pas duré et la demanderesse s’est éventuellement réinstallée dans un refuge.

B.  Conditions aux Philippines

[11]  L’époux et les trois filles de la demanderesse vivent dans la pauvreté en milieu rural aux Philippines. Ils ont l’électricité à la ferme, mais pas l’eau courante. Ils font pousser des bananiers et des patates douces, et M. Colima va à la pêche. Ils vendent ce qu’ils ne mangent pas, et peuvent se permettre, à l’occasion seulement, d’acheter du riz et de la viande.

[12]  Le typhon Haiyan a dévasté la région de Maydolong East Samar où vit la demanderesse. L’entrepôt que la famille de la demanderesse avait bâti pour le traitement du copra a été détruit, tout comme les cultures qu’ils cultivaient, de sorte que la famille devait compter sur les dons des organismes humanitaires. La maison familiale n’a pas été détruite, mais la cuisine a été saccagée et a eu besoin de réparations.

[13]  Des maladies sévissent dans cette région. L’époux de la demanderesse a été récemment hospitalisé après avoir contracté la dengue et la typhoïde, tout comme l’une de ses filles (Marneth). À la suite du typhon, des inondations ont également eu pour effet de propager le choléra, la typhoïde et la dengue.

C.  Décision faisant l’objet du contrôle

[14]  L’analyse de la décision débute en énonçant qu’[traduction] « une décision rendue pour considérations d’ordre humanitaire est une réponse exceptionnelle à un ensemble particulier de circonstances ou de facteurs » et précise que la demanderesse a présenté trois facteurs d’ordre humanitaire dans sa demande, notamment : l’établissement, les conditions défavorables dans le pays et l’intérêt supérieur de l’enfant (décision, p. 3).

[15]  En ce qui concerne l’établissement, l’agent souligne la durée du séjour au Canada de la demanderesse (deux ans) et qu’elle a travaillé dans le cadre du PAFR, mais qu’elle ne travaille plus. L’agent souligne également qu’il n’y avait aucun élément de preuve concernant la gestion financière, mais que la demanderesse est autosuffisante. L’agent souligne également les lettres de soutien que lui ont écrites ses amis et parents, et leur accorde une certaine attention. L’agent conclut que les [traduction] « efforts [de la demanderesse] au cours d’une courte période ne méritent pas un pouvoir discrétionnaire exceptionnel » et accorde donc une valeur minimale à ce facteur (décision, p. 4). L’agent poursuit ensuite en examinant un rapport du psychiatre qui affirme que la demanderesse souffre d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). L’agent fait observer qu’il n’y a aucun élément de preuve selon lequel la demanderesse reçoit un traitement pour le TSPT, et accorde au rapport une [traduction] « certaine valeur » (décision, p. 5).

[16]  En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, l’agent reconnaît que la situation économique des Philippines est défavorable par rapport au Canada, et que la réintégration dans de telles conditions peut occasionner certaines difficultés. Cependant, l’agent conclut que ces difficultés [traduction] « découlent du fonctionnement normal et prévisible de la loi » (décision, p. 5). L’agent détermine que la demanderesse est scolarisée, a acquis des compétences transférables et possède de l’expérience au Canada et à Hong Kong qui l’aideront dans sa transition, et qu’elle aura le soutien de sa famille à son retour. L’agent fait remarquer que la demanderesse n’a pas présenté de preuve relative à l’argent qu’elle dit envoyer à sa famille aux Philippines, et conteste par ailleurs le fait que la lettre de M. Colima ne précisait pas les montants d’argent qu’il recevait et que la lettre de Mae ne mentionne pas que la demanderesse payait ses frais de scolarité. En conséquence, l’agent accorde aux conditions défavorables dans le pays une [traduction] « valeur minimale ».

[17]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent souligne les préoccupations suivantes à l’égard d’Anastacia : un retour aux Philippines peut l’exposer à des maladies tropicales, elle ne recevrait pas de soins médicaux adéquats si elle tombait malade, la qualité de son éducation serait beaucoup moins bonne et sa sécurité physique serait en danger en raison du taux de criminalité élevé et du terrorisme qui y règne. L’agent présume qu’Anastacia retournera aux Philippines avec sa mère, et détermine qu’elle bénéficiera des soins et de l’encadrement de sa mère dans la transition vers la vie aux Philippines. L’agent mentionne également que [traduction] « le père de l’enfant, ainsi que ses trois sœurs et ses oncles et tantes vivent tous aux Philippines, et une preuve objective insuffisante a été présentée selon laquelle ils seront incapables ou refuseront de soutenir l’enfant dans son intégration à la société des Philippines [sic] » (décision, p. 7). L’agent reconnaît que le Canada pourrait être considéré comme un endroit plus souhaitable pour Anastacia, et reconnaît qu’elle peut avoir de meilleures perspectives d’avenir au Canada qu’aux Philippines; toutefois, l’agent conclut en bout de compte que l’avantage socioéconomique de demeurer au Canada n’est pas déterminant du résultat. L’agent conclut également que la crainte de la demanderesse que sa fille attrape une maladie tropicale est de nature spéculative, et ne trouve aucun élément de preuve selon lequel les enfants ou la famille de la demanderesse auraient attrapé une de ces maladies et n’auraient pas pu obtenir de soins médicaux. L’agent conclut en déclarant qu’il [traduction] « n’est pas convaincu qu’une décision défavorable en l’espèce, bien que difficile, soit contraire aux intérêts supérieurs [d’Anastacia »] (décision, p. 9).

III.  Questions en litige

[18]  La demanderesse a soulevé les questions en litige suivantes dans sa demande de contrôle judiciaire :

  • L’agent a commis une erreur en se fondant sur un critère juridique incorrect
  • L’analyse de l’agent concernant la santé mentale de la demanderesse était déraisonnable
  • L’analyse de l’agent quant à l’intérêt supérieur de l’enfant était déraisonnable
  • L’agent a mal interprété la preuve

IV.  Analyse

A.  L’agent a commis une erreur en se fondant sur un critère juridique incorrect

[19]  La demanderesse soutient que l’agent s’est fondé sur un critère juridique incorrect en appliquant une norme de circonstances [traduction] « exceptionnelles » pour qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire soit accordée. La demanderesse souligne que ce mot est utilisé à deux reprises dans la décision, lorsque l’agent décrit la nature de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire et qu’il qualifie le pouvoir discrétionnaire qu’il exercera. La demanderesse allègue que, conformément à la décision de la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], un agent responsable de trancher les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doit évaluer les difficultés ainsi que tout autre facteur pertinent pouvant justifier une dispense. La demanderesse cite ensuite une phrase de la jurisprudence dans le but d’illustrer que la Cour fédérale a constamment exigé que les décideurs appliquent l’approche plus globale décrite dans Kanthasamy au moment d’évaluer une demande pour considérations d’ordre humanitaire.

[20]  Le défendeur affirme que, dans Kanthasamy, la décision de la Cour suprême du Canada ne modifie pas la jurisprudence voulant qu’une décision favorable pour considérations d’ordre humanitaire soit un moyen de recours « exceptionnel ». À l’appui de l’argument, le défendeur cite des décisions de notre Cour dans : Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356 [Serda]; Douglas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 703, au paragraphe 29 [Douglas]; Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 27 [Zlotosz]; Dubovtsev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1368, au paragraphe 12 [Dubovtsev]. Le défendeur insiste sur le fait que l’arrêt Kanthasamy se limite à clarifier que le seuil antérieur des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne devrait pas servir de critère strict.

[21]  Les parties ne s’entendent pas sur la loi, plus particulièrement sur l’interprétation de Kanthasamy. Rappelons que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte et que, en conséquence, aucune preuve de retenue n’est exigée à l’endroit du décideur. Autrement dit, si la Cour est d’avis que l’agent a énoncé ou appliqué un critère juridique incorrect, la décision doit être annulée.

[22]  Contrairement au point de vue du défendeur, il ne fait aucun doute que la loi a changé depuis Kanthasamy. Le paragraphe auquel fait allusion le défendeur dans Douglas consiste en un résumé des points de vue du plaideur, et non en une analyse du critère effectuée par notre Cour. Les décisions Serda et Dubovtsev précèdent Kanthasamy et n’ont donc aucune valeur face au point de vue du défendeur. Ainsi, il nous reste uniquement Zlotosz. Dans cette décision, le juge Diner s’est fondé sur la conclusion du juge Brown dans Ngyuen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 [Nguyen], au paragraphe 29, que je vais reproduire en totalité :

La demanderesse m’a demandé de conclure que l’arrêt Kanthasamy a mis fin au principe selon lequel une demande de redressement pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure extraordinaire, comme il a été décrété dans l’arrêt Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 24, au paragraphe 6, citant l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 (CanLII, [2002] 1 RCS 84 (Chieu). Ceci étant dit avec égards, ce n’est pas ce qui est enjoint dans l’arrêt Kanthasamy. La question a été évoquée dans les motifs dissidents, mais la majorité ne dit rien sur la question. Il est difficile de considérer que le silence de la Cour suprême du Canada ait entraîné une modification des règles de droit, étant donné qu’elle avait l’occasion de le faire de manière explicite si telle avait été son intention. Comme l’article 25 de la LIPR n’est pas un « régime d’immigration parallèle », il me semble que les considérations CH sont encore considérées à juste titre comme extraordinaires et, ainsi qu’il est indiqué dans Chirwa, comme une forme de « redressement spécial ».

Quoi qu’il en soit, mon propre examen de la jurisprudence fait valoir qu’il existe, en fait, d’autres décisions (à part Zlotosz et Ngyuen) dans lesquelles notre Cour a accepté que les considérations d’ordre humanitaire soient une forme de redressement « exceptionnel » ou « extraordinaire » : Lovo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 329, au paragraphe 17; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757, aux paragraphes 54 et 55.

[23]  J’accepte les points de vue de mes collègues, sous réserve d’une importante mise en garde que je ne crois pas contradictoire. Lorsque l’analyse des considérations d’ordre humanitaire effectuée par un décideur révèle que l’absence de circonstances « exceptionnelles » ou « extraordinaires » constitue le fondement de la décision de refuser un redressement, c’est qu’il a imposé la mauvaise norme juridique. Cela revient à commettre une erreur qui s’apparente à celle que l’on retrouve dans l’arrêt Kanthasamy, dans lequel les décideurs avaient tort d’imposer le seuil des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». D’autre part, cela se résumerait à appliquer une norme qui n’est pas exprimée dans le libellé de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

[24]  Après avoir discuté du critère, et compte tenu des facteurs décrits dans Chirwa, je me penche maintenant sur ce qui a été fait en l’espèce. La décision ne révèle ni une évaluation correcte du critère juridique ni une application appropriée du critère exposé dans Kanthasamy. Les considérations d’ordre humanitaire auraient dû diriger l’attention du décideur sur le fait que la demanderesse a tenté de subvenir aux besoins de sa famille du mieux qu’elle le pouvait, mais a été confrontée à de nombreux revers en cours de route qui étaient pour la plupart indépendants de sa volonté. L’expérience dévastatrice de la famille à la suite du passage du typhon est un facteur et son congédiement après six mois de travail alors qu’elle avait signé un contrat de trois ans (fort possiblement en raison de sa grossesse) en est un autre. L’agent a appliqué le mauvais critère juridique en ne tenant pas suffisamment compte du but équitable du redressement que vise l’article 25 de la LIPR. Les passages suivants illustrent ce problème : [traduction]

Une décision favorable relative à des considérations d’ordre humanitaire est une réponse exceptionnelle à un ensemble de circonstances ou facteurs particuliers associés à la demanderesse.

[Décision, p. 3]

[…]

Je conclus que ses efforts au cours d’une courte période ne méritent pas un pouvoir discrétionnaire exceptionnel.

(Décision, p. 4)

[…]

J’ai pris en compte la situation de la demanderesse et les difficultés qu’elle a désignées si elle retournait aux Philippines.

(Décision, p. 5)

[…]

L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés.

(Décision, p. 5)

[…]

Les enfants de la demanderesse qui vivent aux Philippines doivent-ils être confrontés à des difficultés?

(Décision, p. 9)

[…]

La procédure applicable aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas destinée à éliminer toutes les difficultés.

(Décision, p. 9)

[25]  En revanche, la seule appréciation appropriée du bon critère figure à une occurrence dans la décision, à l’endroit où il est indiqué que la demanderesse a le fardeau [TRADUCTION] « de convaincre le décideur que l’octroi du statut de résident permanent ou d’une dispense relative à un critère applicable ou à des obligations prévues par la LIPR est justifié pour des considérations d’ordre humanitaire [non souligné dans l’original] » (décision, p. 2). Bien qu’il n’y ait aucun [traduction] « mot magique » pour illustrer à quel moment le critère juridique approprié en application de l’article 25 a été convenablement appliqué, les passages ci-dessus me portent à croire que l’agent n’a pas tenu dûment compte des principes énoncés dans Kanthasamy, et a plutôt appliqué un critère centré sur les difficultés découlant de l’exclusion des considérations d’ordre humanitaire de Chriwa. Cette erreur doit être corrigée dans le cadre d’un nouvel examen.

B.  L’analyse de l’agent concernant la santé mentale de la demanderesse était déraisonnable

[26]  La demanderesse soutient que l’évaluation faite par l’agent à l’égard du rapport du Dr Parul Agarwal était déraisonnable. La demanderesse soutient que la prise en compte de cet élément de preuve par l’agent a été brève et superficielle et que l’agent a accordé au rapport une « certaine » valeur exclusivement parce que la demanderesse ne reçoit pas de traitement pour son TSPT au Canada. La demanderesse fait à nouveau allusion à Kanthasamy quant à la proposition selon laquelle les agents ne peuvent pas réduire la valeur accordée à un élément de preuve relative à la santé mentale en cas de défaut d’accéder à un traitement. La demanderesse cite ensuite Kanthasamy, Davis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 97 [Davis] et Lara Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1295 [Martinez]. La demanderesse prétend également que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas les répercussions qu’un renvoi aurait sur la santé mentale de la demanderesse.

[27]  Le défendeur prétend que l’évaluation du rapport du psychiatre par l’agent (y renvoyant à tort comme à un rapport du psychologue) est raisonnable. Le défendeur semble indiquer que l’agent a fait simplement observer que la demanderesse ne recevait pas de traitement pour son TSPT afin de préciser que le traitement ne serait pas interrompu si elle quittait le Canada. Le défendeur prétend par ailleurs que l’agent n’est pas tenu de prendre explicitement en considération les répercussions que le renvoi aurait sur la santé mentale de la demanderesse, car le rapport du psychiatre en l’espèce ne traite pas de cette question. Le défendeur établit une distinction entre Kanthasamy, Davis et Martinez, soulignant que, dans chacune de ces affaires, les rapports médicaux traitent particulièrement de la question relative à la santé mentale des demandeurs à leur retour dans le pays d’origine.

[28]  À mon avis, Kanthasamy soutient la proposition qu’après avoir accepté un diagnostic en santé mentale, il est inutile de présenter des éléments de preuve supplémentaires concernant le traitement; comme l’a fait remarquer le juge Abella, cela produirait l’« effet discutable d’en faire [un diagnostic sur la santé mentale] un facteur conditionnel plutôt qu’important [non souligné dans l’original] » : Kanthasamy, au paragraphe 47. En l’espèce, l’agent ne fournit aucune explication justifiant le [traduction] « peu de valeur » accordé au rapport du psychiatre. Les deux parties ont formulé des hypothèses concernant l’observation de l’agent selon laquelle la demanderesse ne reçoit pas de traitement au Canada : le défendeur propose qu’il s’agit d’une simple reconnaissance qu’il n’y aurait pas d’interruption de traitement, alors que la demanderesse prétend que la valeur accordée était réduite parce qu’elle ne souhaite pas de traitement. À mon avis, une telle hypothèse est inutile pour résoudre la question; l’agent ne s’est tout simplement pas acquitté du fardeau consistant à expliquer de quelle façon il est arrivé à la conclusion d’accorder peu de valeur au rapport, rendant cette conclusion déraisonnable.

[29]  Quoi qu’il en soit, l’agent aurait dû prendre en considération les répercussions qu’aurait un retour sur la santé mentale de la demanderesse. À mon avis, il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que les décideurs tirent des conclusions raisonnables d’un rapport qui soulève des problèmes de santé mentale. Si les répercussions au retour ne sont pas précisément analysées, un agent peut tirer ses propres conclusions raisonnables en se fondant sur l’ensemble de la preuve. C’est l’approche qui est adoptée à l’égard d’autres questions relatives à la santé mentale : Mings-Edwards c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 90, au paragraphe 12, et il n’existe aucun motif fondé sur des principes qui pourrait établir une distinction entre les états de santé mentale et les autres états de santé. En l’espèce, l’agent n’avait pas besoin du médecin pour prévoir les répercussions qu’aurait un retour et faire du TSPT de la demanderesse une question réelle. Le rapport fournit un diagnostic clair sur l’état de santé, ses agents stresseurs et les symptômes, et il incombait donc à l’agent de prendre en considération les répercussions qu’aurait un renvoi à la lumière de cet élément de preuve. Son défaut d’agir ainsi était déraisonnable.

V.  Conclusion

[30]  Par les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’analyse des considérations d’ordre humanitaire effectuée par l’agent ne contient pas d’appréciation des considérations « d’ordre humanitaire » comme le prévoit l’article 25 de la LIPR, et semble plutôt s’attarder exagérément sur les difficultés et le fait de déterminer si la situation de la demanderesse mérite un redressement « exceptionnel ». Pour ce seul motif, la décision ne peut être maintenue. Cependant, l’agent a également commis une erreur en ce qui concerne la prise en considération de l’élément de preuve sur la santé mentale de la demanderesse.

[31]  Comme j’ai conclu que l’agent avait compris et appliqué le mauvais critère juridique et évalué de façon déraisonnable l’élément de preuve sur la santé mentale de la demanderesse, il est inutile de traiter les autres questions en litige présentées dans cette demande de contrôle judiciaire.

VI.  Question à certifier

[32]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions nécessitant une certification. Ils ont affirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4859-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La Cour infirme la décision à l’examen, et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen par un agent différent, conformément à ces motifs.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Shirzad Ahmed »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4859-17

INTITULÉ :

MARGILITA COPADA APURA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2018

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

Pour la demanderesse

Monmi Goswami

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide juridique de l’Ontario

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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