Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180816


Dossier : IMM-4585-16

IMM-1531-17

Référence : 2018 CF 839

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 août 2018

En présence de monsieur le juge Diner

Dossier : IMM-4585-16

ENTRE :

MO YEUNG CHING

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

Dossier : IMM-1531-17

ET ENTRE :

MO YEUNG CHING

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Aperçu  3

II. Questions en litige  6

III. Norme de contrôle  7

IV. Analyse  8

Question en litige 1 : La demande IMM-4585-16 est-elle théorique?  8

1) Contexte sur le caractère théorique  9

2) Arguments des parties concernant le caractère théorique  11

3) Analyse du caractère théorique  11

Question en litige 2 : Les demandes devraient-elles être rejetées pour le motif de prématurité?  13

1) Contexte sur le caractère prématuré  13

2) Arguments des parties concernant le caractère prématuré  14

3) Analyse du caractère prématuré  15

Question en litige 3 : L’appel devrait-il être suspendu, l’abus de procédure découlant d’un retard?  22

1) Contexte sur le retard  22

2) Arguments des parties concernant le délai  31

3) Analyse du retard  33

Question en litige 4 : L’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile révèle-t-il un abus de procédure à la suite des conclusions de la SI sur les éléments de preuve obtenus par la torture et, dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?  40

1) Contexte sur les éléments de preuve prétendument obtenus par la torture  41

2) Analyse des éléments de preuve prétendument obtenus par la torture  49

Question en litige 5 : Le refus de réexamen de la SAI peut-il être annulé parce qu’il est non fondé ou déraisonnable?  77

1) « Scinder » l’appel  78

2) Crainte raisonnable de partialité  82

V. Dépens  85

VI. Questions à certifier  86

VII. Conclusion  88

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Mo Yeung Ching, un citoyen de la République populaire de Chine, a déposé deux demandes (demandes) à la Cour aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Les demandes réunies remettent en question les décisions rendues par la Section d’appel de l’immigration (SAI) en 2016 et en 2017, respectivement, dans le contexte d’un appel interjeté par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile aux termes du paragraphe 63(5) de la LIPR (appel) qui est toujours en cours.

[2]  L’historique des procédures de l’affaire de M. Ching est complexe. Il est devenu résident permanent du Canada en 1996. Il a présenté une demande de citoyenneté en 2001 qui ne lui a jamais été accordée. En raison d’accusations criminelles qui pesaient contre lui en Chine, il a en revanche été convoqué à des audiences sur l’interdiction de territoire. En 2009, la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a conclu que M. Ching n’était pas interdit de territoire pour grande criminalité et que certains éléments de preuve à son encontre avaient été obtenus par la torture de ses associés en Chine (décision sur l’interdiction de territoire). Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a interjeté appel auprès de la SAI de la CISR.

[3]  En 2011, la SAI s’est dit en accord avec le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, infirmant la décision de la SI et concluant que M. Ching était interdit de territoire aux termes du paragraphe 36(1)c) de la LIPR aux motifs qu’il avait conclu une entente avec ses associés d’affaires en Chine pour obtenir frauduleusement des fonds publics (décision prononçant l’interdiction de territoire). Cependant, les conclusions de la SI sur les éléments de preuve contestés n’ont pas été abordées. Malgré le prononcé de la décision d’interdiction de territoire, l’appel est toujours en cours, car la deuxième phase demeure en suspens aux termes du paragraphe 69(2) de la LIPR qui autorise M. Ching à présenter des arguments pour des motifs d’ordre humanitaire.

[4]  La personne qui a rendu la décision prononçant l’interdiction de territoire avait prévu une audience pour la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de la procédure en avril 2012, mais peu de temps avant l’audience, elle a reçu une demande de récusation la visant. La commissaire du tribunal, après une analyse détaillée, n’a pas trouvé de fondement pour cette récusation (décision de récusation). Cependant, elle a décidé que compte tenu des [traduction« circonstances inhabituelles en l’espèce et notamment parce que le défendeur (M. Ching) n’avait pas témoigné », l’audience portant sur la composante d’ordre humanitaire se tiendrait devant un commissaire différent de la SAI.

[5]  M. Ching a également présenté une demande d’asile en avril 2012. Dans le contexte des accusations criminelles en instance en Chine pour la fraude commerciale et le détournement de fonds présumés, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande en application de l’article 98 de la LIPR (décision de la SPR). M. Ching, représenté par David Matas, a contesté la décision de la SPR à la Cour fédérale. Le juge Roy, dans un jugement formulé en des termes très clairs, a renvoyé la décision de la SPR aux fins de nouvel examen, au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve (Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 860 [Ching]).

[6]  Le 11 septembre 2015, M. Ching a demandé à la SAI d’examiner de nouveau sa décision prononçant l’interdiction de territoire fondée en grande partie sur la décision du juge Roy dans l’arrêt Ching. Le 19 octobre 2016, la SAI a cette fois refusé de rendre une décision concernant la demande de réexamen de M. Ching (refus d’entendre), car la question était suspendue en attendant l’issue de la demande d’asile de M. Ching. M. Ching a par la suite sollicité le contrôle judiciaire du refus d’entendre qui fait l’objet de la première des deux demandes dont je suis saisi aujourd’hui (IMM­4585­16).

[7]  Malgré son refus initial d’entendre la demande de réexamen de M. Ching, la SAI a néanmoins entrepris d’entendre les arguments concernant la demande de réexamen de M. Ching environ quatre mois plus tard. Puis dans une décision datée du 10 mars 2017, la SAI a refusé d’examiner de nouveau la décision prononçant l’interdiction de territoire (refus de réexamen). M. Ching a une nouvelle fois demandé un contrôle judiciaire (IMM­1511­17). Il a reçu une autorisation pour les deux demandes qui ont également été réunies. Bien que Lawrence Wong ait déposé quelques-uns des documents initiaux dans ces demandes, Rocco Galati a fourni les documents écrits à l’appui et a présenté des observations orales pour le compte de M. Ching.

[8]  Bien que M. Ching ait soulevé plusieurs questions dans ces demandes, il ne m’a persuadé que d’une chose : la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI révèle un abus de procédure. Je suis d’avis que la SAI était tenue de traiter ces parties des éléments de preuve qui, selon ce que la SI a estimé, ont été obtenues par la torture des associés de M. Ching, et de tirer des conclusions à cet égard. La SAI a manqué à ce devoir en laissant planer le doute quant à la question de savoir si les éléments de preuve prétendument obtenus par la torture avaient une incidence sur sa décision.

[9]  M. Ching ne m’a toutefois pas persuadé que l’octroi d’un sursis dans le cas de l’appel est justifié. Une réparation moindre, en revanche, peut assurer l’intégrité du processus administratif de la SAI tout en continuant à permettre de statuer sur les allégations sérieuses portées à l’encontre de M. Ching. Par conséquent, et pour les motifs qui suivent, j’ordonne que les décisions de la SAI rendues jusqu’à présent en appel soient annulées et que l’appel soit renvoyé devant un autre commissaire de la SAI pour un nouvel examen.

II.  Questions en litige

[10]  Les questions en litige soulevées dans les deux présentes demandes sont les suivantes :

  1. La demande IMM­4585­16 (qui conteste le refus d’entendre de la SAI) devrait-elle être rejetée en raison de son caractère théorique?

  2. Les deux demandes devraient-elles être rejetées pour le motif de prématurité?

  3. Le report du délai de la conclusion de l’appel équivaut-il à un abus de procédure justifiant une suspension de l’instance?

  4. L’appel révèle-t-il un abus de procédure découlant des conclusions de la SI sur les éléments de preuve obtenus par la torture et, dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?

  5. Le refus de réexamen de la SAI peut-il être annulé parce qu’il est non fondé ou déraisonnable?

[11]  J’examinerai successivement chacune de ces questions. Je noterais, toutefois, que les arguments des parties ont évolué et se sont nettement précisés au fur et à mesure que les demandes étaient révélées. En outre, trois avocats mentionnés (Messieurs Wong, Galati et Matas) et possédant une grande expérience ont représenté M. Ching à divers moments dans le dédale des procédures exposées précédemment. Ses positions n’ont pas toujours été cohérentes, ce qui pourrait être inhérent à cette réalité. Par conséquent, je m’efforcerai, au besoin, d’indiquer à quelle phase de la procédure les arguments ont été formulés. Avant de commencer mon analyse, néanmoins, j’indiquerai la norme selon laquelle chacune des cinq questions sera examinée.

III.  Norme de contrôle

[12]  La question de la norme de contrôle ne se pose pas pour les première et deuxième questions.

[13]  Les troisième et quatrième questions se rapportent au principe d’abus de procédure qui peut être caractérisé comme un aspect de l’équité procédurale justifiant l’application de la norme de la décision correcte (Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, au paragraphe 29 [Shen 2016]; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54 [CFCP]). Je souligne que dans ces demandes, la Cour n’examine pas la propre analyse d’abus de procédure de la SAI (voir, par exemple, Shen 2016, au paragraphe 29), mais elle doit plutôt déterminer en première instance si la conduite qu’elle reproche à l’État lors de l’appel constitue un abus de procédure.

[14]  Relativement à la cinquième question, dans la mesure où le caractère raisonnable du refus de réexamen de la SAI est contesté, la norme est celle indiquée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (au paragraphe 47). M. Ching a également soulevé des allégations de partialité à l’égard du commissaire de la SAI ayant rendu cette décision. Il s’agit d’une question susceptible de révision en se fondant sur la norme de la décision correcte (Joshi c Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2015 CAF 92, au paragraphe 6, citant l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

IV.  Analyse

Question en litige 1 :  La demande IMM-4585-16 est-elle théorique?

[15]  La première question dont je suis saisi consiste à déterminer si la première des deux demandes réunies, à savoir le dossier portant le numéro IMM­4585­16, devrait être rejetée en raison de son caractère théorique. On se rappellera que dans son refus d’entendre (la décision contestée dans le dossier IMM­4585­16), la SAI a refusé d’entendre la demande de réexamen de M. Ching à ce moment-là. Le défendeur fait valoir que parce qu’une décision concernant la demande de réexamen de M. Ching a été, en fin de compte, rendue par la SAI dans son refus de réexamen (qui est en cours d’examen dans le dossier IMM­1531­17), le dossier IMM­4585­16 ne soulève plus un litige actuel et est donc théorique.

[16]  Cependant, pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que les questions soulevées dans le dossier IMM­4585­16 ne sont pas toutes théoriques.

1)  Contexte sur le caractère théorique

[17]  Dans sa demande de réexamen datée du 11 septembre 2015, M. Ching a affirmé qu’étant donné que le juge Roy avait conclu dans l’arrêt Ching que les éléments de preuve dont disposait la SPR n’étaient pas suffisants pour tirer des conclusions, de même, les éléments de preuve déposés à la SAI en 2011 ne pouvaient pas appuyer une conclusion d’interdiction de territoire. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile s’est opposé à cette demande de réexamen pour le motif que l’appel était, à ce moment-là, suspendu et que l’arrêt Ching n’avait aucune incidence sur le bien-fondé de la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI.

[18]  Le 12 avril 2016, l’avocat de M. Ching a demandé à la Commission de contrôle des fichiers d’INTERPOL (Commission) que le nom de M. Ching soit supprimé de la liste des personnes recherchées figurant dans la base de données d’INTERPOL, joignant la décision Ching.

[19]  M. Ching a reçu une lettre de la Commission datée du 26 août 2016 indiquant ce qui suit :

[traduction]

Après une étude minutieuse de tous les éléments en sa possession, la Commission a conclu que les données enregistrées dans les fichiers d’INTERPOL concernant M. Mo Yueng Ching n’étaient pas conformes aux règles d’INTERPOL. Par conséquent, la Commission a recommandé qu’INTERPOL supprime les données concernées.

À la suite de la recommandation de la Commission, ces données ont été supprimées des fichiers d’INTERPOL le 23 août 2016.

[20]  Une lettre d’accompagnement du Secrétariat général d’INTERPOL a certifié que le nom de M. Ching ne figurait pas dans la base de données d’INTERPOL et qu’il ne faisait pas l’objet d’une notice rouge ou d’une diffusion INTERPOL. Cette information a été transmise à la SAI en lien avec la demande de réexamen de M. Ching.

[21]  Le 19 octobre 2016, la SAI a émis son refus d’entendre en déclarant qu’il serait « inapproprié » de déterminer à ce moment-là si la décision prononçant l’interdiction de territoire devait faire l’objet ou non d’un réexamen. M. Ching a ensuite institué la demande IMM­4585­16, la première des deux demandes dont je suis saisi aujourd’hui. Un abus de procédure a été soulevé dans son mémoire d’autorisation et il a demandé que l’appel soit suspendu (bien que cela n’ait pas été soulevé dans son avis de demande qui a été déposé par un avocat différent).

[22]  Une décision concernant la demande de réexamen de M. Ching a par la suite été rendue par la SAI dans sa décision datée du 10 mars 2017 (qui est le refus de réexamen en cours d’examen dans le dossier IMM­1531­17) avant l’aliénation du dossier IMM­4585­16.

2)  Arguments des parties concernant le caractère théorique

[23]  Dans son mémoire complémentaire, le défendeur a affirmé que la première demande de contrôle judiciaire de M. Ching (IMM­4585­16) devrait être rejetée en raison de son caractère théorique, car une décision concernant la demande de réexamen de M. Ching avait été rendue par la SAI. Le défendeur a fait valoir qu’en conséquence, le litige découlant du refus d’entendre de la SAI n’était plus actuel, s’appuyant sur les arrêts Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski].

[24]  Lors de l’instruction de ces demandes, M. Ching a prétendu que la demande IMM­4585­16 n’était pas théorique, étant donné que la question d’abus de procédure qu’elle soulevait était toujours actuelle et que la réparation demandée et le dossier sous-jacent étaient « réunis » sous le numéro de dossier IMM­1531­17. Le défendeur a soutenu que si la réparation demandée dans le dossier IMM­4585­16 avait été jointe au dossier IMM­1531­17, la demande dans l’ancien dossier devrait alors toujours être rejetée.

3)  Analyse du caractère théorique

[25]  Une question est « théorique » lorsqu’en raison d’un changement des circonstances, sa résolution n’aura pas d’effet pratique sur les parties (Borowski, à la page 353). Le critère en deux volets de l’arrêt Borowski a été résumé dans la décision Harvan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1026 (au paragraphe 7) comme suit : a) la question est-elle théorique, c.-à-d. qu’une décision aurait-elle un effet pratique sur la solution d’un litige actuel entre les parties et b) si la question est théorique, la Cour devrait-elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire?

[26]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le dossier IMM­4585­16 lui-même ne soulève plus un litige actuel relativement à certains éléments de la réparation demandée, car le refus de réexamen de la SAI a, par la suite, permis de statuer sur la demande de réexamen de M. Ching.

[27]  Cependant, je suis également d’accord avec M. Ching pour dire que les arguments d’abus de procédure et la réparation demandée qui les accompagne dans le dossier IMM­4585­16 ne sont pas devenus théoriques en raison du refus de réexamen prononcé et, par conséquent, ils demeurent actuels. Par conséquent, je refuse de rejeter la demande IMM­4585­16 en raison de son caractère théorique.

[28]  En outre, bien que les demandes sollicitent la même principale réparation demandée, à savoir une déclaration d’abus de procédure et une suspension de l’appel, et que, dans une certaine mesure, elles se chevauchent, les parties se sont fondées sur le dossier consolidé en débattant des demandes. J’apporterai donc simplement une mesure de réparation à l’égard des deux demandes.

Question en litige 2 :  Les demandes devraient-elles être rejetées pour le motif de prématurité?

[29]  La deuxième question en litige consiste à déterminer si les demandes sont prématurées. Le défendeur a affirmé que les demandes devraient être rejetées pour le motif que l’appel est toujours en cours à la SAI et qu’une décision pourrait être finalement rendue en faveur de M. Ching après la décision pour motifs d’ordre humanitaire de la SAI.

[30]  Bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire qu’un demandeur ne peut pas, d’ordinaire, solliciter le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire, je juge néanmoins qu’il est nécessaire que la Cour entende et tranche les arguments d’abus de procédure lors de cette phase des procédures de la SAI.

1)  Contexte sur le caractère prématuré

[31]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a intenté l’appel par un avis d’appel daté du 1er juin 2009, aux termes du paragraphe 63(5) de la LIPR qui est rédigé ainsi :

Appel du ministre

63(5) Le ministre peut interjeter appel de la décision de la Section de l’immigration rendue dans le cadre de l’enquête.

Right of appeal — Minister

63(5) The Minister may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision of the Immigration Division in an admissibility hearing.

[32]  La décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI a été rendue le 21 décembre 2011, concluant que M. Ching était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR. La SAI a également enjoint au registraire de mettre au rôle une audience pour formuler des observations et présenter des éléments de preuve relativement à la compétence de la SAI aux termes du paragraphe 69(2) de la LIPR qui est rédigé ainsi :

Droit d’appel du ministre

69(2) L’appel du ministre contre un résident permanent ou une personne protégée non visée par le paragraphe 64(1) peut être rejeté ou la mesure de renvoi applicable, assortie d’un sursis, peut être prise, même si les motifs visés aux alinéas 67(1)a) ou b) sont établis, sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

[Non souligné dans l’original.]

Minister’s Appeal

69(2) In the case of an appeal by the Minister respecting a permanent resident or a protected person, other than a person referred to in subsection 64(1), if the Immigration Appeal Division is satisfied that, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case, it may make and may stay the applicable removal order, or dismiss the appeal, despite being satisfied of a matter set out in paragraph 67(1)(a) or (b).

[Emphasis added]

[33]  Les parties à l’appel n’ont pas encore fourni des observations d’ordre humanitaire à la SAI. L’appel est donc toujours en cours.

2)  Arguments des parties concernant le caractère prématuré

[34]  Dans son mémoire qui s’oppose à l’autorisation, le défendeur a fait valoir que la demande IMM­4585­16 était prématurée, car la SAI n’avait pas encore rendu sa décision définitive lors de l’appel. Le défendeur s’est appuyé sur les décisions de la Cour d’appel fédérale dans diverses affaires, y compris l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 33, 39 à 46 et 51 [CB Powell]. Le défendeur a soutenu qu’il était encore possible pour la SAI de trancher en faveur de M. Ching et que, si la SAI ne le faisait pas, M. Ching aurait la possibilité de solliciter le contrôle judiciaire de la décision définitive de la SAI.

[35]  M. Ching s’est fondé sur l’arrêt États-Unis d’Amérique c Cobb, 2001 CSC 19 (Cobb) pour faire valoir que l’abus de procédure doit être « résolu à la racine » et, par conséquent, qu’il pourrait être soulevé avant la conclusion d’une instance. En outre, lors de l’audience, M. Galati a contesté la position du défendeur selon laquelle une issue positive était encore possible pour M. Ching.

3)  Analyse du caractère prématuré

[36]  En général, le droit administratif protège les décisions interlocutoires du contrôle judiciaire. Un résumé des principes pertinents a été fourni récemment dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shen, 2018 CF 636 [Shen 2018] :

[49]  Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale, il existe une jurisprudence abondante qui interdit à la Cour d’entendre certaines questions de façon prématurée dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75. Dans l’arrêt Forest Ethics, la Cour d’appel fédérale a ajouté que la cour « peut et doit, de son propre chef, toujours refuser d’entendre un contrôle judiciaire prématuré lorsque l’intérêt public le dicte, plus précisément lorsqu’un tel refus serait dans l’intérêt d’une saine administration et assurerait le respect de la compétence du décideur administratif » (au paragraphe 22). Voir aussi C.B. Powell, précité, au paragraphe 30.

[50]  Il existe un certain nombre de motifs pour lesquels les tribunaux hésitent à intervenir dans des décisions interlocutoires de tribunaux administratifs, notamment le risque de division du processus administratif, ainsi que les coûts et retards y afférents. À cela s’ajoute toujours la possibilité que la Commission finisse par modifier sa décision initiale à mesure que progresse l’audience, ou que la question finisse par être dépassée ou par devenir théorique si la demande de contrôle judiciaire est accueillie au terme du processus administratif : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32; Mcdowell c. Automatic Princess Holdings, LLC, 2017 CAF 126 au paragraphe 26, [2017] A.C.F. no 621.

[51]  De plus, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur. Or, ces conclusions « se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (au paragraphe 32). De plus, le refus d’intervenir avant qu’une décision définitive ait été rendue dans une affaire précise est conforme au concept du respect dont les tribunaux judiciaires doivent faire preuve envers les décideurs administratifs investis de responsabilités décisionnelles : C.B. Powell, précité, au paragraphe 32, citant Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 48, [2008] 1 R.C.S. 190.

[37]  L’arrêt CB Powell a limité la portée des « cas exceptionnels » de sorte que « les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces » (au paragraphe 33).

[38]  L’arrêt Omobude c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 602 [Omobude], où la SAI avait conclu, comme dans la présente affaire, que le demandeur était interdit de territoire, mais où elle devait encore rendre une conclusion concernant les motifs d’ordre humanitaire, s’est également révélé être pertinent pour mon analyse. Dans le cadre du contrôle judiciaire, le défendeur dans l’arrêt Omobude a affirmé que la demande était prématurée, étant donné que la décision de la SAI était une décision interlocutoire.

[39]  La juge Bédard était d’accord avec le défendeur, concluant que des décisions interlocutoires ne pouvaient pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire avant que toutes les réparations internes aient été épuisées et que si le demandeur n’était pas satisfait du résultat final après la présentation de la demande pour motifs d’ordre humanitaire, la décision définitive de la SAI pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire (aux paragraphes 19, 22 à 24). Les conclusions de la juge Bédard dans l’arrêt Omobude reprennent les arguments du défendeur en l’espèce.

[40]  Je conclus qu’à la fin de l’audience aux termes du paragraphe 69(2), la SAI pourrait prendre une mesure de renvoi et la suspendre ou rejeter entièrement l’appel, même après ses conclusions quant à l’interdiction de territoire de M. Ching. Je suis donc d’accord sur le fait que les décisions faisant l’objet du contrôle dans les demandes (ainsi que la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI) sont interlocutoires. Cela signifie qu’en l’absence de cas exceptionnels, M. Ching ne peut pas les contester devant la Cour.

[41]  La caractéristique distinctive entre la présente affaire et l’arrêt Omobude est que les demandes de M. Ching sont fondées sur le principe d’abus de procédure. Cependant, soulever un abus de procédure ne justifie pas automatiquement le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire. La Cour d’appel fédérale a jugé dans la décision Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 [JP Morgan] que même lorsqu’il s’agit d’arguments d’abus de procédure, une partie pourrait encore devoir attendre jusqu’à la fin d’un processus administratif pour demander réparation à notre Cour, ce qui rejoint l’arrêt CB Powell:

[89]  En matière fiscale, dans les cas où le ministre s’est livré à une conduite fautive qui ne relève pas des pouvoirs de la Cour canadienne de l’impôt, des voies autres que le recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale peuvent être appropriées et efficaces. Par exemple, il est possible d’obtenir une sanction du non-respect d’une entente, d’actes malveillants, négligents ou frauduleux, du retard inexcusable et de l’abus de procédure par voie d’action pour rupture de contrat, négligence de nature réglementaire, déclaration inexacte faite par négligence, fraude, abus de procédure, ou faute dans l’exercice d’une charge publique : en matière fiscale. La question de savoir si ces recours sont vraiment appropriés et efficaces dépend des circonstances de l’affaire.

[Références omises.]

[42]  Comme il a été mentionné dans la décision JP Morgan, la question consistant à savoir si une mesure de réparation subsidiaire efficace est possible dépend des circonstances de l’affaire. Dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002 [Almrei], le juge Mosley a invoqué plusieurs exemples où la Cour a permis aux parties, dès le début, de soulever un abus de procédure dans un contexte d’immigration :

[38]  Dans sa décision Tursunbayev, le juge Russell a déclaré que le demandeur pouvait invoquer l’abus de procédure très tôt au cours de l’enquête, même si une décision n’avait pas encore été prise au sujet de son admissibilité ou de son exclusion. Cette affaire avait trait à la divulgation de renseignements concernant une mesure d’extradition présumée déguisée pour permettre à un pays étranger de poursuivre le demandeur en justice sur son territoire.

[39]  Dans sa décision Kanagaratnam, le juge Manson a accordé un sursis provisoire pour empêcher le délégué de statuer jusqu’à ce que soit tenu le contrôle judiciaire de la demande visant l’obtention d’un jugement déclarant que la procédure consistait en un abus de procédure. Le juge Manson a ainsi rejeté les arguments du défendeur selon lesquels la demande était prématurée et qu’il était loisible au demandeur de demander le contrôle judiciaire après que le délégué aurait rendu sa décision.

[40]  Le juge Phelan a ordonné la suspension de l’instance en plein cours de l’audience d’une demande de contrôle judiciaire dans l’affaire John Doe, précitée, considérant qu’il était possible que l’instance donne lieu à un abus. Selon lui, la décision contestée pouvait être qualifiée d’interlocutoire, mais elle était fondamentale en l’espèce.

[43]  La question d’une autre réparation appropriée a également été examinée par le juge Fothergill dans l’arrêt Shen 2016. Dans cette affaire, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire de la Section de la protection des réfugiés (SPR) qui avait rejeté les requêtes du demandeur à l’égard a) d’une ordonnance excluant des éléments de preuve des autorités chinoises au motif qu’ils avaient été obtenus par la torture et b) d’une ordonnance empêchant le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile d’intervenir dans la demande d’asile du demandeur, au motif qu’il avait manqué à son obligation de franchise et que cela constituait un abus de procédure.

[44]  Le défendeur dans l’arrêt Shen 2016 a fait valoir que la demande était prématurée. Bien qu’il ait été d’accord avec le défendeur sur certains points (voir les paragraphes 23 et 24), le juge Fothergill a suivi l’arrêt JP Morgan en concluant que la pertinence d’un recours efficace dépend des circonstances de l’espèce et que la possibilité du contrôle judiciaire de toute décision définitive ne constituait pas une réparation efficace, concluant de la manière suivante :

[27]  La Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’arrêt Canada (Ministre du Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 89, que même s’il y a eu abus de procédure, l’intervention prématurée par voie de contrôle judiciaire est injustifiée tant qu’il existe d’autres recours adéquats. La pertinence d’un recours efficace dépend des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, je ne crois pas que la possibilité de demander le contrôle judiciaire de la décision finale de la SPR constitue un recours efficace.

[28]  La Cour suprême du Canada a estimé, dans l’arrêt Behn c Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227, au paragraphe 40, que la doctrine de l’abus de procédure se caractérise par sa souplesse et ne s’encombre pas d’exigences particulières. La doctrine fait appel à l’intérêt du public à un régime juste et équitable et à la bonne administration de la justice. Permettre, dans les circonstances inhabituelles de la présente affaire, que l’instance se poursuive sans dûment chercher à déterminer s’il y a eu un manquement à l’obligation de franchise ou s’il y a eu abus de procédure pourrait nuire à l’intégrité des procédures de la SPR et, au bout du compte, déconsidérer l’administration de la justice.

[45]  Je me penche maintenant sur le recours de M. Ching à la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Cobb qui était le point central des observations de son avocat. L’affaire Cobb était un appel d’une décision de la Cour d’appel de l’Ontario qui avait infirmé la décision d’un juge qui constituait un abus de procédure et visait à suspendre les procédures d’extradition présentées devant lui. Dans cette affaire, les arguments d’abus de procédure étaient fondés sur certains commentaires répréhensibles d’un juge et procureur général américain qui avait laissé entendre que les fugitifs peu coopératifs recevraient la [traduction] « peine de prison maximale absolue » et subiraient le viol homosexuel en prison, respectivement.

[46]  Dans l’arrêt Cobb, la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario selon laquelle le juge d’extradition aurait dû attendre jusqu’à ce que [TRADUCTION] « le pouvoir exécutif ait rendu la décision de remettre le fugitif à l’État requérant » est partiellement en litige ([1999] OJ No 3278, au paragraphe 7). La Cour suprême était en désaccord sur l’appel, concluant que les arguments d’abus de procédure des appelants soulevaient des préoccupations qui devaient être traitées correctement par le juge d’extradition et que la possibilité de réparations potentielles provenant de l’exécutif n’excluait pas la compétence conférée au juge d’extradition de préserver l’intégrité des instances judiciaires (Cobb, au paragraphe 48).

[47]  L’arrêt Cobb se distingue de l’espèce pour divers motifs, notamment celui selon lequel la présente affaire n’est pas une affaire d’extradition. Cependant, je juge que les principes établis dans l’arrêt Cobb sont pertinents. Autrement dit, la Cour est chargée de protéger l’intégrité des procédures dont M. Ching fait l’objet. Cela est, à mon avis, conforme à la jurisprudence de la Cour fédérale décrite précédemment, notamment dans les décisions Almrei et Shen 2016.

[48]  Je souligne que, généralement, la Cour devrait examiner six critères pour déterminer s’il faut rejeter une demande en raison du caractère prématuré : 1) le préjudice subi par le demandeur; 2) le gaspillage; 3) le retard; 4) la division; 5) la solidité de la preuve et 6) le contexte législatif (Air Canada c Lorenz, [2000] 1 CF 494). Je suis conscient de la réalité du gaspillage et du retard qui pèsent contre la décision relativement aux demandes de M. Ching et qui sont en faveur des conclusions tirées en appel (voir l’arrêt Shen 2018, au paragraphe 56). Cependant, il a été plaidé devant moi que l’intervention de la Cour est nécessaire pour réparer un abus de procédure commis par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et la SAI elle-même (voir l’arrêt Shen 2018, au paragraphe 58). Je conclus donc que comme dans l’arrêt Shen 2016, une analyse appropriée des arguments d’abus de procédure de M. Ching est nécessaire lors de cette phase, de sorte qu’un contrôle judiciaire à l’issue de l’appel ne constituerait pas une réparation adéquate.

[49]  En conclusion, j’estime que les demandes de M. Ching, dans la mesure où elles soulèvent un abus de procédure, ne sont pas prématurées.

Question en litige 3 :  L’appel devrait-il être suspendu, l’abus de procédure découlant d’un retard?

[50]  Le troisième point en litige est la question de savoir si l’appel devrait être suspendu de manière permanente en raison de l’abus de procédure qui découle d’un retard. L’appel a été interjeté en 2009 et n’est pas encore terminé. M. Ching prétend que ce retard s’est produit malgré ses objections et que cela lui a causé un préjudice, de sorte que cela constitue un abus de procédure. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que les arguments de M. Ching sont, dans les faits, non fondés.

1)  Contexte sur le retard

[51]  M. Ching n’a pas établi d’affidavit pour appuyer ses demandes, ce qui est étrange, compte tenu des questions importantes soulevées. Il s’est plutôt appuyé sur deux affidavits d’Amina Sherazee, un avocat du cabinet de M. Galati, établis les 31 janvier et 1er mai 2017, respectivement.

[52]  Dans son affidavit daté du 31 janvier 2017, Mme Sherazee a affirmé a) que M. Ching était né en Chine en 1969 et était devenu un résident permanent du Canada en 1996, b) qu’il avait présenté une demande de citoyenneté canadienne en 2001, qu’il avait abandonné sa demande et qu’il l’avait de nouveau présentée en 2005 et c) qu’en 2006, il avait présenté à la Cour fédérale, dans une procédure portant le numéro de dossier T­1508­06, une ordonnance de mandamus aux termes des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F-7, demandant le traitement de sa demande de citoyenneté. J’ai examiné l’ordonnance rendue sur consentement, dans le cadre de cette instance, qui ordonnait au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de faire de son mieux pour terminer le traitement de la demande de citoyenneté de M. Ching au plus tard le 1er août 2007.

[53]  Pour sa part, dans ces demandes, le défendeur s’est appuyé sur trois affidavits de Randal Hyland, avocat du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, assermentés les 6 mars, 2 mai et 14 décembre 2017. En résumant l’historique de ces procédures, étant donné que le dossier certifié du tribunal (DCT) contient plus de 3 500 pages, je suis redevable au défendeur du calendrier qu’il a préparé dans ses documents.

[54]  Dans son premier affidavit, M. Hyland a affirmé qu’en 1996 et 2001, des notices rouges d’Interpol ont été délivrées contre M. Ching, étant donné qu’il a été allégué qu’il était impliqué dans un stratagème de détournement de fonds avec deux associés en Chine.

[55]  Ce qui s’est passé entre 2001 et 2008 fait l’objet d’une certaine controverse et, au final, cela n’est pas important pour établir que le retard administratif lié à la conclusion de l’appel constitue un abus de procédure. Cependant, je résumerai quelques éléments mentionnés dans l’affidavit du 31 janvier 2017 de Mme Sherazee.

[56]  Mme Sherazee a affirmé a) que les fonctionnaires de la citoyenneté ont sciemment tenu dans l’ignorance M. Ching au sujet du retard lié à sa demande de citoyenneté, b) qu’INTERPOL en Chine a émis un mandat d’arrestation visant M. Ching en 2001, après avoir obtenu des renseignements par la torture de ses associés en Chine, c) qu’un tribunal chinois « corrompu » avait, en juillet 2002, condamné les associés de M. Ching en se fondant sur des éléments de preuve obtenus par la torture, d) qu’en août 2002, un fonctionnaire de l’immigration canadien avait accordé à M. Ching une « autorisation de l’immigration » lors de sa première demande de citoyenneté, e) qu’entre 2001 et 2004, la police chinoise avait communiqué avec le bureau de liaison de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à Pékin qui lui a fourni des renseignements concernant M. Ching et f) qu’en décembre 2004, la police chinoise a demandé que l’agent de liaison de la GRC contribue à empêcher que M. Ching obtienne la nationalité canadienne, après quoi les fonctionnaires de l’immigration canadiens ont retardé sa demande de citoyenneté.

[57]  Un rapport a été établi en mars 2008, en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, déclarant que M. Ching était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR pour grande criminalité. La SI a mené une audience sur l’interdiction de territoire au cours de plusieurs séances, plus tard cette même année et en 2009, puis elle a rendu sa décision sur l’interdiction de territoire le 5 mai 2009 en concluant que M. Ching n’était pas interdit de territoire.

[58]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a déposé son avis d’appel devant la SAI le 1er juin 2009. La SAI a tenu des conférences préparatoires à l’audience les 5 février et 2 mars 2010 pour discuter des délais liés à l’appel. Mme Sherazee a affirmé, dans son affidavit du 31 janvier 2017, que M. Wong a indiqué, pendant la conférence du 5 février 2010, son intention de présenter une requête sur l’abus de procédure pour le compte de M. Ching devant la SAI. Selon les éléments de preuve dans le premier affidavit de M. Hyland, les parties ont convenu, à peu près à la même époque, que la SAI entendrait d’abord la question relative à l’interdiction de territoire et à l’abus de procédure et rendrait une décision, puis qu’elle entendrait les éléments de preuve et les observations sur la question d’une réparation spéciale aux termes du paragraphe 69(2) de la LIPR.

[59]  M. Ching a ensuite demandé que l’appel se poursuive à titre de procédure privée le 26 mai 2010, ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a contesté, mais que la SAI a plus tard accueilli pendant les audiences tenues en juin 2010. M. Ching a ensuite présenté des observations sur la question d’abus de procédure dans une lettre datée du 20 juillet 2010. Le 26 juillet 2010, la SAI a demandé d’entendre d’autres observations sur sa compétence d’entendre les arguments d’abus de procédure de M. Ching, ce que ce dernier a présenté le 1er septembre 2010.

[60]  D’autres jours d’audience ont été organisés les 6 et 7 décembre 2010 et le 16 mars 2011. Le 21 décembre 2011, la SAI a rendu sa décision prononçant l’interdiction de territoire, concluant a) qu’elle n’avait pas compétence pour examiner les arguments d’abus de procédure de M. Ching et b) que M. Ching était interdit de territoire. La SAI a ordonné au registraire de planifier la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel. M. Ching n’a pas demandé de contrôle judiciaire de la décision prononçant l’interdiction de territoire.

[61]  Le 21 février 2012, la SAI a délivré un avis péremptoire de comparution pour une reprise de l’audience de M. Ching relativement à la composante d’une réparation spéciale (d’ordre humanitaire) le 18 avril 2012. Le 13 avril 2012, M. Wong a demandé que le commissaire se retire en raison d’un parti pris et, subsidiairement, que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel soit entendue par un autre commissaire.

[62]  Le 17 avril 2012, M. Ching a intenté une action devant la Cour fédérale (numéro de dossier T­793­12) à l’encontre du commissaire de la SAI, du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et du procureur général du Canada, plaidant notamment que les défendeurs avaient intentionnellement [traduction] « abusé de la procédure, outrepassé leur autorité et leur compétence, commis un méfait public [et] comploté à l’encontre » de M. Ching (une requête en vue d’obtenir la radiation de la déclaration s’en est suivie, ce qui a entraîné sa modification sur consentement).

[63]  Le 18 avril 2012, la SAI a entendu les arguments de récusation. Peu de temps après, M. Ching a présenté une demande d’asile à la SPR. Puis, le 24 décembre 2012, la SAI a rejeté la demande de récusation de M. Ching. Cependant, dans cette décision de récusation, la SAI a ordonné que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel soit entendue par un commissaire différent de la SAI, comme l’a demandé M. Ching à titre subsidiaire. Puis, dans une demande portant le numéro de dossier IMM­588­13, M. Ching a demandé une autorisation afin de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de récusation. L’autorisation a toutefois été rejetée.

[64]  Le 24 janvier 2013, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande à la SAI, demandant que l’on ordonne à M. Wong de se retirer ou de se récuser de l’appel. M. Ching a répondu en février 2013 et d’autres observations ont été présentées par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en juin 2013. Par une décision datée du 18 juillet 2013, un agent de règlement des cas de la SAI a rejeté la demande du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et a indiqué que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel serait planifiée.

[65]  Un « mémoire des mises au rôle » de la SAI dans le DCT précise que le 23 juillet 2013, la SAI a communiqué avec M. Wong qui l’a informé qu’il « avait besoin de savoir quand l’audience de la SPR commencerait ». Le 25 juillet 2013, l’agent de règlement des cas de la SAI a demandé des directives à la vice-présidente adjointe de la SAI en écrivant ce qui suit : [traduction] « M. Wong refuse de mettre au rôle une audience devant la SAI tant qu’il ne sait pas quand l’audience de la SPR sera entendue. Il pense que l’audience de la SPR doit précéder l’audience devant la SAI » [sic]. Le 26 juillet 2013, la vice-présidente adjointe de la SAI a ordonné que [traduction] « la reprise de l’audience devant la SAI n’ait pas lieu avant l’achèvement de l’audience et la décision de la SPR ».

[66]  L’audience de la SPR, qui comprenait quatre séances, s’est tenue en février et en mars 2014. Le 12 février 2014, l’avocat du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a écrit à la SAI pour l’informer qu’une mesure de renvoi n’avait pas encore été prise dans le cadre l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et pour lui demander qu’une ordonnance soit rendue à l’encontre de M. Ching conformément à la décision prononçant l’interdiction de territoire. La vice-présidente adjointe a refusé cette demande le 12 février 2014, indiquant que l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile continuerait à être suspendu en attendant la fin de l’audience devant la SPR. Pendant les examens prévus de l’état de l’instance de l’affaire en avril et septembre 2014, la SAI a continué à examiner l’état de l’audience devant la SPR.

[67]  Le 31 octobre 2014, la SPR a conclu que M. Ching était exclu en application de l’article 98 de la LIPR (décision de la SPR). La décision de la SPR a été reçue par la SAI le 4 novembre 2014 et le jour suivant, la vice-présidente adjointe a ordonné que la reprise de l’appel soit mise au rôle. Par une lettre datée du 7 novembre 2014, M. Hyland a également demandé que l’appel reprenne, après la décision rendue par la SPR. Cependant, par une lettre datée du 24 novembre 2014, M. Wong a indiqué que M. Ching avait sollicité une autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SPR dans une demande portant le numéro de dossier IMM­7849­14 et qu’il avait demandé que l’appel continue à être suspendu jusqu’à ce que la question de la SPR soit finalement tranchée. Par une lettre présentée le jour suivant, M. Hyland a soutenu que l’appel devrait reprendre dès que possible, étant donné qu’il était ajourné depuis avril 2012. Par une lettre datée du 30 janvier 2015, un agent de règlement des cas a informé les parties que l’appel serait mis au rôle en vue d’une audience.

[68]  Un « mémoire des mises au rôle » de la SAI dans le DCT indique qu’en février et en mars 2015, M. Wong n’était pas disposé à mettre au rôle la reprise de l’appel, étant donné qu’il prévoyait présenter une demande visant à « examiner l’admissibilité » de M. Ching. L’autorisation a été accordée dans le dossier IMM­7849­14 le 26 mars 2015. Le 21 avril 2015, M. Wong a demandé que la SAI reporte la reprise de l’appel jusqu’à ce que la décision définitive sur la demande d’asile de M. Ching soit rendue et il a affirmé par ailleurs que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire ne devrait être entendue qu’une fois que les interrogatoires préalables de l’action au civil concernant M. Ching ont été achevés (subsidiairement, il a demandé que sept jours soient réservés pour la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire). Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile s’est opposé à un report supplémentaire le 29 avril 2015. Le 12 juin 2015, la SAI a ordonné que l’appel soit entendu et une conférence préparatoire à l’audience était prévue le 24 septembre 2015.

[69]  Cependant, le 15 juillet 2015, le juge Roy a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR et a ordonné que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée pour réexamen. Par conséquent, le 18 août 2015, la SAI a une nouvelle fois ordonné que l’appel soit de nouveau suspendu.

[70]  Le 11 septembre 2015, M. Ching a demandé à la SAI d’examiner de nouveau la décision prononçant l’interdiction de territoire, ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a contesté. Le 17 octobre 2016, M. Ching a entamé une demande auprès de la Cour fédérale (IMM­4322­16) sollicitant une ordonnance de mandamus enjoignant à la SAI de rendre une décision concernant sa demande de nouvel examen. La demande de contrôle judiciaire a été retirée le 21 novembre 2016. M. Ching a ensuite institué la demande IMM­4585­16 par un avis de demande daté du 2 novembre 2016 sollicitant une autorisation de contrôle judiciaire du refus d’entendre de la SAI (qui est la première décision faisant l’objet du contrôle judiciaire aujourd’hui). Dans sa réponse, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a une nouvelle fois demandé que la SAI reprenne l’appel.

[71]  La SAI a tenu une conférence au milieu de l’audience le 6 février 2017, en entendant les observations des parties sur un nouvel examen et une reprise. La SAI a rendu une décision datée du 10 mars 2017, le refus de réexamen, qui est la deuxième décision faisant l’objet du contrôle judiciaire aujourd’hui, en rejetant la demande de réexamen de M. Ching, mais en acceptant la demande de reprise du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, déclarant que rien n’indiquait que la question de statut de réfugié serait résolue dans un avenir proche et qu’il était nécessaire de faire progresser le processus.

[72]  Les dernières phases de l’historique long et complexe des procédures de ces demandes ont ensuite eu lieu. L’autorisation a été accordée dans le dossier IMM­4585­16 le 23 mars 2017. Par un avis de demande daté du 4 avril 2017, M. Ching a sollicité une autorisation de contrôle judiciaire du refus de réexamen, en présentant la demande IMM­1531­17. Par une ordonnance datée du 26 septembre 2017, une autorisation a été accordée dans le dossier IMM­1531­17 et l’affaire a été fusionnée au dossier IMM­4585­16.

[73]  Dans son affidavit établi sous serment le 2 mai 2017, M. Hyland a affirmé que la SPR avait fixé une date d’audience au 20 juin 2017 pour le réexamen de la demande d’asile de M. Ching. Cependant, dans son affidavit établi sous serment le 14 décembre 2017, M. Hyland a affirmé que la SPR avait décidé, à la demande de M. Ching, de suspendre l’instance en attendant l’issue de l’appel.

2)  Arguments des parties concernant le délai

[74]  M. Ching a prétendu, dans ses mémoires d’autorisation, que l’appel devrait être suspendu de manière permanente en raison du retard, compte tenu a) de la durée de son séjour au Canada, b) de son statut de résident permanent qu’il a obtenu depuis 1996 et c) du fait que l’appel, interjeté en 2009, n’était pas encore terminé « malgré ses objections ».

[75]  M. Ching s’est appuyé sur plusieurs affaires pour étayer sa position, notamment Akthar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 513 (CAF), où le juge Hugessen a qualifié le délai de deux ans et demi d’une « durée assez exceptionnelle ». M. Ching a également cité Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 345 (CAF), où il a été fait observer qu’un argument fondé sur un « retard déraisonnable » sera « rarement, voire jamais » retenu (voir aussi Cihal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] ACF no 577 (CAF), citant également Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], l’arrêt de principe dans ce domaine.

[76]  M. Ching a affirmé qu’il s’agissait d’un motif rare et convaincant justifiant une réparation, étant donné que l’appel est en cours depuis 2009, citant Francois c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 14 Imm LR (2d) 157 (CISR) [Francois], où l’arbitre a conclu que les droits des demandeurs d’asile aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) avaient été enfreints, étant donné qu’en attendant pendant près de deux ans pour que leurs demandes soient entendues, ils avaient été privés de leur sécurité psychologique de la personne. M. Ching s’est également appuyé sur R c Rahey, [1987] 1 RCS 588 (CSC) [Rahey], où des chefs d’accusation dont l’accusé faisait l’objet ont été suspendus lorsque le juge qui préside a rendu un verdict onze mois plus tard.

[77]  M. Galati, dans ses observations orales, a reconnu que la Cour a conclu que des délais administratifs plus longs ne justifiaient pas une réparation, mais il a affirmé que la question consistant à savoir s’il y a eu un abus de procédure dépend des faits de chaque affaire. Il a également admis que M. Ching avait, plus d’une fois, demandé un ajournement de l’appel. Cependant, il a soutenu que M. Ching n’avait pas contribué au retard lors de la période précédant l’appel, au cours de laquelle la demande de citoyenneté de M. Ching a pris du retard, ce qui lui a causé un préjudice, notamment des frais judiciaires élevés. Lorsque l’on a demandé à M. Ching pourquoi il n’avait pas présenté sous serment ses propres éléments de preuve par affidavit dans ces demandes pour appuyer ses allégations de préjudice, M. Galati a affirmé qu’aucun élément de preuve n’était nécessaire, étant donné que le retard en l’espèce était, en soi, abusif et que le préjudice subi par M. Ching était visible compte tenu de l’affaire.

[78]  Le défendeur a répliqué que M. Ching ne s’était pas opposé à la mise en suspens de l’appel par la SAI. Au contraire, il avait constamment indiqué à la SAI que l’appel devait être entendu après la décision rendue au sujet de sa demande d’asile. Le défendeur s’est appuyé sur l’arrêt Blencoe, où la Cour suprême a conclu que la contribution d’une partie au retard en cause ou la renonciation d’une partie à invoquer le retard en cause était un critère pertinent pour décider si le retard en soi était inacceptable (aux paragraphes 121 et 122). Quoi qu’il en soit, étant donné que la SAI a indiqué qu’elle était prête à aller de l’avant avec la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’instance, le défendeur a encouragé la Cour à ne pas intervenir. En outre, le défendeur a souligné que le retard lié à la conclusion de l’appel n’était pas excessif, compte tenu de sa complexité et des nombreuses demandes qui ont été présentées depuis que l’appel a commencé en 2009. Dans l’observation du défendeur, le retard était, en majeure partie, imputable à M. Ching qui avait également omis de présenter des éléments de preuve du préjudice découlant du retard.

3)  Analyse du retard

[79]  Premièrement, je ne suis pas convaincu par l’argument de M. Ching selon lequel la durée globale de son établissement au Canada a une incidence sur la question du délai administratif. Pour que le retard soit qualifié d’abus de procédure, la Cour a conclu que le retard doit faire partie d’une procédure administrative qui est en cours (Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, au paragraphe 30, conf. par 2016 CAF 48 [Torre CAF]). En l’espèce, je ne vois aucune raison de s’écarter de ce raisonnement (voir aussi l’arrêt Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427, aux paragraphes 29 et 30). À mon avis, la période pertinente relative au retard a commencé le 1er juin 2009, date de l’avis d’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et s’est poursuivie jusqu’à la date à laquelle M. Ching a commencé à présenter la première demande qui est maintenant devant notre Cour. Autrement dit, nous nous intéressons à une période d’une durée d’environ sept années et demie.

[80]  Je ne suis pas non plus d’accord avec l’observation de M. Ching selon laquelle la période précédant l’appel reflète le préjudice qu’il a subi : la jurisprudence établit clairement qu’un préjudice n’est pertinent pour l’analyse que dans la mesure où il a été causé par le retard en cause. Or, ses demandes de citoyenneté ont eu lieu avant l’appel, dans un processus différent de celui en cause.

[81]  Comme les parties l’ont reconnu, le point de départ de l’analyse d’un abus de procédure s’agissant d’un retard est l’arrêt Blencoe qui précise que le retard, en soi, ne permet pas d’invoquer un abus de procédure, autrement, cela créerait un délai de prescription imposé par voie judiciaire pour les procédures administratives. Un demandeur doit plutôt prouver qu’un « préjudice important » a découlé du retard (Blencoe, au paragraphe 101).

[82]  Un préjudice peut exister sous la forme d’une équité de l’audience compromise, par exemple lorsque des souvenirs ses sont estompés ou que des témoins essentiels sont décédés (voir Blencoe au paragraphe 102; Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au paragraphe 45 [Chabanov]). Cependant, lorsque l’équité de l’audience n’a pas été touchée par le retard, un demandeur peut aussi prouver l’existence d’autres formes de préjudice. Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a conclu que ces autres formes de préjudice peuvent notamment inclure un préjudice psychologique ou à la réputation. Quoi qu’il en soit, « rares sont les longs délais » qui satisfont à ce critère d’abus de procédure. Le retard doit plutôt être inacceptable au point d’être tellement abusif qu’il entache les procédures (Blencoe, aux paragraphes 115 et 121).

[83]  Quant à la question de savoir si le délai satisfait au critère rigoureux, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Blencoe ce qui suit :

122  La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.

[84]  Le juge LeBel, qui s’est opposé en partie dans l’arrêt Blencoe, a fourni trois critères à comparer lors de l’évaluation du « caractère raisonnable » du délai administratif : 1) la durée du processus par rapport au temps généralement requis; 2) les causes du délai au-delà du temps généralement requis pour traiter une telle affaire et 3) les conséquences du délai (au paragraphe 160).

[85]  La Cour fédérale a eu de nombreuses occasions d’examiner et d’appliquer l’arrêt Blencoe en déterminant si le retard constitue un abus de procédure. Certaines décisions de la Cour fédérale se sont concentrées sur l’analyse de la majorité dans l’arrêt Blencoe (voir, par exemple, Valdez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 377, aux paragraphes 36 et 37; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Modaresi, 2016 CF 185, au paragraphe 62 [Modaresi]; Fabbiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1219, aux paragraphes 8 à 10), tandis que d’autres reposent sur le cadre indiqué par le juge LeBel (voir, par exemple, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, aux paragraphes 28 et 29; Chabanov, aux paragraphes 47 et 48; Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473, au paragraphe 53). À mon avis, l’une ou l’autre de ces méthodes est appropriée, étant donné que toutes les deux impliquent une analyse contextuelle de toutes les circonstances pertinentes au retard en cause (voir l’arrêt Paul c Société Radio-Canada, 2001 CAF 93, au paragraphe 60).

[86]  En ce qui concerne les faits en l’espèce, j’estime qu’il existe deux motifs pour lesquels les arguments de M. Ching sur le retard ne sauraient être retenus. Premièrement, M. Ching n’a pas fourni des éléments de preuve du préjudice qu’il a subi en raison du retard. Cela porte un coup fatal à sa position (voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Prue, 2012 CAF 108, au paragraphe 14). Deuxièmement, compte tenu de deux des critères contextuels indiqués dans l’arrêt Blencoe, à savoir la complexité des procédures d’immigration de M. Ching et sa propre contribution au retard, je ne suis pas convaincu que le retard en l’espèce est « excessif », c’est-à-dire qu’il choque le sens de l’équité de la collectivité.

[87]  Premièrement, en ce qui concerne le manque d’éléments de preuve du préjudice, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’affidavit de Mme Sherazee, dans lequel elle a affirmé qu’elle avait été « informée » et qu’elle « croyait sincèrement », sans indiquer la source de ses connaissances, que l’appel avait causé des « préjudices psychologiques » à M. Ching et sa famille, n’établit pas que M. Ching a subi un préjudice psychologique découlant du délai. Je souligne qu’aux termes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle (paragraphe 81(1)) et le fait qu’une partie omette de fournir des éléments de preuve provenant d’une personne ayant des connaissances personnelles (paragraphe 81(2)) peut donner lieu à des conclusions défavorables.

[88]  M. Ching s’est appuyé sur l’arrêt Francois dans ses documents écrits concernant la proposition selon laquelle l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a nui à sa sécurité psychologique en étant ce qu’il est, à savoir une instance en matière d’immigration longue et stressante qui pourrait aboutir à une mesure de renvoi prise à son encontre. De même, son avocat a déclaré à l’audience que le préjudice subi par M. Ching était évident, au vu de ses antécédents en matière d’immigration.

[89]  L’arrêt Francois est une décision administrative datée et partagée qui semble ne jamais avoir été invoquée par une cour ou un tribunal administratif et il ne m’est pas loisible de conclure, en me fondant uniquement sur cette décision ou sur le dossier d’immigration de M. Ching, qu’il satisfait au degré de préjudice psychologique requis par l’arrêt Blencoe. J’examine plutôt l’arrêt Torre CAF qui, contrairement à l’arrêt Francois, est souvent cité et suivi et dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il ne suffisait pas que l’appelant fasse « des allégations vagues selon lesquelles le retard a mis en danger son intégrité physique et psychologique » (au paragraphe 5).

[90]  En outre, j’estime que la décision de la Cour dans l’arrêt Chabanov est identique sur tous les points à la question dont je suis saisi. En l’espèce, les autorités ont ajourné de sept ans, après avoir reçu de l’information auprès de la police concernant l’utilisation par le demandeur de documents frauduleux, une révocation de la citoyenneté. Bien que le retard ait été jugé « excessif et en grande partie inexpliqué », il ne répond pas toutefois au critère d’abus de procédure, car le demandeur a omis de fournir une preuve suffisante d’un préjudice important découlant directement du retard (au paragraphe 65). Il ne revient pas à la Cour de spéculer sur le préjudice subi par un demandeur (Montoya c Canada (Procureur général), 2016 CF 827, au paragraphe 44).

[91]  Je souligne que M. Ching a soulevé plusieurs autres formes de préjudice allégué dans ces demandes. Lors de l’audience, M. Galati a soutenu que M. Ching avait subi un préjudice grave en raison de la conclusion d’interdiction de territoire de la SAI et de la privation de sa citoyenneté, comme cela est allégué dans son action au civil. Il a en outre ajouté que si M. Ching était enjoint à retourner en Chine, il pourrait lui-même être exposé à la torture dans ce pays. Cependant, ces formes de préjudice, dans la mesure où elles sont appuyées par des éléments de preuve, n’ont pas été causées par le retard lié à l’appel lui-même qui est le processus administratif en question dans les contrôles judiciaires d’aujourd’hui. Ces possibilités éventuelles ne sont donc par pertinentes pour savoir si ce retard constitue un abus de procédure (voir l’arrêt Chabanov, aux paragraphes 62 et 64).

[92]  Les facteurs contextuels de l’arrêt Blencoe appuient davantage ma conclusion selon laquelle le retard en l’espèce ne constitue pas un abus de procédure. Premièrement, comme le montre le résumé du contexte procédural relatif à l’appel (voir la section 1) ci-dessus intitulé « Contexte sur le retard »), les procédures d’immigration de M. Ching ont été complexes en droit, dans les faits et sur le plan procédural.

[93]  Deuxièmement, malgré l’affirmation de M. Ching selon laquelle le retard en l’espèce s’est produit « malgré ses objections », le dossier indique clairement que M. Ching a contribué à ce retard avec ses diverses demandes de mise en suspens en attendant ses procédures d’immigration parallèlement et avec ses divers contrôles judiciaires. Le dossier n’étaye pas non plus l’affirmation de Mme Sherazee selon laquelle l’appel n’a jamais repris malgré les « demandes répétées » de l’avocat de M. Ching. Par exemple, Mme Sherazee a indiqué dans son affidavit que M. Ching avait demandé, le 21 avril 2015, que l’appel se poursuive. Le DCT contient une lettre de M. Wong à ladite date qui n’avait pas été jointe comme pièce à l’affidavit de Mme Sherazee, mais qui demande que l’appel soit reporté jusqu’à ce la décision définitive sur la demande d’asile soit rendue et seulement subsidiairement, si une telle demande de report était refusée, que l’audience portant sur la composante d’ordre humanitaire soit mise au rôle pendant au moins sept jours.

[94]  Tout ce qu’il est possible de dire est que M. Ching a demandé qu’une décision concernant la demande de réexamen soit rendue par la SAI, ce qui signifie qu’il contestait la décision prononçant l’interdiction de territoire, mais qu’il n’a pas par ailleurs cherché à faire avancer l’appel. En effet, M. Hyland a déclaré dans son affidavit, au nom du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qu’au mieux de sa connaissance directe, M. Ching n’a jamais contesté la mise en suspens de l’appel en attendant une décision de la SPR. Les éléments de preuve à ma disposition corroborent ce point de vue.

[95]  En conclusion, compte tenu a) de la complexité juridique et factuelle des procédures, b) de la contribution de M. Ching au retard et c) du manque d’éléments de preuve du préjudice à ma disposition, je conclus qu’il n’y a aucun abus de procédure découlant du retard. Cependant, il reste la question connexe d’abus de procédure en raison d’éléments de preuve obtenus, selon les constatations de la SI, par la torture. Il s’agit de la question suivante.

Question en litige 4 :  L’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile révèle-t-il un abus de procédure à la suite des conclusions de la SI sur les éléments de preuve obtenus par la torture et, dans l’affirmative, quelle est la réparation appropriée?

[96]  La quatrième question se rapporte de nouveau à un abus de procédure. M. Ching a soutenu que les éléments de preuve à son encontre ont été obtenus par la torture. M. Ching fait valoir a) que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a commis un abus en tenant une audience sur l’interdiction de territoire devant la SI, puis en interjetant appel de la décision sur l’interdiction de territoire de la SI devant la SAI et b) que la SAI a commis un abus en rendant une décision prononçant l’interdiction de territoire, sans traiter les éléments de preuve qui, selon ce que la SI a constaté, ont été influencés. Il demande un arrêt permanent ou, subsidiairement, que l’appel soit annulé et renvoyé pour nouvel examen.

[97]  Pour les motifs suivants, je suis convaincu par la deuxième observation de M. Ching, à savoir que la décision prononçant l’interdiction de territoire révèle un abus de procédure concernant le traitement par la SAI des éléments de preuve qui, selon ce que la SI a constaté, ont été obtenus par la torture. Cependant, un arrêt permanent ne constitue pas la réparation appropriée. J’accorderai plutôt la réparation subsidiaire moindre demandée par M. Ching et je renverrai l’appel pour nouvel examen, notamment concernant l’objet de son admissibilité.

1)  Contexte sur les éléments de preuve prétendument obtenus par la torture

a)  Décision sur l’interdiction de territoire de la SI

[98]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a fait valoir devant la SI que M. Ching était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR pour grande criminalité :

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[...]

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[...]

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) et (2) :

[...]

d) la preuve du fait visé à l’alinéa (1)c) est, s’agissant du résident permanent, fondée sur la prépondérance des probabilités...

Serious criminality

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

[...]

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

[...]

(3) The following provisions govern subsections (1) and (2):

[...]

(d) a determination of whether a permanent resident has committed an act described in paragraph (1)(c) must be based on a balance of probabilities...

[99]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a allégué que M. Ching avait agi de connivence avec ses associés en Chine, Fuyou Wang et Guoben Su, pour commettre ensemble le crime de détournement de fonds et qu’au Canada, un tel acte constituerait des infractions de conspiration et de fraude aux termes des alinéas 465(1)c) et 380(1)a) du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Étant donné que le statut de résident permanent du Canada de M. Ching était incontesté, l’audience devant la SI portait sur le fait de savoir si le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile avait montré, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ching avait commis les actes présumés (voir la LIPR, précitée, à l’alinéa 36(3)d)).

[100]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile s’est appuyé sur a) une notice rouge d’INTERPOL indiquant que M. Ching était recherché à des fins de poursuite en Chine, b) des documents traduits du Parquet populaire de la province du Hebei, qui ont révélé que M. Ching était soupçonné de crime et qu’il était visé par un mandat d’arrestation en Chine pour avoir commis des infractions aux termes des articles 381 et 312 du Code pénal de la République populaire de Chine, c) une décision traduite de la Cour intermédiaire du peuple de Shijiazhuang, de la province du Hebei, datée du 29 août 2002, qui condamnait M. Wang et M. Su, d) une décision traduite de la Cour supérieure du peuple de la province du Hebei, datée du 24 septembre 2002, confirmant la décision de la Cour intermédiaire du peuple et e) le témoignage oral du procureur Li Jun Zhang, le procureur principal lors du procès de M. Wang et M. Su.

[101]  Selon le résumé des décisions des tribunaux chinois de la SI :

  1. M. Wang était un fonctionnaire (à savoir le directeur du bureau du gouvernement provincial du Hebei à Pékin), tandis que M. Su était le directeur de Hong De Li, une société.

  2. M. Wang était chargé de trouver un emplacement approprié pour la construction d’un bâtiment du gouvernement à Pékin.

  3. En 1996, M. Ching et M. Su ont recommandé un lot vacant à M. Wang, en affirmant faussement que l’entreprise Hong De Li détenait le droit de cession de la propriété.

  4. M. Wang savait que la société Hong De Li ne détenait pas le droit de cession. Il a toutefois conclu un accord au nom du gouvernement provincial du Hebei pour acheter le lot d’une valeur de 2 850 yens/m2, prix qui comprenait l’indemnisation de la société Hong De Li.

  5. M. Wang a plus tard appris que Hong Kong Macau Ltd., l’entreprise qui détenait en réalité le droit de cession, avait établi le prix de la propriété à 2 600 yens/m2, soit une différence d’environ deux millions de dollars canadiens.

  6. Au lieu de signaler la différence de prix, M. Wang a négocié avec M. Ching et M. Su sur la façon d’obtenir « légalement » la différence de prix et de partager les fonds.

  7. Après que le gouvernement de la province du Hebei a appris la différence de prix, un arbitrage officiel a eu lieu, dans le cadre duquel il a été conclu que le gouvernement avait rompu son contrat avec Hong De Li et il lui a été ordonné de payer le solde dû.

  8. M. Wang a été démis de ses fonctions et le gouvernement provincial du Hebei a réglé le différend avec l’entreprise Hong De Li.

  9. M. Su et M. Ching se sont partagés de « l’argent obtenu de façon illicite » à la suite de l’entente, M. Ching ayant reçu la plus grande part.

[102]  Selon la décision rendue par la Cour intermédiaire du peuple, M. Wang et M. Su étaient représentés par les avocats lors du procès. La traduction anglaise de cette décision de première instance est la suivante :

[traduction]
... le Parquet populaire de Shijiazhuang, de la province du Hebei, a officiellement accusé M. Wang Fuyou de détournement de fonds, de détournement de fonds publics et d’acceptation de pots-de-vin et a accusé M. Su Guoben de détournement de fonds. Le 27 mai 2002, lesdites accusations ont été présentées à la Cour. La Cour a établi un jury collégial composé de trois juges, conformément à la loi, et a mené un procès public. Le Parquet populaire de Shijiazhuang, de la province du Hebei, a désigné les procureurs M. Zhang Lijun et M. Li Jianxin pour intenter les poursuites, avec l’aide des procureures adjointes Mme Wu Wenjuan et Mme Sun Yunying. Les défendeurs M. Wang Fuyou et M. Su Guoben, ainsi que leurs avocats Mme Hou Fengmei, M. Zhang Qingjiang, M. Yang Chengwei et M. Li Guishan, se sont tous présentés à la Cour aux fins de la procédure...

[103]  Les éléments de preuve présentés à la Cour intermédiaire du peuple comprenaient les confessions de M. Wang et de M. Su : [traduction]

...Les procureurs ont présenté à la Cour des documents originaux, des témoignages de témoins et les confessions des défendeurs, à titre d’éléments de preuve des crimes commis par les défendeurs, avec la conclusion que les actions de M. Wang Youfu constituaient des délits d’acceptation de pots-de-vin, de détournement de fonds publics et de détournement de fonds, et que les actions de M. Su Guoben constituaient le délit de détournement de fonds.

[Non souligné dans l’original.]

[104]  Selon la SI, le procureur Zhang a présenté des éléments de preuve selon lesquels le procès n’a duré qu’un jour et M. Wang et M. Su ont été condamnés principalement en fonction des témoignages des témoins entendus avant le procès, notamment leurs confessions. Apparemment, seul un témoin est comparu au procès.

[105]  M. Ching a fait valoir devant la SI que les confessions de M. Wang et M. Su avaient été obtenues par la torture. Les éléments de preuve de M. Ching sur ce point provenaient des cinq sources suivantes : a) le témoignage du procureur Zhang, b) le témoignage de la femme de M. Wang, c) les requêtes de M. Su et de la femme de M. Wang, après le procès, d) le témoignage du témoin expert de M. Ching, Clive Ansley et e) des éléments de preuve documentaire.

[106]  Le procureur Zhang a témoigné par téléphone, par l’entremise d’un interprète. Il a déclaré dans son témoignage devant la SI qu’au cours du procès, M. Wang et M. Su avaient soulevé la question de « confession forcée ». Cependant, il a déclaré que ni M. Wang, ni M. Su ne s’étaient plaints d’une confession forcée pendant l’enquête préliminaire, bien qu’une question précise sur ce point ait été posée, conformément aux lois chinoises. Le procureur Zhang a également déclaré dans son témoignage devant la SI qu’au procès, M. Wang et M. Su ont été autorisés à pleinement développer leur argumentation sur la confession forcée. Cependant, la Cour intermédiaire du peuple avait conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve sur ce point.

[107]  La décision sur l’interdiction de territoire de la SI a exprimé des préoccupations du fait que le procureur Zhang avait refusé de se rendre disponible pour la conclusion de son contre-interrogatoire par l’avocat de M. Ching qui avait prévu d’interroger le procureur Zhang sur ses éléments de preuve liés aux confessions forcées. Il est apparu également étrange pour la SI qu’aucune des deux décisions des tribunaux chinois n’ait cité les allégations de torture de M. Wang et de M. Su.

[108]  La femme de M. Wang a également témoigné depuis la Chine, par téléphone, par l’entremise d’un interprète. Selon son témoignage, elle avait elle-même été en détention pendant un mois en raison des allégations à l’encontre de son mari, période durant laquelle elle n’a pas été autorisée à communiquer avec sa famille, a été soumise à un interrogatoire et a été obligée à rester debout pendant de longues périodes.

[109]  La femme de M. Wang a également témoigné relativement à ce que son mari avait vécu pendant sa détention, à partir du 23 juin 2000 jusqu’à son procès en 2002. Elle a déclaré que son mari avait dormi sur un sol en béton pendant quatre mois, pieds et poings liés pendant un mois, qu’il avait été soumis à un interrogatoire pendant de longues heures, qu’il avait été giflé à plusieurs reprises, qu’il avait été menotté à un pied d’une chaise avec un sac sur sa tête pendant trois jours et qu’il avait été attaché par des menottes à des tuyaux de chauffage. Elle a de plus témoigné qu’elle avait assisté au procès et qu’elle avait entendu son mari parler des mauvais traitements qu’il avait subis, mais que la Cour intermédiaire du peuple avait [traduction« changé de sujet de discussion » lorsque la question a été soulevée.

[110]  M. Ching s’est également appuyé sur une requête prétendument formulée par la femme de M. Wang (on ne sait pas clairement à quel organisme gouvernemental la requête a été adressée) qui comprenait un document intitulé [traduction] « Remarques sur les interrogatoires criminels sous contrainte ». La SI a observé que la requête était du ouï-dire, car elle contenait des renseignements soi-disant fournis par M. Wang à sa femme. La SI, toutefois, avait encore inclus de longs extraits provenant de ces « remarques » dans sa décision sur l’interdiction de territoire qui donnaient des détails supplémentaires sur la torture alléguée subie par M. Wang.

[111]  La SI avait également été saisie d’une requête de M. Su visant à annuler le verdict de sa culpabilité qui indiquait qu’il avait aussi été torturé et qu’il avait fait de faux aveux uniquement dans le but [traduction] d’« assurer sa survie ».

[112]  La SI a estimé qu’il était [traduction] « ridicule » d’imaginer que M. Wang et M. Su auraient parlé des mauvais traitements subis au procureur Zhang s’il était, selon eux, le tortionnaire et que le témoignage du procureur Zhang contredisait celui de la femme de M. Wang qui avait témoigné que la Cour intermédiaire du peuple n’avait pas autorisé M. Wang à pleinement soulever la question de la torture. La SI a estimé que le témoignage de la femme de M. Wang était plus crédible, le procureur Zhang ne s’étant pas rendu disponible pour le contre-interrogatoire sur la question.

[113]  La SI a conclu qu’il était [traduction] « plus probable que le contraire que les aveux de M. Wang et de M. Su aient été obtenus par la torture », estimant qu’entre le témoignage du procureur Zhang et celui de la femme de M. Wang, la balance [traduction] « penchait » du côté des éléments de preuve documentaire de M. Ching et de la preuve d’expert sur le recours à la torture pour obtenir des aveux en Chine. Par conséquent, la SI a conclu que M. Ching n’était pas interdit de territoire au Canada aux termes de la LIPR : [traduction]

Je ne suis pas disposé à dire que les décisions des tribunaux chinois sont des éléments de preuve inadmissibles à cette audience. Cependant, il a été établi qu’il est plus probable que le contraire que les fondements des conclusions de ces tribunaux soient viciés, qu’ils reposent sur des aveux obtenus par la torture et qu’ils soient étayés par des déclarations de témoins non vérifiées. Cela fait en sorte que les décisions sont des éléments de preuve qui ne sont pas dignes de foi à l’égard d’un acte que M. Ching est présumé avoir commis. À tout le moins, les décisions des tribunaux chinois ne répondent pas à l’exigence essentielle, aux fins de la présente audience, que les éléments de preuve soient crédibles ou dignes de confiance. Je n’accorde aucun poids aux conclusions de ces tribunaux. Par conséquent, il n’existe pas d’éléments de preuve crédibles et dignes de confiance montrant que M. Ching a commis un acte qui constitue une infraction en Chine.

Décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI

[114]  Dans sa décision prononçant l’interdiction de territoire, l’analyse de la SAI sur la question des éléments de preuve obtenus par la torture est contenue dans l’extrait suivant : [traduction]

Le nombre d’éléments de preuve liés aux procès criminels en Chine des coaccusés du défendeur, au système de justice pénale et à la torture en Chine, lors de l’audience de la SI et lors de la présente audience, était considérable. Cependant, compte tenu de mon évaluation d’autres éléments de preuve dans l’affaire, il n’est pas nécessaire que je m’appuie sur les éléments de preuve ou les observations liés à ces questions.

[115]  La SAI a résumé les motifs de sa conclusion relative à l’interdiction de territoire, aux termes de l’alinéa 36(1)c), en concluant ainsi : [traduction]

Bien que chaque élément de preuve et chaque conclusion raisonnable qui peut être tirée relativement au défendeur, par exemple ses liens et ses échanges avec M. Wang, un fonctionnaire et avec M. Su, son ami, son expérience des affaires, la nature du stratagème immobilier avec son ensemble complexe d’accords et de décisions civiles et la nature et la portée d’une indemnisation potentielle, sa présence permanente en Chine jusqu’à l’arrestation de M. Wang, la notice rouge d’Interpol et le mandat d’arrêt émis à l’encontre du défendeur ainsi que les accusations et les procédures à l’encontre de M. Wang et de M. Su en Chine, ne soient pas, en soi, suffisants pour conclure à l’interdiction de territoire du défendeur, lorsque les éléments de preuve et les conclusions raisonnables sont examinés dans leur ensemble, à mon avis et selon la prépondérance des probabilités, ils sont suffisants pour établir que le défendeur a commis des actes en Chine qui constituent une infraction en Chine et qui, s’ils étaient commis au Canada, constitueraient une infraction au Canada, comme l’indique l’alinéa 36(1)c) de la Loi. C’est pourquoi je conclus que le défendeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la Loi.

[Non souligné dans l’original.]

2)  Analyse des éléments de preuve prétendument obtenus par la torture

Comme question préliminaire, la Cour n’est-elle pas en mesure d’examiner les présumées lacunes dans la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI de 2011?

(i)  Arguments des parties concernant la question préliminaire

[116]  Lors de l’audience, l’avocat du défendeur a catégoriquement contesté la capacité de la Cour d’examiner les lacunes présumées dans la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI, car cette décision, rendue en 2011, ne fait pas l’objet du contrôle judiciaire dans l’une des demandes soumises à la Cour aujourd’hui. Du point de vue du défendeur, M. Ching aurait dû contester la décision prononçant l’interdiction de territoire lorsque la question était soulevée et il ne peut pas maintenant réexaminer la question sous prétexte de contester le « processus » de la SAI.

[117]  Le défendeur a soutenu qu’en autorisant M. Ching à agir ainsi, cela aurait porté atteinte au principe du caractère définitif d’un jugement et permis une contestation abusive d’une décision pour laquelle M. Ching n’a plus le temps de demander un contrôle judiciaire. Le défendeur a affirmé que les deux avis de demande de M. Ching ne contestaient que le refus d’entendre et le refus subséquent de réexamen de la SAI et que seules ces deux décisions sont à juste titre soumises à notre Cour. Ainsi, le défendeur a prétendu que la Cour ne pouvait qu’ordonner une réparation concernant le processus qui sous-tend les décisions faisant réellement l’objet d’un contrôle et non le processus d’appel intégral.

[118]  Lors de l’audience, M. Galati a fait valoir que le refus de réexamen de la SAI découlait de sa décision de 2011 prononçant l’interdiction de territoire, qu’elle avait adoptée et incorporée. Il a également prétendu que les demandes contestaient le processus de la SAI et qu’une autorisation avait été accordée pour les demandes présentées. Enfin, il s’est appuyé sur l’arrêt Rahey, en faisant valoir que la Cour était le tribunal devant lequel M. Ching devrait obtenir réparation, étant donné que la SAI a refusé de traiter les arguments d’abus de procédure de M. Ching.

[119]  Après l’audience, étant donné que j’étais d’avis que les parties n’avaient pas analysé en profondeur cette question préliminaire dans les documents dont je dispose, j’ai invité les parties à présenter d’autres observations concernant la capacité de la Cour à formuler une conclusion sur l’abus de procédure et à ordonner une réparation à l’égard de lacunes découlant d’une décision ne faisant pas l’objet du contrôle judiciaire devant la Cour.

[120]  Dans ses observations formulées après l’audience, M. Ching a affirmé, par l’entremise de son avocat, que la Cour et le défendeur [traduction] « n’avaient pas même une idée rudimentaire » de l’abus de procédure. Il a fait valoir, sans citer des autorités, que le principe d’abus de procédure porte sur [traduction] « le processus » et qu’il porte principalement sur le comportement des parties ou la conduite d’un tribunal. M. Ching a en outre affirmé que le défendeur avait [traduction] « concentré ses efforts de façon erronée », car la principale réparation qu’il avait réclamée était un jugement déclaratoire aux termes de l’article 18 et du paragraphe 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales qui n’était [traduction] « pas circonscrit en fonction d’une décision ».

[121]  Dans ses observations formulées après l’audience, le défendeur a admis que [traduction] « si le comportement qui a déclenché l’abus de procédure découle d’une décision dans la procédure qui ne fait pas l’objet du contrôle judiciaire, la Cour a compétence pour ordonner une réparation concernant les lacunes soulevées dans cette décision ».

(ii)  Analyse de la question préliminaire

[122]  Compte tenu du changement de tactique du défendeur dans ses observations formulées après l’audience, la compétence de la Cour pour examiner la décision prononçant l’interdiction de territoire dans le contexte de l’analyse d’un abus de procédure n’est plus contestée. Cependant, étant donné qu’aucune partie n’a présenté à la Cour une autorité qui aborde directement la question, j’examinerai si l’accord tardif des parties sur cette question est malavisé.

[123]  D’entrée de jeu, je rejette l’idée de M. Ching selon laquelle, parce que l’une des décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire est un refus d’examiner de nouveau la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI, cela permet à la Cour d’examiner maintenant elle-même cette dernière. Premièrement, lorsqu’une décision de réexamen fait l’objet d’un contrôle, la Cour ne peut pas examiner ou annuler complètement la décision qui a été réexaminée (voir l’arrêt Blount c Canada (Procureur général), 2017 CF 647, au paragraphe 27). Deuxièmement, le refus de réexamen n’était pas un réexamen de la décision prononçant l’interdiction de territoire. Il s’agissait d’un refus de le faire.

[124]  Je passe maintenant à la thèse principale de M. Ching selon laquelle le principe d’abus de procédure lui permet de contester des lacunes dans la procédure de la SAI, même si ces lacunes sont liées à la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI rendue il y a plusieurs années et qui n’a jamais elle-même fait l’objet d’un contrôle judiciaire.

[125]  Premièrement, bien que M. Galati ait prétendu que la Cour n’a [traduction] « pas même une idée rudimentaire » du principe pertinent, j’estime qu’au contraire, la Cour fédérale a clarifié la jurisprudence dans ce domaine. Cependant, la Cour n’a pas encore été saisie de la question précise débattue, à savoir si une décision interlocutoire peut être examinée sous l’angle d’un abus de procédure lors du contrôle judiciaire d’une autre décision rendue des années plus tard.

[126]  Le principe d’abus de procédure est utilisé dans divers contextes juridiques (Toronto (Ville) c S.C.F.P, section locale 79, 2003 CSC 63, au paragraphe 36). Dans ces demandes, la Cour est préoccupée par le principe lié à la conduite de l’État concernant le caractère juste du processus d’appel et [traduction] « l’intégrité du système judiciaire » (R c O’Connor, [1995] 4 RCS 411, au paragraphe 73 [O’Connor]; voir aussi Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 [Mahjoub 2017], au paragraphe 207).

[127]  Je conclus que de manière générale, le principe d’abus de procédure permet aux demandeurs devant la Cour fédérale de contester la conduite de l’État en sortant du cadre de la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire. L’exemple le plus clair de cela est lorsqu’il est dit que le retard administratif donne lieu à un abus de procédure. Dans de tels cas, la Cour ne se limite pas seulement à l’examen de la décision faisant l’objet d’un contrôle, mais elle examine plutôt le processus administratif sous-jacent et son effet sur le demandeur. En effet, on demande régulièrement à la Cour d’examiner si le processus menant à une décision administrative définitive constitue un manquement au droit du demandeur à l’équité procédurale. Cela pourrait nécessiter que la Cour examine l’effet et le fond des décisions administratives rendues avant la décision faisant l’objet d’un contrôle.

[128]  Même si la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI a principalement établi l’interdiction de territoire de M. Ching, je reconnais qu’il s’agissait d’une décision interlocutoire rendue dans le cadre d’une procédure administrative qui n’est pas encore terminée (Omobude, au paragraphe 22) et, bien qu’elle ne soit pas d’ordinaire considérée ainsi, que cette décision serait qualifiée de « conduite de l’État » qui pourrait être examinée lorsque la question d’abus de procédure est soulevée.

[129]  Par conséquent, je conclus qu’en déterminant si l’appel révèle un abus de procédure, la Cour est en mesure d’examiner la décision prononçant l’interdiction de territoire afin de vérifier la présence des lacunes alléguées par M. Ching. Je suis d’avis que le retard de M. Ching à invoquer ses arguments d’abus de procédure devant la Cour ne l’empêche pas de les soulever maintenant, mais qu’il reflète plutôt l’absence de préjudice qu’il a subi dans l’intervalle, ainsi que sa perception de la gravité de l’abus de procédure allégué, comme je l’expliquerai.

L’article 7 de la Charte est-il mis en cause?

(iii)  Arguments des parties concernant l’article 7

[130]  M. Ching a soutenu, pendant toute la durée de ces demandes, que ses droits aux termes de l’article 7 de la Charte sont mis en cause par l’appel. Dans son mémoire d’autorisation, il a allégué que l’article 7 protège non seulement la sécurité physique, mais également la sécurité psychologique, en s’appuyant sur les arrêts Mills c La Reine, [1986] 1 RCS 863 (CSC) et R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30 (CSC). Il a en outre affirmé, en s’appuyant sur l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 (CSC), que la simple [traduction« menace » d’un châtiment corporel ou de souffrances physiques suffisait pour mettre en cause l’article 7.

[131]  Dans son autre mémoire, le défendeur a contesté que l’article 7 de la Charte était mis en cause dans cette instance. En s’appuyant sur l’arrêt Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, le défendeur a fait valoir que l’article 7 protège de l’ingérence de l’État dans l’intégrité corporelle d’une personne et de la tension psychologique grave ressentie par une personne et causée par l’État et que M. Ching n’avait pas fourni d’éléments de preuve de l’atteinte à la sécurité de sa personne.

[132]  Lors de l’instruction de ces demandes, M. Galati a renvoyé la Cour à l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 [Charkaoui]. Dans ses observations formulées après l’audience, M. Ching a réitéré que la conclusion [traduction] « claire » de l’arrêt Charkaoui est que la Charte [traduction] « s’applique à toutes les procédures qui pourraient, au bout du compte, conduire à la demande ou à la prise d’une mesure de renvoi » (souligné dans l’original), en tirant de cette décision l’extrait suivant :

16  Les intérêts personnels en jeu indiquent que l’art. 7 de la Charte, qui vise à protéger la vie, la liberté et la sécurité de la personne, trouve application. Ce qui nous amène directement à la question de savoir si l’atteinte portée à ces intérêts par la LIPR est conforme aux principes de justice fondamentale. Le gouvernement soutient que l’art. 7 ne s’applique pas parce qu’il s’agit d’une affaire d’immigration. Il se fonde à cet égard sur l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyennté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539, 2005 CSC 51. L’affirmation sur laquelle s’appuie le gouvernement a été faite en réponse à une prétention selon laquelle l’expulsion d’un non‑citoyen contrevenait à l’art. 7 de la Charte. En statuant sur cet argument, la Cour, sous la plume de la juge en chef McLachlin, a cité au par. 46 l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711 (C.S.C.), p. 733, précisant que « [l]e principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada ». La Cour a ajouté « À elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 » (Medovarski, par. 46 [je souligne]).

17  Ainsi, Medovarski ne permet pas d’affirmer que la procédure d’expulsion, dans le contexte de l’immigration, échappe à l’examen fondé sur l’art. 7. Si l’expulsion d’un non-citoyen dans le contexte de l’immigration n’enclenche peut-être pas en soi l’application de l’art. 7 de la Charte, certains éléments rattachés à l’expulsion, telles la détention au cours du processus de délivrance et d’examen d’un certificat ou l’éventualité d’un renvoi vers un pays où il existe un risque de torture, pourraient en entraîner l’application.

18  Pour déterminer si l’art. 7 s’applique, nous devons tenir compte des intérêts en cause plutôt que de la caractérisation juridique de la loi contestée. Comme l’écrit le professeur Hamish Stewart :

[traduction] De nombreux principes de justice fondamentale ont été élaborés dans le cadre de causes criminelles. Cependant, leur application ne se limite pas à ce type de cause : ils s’appliquent dès lors que l’un des trois droits protégés est en jeu. Autrement dit, les principes de justice fondamentale s’appliquent aux instances criminelles, non pas parce qu’il s’agit d’instances criminelles, mais parce que le droit à la liberté y est toujours en jeu. [En italique dans l’original.]

(J.H. Stewart, « Is Indefinite Detention of Terrorist Suspects Really Constitutional? » (2005), 54 R.D. U.N.‑B. 235, p. 242)

Je conclus que les arguments des appelants touchant l’équité du processus qui peut mener à l’expulsion et la perte de liberté liée à la détention soulèvent d’importantes questions quant à la liberté et à la sécurité et que l’art. 7 de la Charte trouve application.

[Non souligné dans l’original.]

(iv)  Analyse de l’article 7

[133]  L’arrêt Torre CAF a très clairement indiqué qu’une [traduction] « une conclusion d’interdiction de territoire ne suffit pas à elle seule pour mettre en cause les droits conférés par l’article 7. C’est au moment où la mesure d’expulsion sera mise en œuvre qu’il conviendra de déterminer si le droit à la liberté, à la sécurité ou même à la vie d’un individu seront mis en péril par le renvoi dans son pays d’origine. » (au paragraphe 4; voir aussi Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 905, aux paragraphes 83 à 114; Brar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1214, au paragraphe 21).

[134]  Dans ses observations écrites présentées après l’audience, M. Ching a fait valoir que, si je devais conclure que l’article 7 n’était pas mis en cause, une telle issue défierait [traduction« très rapidement » la décision dans l’arrêt Charkaoui. Cependant, dans la mesure où la décision Charkaoui soutient la proposition alléguée par M. Ching, elle précède de beaucoup la décision B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, où la Cour suprême a conclu ce qui suit :

[75]  ...l’art. 7 de la Charte n’entre pas en jeu lorsque vient le temps de déterminer si un migrant est interdit de territoire au Canada selon le paragraphe 37(1). La Cour a récemment conclu dans Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, que le constat d’exclusion de l’asile tiré en vertu de la LIPR ne déclenchait pas l’application de l’article 7, car « même s’il est exclu du régime de protection des réfugiés, l’appelant peut demander au ministre de surseoir à une mesure de renvoi pour le lieu en cause si le renvoi à ce lieu l’expose à la mort, à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités » (paragraphe 67). C’est à cette étape subséquente, l’examen des risques avant renvoi, du processus d’asile établi par la LIPR que l’article 7 entre habituellement en jeu. Le raisonnement découlant de Febles, qui visait les décisions d’« exclusion » du statut de réfugié, vaut également pour les constats d’« inadmissibilité » au statut de réfugié tirés en vertu de la LIPR.

[135]  Par conséquent, je conclus que l’article 7 de la Charte ne s’applique pas en raison du simple fait que M. Ching fait l’objet d’une instance en matière d’immigration dans le cadre de laquelle il a été déclaré interdit de territoire et qui pourrait, à sa conclusion, aboutir à une mesure de renvoi prise à son encontre, même en tenant compte des observations de M. Ching selon lesquelles il pourrait être exposé à la torture en Chine.

[136]  Ayant tiré cette conclusion, je doute qu’elle ait des conséquences importantes dans cette instance, étant donné que les deux parties conviennent que le critère d’abus de procédure est identique en vertu de la common law et de la Charte (voir l’arrêt Cobb, au paragraphe 36 et l’arrêt O’Connor, au paragraphe 70).

L’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile invoque-t-il un abus de procédure à la suite des conclusions de la SI selon lesquelles certains éléments de preuve ont été obtenus par la torture?

(v)  Arguments des parties concernant l’abus de procédure

[137]  Dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qui conteste le refus de réexamen de la SAI, M. Ching a sollicité une déclaration selon laquelle l’appel [traduction« constitue un abus de procédure selon la common law et l’article 7 de la Charte, d’une durée de huit (8) ans, si l’on se fonde sur les éléments de preuve qui ont été obtenus, selon ce qui a été reconnu, par la torture en Chine ».

[138]  Dans son mémoire d’autorisation qui l’accompagne, M. Ching a fait valoir que l’appel de la SAI devrait être suspendu, étant donné que les allégations sur lesquelles il reposait ont été rejetées par la SI et qu’il a été conclu qu’il était fondé sur des éléments de preuve obtenus par la torture. Ces observations étaient fondées sur l’arrêt Cobb qui, tel qu’il a été précisé auparavant, portait sur une procédure d’extradition. M. Ching s’est en outre appuyé sur l’arrêt R c Keyowski, [1988] 1 RCS 657 (CSC) où la Cour suprême a conclu qu’il n’est pas nécessaire d’établir une inconduite de l’État ou un motif répréhensible pour prouver un abus de procédure. Il ne s’agit que de deux des nombreux critères à prendre en considération (au paragraphe 3).

[139]  Dans son autre mémoire, M. Ching a peaufiné ses observations, en affirmant que la SAI avait, en rendant la décision prononçant l’interdiction de territoire, ignoré et omis de traiter les conclusions de la SI concernant les éléments de preuve obtenus par la torture. Il a également fait valoir que, bien que la SAI ait indiqué que sa décision prononçant l’interdiction de territoire ne s’appuyait pas sur les éléments de preuve contestés, elle se fondait en fait sur des circonstances et des inférences intrinsèquement liées aux condamnations et éléments de preuve à l’encontre de M. Wang et de M. Su et que ce faisant, la SAI avait implicitement accepté et admis les éléments de preuve obtenus par la torture.

[140]  M. Ching s’est aussi appuyé sur l’arrêt Canada (Justice) c Khadr, 2008 CSC 28, Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 et États-Unis d’Amérique c Khadr, 2011 ONCA 358 [Khadr 2011], arguant que le Canada ne peut pas participer, directement ou indirectement, à des procédures contraires à ses obligations au chapitre des droits de l’homme. M. Ching a prétendu que ce qui lui était reproché était fondé sur des éléments de preuve obtenus par la torture et que des [traduction] « fonctionnaires canadiens » non précisés avaient agi, et continuaient de le faire, en se fondant sur ces éléments de preuve. Il a également allégué que les fonctionnaires canadiens et chinois avaient collaboré ensemble pour retarder sa demande de citoyenneté, en agissant sciemment sur la base d’éléments de preuve obtenus par la torture, ce qui est inacceptable aux termes du paragraphe 82(1.1) de la LIPR, dans le contexte de procédures de certificats de sécurité, comme cela est confirmé dans Mahjoub (Re), 2010 CF 787 [Mahjoub 2010] comme suit :

[66]  Les buts de la [paragraphe 82(1.1)] disposition à l’étude sont bien documentés et se reflètent dans les trois propositions suivantes : premièrement, les renseignements obtenus par suite du recours à la torture sont intrinsèquement peu fiables; deuxièmement, l’exclusion de tels renseignements des instances judiciaires représente un outil efficace pour décourager le recours à la torture; troisièmement, l’admission de tels renseignements en preuve va à l’encontre des principes judiciaires et porte atteinte à l’intégrité de la procédure judiciaire.

[141]  M. Ching fait valoir que l’obligation de déterminer si les renseignements ont été obtenus par la torture découle des obligations du Canada en application du droit international mentionnées dans l’alinéa 3(3)f) de la LIPR qui exige que la loi soit interprétée conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire (voir aussi De Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, au paragraphe 87). Le Canada est un pays signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui prévoit ce qui suit :

Article 12

Tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction.

[...]

Article 15

Tout État partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite.

[142]  En l’espèce, M. Ching s’est appuyé sur l’arrêt R c Hape, 2007 CSC 26, concernant la proposition selon laquelle « il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne » (au paragraphe 55, extrait du Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 RCS 313, à la page 349). Ainsi, M. Ching fait valoir qu’il jouit d’un droit constitutionnel qui empêche que des éléments de preuve obtenus par la torture soient utilisés à son encontre.

[143]  Enfin, dans ses observations formulées après l’audience, M. Ching a clarifié son argument d’abus de procédure en soutenant qu’un abus réside dans [traduction] « l’utilisation par [le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile] d’éléments de preuve obtenus par la torture en tenant l’audience sur l’interdiction de territoire devant la SI, puis en poursuivant cet appel devant la SAI » et dans le fait que [traduction] « le commissaire de la SAI a infirmé la décision de la SI concernant l’interdiction de territoire, en se fondant sur l’utilisation et en ignorant le fait que les éléments de preuve obtenus par la torture ont été utilisés ».

[144]  Le défendeur, quant à lui, a soutenu que la SAI ne s’était simplement pas appuyée sur des éléments de preuve entachés en rendant sa décision prononçant l’interdiction de territoire. Le défendeur a fait valoir que la SAI a précisément exclu les éléments de preuve jugés problématiques et qu’elle n’a examiné que ceux ne provenant pas des tortures présumées subies par M. Wang et M. Su. Ainsi, du point de vue du défendeur, la jurisprudence citée par M. Ching n’est pas pertinente pour l’analyse de la Cour aujourd’hui. De plus, dans ses observations formulées après l’audience, le défendeur a déclaré qu’il ne fallait pas mener un contrôle judiciaire dissimulé de la décision prononçant l’interdiction de territoire. Il a fait valoir que la question soumise à la Cour ne consistait pas à savoir si les renseignements sur lesquels la SAI s’était appuyée expressément étaient raisonnablement suffisants pour justifier sa décision prononçant l’interdiction de territoire.

(vi)  Analyse de l’abus de procédure

[145]  Dans Mahjoub (Re), 2012 CF 669 [Mahjoub 2012], le juge Blanchard a résumé le critère relatif à l’abus de procédure comme suit :

[67]  La doctrine de l’abus de procédure a en grande partie été intégrée dans l’analyse relative à l’article 7. Il y a abus de procédure lorsqu’on mène une poursuite « de manière à contrevenir aux valeurs fondamentales de décence et de franc-jeu de la société et à mettre ainsi en question l’intégrité du système, [ce qui] constitue également une atteinte d’envergure constitutionnelle aux droits d’une personne accusée » (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, au paragraphe 63, 130 D.L.R. (4th) 235 [arrêt O’Connor]).

[68]  [...] La conduite et l’intention « ne sont pas nécessairement pertinentes lorsqu’il s’agit de savoir s’il y a eu violation ou non du droit de l’accusé à un procès équitable » (arrêt O’Connor, précité, au paragraphe 74). Il existe également une petite catégorie résiduelle de comportements qui font partie de l’analyse de l’abus de procédure visé par l’article 7 de la Charte qui ne se rapporte pas aux droits de l’intéressé à un procès équitable. Cette catégorie résiduelle « envisage [...] l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire » (arrêt O’Connor, précité au paragraphe 73; R. c. Regan, 2002 CSC 12, au paragraphe 55, [2002] 1 S.C.R. 297 [arrêt Regan]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au paragraphe 89, 151 D.L.R. (4th) 119 [arrêt Tobiass]).

[146]  Ainsi, la doctrine prend en compte a) les abus touchant l’équité de la procédure et b) les abus qui appartiennent à la catégorie « résiduelle »« l’équité de la [procédure] n’est pas en cause, mais où la poursuite de l’instance aurait pour effet de ternir l’image de l’administration de la justice » (voir Mahjoub 2012, au paragraphe 78).

[147]  Comme cela a été résumé précédemment, M. Ching a présenté un argument relatif à l’abus de procédure en deux volets. Premièrement, il prétend que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a commis un abus en tenant l’audience sur l’interdiction de territoire devant la SI et en interjetant appel de la décision sur l’interdiction de territoire devant la SAI. Deuxièmement, M. Ching allègue que la SAI a commis un abus en concluant à l’interdiction de territoire de M. Ching, après avoir ignoré et/ou implicitement accepté les éléments de preuve qui, selon ce que la SI a estimé, ont été obtenus par la torture.

[148]  Relativement au premier volet de l’argument de M. Ching, celui-ci a, durant toutes ses observations, fait valoir que la torture en l’espèce a été [traduction] « admise ». Cependant, il ne s’agit pas d’une représentation exacte de la position du gouvernement, étant donné que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a contesté devant la SI et la SAI le fait que tous les éléments de preuve à l’encontre de M. Ching ont été obtenus par la torture. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a contesté la fiabilité des éléments de preuve sur la torture de M. Ching et a présenté ses propres éléments de preuve contraires. En outre, dans ses demandes, le défendeur n’a rien admis relativement à la torture de M. Su ou de M. Wang.

[149]  Lorsque M. Ching affirme que la torture en l’espèce est [traduction] « admise », il pourrait faire référence au fait que la SI a estimé que la femme de M. Wang était un témoin crédible et que ses éléments de preuve sur la torture n’ont pas été contestés au cours de son contre-interrogatoire. Dans ses observations orales, M. Galati a soutenu qu’[traduction] « aucune » preuve selon laquelle les aveux ont été obtenus par la torture n’était [traduction] « contestée ». Je suis toutefois en désaccord, car le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile s’est appuyé sur le témoignage du procureur Zhang et a affirmé devant la SI, et une nouvelle fois devant la SAI, que M. Ching n’avait pas fourni des éléments de preuve crédibles, dignes de confiance ou vérifiables selon lesquels ses coaccusés ont subi la torture.

[150]  Le fait que M. Ching ait allégué que ce qui lui était reproché était fondé sur des éléments de preuve entachés ne transforme pas sa procédure d’interdiction de territoire en un abus de procédure. La tâche de la SI, puis celle de la SAI, consistait plutôt à savoir quels renseignements, le cas échéant, étaient admissibles aux termes de la LIPR, à la lumière des arguments et éléments de preuve des parties. Par conséquent, je rejette le premier volet de l’argument d’abus de procédure de M. Ching.

[151]  Quant au deuxième volet, il est clair que les parties étaient totalement en désaccord sur la question de savoir si la SAI, dans sa décision prononçant l’interdiction de territoire de 2011, s’était appuyée expressément ou implicitement sur des éléments de preuve qui, selon la SI, ont été obtenus par la torture : bien que M. Ching attire l’attention sur la décision prononçant l’interdiction de territoire et affirme que la SAI s’était manifestement fondée sur des éléments de preuve entachés, le défendeur rétorque que la position contraire est tout aussi claire. Aucune partie n’a proposé un cadre analytique pour que la Cour règle ce différend. Compte tenu du désaccord fondamental des parties sur l’interprétation du traitement des éléments de preuve en 2011 par la SAI, j’examinerai les instruments qui ont été utilisés par les Cours pour régler des différends concernant la preuve comparables dans d’autres contextes.

[152]  Le précédent le plus similaire est celui apparaissant dans le contexte de procédures de certificats de sécurité. Selon les critères confirmés dans Mahjoub 2017 par la Cour d’appel fédérale, une personne doit d’abord démontrer un [traduction] « lien plausible » entre le recours à la torture et les renseignements utilisés à son encontre, après quoi il incombe au ministre de montrer que les éléments de preuve sont admissibles (voir les paragraphes 291 à 295). En outre, dans l’arrêt Jaballah (Re), 2012 CF 21, la juge Hansen a suivi un critère « hypothétique » prévu par le juge Blanchard pour déterminer l’admissibilité d’éléments de preuve qui sont présumés avoir été indirectement obtenus par la torture (voir les paragraphes 9 et 49).

[153]  Lors de l’audience relative aux demandes, j’ai demandé aux parties comment notre Cour devrait déterminer si la SAI s’était appuyée ou non sur des éléments de preuve obtenus par la torture, compte tenu du désaccord des parties sur cette question centrale. Les deux parties ont fait valoir que l’évaluation des éléments de preuve présentés et la détermination de leur admissibilité était à juste titre le domaine du juge des faits et non de notre Cour.

[154]  À mon avis, notre Cour peut dire deux choses concernant la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI sans rechercher des faits. Premièrement, la SAI a clairement refusé de déterminer si les conclusions de la SI quant à la question de savoir si les aveux de M. Wang et de M. Su ont été obtenus par la torture, malgré un volume important d’éléments de preuve et d’observations présentés sur ce point, étaient correctes. La SAI n’a donc pas infirmé les conclusions de la SI concernant la torture qui ont mené à sa décision sur l’interdiction de territoire en 2009.

[155]  Deuxièmement, la SAI a fait référence à la notice rouge d’INTERPOL ainsi qu’aux [traduction] « accusations et procédures » à l’encontre de M. Wang et de M. Su et s’est appuyée sur celles-ci quand elle a déterminé l’interdiction de territoire de M. Ching. J’admets que tous les éléments de preuve ou certains d’entre eux qui découlent de ces procédures pourraient être inadmissibles du fait de leur relation avec les aveux forcés présumés, comme cela pourrait être le cas avec la notice rouge d’INTERPOL dont la date est postérieure à celle marquant le début de la détention de M. Wang. Je souligne que je ne tire aucune conclusion sur ce point et que les parties m’ont demandé de ne pas le faire.

[156]  Au bout du compte, toutefois, il existe un doute quant à savoir si la décision prononçant l’interdiction de territoire de 2011 de la SAI prenait en compte les éléments de preuve qui, selon ce que la SI a constaté, ont été obtenus par la torture. La question consiste donc à se demander si cela constitue un abus de procédure.

[157]  Premièrement, je dois déterminer quelle catégorie d’« abus de procédure » s’applique. Comme cela a été expliqué précédemment, l’arrêt Mahjoub 2012 résume ces catégories de la manière suivante : a) l’équité de la procédure et b) où la poursuite de l’instance aurait pour effet de ternir l’image de l’administration de la justice. En l’espèce, l’accent était mis sur b) la catégorie résiduelle et je conviens que les efforts devraient être concentrés sur cette catégorie.

[158]  Dans l’arrêt R. c Nixon, 2011 CSC 34 [Nixon], la Cour suprême a conclu que ce préjudice, qui appartient à la catégorie « résiduelle » de l’abus de procédure, peut être « conçu comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice » (au paragraphe 41). Dans l’esprit de l’arrêt Nixon, et en adoptant la terminologie utilisée dans l’arrêt Mahjoub 2012, la question clé dont je suis saisi aujourd’hui consiste à savoir si l’incertitude quant au fait que la SAI se fondait sur des éléments de preuve obtenus par la torture minait les attentes d’équité en matière d’administration de la justice de la société de sorte que l’autorisation de faire avancer l’appel serait contraire au sens de la justice de la société (voir l’arrêt Mahjoub 2012, au paragraphe 141, citant l’arrêt Tobiass, au paragraphe 91).

[159]  Je juge que cela est le cas. Comme l’a conclu le juge Blanchard dans l’arrêt Mahjoub 2010, l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par la torture est [traduction] « de nature à compromettre une procédure et à porter atteinte à son intégrité » (au paragraphe 66). Par conséquent, il ne doit exister aucun doute quant à savoir si les éléments de preuve qui sont présumés avoir été obtenus par la torture ont eu une incidence sur les conclusions du décideur. Si l’on tient compte des obligations internationales du Canada, je conclus que lorsque la SAI, alors chargée de déterminer si les éléments de preuve ont été obtenus par la torture, laisse planer une incertitude quant au rôle et à l’effet de ces éléments de preuve dans une décision prononçant l’interdiction de territoire rendue aux termes de la LIPR, cela est contraire au sens de la justice de la société.

[160]  Je souligne qu’en tirant mes conclusions sur l’abus de procédure, rien ne m’a été présenté indiquant que la décision prononçant l’interdiction de territoire rendue par la SAI était entachée de mauvaise foi. Au contraire, il ressort clairement des motifs de la SAI qu’elle pensait qu’elle pouvait traiter la question de l’admissibilité de M. Ching, sans tirer des conclusions quant à la question de savoir si les éléments de preuve dont elle disposait ont été obtenus par la torture, et qu’elle a tenté d’exclure les éléments de preuve contestés. Cependant, dans les circonstances en l’espèce, j’ai conclu qu’il y a eu un abus de procédure. Ainsi, la question restante consiste à savoir quelle réparation devrait suivre.

Quelle est la réparation appropriée, le cas échéant?

(vii)  Arguments des parties concernant la réparation

[161]  M. Ching a fait valoir, en s’appuyant principalement sur l’analyse de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Khadr 2011, que la réparation appropriée en l’espèce serait une suspension de l’instance. Lorsqu’il a été questionné sur ce point à l’audience, M. Galati a concédé qu’un abus de procédure ne devait pas nécessairement être corrigé par une suspension. Il a affirmé que la question de savoir si une suspension est appropriée dépend de la gravité de l’abus en cause. M. Galati a fait valoir qu’une suspension serait justifiée en l’espèce, car il existe des éléments de preuve « clairs » selon lesquels ce qui est reproché à M. Ching est fondé sur des aveux obtenus par la torture et il y a peu d’autres choses sur lesquelles il est possible d’appuyer une conclusion d’interdiction de territoire. Cependant, M. Galati a également suggéré lors de l’audience qu’une autre réparation moindre consisterait à annuler l’appel dans son intégralité et à ordonner que l’affaire soit renvoyée pour un réexamen.

[162]  Le défendeur, dans ses documents écrits, s’est opposé fortement à une suspension en affirmant qu’en appliquant le critère à trois volets indiqué dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391 (CSC), M. Ching n’avait pas établi qu’une suspension était la réparation appropriée, car a) permettre d’aller de l’avant avec l’appel ne perpétuerait pas l’abus allégué, b) M. Ching avait un autre réparation appropriée, sous la forme d’un contrôle judiciaire à l’issue de l’appel et c) il existait pour la société un intérêt irrésistible à ce que la SAI termine son processus, compte tenu de la gravité des allégations contre M. Ching.

[163]  À l’audience, l’avocat du défendeur a également contesté la compétence de la Cour pour ordonner l’autre réparation moindre proposée par le demandeur. Cependant, le défendeur a admis dans ses observations formulées après l’audience que cela pourrait constituer une réparation possible.

(viii)  Analyse de la réparation

[164]  Dans l’arrêt Mahjoub 2017, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’un arrêt permanent n’est qu’une réparation possible dans le cas d’un abus de procédure.

[208]  [...] il existe de nombreuses réparations pour réparer les cas d’inconduite, les violations des droits juridiques et les manquements à la Charte. Dans l’arrêt O’Connor, précité au paragraphe 69, la Cour suprême a parlé d’une gamme d’outils qui existent en vertu de la Charte et de la common law, allant du scalpel à la hache, qui pourraient servir à « façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus, les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire ».

[209]  La réparation la plus draconienne — peut-être la masse dans la boîte à outils judiciaire — est l’arrêt permanent de l’instance. Il est justifié uniquement dans les « cas les plus manifestes » : arrêt O’Connor, au paragraphe 68; Jewitt à la page 137; Nixon, au paragraphe 37; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, 89 C.C.C. (3d) 1 à la page 616 R.C.S.

[165]  La Cour suprême du Canada a exposé le critère en trois volets suivant dans l’arrêt R. c Babos, 2014 CSC 16 [Babos], citant R. c Regan, 2002 CSC 12 :

[32]  Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :

(1)  Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, au paragraphe 54);

(2)  Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte;

(3)  S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., au paragraphe 57).

[166]   Cependant, une conduite peut être si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant, auquel cas une partie doit démontrer que le préjudice sera perpétué ou aggravé (arrêt Mahjoub 2017, au paragraphe 218). La Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mahjoub 2017, aux paragraphes 219 et 220, a proposé la formulation suivante du critère que j’ai modifiée pour l’appliquer aux considérations de faits en l’espèce :

Étape 1 : La SAI a-t-elle eu une conduite qui a porté atteinte au droit de M. Ching à un procès équitable ou qui a miné les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice?

Étape 2 : Est-ce que le préjudice envers M. Ching ou l’administration de la justice causé par la violation ou l’abus en question sera manifesté, perpétué ou aggravé par le déroulement de l’instance ou par son issue? Ou s’agit-il d’un cas exceptionnel où la conduite antérieure est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant?

Étape 3 : S’agit-il du cas le plus manifeste à l’égard duquel aucune autre réparation n’est raisonnablement susceptible d’éliminer ce préjudice? Autrement dit, s’il est évident qu’il s’agit de l’un des cas les plus manifestes, est-ce que l’intérêt public et l’intérêt individuel dans un arrêt permanent des procédures sont démesurément plus importants que l’intérêt public dans une décision sur le fond?

[167]  En ce qui concerne l’étape 1, j’ai conclu que la conduite de la SAI minait les attentes d’équité en matière d’administration de la justice de la société. Pour ce qui est de l’étape 2, la Cour suprême a donné les conseils suivants dans Babos :

[35]  [...] lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice. Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions. Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice...

[...]

[38]  [...] dans un cas relevant de la catégorie résiduelle, peu importe le type de conduite dont on se plaint, la question à laquelle il faut répondre à la première étape du test demeure la même : la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice? Je ne remets pas en question la distinction entre la conduite répréhensible persistante et la conduite répréhensible antérieure, mais cette distinction ne résout pas totalement la question de savoir si la tenue d’un procès cause un préjudice supplémentaire au système de justice. Le tribunal doit tout de même déterminer si la tenue d’un procès reviendrait à absoudre judiciairement la conduite reprochée.

[168]  Sur la question qui consiste à savoir si une réparation, moindre que l’arrêt des procédures, est appropriée, l’arrêt Babos a conclu ce qui suit :

[39]  [...] il s’agit de déterminer si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice. Différentes réparations peuvent être accordées, selon que le préjudice touche le droit de l’accusé à un procès équitable (la catégorie principale) ou l’intégrité du système de justice (la catégorie résiduelle). [...] lorsque la catégorie résiduelle est invoquée et que le préjudice dénoncé porte atteinte à l’intégrité du système de justice, les réparations doivent s’attaquer à ce préjudice. Il faut se rappeler que, dans les affaires entrant uniquement dans la catégorie résiduelle, l’objectif n’est pas d’accorder réparation à l’accusé pour un tort qui lui a été causé auparavant. L’accent est plutôt mis sur la question de savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l’avenir de la conduite reprochée à l’État.

[169]  Concernant la possibilité d’une réparation moindre, la décision du juge Blanchard dans Mahjoub, Re, 2012 CF 669 est aussi instructive. Dans cette affaire, le juge Blanchard a conclu que l’amalgame commis par mégarde de documents confidentiels avait donné lieu à un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Cependant, il a refusé de rendre une ordonnance de suspension, concluant que le préjudice pouvait être réparé en ordonnant à certains avocats de se retirer du dossier :

[156]  À mon avis, ordonner à ces personnes de l’équipe Mahjoub de se retirer du dossier constitue une réparation moindre qui est raisonnablement susceptible d’éviter le préjudice dont l’existence a été constatée en raison de l’abus de procédure commis en l’espèce et qui relève de la catégorie résiduelle. Une personne raisonnablement informée de l’ensemble des circonstances serait convaincue que l’instance peut se poursuivre sans perte de confiance à l’égard de l’intégrité de l’administration de la justice.

[170]  Je suis convaincu que la tenue d’un procès en dépit de l’abus de procédure constaté reviendrait à l’absoudre judiciairement. Cependant, une réparation moindre qu’une suspension est possible sous la forme de l’autre réparation demandée par M. Ching, à savoir annuler toutes les décisions interlocutoires rendues jusqu’à maintenant par la SAI dans le cadre de l’appel et ordonner le réexamen de celui-ci. Je conclus que la confiance à l’égard de l’intégrité de l’administration de la justice d’une personne raisonnablement informée des circonstances serait rétablie si l’instance recommençait à la lumière des recommandations de notre Cour.

[171]  Autrement dit, je ne suis pas convaincu qu’une suspension soit la seule réparation capable de dissocier de manière appropriée le système judiciaire de l’abus de procédure constaté en l’espèce. Comme cela a été mentionné précédemment, M. Ching s’est en grande partie appuyé sur l’arrêt Khadr, 2011. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a maintenu la décision du juge d’extradition selon laquelle une réparation moindre que l’arrêt des procédures n’était pas appropriée, car il était nécessaire de dissocier le système judiciaire des violations des droits de la personne perpétuées contre le demandeur qui ont été désignées par le juge d’extradition comme étant une [traduction] « faute grave » (voir les paragraphes 65 et 66). Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Babos, plus la conduite en cause de l’État est grave, plus il est nécessaire pour la Cour de se dissocier de cela (au paragraphe 41).

[172]  Malgré les observations à l’effet contraire présentées par M. Ching, je conclus que l’affaire dont je suis saisi est totalement différente de l’affaire Khadr, 2011. Plus important encore, les faits dans l’affaire impliquant M. Ching ne sont pas établis. Les conclusions factuelles du juge d’extradition n’ont pas été contestées en appel dans l’arrêt Khadr, 2011. En l’espèce, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a contesté devant la SI et la SAI (et le défendeur continue de nier les faits dans ces demandes) que tout élément de preuve à l’encontre de M. Ching a été obtenu par la torture. La SAI n’a pas adopté les conclusions de la SI et n’a pas donné suite à celles-ci. En fait, elle n’a pas résolu la question.

[173]  En outre, je suis d’accord avec l’argument du défendeur selon lequel le délai de M. Ching lié à la demande de réparation de l’abus de procédure révélé dans la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI, rendue en 2011, clarifie sa perception de la gravité de l’abus (voir l’arrêt Babos au paragraphe 65) qui, elle-même, est pertinente pour mon analyse de la réparation. Autrement dit, notre Cour n’a pas besoin de se dissocier des violations des droits de la personne non contestées, mais elle doit plutôt se dissocier d’une décision administrative viciée à l’égard de laquelle M. Ching n’a pas demandé un contrôle judiciaire, qui a laissé planer le doute sur le rôle joué par les éléments de preuve qui sont présumés avoir été obtenus par la torture.

[174]  Je dois aussi examiner si l’intérêt public et l’intérêt individuel dans un arrêt permanent des procédures sont démesurément plus importants que l’intérêt public dans une décision sur le fond (Mahjoub, 2017, aux paragraphes 217 à 220; Babos au paragraphe 41). Je conclus que ce n’est pas le cas. Dans l’arrêt Babos, la Cour suprême a écrit qu’un arrêt des procédures est « la réparation la plus draconienne » qu’une cour puisse accorder, car il « met un terme de façon définitive à la poursuite de l’accusé », ce qui a pour effet d’entraver la fonction de recherche de la vérité d’un procès et de priver le public de la possibilité de voir justice faite sur le fond (au paragraphe 30). En l’espèce, je suis d’accord avec l’observation du défendeur selon laquelle l’intérêt public pour ce qui est de statuer sur les allégations à l’encontre de M. Ching est important. La balance ne favorise pas un arrêt des procédures.

[175]  Enfin, par souci d’exhaustivité, je vais répondre à l’argument du défendeur selon lequel notre Cour n’a pas compétence pour annuler toutes les décisions rendues jusqu’à maintenant dans le cadre de l’appel, sans égard au fait que le défendeur a plus tard revu sa position.

[176]  Les arguments de M. Ching concernant la réparation étaient axés sur le paragraphe 24(1) de la Charte qui ne s’applique pas, compte tenu de ma conclusion antérieure selon laquelle les faits en l’espèce ne mettent pas en cause l’article 7. En outre, étant donné que la réparation demandée aura une incidence sur une procédure devant la SAI (contrairement à celle devant notre Cour), je serais hésitant à fonder ma compétence en matière de réparation uniquement sur les pleins pouvoirs de la Cour pour contrôler ses propres procédures (voir l’arrêt Mahjoub, 2017 au paragraphe 206).

[177]  Cependant, je conclus que le pouvoir de notre Cour d’ordonner la réparation demandée se trouve à l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales qui est rédigée comme suit :

Demande de contrôle judiciaire

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

[...]

Pouvoirs de la Cour fédérale

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

[...]

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

Application for judicial review

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[...]

Powers of Federal Court

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

[...]

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[178]  J’ai conclu que la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI donne lieu à un abus de procédure. Ainsi, la SAI a agi d’une manière qui était « contraire à la loi », un motif d’examen aux termes de l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales. En application de l’alinéa 18.1(3)b), je peux infirmer et renvoyer pour jugement une « procédure ». Les parties ont convenu que l’appel est une procédure en cours et que toutes les décisions rendues dans le cadre de celle-ci, y compris la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI en 2011, étaient interlocutoires. Autrement dit, l’appel se déroule depuis qu’il a commencé en 2009 et ne s’achèvera qu’une fois qu’une décision aura été rendue conformément au pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire contenu au paragraphe 69(2) de la LIPR.

[179]  Par conséquent, j’annulerai l’appel dans son intégralité et je renverrai l’affaire aux fins d’un nouvel examen par un commissaire différent de la SAI.

Question en litige 5 :  Le refus de réexamen de la SAI peut-il être annulé parce qu’il est non fondé ou déraisonnable?

[180]  Enfin, je vais maintenant me pencher sur la contestation de M. Ching quant au fait que le refus de réexamen de la SAI est fondé et raisonnable. M. Ching a affirmé que cette décision devrait être annulée, car a) la SAI a excédé sa compétence en ordonnant que l’appel se poursuive sous la forme d’une procédure « scindée », b) la SAI a exprimé une crainte raisonnable de partialité et c) elle est, dans l’ensemble, déraisonnable.

[181]  Du fait de mes conclusions énoncées précédemment, il n’est pas nécessaire que je décide si le refus de réexamen de la SAI est non fondé ou déraisonnable pour les motifs avancés par M. Ching. Cependant, je souhaite commenter les observations de M. Ching relativement aux points a) et b) susmentionnés et indiquer que je suis convaincu, lors du réexamen de l’appel, que la SAI examinera les conclusions du juge Roy dans l’arrêt Ching, ainsi que la révocation de la notice rouge d’INTERPOL.

1)  « Scinder » l’appel

[182]  M. Ching a demandé, si les décisions rendues jusqu’à maintenant, dans le cadre de l’appel, sont annulées pour abus de procédure, que notre Cour ordonne qu’un seul commissaire de la SAI rende une décision au sujet de l’appel. Par conséquent, j’examinerai la force de l’argument sous-jacent relativement à la décision de la SAI de « partager » l’audition de l’appel entre deux commissaires différents.

[183]  Le contexte de cette question est qu’en avril 2012, M. Ching a demandé à la SAI de récuser le commissaire ayant rendu la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI et d’annuler cette décision, sur la base d’une crainte raisonnable de partialité. M. Ching a toutefois demandé, à titre de mesure de réparation subsidiaire, que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit examinée par un autre commissaire de la SAI. Sur ce point, l’extrait pertinent de la transcription des procédures devant la SAI le 18 avril 2012, durant lesquelles M. Ching était représenté par M. Wong, est rédigé comme suit :

[traduction]
M. WONG : Nous ne pouvons pas annuler la décision [de 2011] sans avoir recours à un contrôle judiciaire. La décision demeurera, que la cause soit gagnée ou non, nous traiterons cette décision. La demande de récusation [sic] que nous faisons est la suivante : annuler la décision intégrale ou à titre subsidiaire demander à un autre commissaire de rendre la décision d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[184]  Dans sa décision de récusation, la SAI n’a trouvé aucune crainte raisonnable de partialité, mais elle a accueilli sa demande subsidiaire de la façon suivante :

[traduction]
[27]  Subsidiairement, l’avocat du défendeur a suggéré que la décision du tribunal datée du 21 décembre 2011 demeure, et qu’elle fasse l’objet d’un contrôle judiciaire, mais que la question des considérations d’ordre humanitaire soit examinée par un autre tribunal. Compte tenu des circonstances inhabituelles en l’espèce et en particulier du fait que le défendeur n’a pas témoigné à l’audience devant la SAI, le tribunal a enjoint au registraire de mettre au rôle une audience avec un autre tribunal pour que les parties fournissent des éléments de preuve et des observations à l’égard du pouvoir discrétionnaire de la SAI aux termes du paragraphe 69(2) de la Loi.

[185]  M. Ching a ensuite sollicité une autorisation de contrôle judiciaire de la décision de récusation de la SAI (dans le dossier IMM­588­13). Par l’entremise de M. Galati, son avocat à l’époque, M. Ching a fait valoir que la SAI n’avait pas compétence pour « partager » un appel entre deux différents commissaires du tribunal. L’autorisation a toutefois été rejetée.

[186]  Dans ces demandes, M. Ching a affirmé que le refus de réexamen de la SAI devrait être annulé, car elle a ordonné que l’appel reprenne, ce qui signifie, par conséquent, que la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel serait entendue par un commissaire différent de celui s’étant prononcé sur l’interdiction de territoire en 2011 de M. Ching. Plus précisément, M. Ching a affirmé que le commissaire ayant signifié le refus de réexamen [traduction] « a perdu et excédé sa compétence » en [traduction] « partageant » l’appel entre deux commissaires différents et que cette manière de faire est [traduction] « inhabituelle » et enfreint le principe de justice naturelle voulant que « celui qui entend doit décider ». Il a en outre fait valoir que ce principe était élevé à celui de justice fondamentale dans les circonstances de son cas. Enfin, M. Ching a prétendu que cette question portait sur la compétence et, par conséquent, qu’elle était susceptible d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, en s’appuyant sur l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 et l’arrêt Magder c Ford, 2013 ONSC 263.

[187]  Je ne suis pas d’accord avec l’observation de M. Ching selon laquelle cette question est une véritable question de compétence, de sorte qu’elle serait susceptible d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Dans la récente décision Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c Canada, 2018 CAF 58, la Cour d’appel fédérale a expliqué l’évolution du droit dans ce domaine de la façon suivante :

[traduction]
[57]  Pour le moment, définissons une prétendue « question de compétence » comme une question exigeant une évaluation permettant de déterminer si l’administrateur a fait quelque chose que sa législation ne permet pas de faire. Or, pour répondre à cette question, nous devons interpréter la législation afin de définir les limites de ce que l’administrateur peut faire. Ainsi, une « question de compétence » est en réalité une question d’interprétation des lois qui nécessite un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable, en se fondant sur toutes les autorités mentionnées précédemment.


[58]  Autrement dit, la question de savoir si un tribunal administratif se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur des limites de « compétence » définies par le législateur est en réalité une question consistant à savoir où se situent ces limites. En d’autres mots, il s’agit d’une interprétation de ce que la législation stipule quant à ce que le décideur administratif peut ou ne peut pas faire.

 
[59]  Notre Cour a à plusieurs reprises souscrit à cette idée. Elle a conclu que les « questions de compétence » définies de cette façon sont en réalité des questions d’interprétation législative sur lesquelles s’applique la norme de contrôle qui est présumée être la norme de la décision raisonnable. Elles ne sont pas de « véritables questions de compétence », telle que cette expression est comprise dans l’arrêt Dunsmuir. Voir Association des pilotes fédéraux du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219 (C.A.F.) : C.B. Powell Ltd. c. Canada (Agence des services frontaliers), 2011 CAF 137, 418 N.R. 33 (C.A.F.), aux paragraphes 20 à 22; Globalive Wireless, précité au paragraphe 34; Canada (Treasury Board) v. P.I.P.S.C., 2011 CAF 20, 414 N.R. 256 (C.A.F.); Wheatland (County) v. Shaw Cablesystems Ltd., 2009 CAF 291, 394 N.R. 323 (C.A.F.), aux paragraphes 38 à 41; AFPC c. Canada (Conseil du Trésor), 2011 CAF 257, 343 D.L.R. (4th) 156 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. Access Information Agency Inc., 2018 CAF 18 (C.A.F.), aux paragraphes 16 à 20.


[60]  Nous sommes assujettis à ces compétences et elles nous empêchent d’accepter l’observation d’Access Copyright selon laquelle nous traitons une question de « compétence », et ce, pour une bonne raison. Les cours se sont engagées sur la voie de la norme de la décision correcte pour les prétendues questions de compétence et ont constaté ses défauts.

[188]  En outre, la Cour suprême du Canada a récemment exprimé des doutes quant à la question de savoir si de « véritables » questions de compétence existent (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, aux paragraphes 31 à 41).

[189]  À mon avis, la question de savoir si la SAI peut « partager » un appel entre différents commissaires, en fonction de critères tels que les besoins en matière de procédure de l’affaire dont elle est saisie, l’incapacité d’un seul commissaire à entendre l’intégralité de l’appel et le consentement des parties, est une question d’interprétation législative, non de compétence. Après tout, l’article 57 des Règles de la section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 dispose que « Dans le cas où les présentes règles ne contiennent pas de dispositions permettant de régler une question qui survient dans le cadre d’un appel, la Section peut prendre toute mesure nécessaire pour régler la question. ». Assujettie à des principes d’équité procédurale, la SAI décide de sa propre procédure (Yiu v Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CF 480, au paragraphe 18).

[190]  De plus, je ne peux pas être d’accord avec l’observation de M. Galati, formulée pendant l’audience relative aux demandes, selon laquelle M. Ching [traduction] « voulait toujours » qu’un seul commissaire de la SAI tranche la question de son interdiction de territoire et celle de la mesure de réparation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. M. Ching a plutôt lui-même demandé qu’un autre commissaire du tribunal entende la partie relative aux considérations d’ordre humanitaire de l’appel. Par conséquent, M. Ching ne peut pas maintenant faire valoir une violation de tout droit qu’il pourrait avoir eu pour qu’un seul commissaire tranche la question (voir Canadian Pacific, au paragraphe 90).

[191]  Je n’ordonnerai pas la poursuite de l’intégralité de l’appel devant un seul commissaire de la SAI lors du nouvel examen. Il incombera à M. Ching de s’opposer à un appel « partagé » dans un tel cas.

2)  Crainte raisonnable de partialité

[192]  M. Ching est impliqué dans plusieurs procédures administratives et civiles qui se chevauchent à bien des égards. Ses antécédents en matière de litiges comprennent aussi des allégations de partialité à l’encontre du commissaire ayant rendu la décision prononçant l’interdiction de territoire de la SAI. Par conséquent, je commenterai ses allégations de partialité faites dans ces demandes, relativement au commissaire ayant signifié le refus de réexamen de la SAI, au profit, à l’avenir, de M. Ching.

[193]  La déclaration modifiée de M. Ching dans son action au civil reproche certains actes et certaines omissions du bureau de liaison de la GRC en Chine et soutient qu’il a comploté avec le ministère de la Sécurité publique de la République populaire de Chine pour tenter de livrer M. Ching à la torture et à une incarcération illicite. Le 6 février 2017, pendant l’audience de réexamen, le commissaire de la SAI a révélé aux parties qu’il était un ancien membre de la GRC. L’extrait pertinent de la transcription est libellé ainsi :

[traduction]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Comme vous l’avez tous les deux affirmé, ce long processus remonte à 2009, année où il a été déposé devant la SAI et de toute évidence, quelque temps avant cela. Par conséquent, nous voulons éviter d’autres délais.

Comme je l’ai dit, je ne suis pas saisi de cette affaire. Je n’ai, de toute évidence, pas entendu les éléments de preuve.

M. Wong, je pense que vous connaissez mes antécédents professionnels. J’ai travaillé à la GRC pendant 32 ans avant de rejoindre la Commission. Mon travail était en majeure partie lié aux enquêtes sur des crimes de col blanc. Je ne vois pas pourquoi le fait que j’entende l’appel influencerait ou causerait un problème si la vice-présidente adjointe décidait de me nommer. Si vous pensez toutefois que vous pourriez présenter une demande de partialité à ce sujet, je vous encourage à communiquer par écrit à la vice-présidente adjointe maintenant, avant que je ne sois saisi de l’affaire et elle pourra prendre cela en délibéré et choisir de me nommer ou pas. Vous pourrez aussi lui présenter une demande de partialité, si vous songez à le faire. Je voulais simplement soulever ce point maintenant, si le dossier m’était confié. Je ne veux pas qu’il y ait un autre long délai pendant que nous tranchons cette question de procédure.

M. WONG : D’accord. Mais cela s’applique dans le cas de la tenue d’une audience ou aux fins d’établir –

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Non. Pour – j’espère que vous ne verrez aucune raison pour laquelle je serais partial dans le cadre de ces demandes préliminaires. Dans la mesure où je suis affecté à l’audience de l’appel.

M. WONG : D’accord. Merci beaucoup.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et évidemment, cela vaut également pour vous, M. Hyland, si vous avez des préoccupations quant au fait que mes antécédents professionnels influenceraient indûment ma décision de quelque manière que ce soit.

M. HYLAND : J’interviens simplement pour demander monsieur le juge, dans le cas où mon ami décidait de fournir des observations à la Commission en ce qui concerne la personne qui devrait être le commissaire, de recevoir les copies de ces observations. Merci.

PRÉSIDENTE DE L’AUDIENCE : Merci. Bien évidemment, toute correspondance devrait être copiée et je suppose qu’il ne s’agit pas de tenter de choisir quelqu’un d’autre, mais si vous avez des préoccupations me concernant, communiquez-les à la vice-présidente adjointe afin qu’elle puisse en prendre note et garder cela à l’esprit lorsqu’elle affecte des personnes à l’audience.

[194]  M. Ching n’a pas, par l’entremise de M. Wong, son avocat à l’époque, soulevé la question de crainte raisonnable de partialité lors de l’audience devant la SAI ou avant le refus de réexamen signifié par la SAI. Cependant, dans ses documents écrits déposés dans le dossier IMM­1531­17 et préparés par M. Galati, M. Ching a soutenu que le refus de réexamen de la SAI devrait être annulé, car il donne lieu à une [traduction] « crainte raisonnable indélébile de partialité » pour le motif que le commissaire de la SAI était un ancien membre de la GRC et que cette dernière avait été nommée à titre de « défenderesse » dans l’action de M. Ching.

[195]  M. Ching a avancé que le critère énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et al. c National Energy Board et al, [1978] 1 RCS 369 [Committee for Justice] était satisfait, à savoir qu’« une personne renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », arriverait à la conclusion que « selon toute vraisemblance, [le commissaire], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste » (à la page 394). M. Ching a également soutenu qu’il n’est pas nécessaire d’établir la partialité réelle, mais que seule une crainte raisonnable de partialité doit être établie, s’appuyant sur R. c S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484 (au paragraphe 109) [RDS].

[196]  L’argument de M. Ching est indéfendable. Je lui rappelle que les allégations de partialité ne doivent être pas être prises à la légère et que le critère à remplir pour conclure à la partialité est élevé (RDS, au paragraphe 113). L’ancienne appartenance à la GRC du commissaire, en soi, ne soulève pas de crainte raisonnable de partialité relativement au refus de réexamen de la SAI. En outre, M. Ching n’a pas soulevé ses préoccupations en matière de partialité dès que possible, comme l’exige la jurisprudence (voir l’arrêt AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1385, au paragraphe 139).

V.  Dépens

[197]  Bien que M. Ching ait demandé des dépens dans ses documents écrits, il a confirmé, lors de l’audience des demandes, qu’il ne demandait aucuns dépens. Je pense également que ces demandes ne donnent pas lieu à des circonstances spéciales justifiant des dépens, compte tenu des solides arguments présentés par les deux parties et étant donné que le défendeur m’a convaincu concernant certaines questions soulevées.

[198]  À ce propos, je souhaite remercier les avocats du défendeur, Negar Hashemi et Eleanor Elstub, d’avoir défendu la position de leur client à toutes les étapes de ces demandes. Il convient de les féliciter pour leur professionnalisme et leur excellent travail en ce qui a trait à la défense, en particulier à la lumière de l’historique complexe de faits et de procédures qui sous-tend ces demandes et qui s’est étendu au cours des dix dernières années.

VI.  Questions à certifier

[199]  Dans la récente décision Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 [Lunyamila], la Cour d’appel fédérale a revu les critères applicables à une question dûment certifiée : il doit s’agir d’une question grave et déterminante qui vise à transcender les intérêts des parties et qui soulève une question ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (au paragraphe 46, citant Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 36). Elle doit aussi découler de l’affaire elle-même, et non de la façon dont la Cour a statué sur les demandes (Lunyamila, au paragraphe 46).

[200]  Dans ces demandes, les parties ont abordé le point des questions à certifier dans les observations formulées après l’audience. Premièrement, M. Ching a proposé les trois questions suivantes :

Question 1 : La SI ou la SAI ont-elles compétence pour rendre une conclusion d’interdiction de territoire fondée sur des éléments de preuve obtenus par la torture?

Question 2 : S’il existe une compétence, est-ce un abus de procédure allant à l’encontre de l’article 7 de la Charte et de l’article 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants d’agir sur la base des éléments de preuve obtenus par la torture ou de les ignorer totalement?

Question 3 : Dans un appel du ministre, en application du paragraphe 63(5) de la LIPR, qui est accueilli et lors de l’audience subséquente sur les motifs d’ordre humanitaire, en application du paragraphe 69(2) de la LIPR, deux commissaires de la SAI peuvent-ils tenir les deux audiences et rendre des décisions ou celles-ci doivent-elles être confiées à un même commissaire?

[201]  Le fait que la SI et la SAI ne peuvent pas rendre une décision fondée sur des éléments de preuve obtenus par la torture est indiscutable. En outre, bien que M. Ching ait soutenu la nécessité d’une orientation judiciaire concernant la question 3, cette question n’est pas déterminante en ce qui concerne les demandes dont je suis saisi et il ne conviendrait donc pas de la certifier. Je ne certifierai aucune de ces trois questions.

[202]  Le défendeur a proposé la question suivante à certifier :

Lors d’une demande de contrôle judiciaire contestant la décision du tribunal en raison d’un abus de procédure, la compétence de la Cour fédérale permet-elle à la Cour de renvoyer pour nouvel examen une décision distincte du tribunal qui ne fait pas l’objet de la demande de contrôle judiciaire?

[203]  Dans ses observations en réponse, M. Ching a remis en question la formulation de cette question et a proposé la question suivante à titre subsidiaire :

Lorsqu’un abus de procédure, dans le cadre du processus administratif, est avancé et débattu, la Cour fédérale a-t-elle compétence pour accorder la réparation d’un abus de procédure sur des décisions distinctes rendues par le même tribunal et pour accueillir les demandes des parties devant le tribunal?

[204]  Comme je l’ai mentionné précédemment dans mon analyse, le défendeur a admis, dans ses observations supplémentaires formulées après l’audience, que la Cour fédérale a compétence pour examiner et ordonner une réparation à l’égard d’une décision administrative interlocutoire qui ne fait pas elle-même l’objet d’un contrôle judiciaire lorsqu’elle examine si une procédure en cours révèle un abus de procédure. À mon avis, toutefois, cette question mérite encore d’être certifiée, étant donné qu’il ne semble pas qu’elle ait été traitée par la Cour jusqu’à maintenant et que sa réponse présente un intérêt pour tout tribunal administratif qui rend régulièrement des décisions interlocutoires relatives aux questions de fond.

[205]  Je suis aussi persuadé que la question centrale dans ces demandes (c.-à-d. si omettre de déterminer si les éléments de preuve qui lui ont été présentés ont été obtenus par la torture constitue un abus de procédure) mérite d’être certifiée, étant donné que sa réponse a une incidence sur les décideurs administratifs qui sont confrontés à des différends concernant la preuve de ce type.

[206]  Par conséquent, je certifierai les questions suivantes :

Question 1 : Lorsqu’il est soutenu qu’une décision interlocutoire rendue dans le cadre d’une procédure en cours devant la SAI donne lieu à un abus de procédure, mais que cette décision interlocutoire ne fait pas, en soi, l’objet de la demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a-t-elle compétence pour :

a) examiner la décision interlocutoire afin de déterminer si elle donne lieu à un abus de procédure;

b) annuler toutes les décisions interlocutoires rendues dans le cadre de la procédure de la SAI et ordonner leur réexamen, si un abus de procédure est constaté?

Question 2 : S’agit-il d’un abus de procédure si la SAI rend une décision prononçant l’interdiction de territoire sans d’abord déterminer si les éléments de preuve qui lui sont présentés ont été obtenus par la torture, alors que la SI a estimé que les éléments de preuve ont été obtenus par la torture et que ce point est contesté par les parties?

VII.  Conclusion

[207]  Les demandes de M. Ching sont accueillies en partie, avec des questions à certifier conformément aux présents motifs. Aucuns dépens ne sont accordés.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-4585-16 et IMM-1531-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Les demandes des dossiers IMM­4585­16 et IMM­1531­17 sont accueillies, en partie, comme suit :

    1. Toutes les décisions rendues jusqu’à maintenant par la Section d’appel de l’immigration (SAI) dans le dossier de la SAI no VA9-02915 sont annulées.

    2. Les questions du dossier de la SAI no VA9-02915 doivent être entendues et réexaminées par un autre commissaire de la SAI.

  2. Les questions suivantes sont certifiées :

Question 1 : Lorsqu’il est soutenu qu’une décision interlocutoire rendue dans le cadre d’une procédure en cours devant la SAI donne lieu à un abus de procédure, mais que cette décision interlocutoire ne fait pas, en soi, l’objet de la demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a-t-elle compétence pour :

a) examiner la décision interlocutoire afin de déterminer si elle donne lieu à un abus de procédure;

b) annuler toutes les décisions interlocutoires rendues dans le cadre de la procédure de la SAI et ordonner leur réexamen, si un abus de procédure est constaté?

Question 2 : S’agit-il d’un abus de procédure si la SAI rend une décision prononçant l’interdiction de territoire sans d’abord déterminer si les éléments de preuve qui lui sont présentés ont été obtenus par la torture, alors que la SI a estimé que les éléments de preuve ont été obtenus par la torture et que ce point est contesté par les parties?

  1. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-4585-16 et IMM-1531-17

 

INTITULÉ :

MO YEUNG CHING c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

MO YEUNG CHING c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 MARS 2018

 

JUGEMENT et MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 AOÛT 2018

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

Pour le demandeur

 

Negar Hashemi

Eleanor Elstub

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.