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Date : 20180809


Dossier : IMM-3734-17

Référence : 2018 CF 821

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 août 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

REGGINOLD MAGSANOC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

Le demandeur, Regginold Magsanoc, est citoyen des Philippines. Parrainé par sa mère en vue d’obtenir la résidence permanente au Canada dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants, le demandeur est arrivé au Canada en mars 2006, à l’âge de 24 ans. Malheureusement, le demandeur a commencé à faire un grand usage de drogues peu après son arrivée. Il a aussi fini par commettre de nombreuses infractions pénales que l’on associe souvent à ce type de problème. En juillet 2013, le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité.

[1]  En octobre 2016, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Une agente d’immigration principale a rejeté sa demande le 14 août 2017. Le 29 novembre 2017, l’agente a confirmé la décision après la présentation d’une demande de réexamen.

[2]  Le demandeur sollicite maintenant un contrôle judiciaire de ces décisions en application du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Je suis d’avis que la décision de l’agente est déraisonnable, car elle ne satisfait pas aux critères de transparence et d’intelligibilité. Plus précisément, l’élément central de la présente affaire est le problème de toxicomanie du demandeur. Or, l’agente a omis d’examiner certains aspects de ce problème de toxicomanie ainsi que l’incidence de ce problème sur la vie du demandeur, ce qui aurait pu raisonnablement l’amener à envisager les circonstances de l’espèce avec plus d’empathie et de compassion qu’elle ne l’a fait. Je suis également d’avis que l’agente a commis des erreurs susceptibles de révision dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par sa décision. La demande de résidence permanente présentée en application du paragraphe 25(1) de la LIPR doit donc être réexaminée.

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[4]  Le demandeur est né aux Philippines en juin 1982. Lorsqu’il avait environ dix ans, sa mère a obtenu un poste d’aide familiale à Hong Kong. Le demandeur et ses deux frères ont été confiés à la garde de leur père et de leur grand-mère maternelle. La mère du demandeur envoyait de l’argent aux Philippines pour subvenir aux besoins de sa famille.

[5]  En 1998, la mère du demandeur est déménagée au Canada pour y travailler comme aide familiale résidante. Elle espérait pouvoir parrainer ses enfants afin qu’ils puissent venir la rejoindre au Canada, lorsqu’elle serait en mesure de le faire.

[6]  Pendant ce temps, le demandeur a terminé ses études secondaires aux Philippines. Il a ensuite commencé des programmes de formation en réfrigération et climatisation, puis comme infirmier auxiliaire, mais il n’a terminé aucun de ces programmes.

[7]  Le demandeur est arrivé au Canada en mars 2006, à titre de résident permanent parrainé par sa mère. Moins d’une semaine après son arrivée, il avait trouvé un emploi comme opérateur de machine.

[8]  Lorsqu’il vivait aux Philippines, le demandeur consommait des drogues douces comme la marijuana sur une base récréative. Il consommait aussi de la méthamphétamine – plus précisément, la forme de la drogue familièrement appelée cristal meth ou méthamphétamine en cristaux – à l’occasion. Après son arrivée au Canada, il a commencé à consommer de la méthamphétamine en cristaux plus fréquemment, et il a fini par en devenir dépendant.

[9]  Le demandeur a aussi fini par avoir un casier judiciaire. Bien que les éléments de preuve qui m’ont été présentés n’incluent pas l’ensemble de son casier judiciaire, le demandeur aurait, semble-t-il, été reconnu coupable de quelque vingt-deux infractions, notamment de vol de moins de 5 000 $, de fraude de moins de 5 000 $, de possession de substances réglementées, de voies de fait, de manquement à l’engagement, d’omission de comparaître et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation. Si l’on exclut le temps qu’il a passé en détention, le demandeur a mené ses activités criminelles d’une manière pratiquement ininterrompue de 2007 à avril 2015.

[10]  Le demandeur a fait la rencontre de Rachel H.-H. durant la deuxième moitié de 2006. Pendant presque toute sa vie, Rachel a eu des problèmes de toxicomanie et de dépression. Elle-même décrit son adolescence comme une période [traduction] « floue, marquée par la consommation de drogues et de vie dans les rues de Guelph ». Elle est devenue enceinte à 17 ans, mais son enfant a été pris en charge par les services de protection de l’enfance. Son deuxième enfant a aussi été pris en charge.

[11]  Le demandeur et Rachel ont été amis pendant environ neuf mois. Une relation amoureuse est née de cette amitié et ils ont commencé à vivre ensemble en 2007. Ils consommaient aussi de la drogue ensemble.

[12]  En février 2009, Rachel a donné naissance à leur premier fils, V; l’enfant a presque immédiatement été pris en charge par les services de protection de l’enfance. Le demandeur a été dévasté par la perte de son fils et il a cherché du réconfort dans la drogue. C’est à ce moment qu’il est passé de consommateur occasionnel de méthamphétamine en cristaux à toxicomane.

[13]  En décembre 2011, le demandeur et Rachel ont eu un deuxième enfant, une fille, C., qui elle aussi a été prise en charge par les services de protection de l’enfance. La mère du demandeur a finalement obtenu la garde de V. et de C.

[14]  En 2012, alors que Rachel était enceinte de leur troisième enfant, elle et le demandeur ont décidé d’un commun accord de couper tout contact l’un avec l’autre, jusqu’à ce qu’ils réussissent à maîtriser leur dépendance. Rachel décrit cette décision comme étant [traduction] « [l]’une des décisions les plus difficiles que nous ayons eu à prendre, mais nous savions que c’était la meilleure chose à faire pour notre enfant à naître ». L’enfant, un fils (H.), est né en juin 2013. Au moment de la naissance de leur fils, Rachel avait réussi à surmonter efficacement ses problèmes de toxicomanie et autres problèmes; elle fut donc autorisée à conserver la garde de H. Lorsque le demandeur a présenté sa demande pour motifs d’ordre humanitaire en 2016, Rachel était sobre depuis trois ans et elle poursuivait ses traitements pour ses problèmes de toxicomanie et de santé mentale.

[15]  Malheureusement, le demandeur faisait toujours un grand usage de drogues. Il a donc été séparé non seulement de Rachel et de H., mais aussi parfois de ses deux autres enfants, car sa mère surveillait avec soin ses contacts avec eux.

[16]  En avril 2015, le demandeur a été arrêté et accusé de possession de méthamphétamine en vue d’en faire le trafic et de plusieurs autres infractions. Il a été incarcéré en attendant le règlement des chefs d’accusation. En septembre 2016, il a plaidé coupable à l’accusation de possession de méthamphétamine en vue d’en faire le trafic et à d’autres chefs d’accusation. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 19 mois, en plus de sa détention présentencielle. Il s’agissait de la plus longue peine d’emprisonnement reçue par le demandeur. Le demandeur purgeait cette peine lorsqu’il a présenté sa demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[17]  Le demandeur avait déjà tenté à plusieurs reprises de vaincre ses problèmes de dépendance, mais toujours sans succès. Cependant, durant son incarcération consécutive à son arrestation en avril 2015, il a finalement décidé de s’attaquer à son problème de drogue. Il a participé à des programmes de traitement des toxicomanies et cela a semblé lui être bénéfique. Le demandeur a commencé ces programmes au Centre correctionnel Maplehurst, où il était détenu après son arrestation, et il les a poursuivis au Centre correctionnel du Centre-Est où il a été transféré après sa condamnation. Le dossier qui a été présenté à l’agente comprenait des rapports favorables du Centre correctionnel du Centre-Est sur la participation du demandeur à des programmes de traitement des toxicomanies, sur sa conduite durant son incarcération, ainsi que sur son emploi dans l’établissement.

[18]  Ayant été informée des mesures prises par le demandeur pour surmonter ses problèmes de dépendance, Rachel a repris contact avec lui.

[19]  Rachel a écrit une longue lettre à l’appui de sa demande pour motifs d’ordre humanitaire. Dans sa lettre, elle décrit notamment les difficultés auxquelles elle et le demandeur ont eu à faire face, ainsi que leurs efforts pour vaincre leurs problèmes de toxicomanie. Voici ce qu’elle écrit : [traduction« Je crois que Reggie m’a sauvé la vie. Lui et sa famille, peut-être sans le savoir, m’ont aidé à rebâtir ce qu’il restait de ma vie. Le perdre maintenant, alors que je pourrais l’aider à mon tour, serait très cruel et injuste. Je sais qu’il a fait des erreurs, et lui aussi le sait. Mais ses erreurs ne définissent pas qui il est. Et je crois qu’il peut réussir à surmonter ces problèmes. »

[20]  Des efforts ont été faits afin de trouver un programme de traitement des toxicomanies en établissement à Toronto, auquel le demandeur pourrait être admis après sa mise en liberté. Cependant, la requête du demandeur visant à surseoir à son renvoi a été rejetée. Selon ce qui m’a été dit, le demandeur a été renvoyé aux Philippines en novembre 2017.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[21]  La demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire était fondée sur quatre éléments principaux : les liens familiaux du demandeur au Canada; l’établissement du demandeur au Canada; l’intérêt supérieur des trois enfants du demandeur; et les difficultés auxquelles le demandeur ferait face aux Philippines en raison de la conjoncture économique défavorable, de l’absence de programmes de traitement des toxicomanies accessibles et de la violence envers les consommateurs de drogues dans ce pays. La demande a été rejetée par une agente d’immigration principale le 14 août 2017.

[22]  En ce qui a trait aux liens familiaux et à l’établissement du demandeur au Canada, l’agente a tenu compte du fait que le demandeur avait vécu dix ans au Canada, que des membres de sa famille y vivaient et que le demandeur avait eu quelques emplois durant cette période, tous des éléments favorables à son établissement. L’agente a toutefois noté que l’absence d’éléments de preuve attestant d’un emploi et d’un lieu de résidence stables, d’un schéma de gestion et d’épargne financières et d’un niveau d’interdépendance entre le demandeur et sa famille [traduction] « réduisait l’importance accordée au degré d’établissement [du demandeur] ».

[23]  L’agente a reconnu l’importance du critère de l’intérêt supérieur des enfants et le poids considérable qui doit y être accordé dans les demandes pour considérations d’ordre humanitaire, en précisant toutefois que ce critère n’est pas nécessairement déterminant. Elle a examiné les éléments de preuve sur la relation entre le demandeur et ses enfants. Elle a aussi noté que la mère du demandeur avait permis au demandeur de rendre visite à V. et à C. pendant qu’il se faisait traiter pour ses problèmes de toxicomanie. L’agente a noté que le demandeur était retourné vivre chez sa mère, entre août 2013 et mars 2014, et qu’il avait alors joué un plus grand rôle dans la vie de ses deux enfants. L’agente a reconnu que le demandeur voulait prendre soin de ses enfants et faire partie de leur vie, et que les enfants s’ennuyaient de leur père et souhaitaient qu’il vive avec eux de façon permanente.

[24]  Tout en admettant qu’il est difficile de séparer un parent de son enfant, l’agente n’était pas convaincue que [traduction] « l’issue de la demande aura une incidence sur l’intérêt supérieur des enfants », puisque V. et C. avaient été placés sous la garde des services de protection de l’enfance [traduction] « qui ont raisonnablement pris en compte leur intérêt supérieur ». L’agente a aussi noté que la mère, le frère et les tantes du demandeur [traduction« participent tous à la procédure de garde auprès de la société d’aide à l’enfance, ce qui permet raisonnablement de croire qu’ils sont en mesure de répondre à l’intérêt supérieur des enfants ». L’agente a accordé peu d’importance aux allégations du demandeur concernant sa relation continue avec sa mère et ses enfants, en raison de l’absence de preuve objective. Plus précisément, l’agente a mentionné qu’une lettre des tantes du demandeur n’était pas un document sous serment; que le demandeur n’avait présenté aucune preuve qu’il avait maintenu une correspondance avec ses enfants durant sa plus récente incarcération; et que la mère du demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve sur les effets que le renvoi du demandeur aurait sur ses enfants.

[25]  En ce qui concerne H., l’agente a dit douter qu’il soit véritablement le fils du demandeur. Quoi qu’il ne soit, quelle que soit leurs liens biologiques, l’agente a conclu que H. est actuellement sous la garde de sa mère qui [traduction] « veille raisonnablement à l’intérêt supérieur de l’enfant ». L’agente a aussi noté qu’il n’y avait eu pratiquement aucun contact entre Rachel et le demandeur entre 2012 et 2015, une période qui comprend les deux premières années de vie de H.

[26]  L’agente a accordé une [traduction] « certaine importance » à l’union de fait entre le demandeur et Rachel, mais n’a pas été convaincue que leur niveau d’interdépendance justifiait une dispense. Tout en admettant que Rachel avait écrit au demandeur et lui avait apporté une aide depuis son incarcération, l’agente a conclu que le demandeur était délibérément resté en dehors de la vie de Rachel pendant la réadaptation de cette dernière. L’agente a également conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de preuve attestant qu’ils avaient l’intention de vivre de nouveau ensemble ou qu’ils avaient vécu ensemble lorsque le demandeur n’était pas en prison.

[27]  En ce qui a trait aux antécédents criminels du demandeur, l’agente a relevé la déclaration du demandeur où il disait que les infractions qu’il avait commises étaient [traduction] « liées à sa toxicomanie et à son besoin de trouver de l’argent pour satisfaire sa dépendance ». L’agente a reconnu le combat du demandeur avec la drogue et les efforts qu’il a faits dans le cadre de son programme de réadaptation et grâce auxquels le demandeur ne consomme plus de drogue depuis 2015. Bien que l’agente ait mentionné que le demandeur a assumé la responsabilité des conséquences de ses actes et semblait avoir fait des progrès vers une vie d’abstinence, [traduction] « ses antécédents criminels s’échelonnant sur une période de dix ans ne penchent pas en faveur de sa demande de dispense. Sa liste de chefs d’accusation et de condamnations est longue, les infractions sont graves et le demandeur est actuellement incarcéré. »

[28]  Enfin, l’agente a pris en compte la situation aux Philippines. L’agente a pris acte des observations de l’avocat selon lesquelles [traduction] « le nouveau président du pays a recours à des pratiques brutales et inhumaines pour s’attaquer aux problèmes de drogue et à la criminalité » et la police « a carte blanche pour commettre des homicides extrajudiciaires en toute impunité », en particulier envers les narcotrafiquants et les toxicomanes. L’agente a également pris acte de l’observation de l’avocat qui disait que, [traduction] « si le demandeur réussit à échapper aux escadrons de la mort qui sillonnent les rues, il sera probablement arrêté et placé dans une prison où les conditions de détention sont parmi les pires en Asie ».

[29]  L’agente a reconnu la [traduction] « situation loin d’être idéale dans le pays en cause » et « la position du gouvernement sur les problèmes de drogue et de criminalité aux Philippines ». L’agente a toutefois conclu que l’argument du demandeur, selon lequel il est probable qu’il récidiverait à son retour aux Philippines et qu’il serait, de ce fait, exposé aux risques précités, était [traduction] « conjectural ». L’agente a jugé que les éléments de preuve présentés par le demandeur étaient insuffisants pour conclure qu’il serait considéré par les autorités comme un toxicomane, qu’il ne consommait plus de drogues depuis 2015 et qu’il [traduction] « était aujourd’hui plus conscient de ses problèmes de toxicomanie ». L’agente a aussi conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que le demandeur ne pourrait obtenir de soutien en rétablissant les liens avec son frère, sa grand-mère et son père qui vivent toujours aux Philippines. Tout en reconnaissant que le demandeur pourrait avoir de la difficulté à trouver un emploi, l’agente a noté que le diplôme d’études secondaires du demandeur, ses études postsecondaires, sa connaissance de l’anglais, son expérience de travail au Canada et sa famille aux Philippines étaient tous des facteurs qui jouaient en faveur de sa réintégration aux Philippines.

[30]  En se basant sur tous ces éléments, l’agente a rejeté la demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[31]  Le 7 novembre 2017, l’avocat du demandeur a demandé que la décision soit réexaminée, parce qu’une lettre de la mère du demandeur avait par inadvertance été omise de la demande initiale. Dans cette lettre, la mère décrivait, entre autres, la vie du demandeur au Canada, les effets de sa dépendance aux drogues, son rôle dans la prise en charge de V. et de C. ainsi que les conséquences que pourrait avoir l’expulsion du demandeur sur ses enfants.

[32]  Le 29 novembre 2017, l’agente a rendu une décision dans laquelle elle disait avoir pris en compte la lettre de la mère du demandeur, mais que sa décision restait inchangée. L’agente a réitéré que l’intérêt supérieur de l’enfant est un critère important, mais non déterminant. Dans une évaluation globale, ce critère doit être [traduction] « évalué et soupesé en regard de l’ensemble des autres critères en cause ». L’agente a noté que [traduction] « la situation fâcheuse du demandeur est très regrettable, son problème de toxicomanie ayant mené à un casier judiciaire qui a débuté en 2007, un an après son arrivée au Canada, et qui s’est poursuivi jusqu’à sa présente incarcération ». L’agente a admis qu’il serait dans l’intérêt supérieur de tout enfant de maintenir une présence effective avec son père; cependant, la situation actuelle du demandeur, et celle de ses enfants, réduisaient l’importance de ce critère. Les enfants ont été confiés à la garde de la mère du demandeur et aucun élément de preuve n’indique que cela changera. L’agente n’était pas convaincue que la détresse des enfants, décrite par la mère du demandeur, était suffisante pour l’emporter sur les autres critères justifiant le refus de la demande.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[33]  La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son évaluation de la toxicomanie du demandeur?

  3. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son appréciation des risques auxquels serait exposé le demandeur s’il retournait aux Philippines?

  4. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par sa décision de renvoyer le demandeur?

V.  CADRE LÉGISLATIF

[34]  Le paragraphe 36(1) de la LIPR stipule qu’un résident permanent ou un ressortissant étranger est déclaré interdit de territoire pour « grande criminalité » s’il a commis une infraction répondant aux critères qui y sont énoncés. Ainsi qu’il a été mentionné à maintes reprises, cette disposition définit une forme de contrat social. En échange de la possibilité de résider au Canada, les résidents permanents (et les ressortissants étrangers) ne doivent pas commettre d’infractions criminelles graves (au sens de la loi). La LIPR reconnaît les nombreux avantages de l’immigration pour le Canada et reconnaît également que « le succès de l’intégration des résidents permanents implique des obligations mutuelles pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne », notamment l’obligation des premiers d’éviter la grande criminalité (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, aux paragraphes 1 et 2 [Tran]; voir aussi le paragraphe 3(1) de la LIPR). La LIPR « vise à permettre au Canada de profiter des avantages de l’immigration, tout en reconnaissant la nécessité d’assurer la sécurité et d’énoncer les obligations des résidents permanents » (Tran, au paragraphe 40). Lorsqu’un résident permanent commet une grave infraction criminelle, cette violation du contrat social peut donner lieu non seulement aux conséquences imposées par les tribunaux pénaux, mais aussi à la perte de son statut d’immigrant et à son renvoi du Canada.

[35]  L’obligation d’éviter de commettre des infractions criminelles graves pour ne pas en subir les conséquences négatives sur le plan de l’immigration s’applique également à tous les résidents permanents (et ressortissants étrangers). Cela dit, l’application uniforme de ce principe dans tous les cas peut mener parfois à une injustice ou une iniquité. Le paragraphe 25(1) de la LIPR se veut une mesure de protection pour éviter cela.

[36]  Cette disposition autorise ainsi le ministre à accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut accorder à cet étranger le statut de résident permanent ou le dispenser de tout critère ou de toute obligation applicable de la loi. Pareille mesure de réparation n’est toutefois accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Ces considérations s’entendent notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 41).

[37]  Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites à l’annexe I des présents motifs.

[38]  Une demande pour motifs d’ordre humanitaire est un exercice de pondération dans le cadre duquel un agent d’immigration, au nom du ministre, doit prendre en compte des facteurs différents et parfois divergents. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le demandeur invoque des considérations d’ordre humanitaire à l’appui d’une demande de dispense d’interdiction de territoire pour criminalité, l’agent doit examiner la politique d’intérêt public énoncée au paragraphe 36(1) de la LIPR en regard de la situation personnelle du demandeur, et décider si la dernière l’emporte sur la première et justifie l’octroi d’une dispense de la règle habituelle selon laquelle un motif de grande criminalité entraîne la perte du statut de résident permanent et l’expulsion du Canada.

[39]  Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61[Kanthasamy]), la Cour suprême du Canada propose une application du paragraphe 25(1) qui tient compte des objectifs d’équité qui sous-tendent cette disposition. La juge Abella, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a approuvé l’approche énoncée dans Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970), 4 A.I.A. 338, selon laquelle les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au paragraphe 13). Ce pouvoir discrétionnaire se veut une disposition souple visant à atténuer les effets d’une application rigide de la loi dans les cas appropriés (Kanthasamy, au paragraphe 19).

[40]  Selon les Lignes directrices ministérielles sur le traitement des demandes pour motifs d’ordre humanitaire, les agents d’immigration doivent déterminer si un demandeur serait exposé à des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Dans l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires ont établi que, bien que ces termes puissent être utiles pour décider s’il convient d’accorder une dispense dans un cas précis, il ne s’agit pas de la seule façon de formuler des motifs justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Les juges majoritaires ont plutôt conclu que les trois adjectifs « doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent » (au paragraphe 33).

[41]  Comme l’a également souligné la juge Abella, « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (Kanthasamy, au paragraphe 23). Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier (Kanthasamy, au paragraphe 25).

[42]  Le paragraphe 25(1) mentionne expressément que le décideur doit prendre en compte l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par une décision prise en application de cette disposition. L’application du principe de « l’intérêt supérieur » « dépend fortement du contexte » en raison « de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au paragraphe 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, au paragraphe 11 et Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27, au paragraphe 20). Ce principe doit donc être appliqué de manière à « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au paragraphe 35). La protection des enfants par l’application de ce principe signifie qu’il faut « décider de ce qui [...] dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au paragraphe 36, citant MacGyver c Richards (1995), 22 O.R. (3d) 481 (C.A.), p. 489).

VI.  DISCUSSION

1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[43]  Il est bien établi dans la jurisprudence que le refus d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la LIPR doit généralement être examiné en regard de la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy, au paragraphe 44; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 16). Cette norme de contrôle fondée sur la retenue reflète le fait que cette disposition prévoit un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles et que les décisions prises en application sont hautement discrétionnaires (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15).

[44]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). Ce contrôle « accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l’importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 63 [Khosa]). La cour de révision examine la décision quant « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle détermine « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Le rôle de la cour de révision n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve ni de substituer la conclusion qu’elle-même juge préférable (Khosa, aux paragraphes 59 et 61).

[45]  Le demandeur soutient que certains aspects de la décision de l’agente devraient être examinés selon la norme de la décision correcte. Je ne suis pas de cet avis. Aucune des circonstances justifiant l’application de cette norme de contrôle plus élevée (p. ex. une prétendue violation des principes d’équité procédurale) n’est présente en l’espèce. De plus, je conclus que l’agente a appliqué le bon critère selon le paragraphe 25(1) de la LIPR. Bien que je convienne avec le demandeur que la décision de l’agente est lacunaire sur certains aspects clés, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable permet de mettre clairement en lumière ces lacunes.

2. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son évaluation de la toxicomanie du demandeur?

[46]  Le demandeur soutient que l’agente n’a pas fait une analyse approfondie des conséquences de sa toxicomanie. Le défendeur soutient pour sa part que l’objection du demandeur n’est en fait qu’une plainte au sujet de l’importance que l’agente a accordée à ce critère et que la Cour ne devrait pas intervenir sur ce point. Si j’étais convaincu que l’agente a pleinement évalué les ramifications potentielles de ce critère pour déterminer l’importance qu’elle devait y accorder, j’aurais peut-être été d’accord avec le défendeur. Cependant, je n’en suis pas convaincu.

[47]  L’agente a reconnu que le demandeur [traduction] « avait manifestement un grave problème de dépendance à l’égard des drogues ». Bien que l’agente mentionne l’argument du demandeur selon lequel son casier judiciaire était [traduction] « lié à sa toxicomanie et à son besoin de trouver des moyens de financer sa dépendance », elle ne formule pas vraiment de conclusion sur ce point. Dans sa décision initiale, l’agente mentionne seulement que [traduction] « la liste des chefs d’accusation et des condamnations du demandeur est longue, que les infractions qu’il a commises sont graves et qu’il est actuellement incarcéré ». L’agente conclut, d’une manière plutôt indirecte, que [traduction] « les antécédents criminels du demandeur, qui s’échelonnent sur une période de dix ans, ne penchent pas en faveur de sa demande de dispense ». Elle n’examine jamais dans quelle mesure, le cas échéant, le casier judiciaire du demandeur est le résultat de sa dépendance.

[48]  Si elle avait accepté l’explication fournie par le demandeur pour justifier ses antécédents criminels – à savoir qu’ils étaient largement dus à son problème de toxicomanie – cela aurait peut-être atténué le caractère répréhensible de la conduite du demandeur. Combinée aux éléments de preuve sur les mesures prises par le demandeur pour s’attaquer à son problème de toxicomanie, cette explication pourrait aussi témoigner de la capacité de réadaptation du demandeur. Ces deux critères, en retour, sont pertinents pour mettre en balance les différents facteurs, conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR (voir Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84, 2002 CSC 3, au paragraphe 40, discutant des facteurs énoncés dans Ribic). Les antécédents criminels du demandeur sont la seule raison pour laquelle il a été interdit de territoire au Canada. À première vue, l’explication du demandeur pour justifier sa conduite criminelle est plausible. L’agente n’était peut-être pas tenue d’accepter cette explication, mais elle était tenue de formuler une conclusion, favorable ou défavorable, sur cette question essentielle.

[49]  Sur la demande de réexamen, l’agente semble admettre le fait que c’est le problème de toxicomanie du demandeur qui l’a amené à commettre des crimes. Bien que cela corrige une des lacunes de sa décision initiale, l’agente était toujours tenue d’examiner les répercussions de cette conclusion sur les facteurs devant être pris en compte dans l’évaluation de la demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Elle ne l’a pas fait.

[50]  Cette absence d’analyse influe également sur d’autres aspects de sa décision. À titre d’exemple, en soupesant les éléments de preuve sur l’établissement au Canada, l’agente n’a pas cherché à déterminer si le défaut du demandeur de conserver un emploi stable, d’établir un schéma de gestion et d’épargne financières, ainsi que de maintenir un lieu de résidence stable et des liens avec sa famille pouvait être attribuable à sa dépendance envers les drogues. Si ces circonstances étaient elles aussi le résultat de sa dépendance, elles auraient pu avoir une incidence sur l’importance à y accorder pour juger de l’établissement du demandeur au Canada et, partant, pour déterminer si une dispense pour motifs fondés sur l’équité devait être accordée. Cependant, l’agente n’a jamais examiné cette importante question. Elle a simplement jugé que ces circonstances réduisaient l’importance à accorder au degré d’établissement du demandeur au Canada.

[51]  De façon plus générale, même si l’agente a reconnu que le demandeur avait un [traduction] « grave problème de toxicomanie », elle n’a jamais examiné les difficultés que ce problème avait créées dans la vie du demandeur. Or, il est permis de penser que ces difficultés se sont répercutées sur bon nombre de facteurs pertinents à prendre à compte pour déterminer si le demandeur devrait être autorisé à rester au Canada malgré ses antécédents criminels. Cela a également une incidence directe quant à savoir si l’objectif d’équité sous-jacent du paragraphe 25(1) de la LIPR justifie une dispense dans le cas du demandeur. En l’absence d’une telle analyse, les motifs de l’agente manquent de transparence et d’intelligibilité sur un point important.

3. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son appréciation des risques auxquels serait exposé le demandeur s’il retournait aux Philippines?

[52]  Quelle que soit la manière dont on interprète les observations du demandeur présentées à l’appui de sa demande pour motifs d’ordre humanitaire, sa position est fondamentalement ambiguë. D’une part, le demandeur soutient qu’il a pris d’importantes mesures pour vaincre son problème de toxicomanie et qu’il a donc la possibilité de devenir un citoyen respectueux des lois et utile à la société canadienne. D’autre part, il prétend qu’en tant que consommateur de drogues il risque d’être victime de graves violations des droits de la personne s’il retourne aux Philippines. Ces deux arguments s’opposent, mais ils ne sont pas mutuellement incompatibles. Cependant, je suis d’avis que, bien que l’agente ait raisonnablement accordé de l’importance au premier raisonnement, elle s’en est servi de manière déraisonnable pour saper le second.

[53]  L’agente a décrit les conditions pour les consommateurs de drogues aux Philippines comme étant [traduction] « loin d’être idéales » – euphémisme, s’il en est – mais semble reconnaître que la situation dans le pays était un problème grave. De fait, d’après les éléments de preuve qui lui ont été présentés, elle ne pouvait raisonnablement pas conclure autrement. L’agente a néanmoins conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il serait exposé à des risques s’il retournait aux Philippines était « conjecturale ». L’agente a écrit ce qui suit : [traduction] « les éléments de preuve présentés par le demandeur sont insuffisants pour conclure qu’il sera considéré par les autorités comme un toxicomane, qu’il ne consomme plus de drogues depuis 2015 et qu’il est aujourd’hui plus conscient de ses problèmes de toxicomanie ».

[54]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnablement loisible à l’agente d’en venir à cette conclusion, d’après les éléments de preuve qui lui ont été présentés. Je ne suis pas de cet avis.

[55]  Des éléments de preuve montrent que le demandeur a fait de bons progrès pour vaincre son problème de toxicomanie. Il ne fait aucun doute que toutes les personnes concernées espèrent qu’il continuera sur cette voie. Le problème avec l’évaluation de l’agente est que celle-ci infère, à partir de ces éléments de preuve, que le demandeur ne fera pas face à des difficultés aux Philippines, sans avoir fait une analyse approfondie du risque de récidive du demandeur dans les circonstances particulières de cette affaire. Alors qu’il existe un risque de récidive pour tout toxicomane en rémission, ce risque pour le demandeur pourrait bien être exacerbé par la séparation qui résultera de son renvoi du Canada et par le fait d’être séparé de tous ceux qui le soutiennent ici. De plus, l’agente ne semble pas avoir tenu compte du fait que le demandeur s’est abstenu de consommer des drogues – un résultat louable en toutes circonstances – pendant qu’il était incarcéré. La capacité actuelle du demandeur de s’abstenir de consommer des drogues une fois en liberté n’a pas été évaluée. Le risque de récidive aux Philippines est également exacerbé par l’impossibilité d’avoir accès à des programmes de traitement des toxicomanies dans ce pays, un élément sur lequel d’abondants éléments de preuve ont été présentés à l’agente.

[56]  Lorsqu’on considère le dossier qui a été présenté à l’agente, on ne peut pas raisonnablement écarter le risque de rechute en disant que ce risque est purement « conjectural ». Et si le demandeur devait faire une rechute et recommencer à consommer des drogues aux Philippines, les éléments de preuve montrent qu’il serait exposé à un risque de graves violations des droits de la personne. En résumé, l’agente n’a jamais compris ni évalué les difficultés auxquelles le demandeur ferait face s’il était renvoyé aux Philippines (voir Mings-Edwards c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 90, au paragraphe 14; Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762, au paragraphe 29). Son défaut de le faire rend la décision déraisonnable.

4. L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par sa décision de renvoyer le demandeur?

[57]  Au moment de rendre une décision au sujet d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire faisant intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent d’immigration ne peut pas se contenter de mentionner que cet intérêt a été pris en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant « doit être “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au paragraphe 39, citant Legault, aux paragraphes 12 et 31 et renvoyant à Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, aux paragraphes 9 à 12). Une décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la LIPR sera jugée déraisonnable si l’intérêt supérieur des enfants touchés n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, au paragraphe 75). Cependant, ce qui constitue une prise en compte suffisante de l’intérêt supérieur d’un enfant touché dépend des éléments de preuve produits à l’appui de la demande.

[58]  Dans sa demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a fait valoir qu’il était dans l’intérêt supérieur de ses trois enfants qu’il soit autorisé à rester au Canada. Il s’agissait potentiellement d’un argument difficile à défendre. Le demandeur n’était le principal responsable d’aucun de ces enfants; il n’a pas semblé leur apporter un grand, voire quelque, soutien financier, et, au mieux, il n’a été présent dans leur vie que de façon intermittente. Il a néanmoins formulé des observations détaillées à l’appui de sa position et présenté ces observations avec les éléments de preuve.

[59]  Tout en admettant qu’il [traduction] « serait dans l’intérêt supérieur de tout enfant de maintenir une présence effective avec son père », l’agente a conclu que l’importance à accorder à l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par la décision en l’espèce [traduction] « est atténuée par la situation actuelle [du demandeur] et celle de ses enfants ». Ce critère était donc insuffisant pour [traduction] « compenser l’ensemble des autres critères pris en compte dans cette évaluation ».

[60]  Je suis d’avis que cette conclusion est entachée de plusieurs erreurs.

[61]  Premièrement, l’agente déclare qu’elle n’était [traduction] « pas convaincue que le résultat de la demande aura une incidence sur l’intérêt supérieur de V. et de C. ». Elle semble en être venue à cette conclusion parce que les dispositions relatives à la garde des enfants (leur « situation actuelle ») resteraient sans doute les mêmes si le demandeur était renvoyé du Canada. Si l’on présume, aux fins de la discussion, qu’il en serait ainsi, cela ne signifie pas pour autant que le renvoi du demandeur n’aura aucune incidence sur l’intérêt supérieur des enfants. À tout le moins, les enfants perdront la possibilité de créer des liens plus étroits avec leur père, ici au Canada (voir A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1170, aux paragraphes 28 et 29).

[62]  Deuxièmement, la mention par l’agente de la « situation actuelle » du demandeur doit faire référence au fait que celui-ci purgeait une peine d’emprisonnement au moment où la demande a été présentée. Bien que ce fait puisse expliquer pourquoi le demandeur ne jouait pas un plus grand rôle dans la vie de ses enfants à ce moment-là, l’agente n’a pas examiné comment cela pourrait changer lorsque le demandeur serait en liberté.

[63]  Troisièmement, l’agente a conclu de manière déraisonnable que le demandeur n’a pas fourni [traduction] « d’éléments de preuve suffisants pour indiquer que le résultat de la demande aura une incidence sur l’intérêt supérieur [de H.] ». L’agente a même dit douter que H. soit le fils du demandeur, même si personne d’autre n’avait soulevé ce doute (outre la mère du demandeur qui l’a fait une fois, dans un commentaire qui a très bien pu être formulé de manière désinvolte dans un contexte très différent). Quoi qu’il en soit, l’agente était convaincue que Rachel pouvait, à elle seule, raisonnablement veiller à l’intérêt supérieur de H. Cependant, l’agente n’a pas tenu compte des raisons pour lesquelles cet arrangement avait été pris au départ (c.-à-d. les efforts faits par Rachel pour vaincre sa propre dépendance). Outre les fondements plutôt minces sur lesquels l’agente s’appuie pour mettre en doute le fait que le demandeur soit le père de H., les premières années de vie de H. et la relation entre le demandeur et H. auraient dû faire l’objet d’une analyse beaucoup plus poussée que celle menée par l’agente pour déterminer l’intérêt supérieur de H.

[64]  Les éléments de preuve laissent croire que les enfants du demandeur revêtent de l’importance pour lui. Il regrette sincèrement les décisions qu’il a prises et qui, dans une large mesure, ont fait en sorte qu’il soit séparé de ses enfants. Il espère pouvoir créer des liens plus étroits avec ses enfants dans l’avenir, un souhait partagé par les personnes qui ont actuellement la charge des enfants. Certes, la simple existence de liens étroits avec un enfant « ne fait pas d’une issue positive une conclusion considérée comme acquise », en particulier lorsque le demandeur n’est pas le principal responsable de l’enfant ni son soutien financier (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 30). Cela était toutefois un élément important de la demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. Compte tenu des erreurs que j’ai relevées dans l’approche utilisée par l’agente, je ne suis pas convaincu que ses conclusions concernant l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par la décision appartiennent aux issues raisonnables et raisonnables.

VII.  CONCLUSION

[65]  Pour ces motifs, la demande présentée par le demandeur en application du paragraphe 25(1) de la LIPR doit être réexaminée.

[66]  Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification. Je conviens que cette affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3734-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agente d’immigration principale, datée du 14 août 2017 (et confirmée le 29 novembre 2017), est annulée et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre agent d’immigration.

  3. Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« John Norris »

Juge


ANNEXE I

DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

[…]

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3734-17

 

INTITULÉ :

REGGINOLD MAGSANOC c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 août 2018

 

COMPARUTIONS :

Clifford McCarten

 

Pour le demandeur

Alexis Singer

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarten Wallace Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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