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Date : 20180830


Dossier : T-442-18

Référence : 2018 CF 875

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

C.C. JENTSCH CELLARS INC.

demanderesse

et

O’ROURKE FAMILY VINEYARDS LTD. ET SUREWAY CONSTRUCTION GROUP LTD.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les défenderesses présentent trois requêtes à la Cour en vue de trancher ce qui suit :

  • a) Un appel en vue d’annuler l’ordonnance du protonotaire Aalto datée du 25 juillet 2018, ayant refusé la production de certains documents demandés par la demanderesse par requête datée du 18 juillet 2018, sollicités aux paragraphes 1, 2 et 3 de cette requête;

  • b) Faire en sorte que la présente demande soit instruite comme une action;

  • c) Accorder l’autorisation de déposer l’affidavit de Mme Ruth Cordin, assermentée le 21 août 2018.

[2]  Pour les motifs ci-dessous, les trois requêtes sont rejetées et les dépens, adjugés à la demanderesse.

I.  Énoncé des faits

[3]  La présente demande concerne, entre autres, la commercialisation trompeuse, tant en common law qu’en application de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, LRC (1985), c T-13.

[4]  La demanderesse produit, commercialise et vend le vin nommé « THE CHASE » dans la région de l’Okanagan en Colombie-Britannique, qui est décrit comme son « vin porte-étendard ». La demanderesse produit ce vin depuis 2012.

[5]  En 2017, les défenderesses ont commencé à produire des vins dans une vinerie nommée la Chase Winery dans le district du lac de l’Okanagan, et ont publicisé, commercialisé et vendu une sélection de vins sous le nom de « The Chase Wines ».

[6]  Conformément à la décision du protonotaire Aalto, et dans les documents déposés dans la requête par les parties, à l’appui de la présente demande, la demanderesse a déposé les affidavits d’un propriétaire, C. C. Jentsch, les affidavits de Rayna Corner et de Philippe Daigle, qui sont des représentants en vin et distributeurs de vin, l’affidavit de Daenna Van Mulligin, sommelière et journaliste du vin, l’affidavit de Laura Dierdorf, directrice générale d’un magasin de vins et spiritueux à Oliver, en Colombie-Britannique, et les affidavits de Terry David Mulligan et de Christine Coletta.

[7]  Avant le contre-interrogatoire de M. Jentsch, de Mme Rayna Corner et de M. Philippe Daigle, l’avocat des défenderesses a signifié à chacun d’eux une assignation à comparaître obligeant chaque témoin à produire une longue liste de documents dans le cadre du contre-interrogatoire. Ces listes comprenaient des registres de stockage, des registres comptables et de production, des ententes relatives à la vente et à la distribution ainsi que des relevés d’inventaire pour chaque vin produit par la demanderesse, des cartes de vignobles, les documents de promotion pour tous les produits, et des copies de toutes les publicités à la radio pour tous les produits.

[8]  Plus de 500 pages de documents promotionnels, de fiches de vente, de brochures, de notes de dégustation, de données relatives à la production et aux ventes et d’autres documents ont été produits initialement dans les affidavits déposés. Bien qu’elle se soit opposée à un certain nombre de catégories de documents demandés, la demanderesse a produit 135 pages de documents en réponse à l’assignation à comparaître des défenderesses.

[9]  Le protonotaire a conclu que les documents supplémentaires demandés par les défenderesses dans leur requête du 17 juillet 2018 étaient, en grande partie, dénués de toute pertinence.

[10]  En réponse à l’argument des défenderesses selon lequel les documents demandés étaient nécessaires pour [traduction] « vérifier la véracité des allégations contenues dans les affidavits », en particulier pour savoir si THE CHASE est un vin « porte-étendard », le protonotaire Aalto a constaté que [traduction] « [p]eu importe qu’il s’agisse d’un vin porte-étendard ou non, il ne s’agit pas là d’une question en litige et cela ne permet pas de déterminer s’il y a contrefaçon de la prétendue marque de commerce non déposée sous le vocable THE CHASE utilisé par la demanderesse ». En réponse à l’argument des défenderesses selon lequel les documents demandés sont nécessaires pour quantifier la demande en dommages-intérêts, le protonotaire Aalto a été informé par la demanderesse qu’elle ne cherche pas à obtenir des dommages-intérêts pour perte de profits, et, quoi qu’il en soit, le protonotaire Aalto a conclu que le juge du procès est le mieux placé pour traiter de cette question et pour donner toute directive qu’il juge nécessaire par renvoi.

[11]  Le protonotaire Aalto a également conclu que les documents demandés par les défenderesses ne se rapportent pas aux questions à trancher et s’apparentent à un interrogatoire à l’aveuglette et même à un abus de procédure.

II.  Appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire du 25 juillet 2018

[12]  Les parties ont convenu que la norme de contrôle à l’égard du présent appel concernant la décision du protonotaire quant à la question de savoir si les documents doivent être produits en contre-interrogatoire est celle de l’erreur manifeste et dominante, à moins qu’il y ait une question de droit isolable, auquel cas, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Hospira Health Care Corporation c Kennedy Institute of Rheumatory, 2016 CAF 215, au paragraphe 66; Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87, au paragraphe 7).

[13]  Les défenderesses soutiennent que le protonotaire a commis une erreur de droit en concluant que la portée de la production des documents lors du contre-interrogatoire des déposants dans la présente cause est très limitée et, par conséquent, la norme de contrôle devrait être celle de la décision correcte.

[14]  Les défenderesses exposent, en outre, la thèse voulant que le protonotaire ait commis une erreur de fait et de droit en concluant que les documents refusés dans leur requête n’étaient pas pertinents aux questions en litige.

[15]  Compte tenu de l’argument qu’elle a avancé en l’espèce et devant le protonotaire, je suis d’accord avec la demanderesse que les défenderesses ont commis plusieurs erreurs factuelles :

  • a) M. Jentsch n’a pas [traduction] « globalement refusé» de produire les documents demandés (paragraphe 26) et, en fait, n’a pas formulé de commentaire à l’égard des catégories requises en matière de production par les assignations à comparaître de Mme Corner et de M. Daigle (paragraphe 28). M. Jentsch s’est seulement opposé à certaines demandes ou parties de demandes particulières, et a explicitement déclaré [traduction] « Nous traitons chaque demande à laquelle nous nous opposons une à la fois ». Les témoins de M. Jentsch ont produit environ 135 pages de documents supplémentaires.

  • b) Contrairement au paragraphe 34, Mme Corner n’a pas confirmé qu’elle avait en sa possession des documents demandés qui n’ont pas été produits. Elle n’a pas indiqué qu’il y avait des fiches de vente plus récentes, mais a dit qu’elle a cessé d’utiliser des fiches de vente et que [traduction] « ce sont les fiches de vente dont je dispose », faisant référence aux fiches qu’elle avait produites. Elle n’a pas dit qu’elle utilisait d’autres documents promotionnels, mais a plutôt affirmé qu’elle personnalise ses courriels selon le client en fonction de ce qu’il a demandé.

  • c) Contrairement au paragraphe 35, M. Daigle n’a pas confirmé qu’il avait en sa possession des documents demandés qui n’ont pas été produits. Il a dit qu’il lui arrivait [traduction] « parfois » d’avoir en sa possession certaines brochures (questions 35 et 37); et [traduction] « ce que vous voyez est ce que j’ai en main » (faisant référence à un échantillon représentatif d’une vieille brochure) (question 48). Il a également dit que la commercialisation ne faisait pas partie de ses tâches et que ces types de documents émanent de M. Jentsch (questions 89 et 90). M. Jentsch a produit des centaines de pages de ses documents de commercialisation tant dans son affidavit initial qu’avant de subir un contre-interrogatoire.

  • d) Contrairement aux paragraphes 36 et 38, M. Jentsch n’a pas confirmé qu’il avait en sa possession et sous son contrôle d’autres documents qui n’ont pas été produits. En ce qui concerne certaines publicités à la radio auxquelles il a renvoyé, il a dit [traduction] « Je n’ai rien vu de ce qu’ils [Bell Radio] ont fourni ». (question 15). En ce qui concerne en règle générale tous ses documents promotionnels, y compris la publicité à la radio, il a dit [traduction] « C’est peut-être enterré. Mais si je n’ai pas été en mesure de les fournir, alors je n’ai pas pu les trouver » (question 53).

[16]  Plus important encore, contrairement aux arguments des défenderesses, le protonotaire n’a pas appliqué le mauvais critère pour la portée de la production de documents lors d’un contre-interrogatoire. Il s’est appuyé à bon droit sur les principes dégagés des décisions Autodata et Merck Frosst, et a expressément déclaré que, bien que la production de documents lors d’un contre-interrogatoire puisse avoir une large portée, cette production ne devient pas un interrogatoire à l’aveuglette et est plus limitée que la production de documents au cours d’un interrogatoire préalable – il s’agit là du bon critère (Autodata Ltd c Autodata Solutions Co, 2004 CF 1361 [Autodata]; Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé) (1997), 80 CPR (3d) 550, aux paragraphes 4, 7 et 8).

[17]  Il a également reconnu que les contre-interrogatoires peuvent déborder du cadre de l’affidavit – les défenderesses commettent tout simplement une erreur dans leur description de l’approche adoptée par le protonotaire Aalto à l’égard de la portée de la production documentaire en l’espèce, et, à ce titre, le critère à appliquer est de savoir si le protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante en rendant sa décision.

[18]  Ainsi, le commentaire formulé par le protonotaire sur la nécessité pour les défenderesses de prendre certaines mesures procédurales si elles souhaitaient s’assurer de leur capacité à faire progresser une défense pleine et entière, bien que peut-être pas nécessaire, ne fait que confirmer que la présente procédure n’a pas seulement commencé en tant que demande par opposition à une action, mais elle a progressé à un stade où des affidavits ont été déposés et que des contre-interrogatoires ont eu lieu; il est donc trop tard pour se plaindre qu’un interrogatoire préalable dans le cadre d’une action aurait peut-être permis la production de documents supplémentaires – ce navire a déjà quitté le port, comme nous en parlons plus en détail ci-dessous.

[19]  Il ne fait aucun doute que pour avoir gain de cause dans une action en commercialisation trompeuse, la demanderesse doit satisfaire les trois volets du critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120 :

  • a) Elle doit établir l’existence d’un achalandage ou d’une réputation relativement aux produits ou services qu’il fournit;

  • b) Elle doit établir que le public a été induit en erreur par une représentation trompeuse;

  • c) Le titulaire de la marque de commerce doit établir qu’il a subi un préjudice réel ou possible.

[20]  Il est également acquis en matière jurisprudentielle que le fondement de la validité d’une marque de commerce comprend la nécessité pour la marque d’avoir un caractère distinctif provenant d’une seule source de cette marque telle qu’elle est utilisée en liaison avec des marchandises ou services (Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, aux paragraphes 65 à 67).

[21]  La vraie plainte par les défenderesses repose sur la portée des documents pertinents à produire. Ce qu’elles semblent mal comprendre est que non seulement la pertinence ne se limite pas à ce qui est plaidé, mais elle ne se restreint pas à la question de savoir si le document peut raisonnablement contenir des renseignements qui peuvent, directement ou indirectement, permettre à la partie exigeant sa production d’avancer sa propre cause ou de nuire à la cause de la partie adverse. En outre, la Cour doit user de son pouvoir discrétionnaire pour s’assurer que la proportionnalité est un facteur et pour éviter des productions de documents indûment lourdes.

[22]  Les défenderesses ont déclaré à l’audience que, bien que leur appel ait reposé en grande partie sur la production de certains documents, elles ne sont maintenant qu’à la recherche de tous les documents liés aux activités promotionnelles, financières et de production pour tous les vins de la demanderesse.

[23]  Leur demande concernant les documents relatifs à tous les vins produits par la demanderesse depuis 2012 est, quoi qu’il en soit, beaucoup trop large et non pertinente, y compris les registres financiers, les registres de production et les documents promotionnels; une telle demande est à l’évidence un interrogatoire à l’aveuglette et constitue un abus de procédure.

[24]  En outre, comme l’a souligné l’avocat de la demanderesse, les ONGLETS D et E de l’affidavit de M. Jentsch fournissent effectivement des données sur la production pour tous les vins de la demanderesse, y compris le vin THE CHASE produit de 2013 à 2016, et sur la distribution du vin THE CHASE de septembre 2013 à janvier 2018.

[25]  Ainsi, étant donné que la demanderesse ne demande pas de dommages-intérêts pour perte de profits, le protonotaire a eu raison sur ce point également. L’idée que les défenderesses doivent avoir droit à tous les documents financiers de la demanderesse est tout simplement fausse. Il n’appartient pas à la Cour d’interpréter ce qui serait une production de documents raisonnable et pertinente de façon à en restreindre la portée lorsqu’une partie fait des demandes étendues qui vont bien au-delà de ce qui est acceptable – en l’espèce, les défenderesses ont insisté sur le fait de maintenir leur demande pour tous ces documents.

[26]  Les autres vins produits par la demanderesse ne sont pas pertinents; c’est la réputation de la marque de commerce THE CHASE utilisée avec le vin de la demanderesse dans la région de l’Okanagan et en Colombie-Britannique que la demanderesse doit établir, et que les activités des défenderesses ont induit ou sont susceptibles d’induire en erreur ou ont causé ou sont susceptibles de causer des dommages en conséquence. La question de savoir si d’autres vins sous d’autres étiquettes peuvent également jouir d’une réputation ne revêt aucune importance, et n’a aucune incidence sur la probabilité de tromperie ou sur le calcul des dommages pertinents en l’espèce.

[27]  Comme pour le deuxième volet du critère en vue d’établir la commercialisation trompeuse, là encore, c’est à la demanderesse de démontrer que l’utilisation de la marque THE CHASE par elle pour le vin de la région de l’Okanagan et l’utilisation par les défenderesses du vocable « The Chase Winery » ou « Chase » pour les vins de la région de l’Okanagan pourrait entraîner une confusion quant à la source, de telle sorte que le public est induit en erreur en raison d’une représentation trompeuse par les défenderesses, ce qui causerait des dommages réels ou possibles à la demanderesse. Les documents demandés refusés par le protonotaire n’ajoutent rien aux questions en vue d’un examen approprié et raisonnable par le juge du procès et ont été à bon droit refusés.

[28]  Un dernier mot sur l’étendue de la production documentaire : la nécessité de la proportionnalité est essentielle pour limiter les demandes abusives et intrusives concernant de prétendus documents « pertinents », et les défenderesses ont dépassé les limites raisonnables dans le cadre de la présente affaire de commercialisation trompeuse relativement simple et claire.

III.  La conversion de la demande en une action

[29]  Comme je l’ai indiqué plus haut dans la présente décision, le navire a déjà quitté le port en ce qui a trait à toute possibilité de convertir la présente instance en une action. Des affidavits ont été échangés, des contre-interrogatoires ont eu lieu, et contrairement à l’affirmation des défenderesses qu’il s’agit d’une question complexe, ce n’est pas le cas. Il s’agit d’un cas simple n’exigeant pas plus que de deux à trois jours d’audience sur le fond. La Cour d’appel fédérale a reconnu que dans des causes comme celle-ci, une procédure rapide et proportionnée est mieux servie par voie de demande sur la foi d’un dossier écrit, que dans le cadre d’une procédure en première instance (BBM Canada c Research in Motion Limited, 2011 CF 960, au paragraphe 28 [BBM]).

[30]  Si l’on tient compte de tous les facteurs à considérer dans le cadre d’une requête en conversion d’une demande en une action, je suis d’accord avec la demanderesse que les défenderesses ont échoué à tous les niveaux (BBM, au paragraphe 19) :

  1. L’on ne devrait pas intervenir dans le choix de procédure de la demanderesse;
  2. Les parties ont suivi la procédure de demande jusqu’à maintenant, y compris en s’appuyant sur une preuve par affidavit et en contre-interrogeant des témoins;
  3. Les défenderesses ont demandé et reçu de nombreux documents supplémentaires en vue de procéder à ces contre-interrogatoires, et des documents non pertinents ne seront pas produits;
  4. Aucune mesure n’a été prise par la demanderesse qui fait obstacle au droit des défenderesses de présenter complètement et équitablement leur défense quant à la demande.
  5. Les déposants de la demanderesse sont chacun directement concernés par les questions; la demanderesse n’a pas fait défaut de produire des documents pertinents, et il n’y a pas eu ingérence injustifiée de la part de l’avocat de la demanderesse;
  6. La demande soulève trois questions principales : l’existence d’un achalandage relativement à la marque THE CHASE, le risque de confusion, et les dommages-intérêts réels ou possibles, et ce ne sont pas là des questions complexes;
  7. Il n’y a que deux parties principales à l’instance (et Sureway n’est nommée que parce qu’elle a enregistré le nom de domaine contesté utilisé par O’Rourke) et il n’y a pas de demandes reconventionnelles ni une multiplicité d’actes de procédure;
  8. Dans la mesure où il n’y a aucune question de crédibilité, ces questions sont faciles à régler sur la foi du dossier documentaire existant et par les admissions faites en contre-interrogatoire.

[31]  La requête en conversion de la présente demande en un procès est rejetée.

IV.  Autorisation de déposer le sondage de Mme Ruth Corbin

[32]  L’article 312 des Règles prévoit que les parties peuvent déposer des affidavits en plus de ceux produits dans la procédure de demande, plus précisément les affidavits déposés en application des articles 306 et 307 des Règles :

312 Une partie peut, avec l’autorisation de la Cour :

a) déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307;

b) effectuer des contre-interrogatoires au sujet des affidavits en plus de ceux visés à la règle 308;

c) déposer un dossier complémentaire.

[33]  L’arrêt Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd., 2002 CAF 503, prévoit que l’autorisation de déposer des affidavits supplémentaires en application de l’article 312 des Règles est accordée lorsque certains critères sont réunis :

[8] [...] [l]’article 312 des Règles prévoit qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer des affidavits complémentaires. Aux termes de cette règle, la Cour peut autoriser le dépôt d’affidavits complémentaires lorsque les conditions suivantes sont réunies :

i) Les éléments de preuve vont dans le sens des intérêts de la justice;

ii) Les éléments de preuve aideront la Cour;

iii) Les éléments de preuve ne causeront pas de préjudice grave à la partie adverse (voir Eli Lilly and Co. c Apotex Inc. (1997), 1997 CanLII 5475 (CFPI 76 C.P.R. 3d) 15 (1re inst.); Robert Mondavi Winery c Spagnol’s Wine & Beer Making Supplies Ltd. (2001), 2001 CanLII 22119 (FQ. 10 C.P.R. (4th) 331 (1re inst.)).

[9] De plus, lorsqu’il sollicite l’autorisation de déposer des documents complémentaires, le demandeur doit démontrer que les éléments de preuve qu’il cherche à produire n’étaient pas disponibles avant le contre-interrogatoire relatif aux affidavits de la partie adverse. Une partie ne peut se servir de l’article 312 des Règles pour diviser sa cause et elle est tenue de présenter la meilleure preuve le plus tôt possible (voir Salton Appliances (1985) Corp. c Salton Inc. (2000), 2000 CanLII 14828 (CF), 181 F.T.R. 146, 4 C.P.R. (4th) 491 (1re inst.); Inverhuron & District Ratepayers Assn. c Canada (Ministre de l’Environnement) (2000), 2000 CanLII 14848 (CF), 180 F.T.R. 314 (1re inst.)).

[34]  Pour obtenir l’autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires en application de l’article 312 des Règles, O’Rourke doit d’abord établir ce qui suit :

  1. La preuve est admissible;
  2. L’élément de preuve est pertinent à une question que la cour est appelée à trancher.

Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88, aux paragraphes 4 à 6.

[35]  Si ces deux conditions préalables sont satisfaites, O’Rourke doit alors convaincre la Cour qu’elle doit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire admettre la preuve supplémentaire « sur le fondement des éléments de preuve dont elle dispose et en appliquant les principes pertinents », à savoir :

  • a) Est-ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits en application de l’article 306 ou 307 des Règles, selon le cas, ou aurait-elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable?

  • b) Est-ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire?

  • c) Est-ce que l’admission des éléments de preuve entraînera un préjudice important ou grave pour l’autre partie?

Forest Ethics Advocacy Association, au paragraphe 4; Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd., précité.

[36]  Masterpiece nous rappelle que « les litiges coûtent cher ». Les tribunaux doivent veiller à ce que les preuves d’expert et les preuves par sondage qui ne sont ni nécessaires, ni pertinentes, et qui risquent de troubler leur attention ne viennent pas rallonger et compliquer le déroulement de l’instance » (Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, au paragraphe 76 [Masterpiece]).

[37]  Les défenderesses cherchent à produire la preuve par sondage supplémentaire de Mme Ruth Corbin, qui a réalisé un sondage en ligne auprès d’environ 75 personnes en Colombie-Britannique, 79 personnes en Alberta et 75 personnes dans le reste du Canada. Mme Corbin conclut que selon le sondage, seulement 8 % des personnes ont déclaré connaître un vin portant l’étiquette « THE CHASE », et seulement 2 % ont désigné l’emplacement en Colombie-Britannique où le vin portant l’étiquette « THE CHASE » est produit.

[38]  Le but évident du sondage est de tenter de prouver que la marque de commerce THE CHASE de la demanderesse n’a pas de caractère d’achalandage suffisant pour étayer une action en commercialisation trompeuse.

[39]  Selon les normes de Mme Corbin, la taille de l’échantillon du sondage est insuffisante pour être statistiquement significative. Dans son livre intitulé Trial by Survey : Survey Evidence and the Law (Toronto : Carswell, 2000), elle recommande une taille d’échantillon minimale de 400 personnes, tandis que Les normes canadiennes de la publicité a choisi un minimum recommandé de 300 personnes comme taille d’échantillon.

[40]  Je suis également d’accord avec la demanderesse que le sondage n’est pas fiable et n’a aucune utilité pour la Cour : [traduction]

  1. Le sondage auprès des personnes à l’extérieur de la Colombie-Britannique et de l’Alberta n’est pas pertinent – le territoire pertinent pour établir une réputation est la région de l’Okanagan et la Colombie-Britannique; le fait que les défenderesses ne vendent que du vin provenant de leur vinerie dans la région de l’Okanagan et dans des restaurants locaux ou des établissements de vente au détail qui s’y trouvent souligne que le territoire pertinent pour établir la commercialisation trompeuse est la région où le vin de marque THE CHASE de la demanderesse jouit d’une réputation et l’endroit où les activités supposément contrevenantes par les défenderesses ont eu lieu;
  2. Le fait que 75 personnes en Colombie-Britannique ne reconnaissent pas la marque THE CHASE comme étant associée à M. Jentsch n’a pas de valeur probante; ce qui importe est de savoir si la marque THE CHASE à titre de marque de commerce utilisée en liaison avec du vin et indiquant une seule source jouit d’une réputation dans la région de l’Okanagan et en Colombie-Britannique;
  3. De longs témoignages ont été fournis de même que les volumes de ventes relativement au vin THE CHASE de la demanderesse en Colombie-Britannique, et même si un petit pourcentage du marché pertinent reconnaît les signes d’une marque de commerce, cela revêt généralement de l’importance et est suffisant (Vancouver Community College Vancouver Career College v (Burnaby) Inc, 2017 BCCA 41, au paragraphe 39);
  4. Les défenderesses ont inclus les personnes qui avaient acheté une bouteille de vin au cours des six derniers mois, sans chercher à savoir si elles avaient déjà acheté ou considéré acheter du vin de la région de l’Okanagan ou de la Colombie-Britannique;
  5. L’exclusion de personnes provenant du secteur des vins et spiritueux est inappropriée, ce qui entraîne le choix d’un univers inapproprié (Ciba-Geigy Canada Ltd c Apotex Inc, [1992] 3 R.C.S. 120, aux paragraphes 133, 134b et 157e).

[41]  S’il est vrai que les résidents des autres coins du pays peuvent visiter la région de l’Okanagan, il est plutôt évident que toute tentative raisonnable ou probante d’établir une réputation ou de réfuter une telle réputation pour une marque de vin produite, distribuée et vendue dans la région de l’Okanagan et de la Colombie-Britannique se concentrerait sur ces régions. Un échantillon de seulement 75 personnes en Colombie-Britannique, ou de 154 si l’on inclut la Colombie-Britannique et l’Alberta, est fortement insuffisant pour tenir lieu de sondage représentatif ayant une quelconque valeur afin d’aider le juge du procès sur cette question.

[42]  Ce prétendu sondage n’est ni fiable ni nécessaire. La Cour peut, dans un cas comme en l’espèce, déterminer elle-même la réputation ou l’achalandage lié à la marque de commerce THE CHASE en vue d’une utilisation avec du vin de la région de l’Okanagan et de la Colombie-Britannique à partir de la preuve directe que constituent la publicité et les ventes au dossier et du témoignage direct des témoins, ainsi que des contre-interrogatoires sur ces dépositions le cas échéant.

[43]  Étant donné que mon rôle consiste à garantir que seule une preuve fiable et probante est présentée au juge du procès, je conclus que cette preuve doit être rejetée.

V.  Dépens

[44]  La demanderesse a eu gain de cause sur tous les aspects de ces trois requêtes. Le fait que l’un de ces aspects a fait l’objet d’une poursuite ne tient pas compte de la réalité de la communication de documents appropriés relativement aux contre-interrogatoires dans une demande, fait abstraction de la proportionnalité dans ce qui pourrait être à la rigueur considéré comme étant des demandes de documents raisonnables, n’était pas une procédure dans le cadre de laquelle une conversion à une action était justifiée, et ne sert qu’à retarder la procédure et augmenter la durée et les coûts nécessaires pour se rendre à une audience sur le fond.

[45]  J’ai examiné attentivement le projet de mémoire de frais de la demanderesse et dans les circonstances, je conclus qu’il est en règle générale juste et raisonnable, compte tenu de la conduite des défenderesses dans le cadre de ces requêtes. Un montant forfaitaire est approprié (Nova Chemicals c The Dow Chemical Company, 2017 CAF 25, au paragraphe 16). J’ai examiné la liste détaillée des éléments du Tarif pour les requêtes en appel de la décision du protonotaire et la conversion (40 000 $) et pour la requête visant à faire droit à l’affidavit de Mme Corbin (8 190 $) et je conclus qu’un montant forfaitaire de 24 000 $ est accordé à la demanderesse à l’égard des trois requêtes, payable quelle que soit l’issue de la cause.


ORDONNANCE dans le dossier T-442-18

LA COUR ORDONNE :

  1. Les trois requêtes des défenderesses sont rejetées;

  2. Les défenderesses ont jusqu’au 10 septembre 2018 pour déposer et signifier leur dossier de requête;

  3. Un montant forfaitaire de 24 000 $ est accordé à la demanderesse pour ce qui est des trois requêtes, payable quelle que soit l’issue de la cause.

« Michael D. Manson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-442-18

 

INTITULÉ :

C.C. JENTSCH CELLARS INC. c O’ROURKE FAMILY VINEYARDS LTD. ET SUREWAY CONSTRUCTION GROUP LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 août 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 AOÛT 2018

 

COMPARUTIONS :

Christopher Wilson

Pour la demanderesse

Robert Grant

Pour les défenderesses

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

Gall Legge Grant & Munroe LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les défenderesses

 

 

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