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Date : 20180716


Dossier : T-188-17

Référence : 2018 CF 739

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juillet 2018

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

AHMED FARAZ MOHAMMAD ASLAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur sollicite un contrôle judiciaire, en application des paragraphes 22.1(1) et 22.2 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), d’une décision par laquelle un juge de la citoyenneté (le juge) a rejeté la demande de citoyenneté du demandeur au motif qu’elle ne satisfait pas aux exigences de résidence de la Loi.

[2]  Le demandeur s’est vu refuser la citoyenneté parce que le juge a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne répondait pas aux exigences de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi qui, à l’époque, indiquaient ce qui suit :

Attribution de la citoyenneté

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

  a) en fait la demande;

...

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante:

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

Grant of citizenship

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(a) makes application for citizenship;

...

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

[3]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent. Il était inéquitable sur le plan procédural de rendre une décision dans cette affaire sur la base de conclusions défavorables à l’encontre du demandeur fondées sur la possibilité qu’il ait omis de divulguer un document de voyage sans d’abord lui offrir la possibilité de réfuter cette préoccupation.

II.  Exposé des faits

[4]  Bien qu’il soit né au Pakistan, le demandeur est un citoyen naturalisé kényan qui utilise un passeport kényan.

[5]  Le demandeur a obtenu le statut de résident permanent du Canada le 20 septembre 2004. Il a présenté une demande de citoyenneté le 22 février 2012. La période pertinente pour la détermination des dates de résidence est du 22 février 2008 au 22 février 2012. Au cours de cette période, le demandeur devait résider au Canada pendant au moins 1 095 jours. Selon les éléments de preuve, les jours de résidence effective ont été, au total, de 1 101 jours, ce qui est six jours de plus que l’exigence minimale.

[6]  Le demandeur a déclaré au total 359 jours d’absence au cours des cinq périodes d’absence pendant la période pertinente :

  • - du 22 février 2008 au 27 février 2008 : 5 jours;

  • - du 16 juin 2008 au 12 août 2008 :57 jours;

  • - du 22 décembre 2008 au 29 décembre 2008 :7 jours;

  • - du 30 mars 2010 au 6 novembre 2010 :221 jours;

  • - du 16 décembre 2010 au 23 février 2011 :69 jours.

[7]  Le fichier du Système intégré d’exécution des douanes (SIED), qui est mis à jour par le gouvernement du Canada, a confirmé que le demandeur est revenu au Canada le 27 février 2008, le 12 août 2008, le 29 décembre 2008, le 6 novembre 2010 et le 23 février 2011. Il s’agit des mêmes dates indiquées par le demandeur. Il faut prendre note que le fichier du SIED ne surveille que les entrées au Canada et non les sorties du pays.

[8]  Le demandeur a appuyé sa demande de citoyenneté au moyen des deux passeports kényans qu’il a eus en sa possession au cours de la période pertinente. Il a également soumis de nombreux relevés de carte de crédit et relevés bancaires, ainsi que des dossiers de l’OHIP et divers autres documents.

[9]  Un agent de la citoyenneté (l’agent) a procédé à un examen de la demande du demandeur et préparé un modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (MPAD) daté du 26 avril 2015. Le MPAD a mené au renvoi du demandeur devant un juge de la citoyenneté. L’agent a cerné deux principales préoccupations : 1) le fait que l’entreprise du demandeur ne l’oblige pas à rester au Canada, et 2) la possibilité que le demandeur ait un deuxième passeport non déclaré puisqu’il est né au Pakistan.

[10]  En ce qui concerne la possibilité d’un passeport non déclaré, les commentaires du MPAD indiquent que l’agent n’a pas été en mesure de vérifier la totalité des absences du demandeur puisqu’il manquait un timbre d’entrée du Royaume-Uni et qu’un timbre de rentrée au Canada n’a pas été déclaré. Cette observation est contestée par le demandeur, qui affirme que la date indiquée sur le timbre a mal été lue. L’agent a également noté que le demandeur a fourni « uniquement » ses passeports kényans au cours de la période pertinente, ajoutant [traduction« [qu’]on ignore si le demandeur possède également un passeport de son pays d’origine, le Pakistan ».

[11]  En ce qui concerne l’entreprise du demandeur, on indique qu’aucun élément de preuve ne démontre que le demandeur devait être physiquement présent au Canada pour exploiter sa propre entreprise. Il n’est pas clair non plus si les activités de l’entreprise étaient menées par le demandeur.

[12]  Après avoir décrit la nature de ces préoccupations, l’agent a conclu en indiquant ceci [traduction] : « Je renvoie ce dossier à un juge de la citoyenneté en vue d’une audience de citoyenneté pour dissiper les préoccupations importantes concernant la crédibilité. »

[13]  Suite à la MPAD, une demande en vue d’obtenir d’autres éléments de preuve de certains types a été envoyée au demandeur, et celui-ci a répondu en fournissant les éléments suivants : des photocopies couleur de chaque page de son passeport pour la période pertinente, l’entente concernant la location et le renouvellement de son appartement et les reçus pour les paiements versés à son propriétaire, des factures de téléphone, une lettre d’un cabinet comptable confirmant son revenu et son statut de travailleur autonome, ses avis de cotisation de l’ARC pour la période de 2008 à 2012 et des documents personnels comme son certificat de mariage, des timbres d’entrées pour sa femme et le renouvellement de la fiche de visiteur de cette dernière. Le dossier contenait également un contrat d’achat de véhicule pour le véhicule neuf acheté par le demandeur en 2009.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[14]  La décision visée par le contrôle judiciaire est datée du 21 décembre 2016 (la décision).

[15]  La juge a commencé en soulignant que le représentant du ministre avait renvoyé cette affaire devant le juge sur la base de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la possibilité que le demandeur pourrait compter plus de jours d’absence qu’il n’en a déclaré. Après avoir souligné que le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il satisfait aux conditions de résidence énoncées dans la Loi sur la citoyenneté, le juge a indiqué qu’il appliquerait le critère strict de la présence effective énoncé dans l’arrêt Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232 (QL); 62 FTR 122 (TD).

[16]  Le juge a souligné que le demandeur a fourni deux passeports couvrant entièrement la période pertinente et a déclaré 1 101 jours de présence effective au Canada, et 359 jours d’absence (dans la demande de citoyenneté) ou 360 jours d’absence (dans le questionnaire sur la résidence). Le juge a observé que, selon le fichier du SIED, le demandeur est entré cinq fois au Canada au cours de la période pertinente.

[17]  Pour déterminer le nombre de jours de présence effective au Canada, le juge a d’abord examiné le nombre de jours d’absence déclarés. Il a commencé en examinant le nombre de jours d’absence déclarés. Le juge a conclu, après avoir comparé les voyages déclarés dans la demande avec ceux déclarés dans le questionnaire sur la résidence, que le demandeur avait déclaré cinq voyages au cours de la période pertinente.

[18]  Le juge a ensuite examiné les dates de départ et de retour des absences déclarées. Il a souligné que les dates d’entrée au Canada indiquées dans le fichier du SIED correspondaient aux dates déclarées et a conclu que ces cinq dates de retour avaient été vérifiées.

[19]  Après avoir examiné les passeports du demandeur, le juge a conclu que le demandeur est entré au Royaume-Uni le 16 juin 2008, puis de nouveau le 22 décembre 2008. Les passeports indiquaient également que le demandeur est entré aux Émirats arabes unis le 30 mars 2010, puis en Suisse le 24 décembre 2010.

[20]  Le juge a déclaré qu’il procéderait à un examen détaillé des voyages du demandeur en raison de la possibilité que le demandeur possède un autre document de voyage, compte tenu de ses habitudes de voyage et de l’absence d’éléments de preuve à l’appui. Comme les dates de retour ont été acceptées, l’analyse s’est tournée vers les dates de départ du demandeur. Les deuxième et troisième des cinq périodes d’absence ont été établies et examinées brièvement par le juge.

A.  Période du 16 juin 2008 au 12 août 2008

[21]  Au cours de cette période, le demandeur a quitté le Canada pour le Royaume-Uni, la Suisse et les Émirats arabes unis. Le juge s’inquiétait du fait que le passeport ne contenait que trois timbres d’entrée pour le Royaume-Uni (16 juin, 29 juin et 6 août 2008) et qu’il n’y avait aucun timbre d’entrée pour la Suisse ou les Émirats arabes unis. Le juge a conclu [traduction« [qu’]il aurait été logique de voir des timbres de passeport pour documenter ses déplacements entre ces entrées au Royaume-Uni ».

B.  Période du 22 décembre 2008 au 29 décembre 2008

[22]  De même, le juge a constaté la présence de timbres montrant que le demandeur est entré au Royaume-Uni le 22 décembre et le 28 décembre 2008. Toutefois, bien que le demandeur ait déclaré avoir voyagé aux Émirats arabes unis par affaires au cours de cette période, le passeport ne contenait aucun timbre d’entrée ou de sortie des Émirats arabes unis.

C.  Conclusion que les timbres d’entrée et de sortie devaient être corroborés par d’autres éléments de preuve

[23]  Après avoir cerné ce qu’il considérait comme des anomalies au cours de ces deux périodes d’absence, le juge a indiqué qu’il aborderait la question des timbres d’entrée et de sortie du passeport avec prudence. Il ne s’appuierait donc pas sur ces éléments, à moins qu’ils soient corroborés par d’autres éléments de preuve documentaire. Par conséquent, le juge a examiné chacune des cinq périodes d’absence pour ce motif.

[24]  Pour obtenir une confirmation, le juge a examiné les dossiers de l’OHIP et les relevés de carte de crédit du demandeur.

1)  Dossiers de l’OHIP

[25]  Le juge a noté que les dossiers de l’OHIP montraient que le demandeur a eu 23 rendez-vous médicaux au cours de la période pertinente, et que le premier rendez-vous était le 31 décembre 2008, alors que le dernier avait eu lieu le 11 février 2010. Le premier rendez-vous a eu lieu dix mois après le début de la période pertinente, alors que le dernier s’est déroulé avant les deux dates de départ. Par conséquent, le juge a conclu que les dossiers de l’OHIP ne pouvaient confirmer les dates de départ pour la période pertinente de la demande.

2)  Cartes de crédit

[26]  Le juge a ensuite examiné les relevés de carte de crédit du demandeur, mais a constaté que ceux-ci donnaient lieu à certaines préoccupations. Plus particulièrement, en ce qui concerne la période du 16 juin 2008 au 12 août 2008, il a noté un montant porté par British Airways le 11 juin 2008 pour un achat qui semble avoir été fait au Canada. Cependant, l’achat d’un billet avec la compagnie aérienne polonaise LOT, le 12 juin 2008, a été effectué en livres sterling, ce qui indique au juge qu’il a été effectué au Royaume-Uni. Il y a également trois avances de fonds portées à la carte de crédit au cours de la période d’absence, chacune effectuée en dollars canadiens.

[27]  La conclusion tirée par le juge est qu’il a été démontré que des transactions en dollars canadiens ont été portées à la carte de crédit du demandeur à des périodes où il affirmait être absent du Canada. Le juge a conclu comme suit [traduction] : « J’aborderai avec prudence l’utilisation de ces relevés comme élément de preuve de la présence au Canada. »

[28]  Cette prudence a été appliquée pour conclure que malgré la présence d’un timbre de passeport démontrant l’entrée au Royaume-Uni le 16 juin 2008, les relevés de carte de crédit ne soutenaient pas cet élément de preuve. Ces relevés montraient un achat effectué au Royaume-Uni le 12 juin et des avances de fonds obtenues au Canada à trois autres dates où le demandeur a déclaré avoir été absent.

[29]  Le juge a conclu que le demandeur n’était pas parvenu à établir, selon la prépondérance des probabilités, la date à laquelle il a quitté le Canada pour la période d’absence déclarée allant du 16 juin 2008 au 12 août 2008.

[30]  Concernant la période du 22 décembre 2008 au 29 décembre 2008, le juge a souligné que le demandeur avait affirmé avoir quitté le Canada le 22 décembre 2008. Un timbre d’entrée montrait qu’il est entré au Royaume-Uni le même jour, alors que les vols du Royaume-Uni au Canada se font généralement de nuit. Il y a également eu deux transactions portées à la carte de crédit le 22 décembre 2008, ce qui démontre une activité au Canada à cette date.

[31]  Le juge a conclu qu’il n’était pas réaliste de s’attendre à ce que le demandeur [traduction] « ait exécuté les transactions au moyen de sa carte de crédit, puis ait quitté le Canada pour arriver au Royaume-Uni le même jour ». Il a conclu qu’il ne pouvait établir à quel moment le demandeur a quitté le Canada pour cette période d’absence.

[32]  Dans le cas de la période d’absence en 2010, le juge a accepté les dates déclarées par le demandeur, mais comme le demandeur est arrivé aux Émirats arabes unis le 30 mars 2010, selon la date indiquée sur le timbre de passeport, le juge a ajusté la date de départ du Canada à la journée précédente, soit le 29 mars 2010.

[33]  L’analyse finale effectuée par le juge cherchait à déterminer si le demandeur a quitté le Canada le 16 décembre 2010, comme il le prétend. Le passeport du demandeur contenait un timbre montrant qu’il est entré en Suisse le 24 décembre 2010. Le juge n’a pas voulu se fonder sur cet élément comme preuve du départ du demandeur du Canada puisqu’il passait généralement par le Royaume-Uni. En outre, les dernières transactions portées à la carte de crédit du demandeur en 2010 ont eu lieu le 15 décembre 2010, amenant le juge à conclure que le relevé ne permettait pas déterminer si le demandeur se trouvait au Canada ou en Europe au cours de la période du 16 décembre 2010 au 23 décembre 2010.

[34]  Le juge a conclu que les autres éléments de preuve soumis par le demandeur étaient de nature passive et ne lui permettaient pas de déterminer le nombre de jours de présence du demandeur au Canada.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[35]  La norme de contrôle applicable à une décision rendue par un juge de la citoyenneté est le caractère raisonnable : Johar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1015, au paragraphe 17, 83 Imm LR (3d) 299. Toutefois, en l’espèce, la question déterminante est de savoir si le jugement a été rendu de manière équitable sur le plan procédural pour le demandeur. Advenant que ça ne soit pas le cas, la question consisterait alors, comme il est mentionné plus haut, à déterminer si la décision était raisonnable.

[36]  Les questions d’équité procédurale consistent à déterminer si le processus employé par le décideur pour en arriver à une conclusion sur le fond viole les principes de justice naturelle. En l’espèce, les questions le plus importantes sont : le demandeur connaissait-il la défense à présenter, et a-t-il eu la possibilité de répondre?

[37]  Un bon résumé de la nature et du contenu de la norme d’équité procédurale qui doit être appliquée dans le cadre du processus de prise de décision concernant une demande de citoyenneté est fourni dans l’arrêt El-Husseini c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 116, 475 FTR 30 [El-Husseini], dans le cadre duquel le juge Locke a examiné la jurisprudence établie par la Cour. Aux paragraphes 19 à 22, le juge Locke a cerné les principes suivants quant aux exigences requises en matière d’équité procédurale dans la décision liée à sa demande de citoyenneté :

  • - « un(e) juge de la citoyenneté n’est pas tenu de fournir continuellement à un demandeur des commentaires sur le caractère adéquat de sa documentation » (au paragraphe 19);

  • - toutefois, « [p]lus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses » (au paragraphe 19);

  • - « une norme assez élevée d’équité procédurale doit être appliquée dans le cadre du processus décisionnel suivi relativement à une demande de citoyenneté » parce que « la décision en l’espèce ressemble manifestement à une décision de nature arbitrale » (au paragraphe 20);

  • - « l’entrevue avec le juge de la citoyenneté vise clairement à permettre au candidat de répondre aux préoccupations qui ont donné lieu à l’entrevue, ou tout au moins d’en parler » (au paragraphe 21);

  • - « il y a déni de justice lorsqu’un demandeur est privé de le faire » (au paragraphe 21);

  • - « le fardeau repose sur les épaules du demandeur, mais il n’incombe pas au demandeur de prévoir toutes les préoccupations que le juge de la citoyenneté peut avoir à l’égard des éléments de preuve présentés » (au paragraphe 22);

  • - si « [r]ien dans la demande ou les documents fournis n’est directement contradictoire et, en conséquence, en l’absence de questions de la part de la juge de la citoyenneté, la demanderesse ne pouvait aucunement connaître les sujets de préoccupation » et dans de telles circonstances, l’équité exigeait que la juge de la citoyenneté fasse part de ses préoccupations à la demanderesse pour que celle-ci puisse avoir l’occasion de connaître ce qu’il lui fallait démontrer » (au paragraphe 22).

[soulignement et références internes omis]

V.  Discussion

A.  Preuve insuffisante ou préoccupations concernant la crédibilité?

[38]  Le demandeur soutient que le juge a tiré plusieurs conclusions négatives concernant sa crédibilité, qui ne lui ont jamais été soumises afin qu’il puisse y répondre. Après avoir reçu et examiné le dossier certifié du Tribunal (DCT), le demandeur souligne que la question à savoir s’il possédait et dissimulait un autre document de voyage a été soulevée dans la MPAD et était connue du juge bien avant que celui-ci l’interroge.

[39]  Le défendeur affirme que les documents soumis par le demandeur étaient simplement insuffisants pour établir sa présente effective au Canada. Par conséquent, la question dont le juge était saisi n’en était pas une de crédibilité, mais plutôt de caractère suffisant de la preuve. Par exemple, le fait que d’autres membres de la famille du demandeur soient liés à sa carte de crédit mine la fiabilité de ces documents pour démontrer la présence du demandeur au Canada.

[40]  Au début de la décision, au paragraphe 4, le juge a indiqué que [traduction] « [l]e représentant du ministre a renvoyé l’affaire pour des raisons des crédibilité ». Plus loin, au paragraphe 18 de sa décision, le juge déclare :

[traduction] Normalement, cette analyse ne comprendrait pas un examen détaillé des voyages du demandeur pendant une plus longue période d’absence du Canada. Toutefois, les habitudes de voyage et l’absence d’éléments de preuve ont soulevé des préoccupations quant à la possibilité que le demandeur possède un autre document de voyage outre les passeports présentés aux fins de contrôle.

[41]  Ces deux déclarations indiquent, dans les mots du juge, que celui-ci avait des inquiétudes quant à la crédibilité de la demande. Nul ne conteste le fait que les préoccupations n’ont pas été soumises au demandeur.

[42]  Comme il a été indiqué, le différend porte sur la question à savoir si la décision est fondée sur la crédibilité ou la preuve insuffisante. Dans l’arrêt Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 1067, 74 Imm LR (3d) 306 [Ferguson], le juge Zinn a discuté de la crédibilité des éléments de preuve dans le contexte de la question à savoir si une audience était requise pour un examen des risques avant renvoi. Le juge Zinn a précisé que « la Cour doit aller au‑delà des termes expressément utilisés dans la décision de l’agent pour décider si en fait, la crédibilité de la demanderesse était en cause » : voir le paragraphe 16.

[43]  Après avoir examiné le texte de la décision, le juge a conclu que les deux passeports fournis par le demandeur couvraient la totalité de la période pertinente et, comme le corrobore le rapport du SIED, qu’il est entré au Canada cinq fois au cours de cette période. Il s’est concentré sur les dates de départ et sur la question à savoir si des éléments de preuve démontraient des voyages non déclarés.

[44]  Le juge a indiqué que les habitudes de voyage et l’absence d’éléments de preuve soulevaient des préoccupations quant à la possibilité qu’il y ait un autre document de voyage en plus des passeports. Il a ensuite examiné les passeports et conclu que pendant la période du 16 juin 2008 au 12 août 2008, il n’y avait aucun timbre d’entrée en Suisse ni aux Émirats arabes unis, bien que le demandeur ait indiqué avoir voyagé dans ces deux pays au cours de cette période d’absence. En outre, bien qu’il y eût trois timbres d’entrée au Royaune-Uni pour cette période d’absence, rien dans son passeport n’indique quelle a été sa destination après les deux premières entrées. Le juge a conclu qu’il y avait un problème et [traduction] « [qu’]il aurait été logique de voir des timbres de passeport pour documenter ses déplacements entre ces entrées au Royaume-Uni ».

[45]  Il semble que le juge cherchait des timbres d’entrée aux Émirats arabes unis et en Suisse. La sortie du Canada et le retour au Canada sont confirmés par un timbre d’entrée au Royaume-Uni daté du 16 juin 2008 et par un timbre d’entrée au Canada daté du 12 août 2008. La seule raison possible qui justifierait que le juge exige de voir des timbres afin de documenter les déplacements du Royaume-Uni vers d’autres pays pour la période visée serait une crainte que le demandeur n’ait pas soumis tous ses passeports avec sa demande de citoyenneté. Advenant l’existence d’autres passeports, la crainte serait que le demandeur utilise l’autre passeport pour obtenir des timbres d’entrée dans d’autres pays avant ses absences déclarées, puis utilise ses passeports kényans aux dates qu’il désirait soumettre aux autorités canadiennes dans sa demande.

[46]  Pour la période du 22 décembre 2008 au 28 décembre 2008, le juge a noté un timbre d’entrée au Royaume-Uni à chacune de ces dates. Toutefois, bien que le demandeur ait affirmé avoir voyagé au Émirats arabes unis pendant cette période, comme en témoignent les deux timbres d’entrée aux Royaume-Uni, le passeport ne contenant aucun timbre d’entrée aux Émirats arabes unis.

[47]  Après avoir formulé ces deux observations connexes, le juge a déclaré que [traduction« [p]ar conséquent, j’aborderai l’utilisation des timbres d’entrée et de sortie du passeport comme preuve de départ du Canada avec prudence et je ne me fonderai pas sur ces éléments à moins que les éléments de preuve liés au passeport soient corroborés par d’autres éléments de preuve documentaires ».

[48]  À mon avis, il s’agit d’une conclusion claire sur la crédibilité, selon laquelle les passeports fournis n’exposent pas tous les faits puisque le demandeur a omis de divulguer un autre document de voyage. Une conclusion de caractère insuffisant de la preuve serait que sans autre document ou élément de preuve, les dates auxquelles le demandeur est entré aux Émirats arabes unis ou en Suisse ne peuvent être établies puisque le passeport ne contient aucun timbre de ces pays.

[49]  Après avoir examiné en détail la décision et avoir pris en compte le fait que les conclusions concernant la crédibilité auraient pu et auraient dû être soulevées au cours de l’entrevue puisqu’elles étaient connues du juge, j’en viens aux mêmes conclusions que le juge Manson dans l’arrêt Abdou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 500, 455 FTR 214 :

[26]  La décision du juge visée par le présent appel repose sur une conclusion négative quant à la crédibilité du demandeur vu les déclarations du demandeur concernant le nombre de jours d’absence. Tout comme dans l’affaire Johar, le juge n’a pas signalé cet écart au demandeur. Compte tenu de l’équité procédurale à laquelle les demandeurs ont droit dans le contexte d’une demande de citoyenneté et du caractère crucial de cette question, j’estime qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

B.  L’affidavit du demandeur

[50]  Si le juge avait soumis au demandeur ses préoccupations quant à sa crédibilité, le demandeur aurait-il été en mesure d’y répondre?

[51]  L’appelant a déposé un affidavit au soutien de sa demande de contrôle judiciaire. La majeure partie de cet affidavit n’est généralement pas admissible en l’espèce puisqu’elle n’a pas été soumise au juge. Ce que montre l’affidavit, et ce qui est admissible, c’est que si le juge avait soulevé auprès du demandeur les diverses préoccupations exprimées dans sa décision, le demandeur aurait eu la possibilité de fournir des réponses et des explications susceptibles de satisfaire le juge.

[52]  Par exemple, en réponse à la préoccupation du juge concernant l’absence de timbre d’entrée en Suisse ou aux Émirats arabes unis au cours de la période d’absence du 16 juin 2008 au 12 août 2008, la preuve fournie par le demandeur repose sur le fait que la Suisse ne s’est joint à l’espace Schengen de l’Union européenne que le 12 décembre 2008. Comme l’indique également le demandeur, avant cette période, puisqu’il était résident permanent du Canada, il n’avait pas besoin d’un visa pour entrer en Suisse ou en sortir, ce qui explique pourquoi aucun timbre n’aurait été apposé dans son passeport.

[53]  En ce qui concerne l’absence de timbre des Émirats arabes unis, le demandeur explique que les Émirats arabes unis assurent également un suivi numérique des entrées et des sorties. Après avoir reçu la décision et constaté les inquiétudes du juge, le demandeur a obtenu et joint à son affidavit le rapport d’entrées et de sorties du gouvernement des Émirats arabes unis pour les dates déclarées ayant soulevé des préoccupations.

[54]  Ces exemples démontrent l’importance de fournir au demandeur la possibilité de répondre aux préoccupations concernant la crédibilité soulevées dans le cadre des demandes de citoyenneté.

VI.  Conclusion

[55]  Le juge a interrogé le demandeur, mais ne lui a pas posé la question principale, à savoir s’il possédait un deuxième document de voyage.

[56]  Le juge était au courant de la préoccupation au moment d’interroger le demandeur puisque le problème avait déjà été signalé dans le MPAD. En ne soulevant pas la question auprès du demandeur au cours de l’entrevue, le juge a privé le demandeur de la possibilité de connaître la preuve qu’il devait réfuter. Le demandeur n’a pas eu la possibilité de réfuter les préoccupations non dites concernant la possibilité d’un deuxième document de voyage.

[57]  Le juge Pelletier, lorsqu’il était juge à notre Cour, a souligné l’objet et l’importance de l’entrevue avec le juge de la citoyenneté :

[8] [...] la loi prévoit la tenue d’une entrevue lorsque l’admissibilité de la demande de citoyenneté du candidat est remise en question. La loi vise clairement à permettre au candidat de répondre aux préoccupations qui ont donné lieu à l’entrevue, ou tout au moins d’en parler. Lorsque les candidats sont privés de cette possibilité, ils sont privés d’un droit expressément prévu par la loi. Cela est contraire au droit et cela constituerait, de toute façon, un déni de justice naturelle.

[9]  L’entrevue vise à permettre aux candidats d’apaiser les préoccupations du décideur. C’est la perte de cette possibilité qui intéresse la Cour.

Stine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACJ no 1264 (QL); 173 FTR 298 (TD).

[58]  Le demandeur a démontré qu’il aurait pu répondre aux préoccupations soulevées par le juge si on lui en avait donné la possibilité.

[59]  Puisque le processus était inéquitable sur le plan procédural pour le demandeur, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différent pour nouvel examen par un autre juge de la citoyenneté. Dans le cadre de ce nouvel examen, le demandeur sera autorisé à déposer l’affidavit, y compris les éléments de preuve, qu’il a soumis dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, en plus de tout autre document qu’il pourrait être autorisé à déposer pendant le nouvel examen de sa demande de citoyenneté.

[60]  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-188-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée conformément à l’avant-dernier paragraphe des motifs.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-188-17

 

 

INTITULÉ :

AHMED FARAZ MOHAMMAD ASLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juillet 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Christopher Collette

 

Pour le demandeur

 

Aleksandra Lipska

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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