Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180913


Dossier : IMM-807-18

Référence : 2018 CF 914

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

AIDER ABDEL KADDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le 20 février 2018, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (la demande) contestant la décision rendue par une agente (l’agente d’exécution) de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) le 14 février 2018, qui a refusé de reporter le renvoi du demandeur vers l’Iraq (la décision). Malgré des plaidoyers de dernière minute de son avocate, le demandeur a été renvoyé le 27 février 2018 via l’aéroport de Bagdad.

[2]  Le demandeur reconnaît que son renvoi a pu [traduction] « techniquement » rendre le contrôle judiciaire de la décision sans portée pratique. Il soutient toutefois qu’un litige réel persiste entre les parties, car il ne sollicite pas uniquement le contrôle de la décision, mais également une déclaration précisant que [traduction] « la manière dont il a été renvoyé » va à l’encontre des droits qui lui sont garantis par la common law et la Charte. À titre de mesure de réparation, le demandeur sollicite la délivrance d’une ordonnance obligeant le défendeur à autoriser son retour au Canada.

[3]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la demande devrait être rejetée.

II.  Exposé des faits

[4]  Il est important d’exposer, d’une manière assez détaillée et par ordre chronologique, l’historique complexe des procédures en l’espèce pour bien mettre en contexte la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]  Le demandeur est un citoyen d’Iraq âgé de 40 ans. Il est arrivé au Canada en août 2001 et a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être persécuté par le parti Baas. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande, jugeant qu’elle n’était pas crédible. Le 15 juin 2005, le juge Luc Martineau a rejeté la demande de contrôle judiciaire de cette décision de la SPR : Kadder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 837.

[6]  Le demandeur a par la suite présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Sa demande pour motifs d’ordre humanitaire a d’abord été accueillie en principe, mais le demandeur a par la suite été déclaré interdit de territoire en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), ayant été reconnu coupable, en 2012, de voies de fait causant des lésions corporelles ainsi que de menaces et de harcèlement criminels à l’endroit de sa petite amie de l’époque.

[7]  En octobre 2013, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), en alléguant qu’il craignait d’être assassiné par des membres de sa famille parce qu’il avait terni l’honneur de sa famille. Il faisait également valoir qu’il ne pouvait retourner en Iraq car, comme il est Kurde et sunnite, il ne peut vivre que dans les régions kurdes de ce pays. La demande d’ERAR a été rejetée en juillet 2015. Le 21 avril 2016, le juge Richard Bell a rejeté la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision défavorable concernant sa demande d’ERAR : Kadder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 454.

[8]  En décembre 2016, le demandeur a présenté une deuxième demande d’ERAR dans laquelle il invoquait essentiellement les mêmes craintes que celles exposées dans sa demande précédente. Un agent d’immigration supérieur a rejeté cette demande en septembre 2017, en concluant que les éléments de preuve présentés par le demandeur étaient insuffisants pour démontrer qu’il était personnellement exposé à des risques en Iraq. Le 11 décembre 2017, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision défavorable (nº du dossier de la Cour : IMM-5279-17).

III.  Demandes de report du demandeur

[9]  Le 30 janvier 2018, l’avocate du demandeur a été informée que son client serait renvoyé le 27 février 2018. Elle a immédiatement envoyé un courriel au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), sollicitant son aide. Dans ce courriel, l’avocate décrivait brièvement la situation du demandeur et ses demandes qui étaient en instance, la crainte du demandeur d’être victime d’un crime d’honneur ainsi que la crainte qu’il avait des membres encore présents de l’État islamique en raison de son profil, celui d’un Kurde musulman non pratiquant occidentalisé. L’avocate exprimait également des préoccupations au sujet de la logistique du renvoi, en précisant que le demandeur avait été informé que, puisque l’aéroport d’Erbil n’accueillait pas les vols internationaux, son renvoi se ferait par l’aéroport de Bagdad. Or, l’avocate estimait que cela exposerait le demandeur à de grands dangers puisque, selon l’UNHCR, Bagdad n’était pas un lieu sûr pour les sunnites à cause de la présence des milices chiites.

[10]  Le 6 février 2018, l’avocate du demandeur a envoyé une lettre à l’agente d’exécution, dans laquelle elle demandait que le renvoi du demandeur soit reporté dans l’attente du règlement de ses procédures en cours, à savoir sa demande pour motifs d’ordre humanitaire déposée en décembre 2016, l’appel de ses condamnations interjeté devant la Cour d’appel du Québec et sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-5279-17. Le demandeur disait également craindre d’être personnellement exposé à des risques du fait qu’il était renvoyé alors que son passeport était périmé. Tout en reconnaissant que la suspension temporaire des renvois vers l’Iraq ne s’appliquait pas au demandeur à cause de ses condamnations criminelles, l’avocate a exhorté l’agente d’exécution à tenir compte du contexte dans lequel ces condamnations étaient survenues et de la possibilité qu’elles puissent bientôt être annulées puisque l’affaire était en délibéré devant la Cour suprême du Canada. Le demandeur a aussi attiré l’attention de l’agente d’exécution sur le paragraphe 47 d’un document de l’UNHCR, daté du 14 novembre 2016 et intitulé Position on Returns to Iraq, où il est indiqué ce qui suit :

[traduction]

47.  Dans la situation actuelle, l’UNHCR exhorte les États à s’abstenir de renvoyer de force des Iraquiens provenant de régions de l’Iraq qui sont visées par des actions militaires, qui restent fragiles et instables après avoir été reprises des mains de l’État islamique ou qui sont toujours sous le contrôle de l’État islamique. Ces personnes, y compris celles dont les demandes de protection internationale ont été rejetées, ne devraient pas être renvoyées dans leurs régions natales ni dans d’autres régions du pays [...]

[11]  Dans une lettre rédigée le 14 février 2018, l’agente d’exécution a rejeté la demande de report. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. L’agente d’exécution a souligné le fait que l’ASFC avait l’obligation d’exécuter une mesure de renvoi dans les plus brefs délais, conformément à l’article 48 de la LIPR, et que son pouvoir discrétionnaire d’envisager de surseoir au renvoi n’était qu’une mesure temporaire de courte durée. Elle a examiné chacun des motifs invoqués par le demandeur et conclu que la durée du report sollicité par le demandeur ne répondait pas à la définition de « courte durée » et qu’aucun des motifs de report ne permettait d’en déterminer la durée avec précision. L’agente d’exécution a noté que les renseignements présentés par le demandeur s’apparentaient aux questions soulevées devant l’agent chargé de la demande d’ERAR, notamment concernant la position de l’UNHCR sur les retours en Iraq, et déclaré qu’elle ne les réexaminerait pas de nouveau. Quant aux modalités du renvoi du demandeur, elle a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour indiquer que le demandeur correspondait, ou pourrait être perçu comme correspondant, aux profils des personnes ciblées par l’État islamique (EI). Après avoir consulté des collègues et divers sites Web, l’agente d’exécution a conclu que le demandeur pouvait voyager sans danger malgré son passeport périmé, avec un document d’aller simple, et qu’il ne se verrait pas refuser l’entrée en Iraq.

[12]  Le jour même où l’agente d’exécution a rendu la décision, le demandeur a introduit, dans le cadre du dossier IMM-5279-17, une requête demandant que son renvoi vers l’Iraq soit reporté en attendant que soit rendue la décision concernant sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue au sujet de sa demande d’ERAR. Dans cette requête, le demandeur soulevait un certain nombre de questions, notamment [traduction] « les dangers potentiels associés au fait qu’il était un Kurde sunnite, renvoyé en Iraq sans document de voyage valide ». La requête en sursis a été instruite par le juge Peter Annis, le 20 février 2018.

[13]  Le jour de l’instruction, l’avocate du demandeur a présenté une deuxième demande de report à l’agente d’exécution, basée sur des renseignements qu’elle avait reçus de l’UNHCR selon lesquels une entente de principe avait été conclue en vue de la réouverture de l’aéroport d’Erbil. Dans sa lettre datée du 20 février 2018, l’avocate faisait valoir qu’il s’agissait de [traduction] « renseignements nouveaux et plus prometteurs » selon lesquels le renvoi pourrait, dans un avenir rapproché, se faire par l’aéroport d’Erbil plutôt que par Bagdad. L’avocate demandait que l’itinéraire actuel du demandeur soit annulé et que son renvoi soit reporté quelque peu, en attendant la réouverture apparemment imminente de l’aéroport d’Erbil. L’avocate écrivait également qu’elle venait d’apprendre de l’UNHCR que le gouvernement iraquien s’opposait au renvoi de force de ses ressortissants. Elle demandait donc la confirmation que l’Iraq avait accepté d’accueillir le demandeur. Selon l’avocate, il serait dangereux de renvoyer le demandeur sans entente préalable, notamment compte tenu du fait que le demandeur n’avait pas de document de voyage valide. L’avocate concluait sa lettre en demandant que des précautions soient prises si le renvoi devait se faire par Bagdad. Elle demandait que [traduction] « toutes les mesures nécessaires » soient prises pour s’assurer que le demandeur puisse passer le contrôle de sécurité sans difficulté à l’aéroport de Bagdad et qu’il puisse ensuite prendre un vol vers Erbil en toute sécurité.

[14]  L’agente d’exécution a refusé la deuxième demande de report dans une lettre détaillée datée du 21 février 2018. Dans cette lettre, l’agente notait que la réouverture de l’aéroport d’Erbil n’était pas imminente. Elle expliquait ensuite qu’elle avait consulté des collègues au Canada et au Moyen-Orient, ainsi que divers sites Web, pour avoir l’assurance qu’il serait sans danger de renvoyer le demandeur par l’aéroport de Bagdad avec un passeport périmé. En réponse à la demande de l’avocate concernant l’adoption de mesures de protection, l’agente d’exécution a indiqué qu’elle avait interrogé le demandeur le 2 février 2018 pour lui demander s’il souhaitait être accueilli par des membres du personnel canadien à Bagdad, pour faciliter ses déplacements. Le demandeur aurait, semble-t-il, déclaré qu’il ne voulait pas d’aide, car cela ne ferait qu’attirer encore plus l’attention sur lui.

[15]  Le 22 février 2018, le juge Annis a rejeté la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur, en concluant que le demandeur n’avait pas démontré que la décision rendue au sujet de sa demande d’ERAR soulevait une question grave.

[16]  Le jour de son renvoi, le demandeur a présenté une autre demande de report, en alléguant qu’il serait vraisemblablement détenu à son arrivée à l’aéroport de Bagdad. La troisième demande de report a été rejetée le jour même, et le demandeur a été renvoyé du Canada.

[17]  Le 1er mars 2018, le demandeur a communiqué avec son avocate. Selon les notes prises par l’avocate durant la conversation, et annexées comme pièces jointes à un affidavit de la secrétaire travaillant dans le cabinet de l’avocate, le demandeur a déclaré qu’il avait eu de la difficulté à passer les contrôles de sécurité à l’aéroport de Bagdad. Il a également déclaré avoir eu très peur à l’aéroport de Bagdad, car il a été gardé dans une aire d’attente et interrogé pendant trois à quatre heures par les autorités iraquiennes, qui voulaient savoir pourquoi il voyageait avec un passeport périmé et pourquoi il avait été expulsé du Canada. Les autorités l’ont finalement laissé passer. Il a ensuite pris un vol à destination d’Erbil où il a passé le contrôle de sécurité sans difficulté.

[18]  Le 24 avril 2018, le juge Annis a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision défavorable rendue au sujet de la demande d’ERAR.

IV.  Thèses des parties

[19]  Le demandeur soutient que la présente demande soulève trois questions. La première question vise à déterminer si les décisions de l’agente d’exécution, qui a refusé de surseoir au renvoi le 14 février 2018, le 21 février 2018 et le 27 février 2018, sont déraisonnables. En résumé, le demandeur soutient que l’agente d’exécution a exercé de manière déraisonnable le pouvoir discrétionnaire qu’elle avait de reporter le renvoi, en faisant une interprétation trop restrictive du report à court terme, en faisant une interprétation erronée de la preuve documentaire de l’UNHCR, en omettant de tenir dûment compte de la demande pour motifs d’ordre humanitaire en instance, ainsi qu’en concluant qu’il était sans danger de renvoyer le demandeur vers l’Iraq avec un passeport périmé et par l’aéroport de Bagdad, plutôt que vers l’aéroport de sa ville natale, Erbil.

[20]  La deuxième question vise à déterminer si l’agente d’exécution a manqué à son devoir de diligence envers le demandeur. Le demandeur soutient que l’ASFC avait un devoir de diligence envers lui, en tant que personne placée sous son contrôle. Il soutient que l’ASFC a manqué à son devoir de diligence, car elle savait, ou aurait dû savoir, que l’absence de document de voyage l’exposerait à un contrôle de sécurité plus serré et aux risques y afférents, étant donné le piètre bilan des autorités iraquiennes en matière de droits de la personne et l’instabilité générale dans ce pays. Selon le demandeur, l’ASFC ne s’est pas montrée suffisamment préoccupée par la sécurité personnelle du demandeur en le renvoyant en Iraq.

[21]  La troisième question vise à déterminer si la manière dont le renvoi a été fait constitue un manquement aux droits reconnus au demandeur par les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Le demandeur répète essentiellement les mêmes arguments, à savoir que la manière dont son renvoi a été fait a mis imprudemment sa vie en danger, ce qui va à l’encontre des droits garantis par l’article 7, et l’a exposé à des traitements ou des peines cruels et inusités en contravention de l’article 12.

[22]  Le défendeur soutient pour sa part que la seule décision en litige en l’espèce est celle datée du 14 février 2018. En effet, bien que les décisions datées du 21 février 2018 et du 27 février 2018 concernent elles aussi le renvoi du demandeur et ont été rendues par la même agente, le défendeur fait valoir qu’il s’agit de décisions distinctes fondées sur des faits différents, qui auraient dû être contestées dans le cadre de demandes distinctes. Le défendeur fait en outre valoir que l’instance est sans portée pratique, puisque le demandeur a déjà été renvoyé du Canada. Quant aux allégations du demandeur relatives à la violation de ses droits garantis par la Charte et au manquement au devoir de diligence, le défendeur soutient que ces questions ne devraient pas être examinées, car aucun élément de preuve n’a été dûment présenté à la Cour à l’appui de ces allégations. Le défendeur ajoute que le renvoi du demandeur a été exécuté en conformité avec les lois sur l’immigration et les principes de justice fondamentale.

V.  Analyse

[23]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève un certain nombre de questions, notamment quant à savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et permettre au demandeur de contester plus d’une décision, si les questions soulevées dans la présente demande sont devenues théoriques du fait du renvoi du demandeur du Canada et si la Cour devrait examiner la demande de réparation du demandeur qui ne figure pas dans l’acte de procédure initial.

A.  Question préliminaire – Admissibilité du témoignage par affidavit déposé par le demandeur

[24]  À titre de question préliminaire, le défendeur s’oppose à ce que certains documents soient admis en preuve. Ces documents sont annexés en pièces jointes aux affidavits d’Elizabeth Dhamasiri, une secrétaire au cabinet de l’avocate du demandeur. Annexé à la première déclaration sous serment du 14 mars 2018 de Mme Dhamasiri est un courriel que l’avocate a reçu du demandeur le 1er mars 2018, et qui est ainsi rédigé : [traduction] « Bonjour Pia. Je suis actuellement à l’aéroport de Bagdad. Ils m’ont fait des difficultés au départ, mais ils m’ont finalement laissé passer. Je dois maintenant prendre un vol pour Erbil. »

[25]  Les pièces jointes à son deuxième affidavit sous serment du 15 juin 2018 incluent deux notes de service concernant des appels téléphoniques ayant eu lieu le 23 mars 2018 et le 10 mai 2018 entre l’avocate et le demandeur, ainsi que des articles de journaux datés de la mi-mars 2018 et portant sur la réouverture de l’aéroport d’Erbil aux vols internationaux.

[26]  Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas déposé d’affidavit personnel. Les éléments de preuve du demandeur consistent uniquement en deux vagues affidavits de Mme Dhamasiri auxquels sont joints divers documents. Le défendeur soutient que le courriel envoyé par le demandeur à son avocate, et les notes de l’avocate concernant ses conversations téléphoniques avec le demandeur, sont des éléments de preuve par ouï-dire et qu’on ne peut présumer qu’il s’agit d’une preuve fiable ou de la meilleure preuve disponible. Le défendeur s’oppose également à la présentation en preuve d’articles de journaux, au motif qu’ils ne faisaient pas partie des éléments de preuve présentés à l’agente d’exécution lors du renvoi du demandeur en Iraq.

[27]  Le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), prévoit que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête. L’article 12 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, stipule en outre que tout affidavit déposé à l’occasion de la demande d’autorisation se limite au témoignage que son auteur pourrait donner s’il comparaissait comme témoin devant la Cour.

[28]  Mme Dhamasiri ne précise pas si elle a participé aux appels téléphoniques entre l’avocate et le demandeur. Elle ne précise pas non plus si quelque élément de preuve lui permet d’affirmer que les notes de l’avocate traduisent correctement et fidèlement les renseignements communiqués par le demandeur.

[29]  Les renseignements contenus dans le courriel et les notes consistent clairement en des éléments de preuve par ouï-dire, voire par ouï-dire double ou triple. Le demandeur ne le conteste pas. Il ne tente pas d’expliquer pourquoi il n’a pas produit d’affidavit personnel, ni d’établir que les éléments de preuve relèvent d’une exception à la règle du ouï-dire d’après la méthode d’analyse raisonnée fondée sur la fiabilité et la nécessité.

[30]  De plus, l’article 82 des Règles prévoit que, sauf avec l’autorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit. En l’espèce, Mme Dhamasiri présente essentiellement des renseignements qui lui ont été communiqués par l’avocate du demandeur, ce qui donne l’impression que l’avocate témoigne par procuration, ce qui est une pratique irrégulière : Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 100, au paragraphe 56.

[31]  Bien que les pièces jointes aux deux affidavits de Mme Dhamasiri contiennent quelques documents non litigieux, elles incluent également des renseignements qui touchent le fondement même des allégations du demandeur, à savoir que la manière dont son renvoi a été fait constitue une violation de ses droits garantis par la common law et la Charte. Ni Mme Dhamasiri ni l’avocate du demandeur n’avaient quelque renseignement personnel à communiquer à ce sujet.

[32]  Pour les motifs précités, je conclus qu’aucune valeur probante ne devrait être accordée au courriel du demandeur à son avocate et aux notes de l’avocate sur ses conversations avec le demandeur.

[33]  Quant aux documents traitant de la réouverture de l’aéroport d’Erbil, il est acquis en matière jurisprudentielle que le contrôle judiciaire d’une décision administrative doit s’effectuer sur la base des éléments de preuve ayant été présentés au décideur administratif. Or, l’agente d’exécution n’avait manifestement pas ces documents en sa possession lorsqu’elle a rejeté les demandes de report, puisque ces articles ont été publiés après le renvoi du demandeur. Dans les circonstances, ces documents seront écartés.

B.  Autorisation de contester plus d’une décision

[34]  Il convient de rappeler que l’instance introduite devant notre Cour le 19 février 2018 est une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agente d’exécution le 14 février 2018, qui a refusé de surseoir au renvoi du demandeur. Le demandeur n’a jamais demandé par voie de requête l’autorisation de modifier son acte de procédure afin d’y ajouter les deux décisions subséquentes rendues par l’agente d’exécution. Il n’a pas non plus demandé l’autorisation de modifier la demande de redressement afin qu’il soit déclaré que ses droits garantis par les articles 7 et 12 de la Charte avaient été violés, ni une ordonnance l’autorisant à revenir au Canada en application de l’article 52 de la LIPR en attendant le réexamen de la décision de l’agente d’exécution. Ces questions ont été soulevées bien après le renvoi du demandeur en Iraq.

[35]  Selon l’article 302 des Règles, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. Bien que les décisions que le demandeur souhaite contester concernent son renvoi, et que toutes ont été rendues par la même agente dans un court laps de temps, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de décisions distinctes, qui reposent sur des faits différents.

[36]  Le demandeur ne laisse pas entendre qu’il a été de quelque manière empêché, en raison du court laps de temps, de présenter une demande distincte pour contester la décision de l’agente d’exécution datée du 21 février 2018. Au contraire, il a eu amplement le temps de présenter une requête en sursis à l’exécution de son renvoi dans le dossier IMM-5279-17 et il s’est présenté devant notre Cour immédiatement après que la première décision a été rendue, en invoquant les mêmes arguments que ceux formulés à deux occasions distinctes devant l’agente d’exécution, notamment quant aux dangers potentiels liés aux [traduction] « modalités de son renvoi ». Le juge Annis a conclu qu’il n’y avait aucune question importante qui justifiait un sursis à la mesure de renvoi. Quant à la décision rendue par l’agente d’exécution le jour du renvoi du demandeur, ce dernier n’a pas réussi à établir l’existence de quelque renseignement nouveau et important qui permettrait de remettre en question les décisions précédentes ou qui justifierait un report.

[37]  Plutôt que de présenter tous ses arguments et éléments de preuve lors de sa première demande de report, le demandeur a opté pour une approche à la pièce. Lorsqu’il a été confronté à une décision défavorable, il a reformulé les renseignements disponibles et peaufiné ses arguments, un exemple probant d’un « objectif mobile ».

[38]  Dans les circonstances, je conviens avec le défendeur qu’il serait injuste et inéquitable d’examiner plus d’une décision. Dans les circonstances, je refuse d’exercer le pouvoir qui m’est conféré en application de l’article 55 des Règles et qui me permettrait d’exempter le demandeur de l’application de l’article 302 des Règles.

C.  Caractère théorique de la demande

[39]  À mon avis, la question du caractère théorique de la demande constitue la question fondamentale.

[40]  Le renvoi est habituellement la toute dernière étape dans ce qui peut être un très long processus, et il doit être exécuté dans les plus brefs délais en conformité avec l’article 48 de la LIPR. Le pouvoir discrétionnaire qu’un agent d’exécution peut exercer est très limité et, quoi qu’il en soit, il se limite au moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. Le seul fait qu’une demande pour motifs d’ordre humanitaire ou un autre litige soit en instance n’empêche pas l’exécution d’une mesure de renvoi valide : Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 [Baron]. À moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle. Or, aucune menace de cette nature n’a été établie en l’espèce.

[41]  À première vue, la demande est théorique. Le contrôle judiciaire ne peut conférer au demandeur un avantage pratique parce qu’il a déjà été renvoyé. Même si la décision comportait une erreur susceptible de révision, il serait peu utile de renvoyer l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent d’exécution, parce que le demandeur ne se trouve plus au Canada.

[42]  Le demandeur soutient que la demande devrait être entendue malgré tout, car il sollicite une déclaration selon laquelle les modalités de son renvoi ont contrevenu aux droits que lui garantissent la common law et la Charte. Cependant, le demandeur a déjà eu la possibilité de présenter des éléments de preuve, lorsqu’il a présenté une requête visant à surseoir à son renvoi, et de démontrer qu’il y avait eu, ou qu’il y aurait, violation de ses droits. Le juge Annis a conclu que le renvoi du demandeur sans passeport valide ne soulevait pas une question importante.

[43]  Il appartenait au demandeur de prouver la violation de ses droits selon la prépondérance des probabilités. Il ne l’a pas fait. Le demandeur n’a pas produit d’éléments de preuve admissibles et fiables pour démontrer les dangers auxquels il prétend avoir été exposé à son arrivée à l’aéroport de Bagdad. Les seuls éléments de preuve qui m’ont été présentés sont un courriel du demandeur contenant peu de détails et de contexte, ainsi que de vagues notes manuscrites de son avocate relatant deux conversations téléphoniques.

[44]  Malgré cela, comme l’affaire a été instruite sur le fond, j’ajouterais ce qui suit. La norme de contrôle devant s’appliquer à l’examen d’une décision refusant le report d’un renvoi est celle de la décision raisonnable. Selon cette norme, la Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ou si elle ne satisfait pas aux critères de transparence, d’intelligibilité et de justification (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 42; Baron, au paragraphe 25). Il ne fait aucun doute, à la lecture de la décision, que l’agente d’exécution a bien soupesé tous les faits et arguments pertinents présentés par le demandeur. Elle a examiné la possibilité que le demandeur obtienne un document de voyage valide, la possibilité que des agents de l’ASFC accompagnent le demandeur à Bagdad, ainsi que la possibilité que le demandeur se voit refuser l’entrée en Iraq et qu’il lui soit impossible de se rendre à Erbil par avion. Elle a conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait que le demandeur pourrait être exposé à des dangers ou des risques s’il était renvoyé en Iraq par l’aéroport de Bagdad. Son analyse et sa conclusion ne comportent aucune erreur susceptible de révision.

[45]  Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[46]  Après l’audition de la demande, l’avocate du demandeur a proposé trois questions à certifier :

1)  L’ASFC a-t-elle un devoir de diligence envers une personne qui est renvoyée du Canada durant l’exécution dudit renvoi?

2)  Le renvoi d’une personne en application du paragraphe 230(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, avec un document d’aller simple et sans document de voyage non périmé valide, viole-t-il les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, lorsqu’on ne tient pas compte des complications qui pourraient résulter des modalités de ce renvoi, ni de la criminalité et des risques personnels découlant de ces complications?

3)  Dans la mesure où un agent de renvoi peut accorder un report « de courte durée » du renvoi, quels sont les paramètres qui définissent une « courte durée »?

[47]  Pour être certifiée, une question doit transcender les intérêts des parties au litige et aborder des questions de grande importance ou de portée générale. En l’espèce, je suis d’avis que les questions proposées ne satisfont pas à ces critères, car les deux premières ne peuvent être évaluées dans un vide factuel et qu’aucune ne serait déterminante de l’issue de la présente demande.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-807-18

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire et aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-807-18

INTITULÉ :

AIDER ABDEL KADDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 août 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :

LE 13 septembre 2018

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli

POUR LE DEMANDEUR

 

Margarita Tzavelakos

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joseph W. Allen & Associés

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.