Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180817


Dossier : IMM-3943-18

Référence : 2018 CF 842

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2018

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

AMJAD FUDHAYL HAMMAD ABDULRAHMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur dépose une requête en sursis de son renvoi, prévu pour le 19 août 2018. Il a reçu un avis de renvoi le 10 août 2018 et a immédiatement demandé le report de son renvoi en déposant sa requête auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) le 14 août 2018. Compte tenu de l’urgence de l’affaire, il a également déposé, le 15 août 2018, un avis de requête et un dossier de requête pour demander à la Cour un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

[2]  Mentionnons à titre de contexte que le demandeur est un citoyen du Soudan et de l’Érythrée et qu’il est né et a été élevé en Arabie saoudite. Il est arrivé au Canada le 13 décembre 2016 et il a réclamé l’asile au motif qu’il est bisexuel. Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR), et son appel déposé devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) a aussi été rejeté, essentiellement dans les deux cas parce qu’il manquait de crédibilité. Le demandeur a modifié à plusieurs reprises son histoire à propos de ce qui lui est arrivé en Arabie saoudite, et la SPR a estimé que son témoignage n’était pas crédible. Il a produit de nouveaux éléments de preuve devant la SAR, mais compte tenu de la nature de ces éléments de preuve, la SAR a jugé qu’ils n’étaient pas recevables. Sa demande d’asile a été rejetée. Le demandeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR.

[3]  Pour appuyer sa demande de report ainsi que sa requête en vue d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, le demandeur a produit de nouveaux éléments de preuve. Le principal élément de preuve est un courriel d’une personne qui affirme qu’elle est une femme transgenre et qu’elle a rencontré le demandeur par l’intermédiaire d’une application de rencontres appelée « Grindr », une application qui s’adresse aux homosexuels, aux bisexuels, et aux personnes transgenres. Dans ce document, elle affirme qu’elle a eu des échanges avec le demandeur par l’intermédiaire de cette application pendant environ deux semaines, après quoi elle est allée chez lui et ils ont eu une relation sexuelle. Elle affirme de plus que la relation ne s’est pas poursuivie, et qu’elle a [traduction] « décidé de cesser de communiquer » avec le demandeur. Toutefois, quand on a communiqué avec elle pour obtenir des renseignements appuyant la demande du demandeur en vue d’obtenir un report de son renvoi ou un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, elle a affirmé : [traduction] « je ne peux honnêtement dire que sa demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle est sincère malgré mes sentiments à son égard [...] ».

[4]  Le 16 août 2018, un agent de l’ASFC a rejeté la requête du demandeur en vue d’obtenir le report de son renvoi. L’agent a décrit l’historique procédural de l’affaire et souligné que conformément à l’alinéa 112(1)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), le demandeur n’était pas admissible à un examen des risques avant renvoi pendant une période d’un an, puisque son appel a été rejeté par la SAR.

[5]  L’agent décrit en ces mots les responsabilités d’un agent qui examine une demande de report : [traduction] « Je suis chargé d’évaluer si de nouveaux éléments de preuve convaincants ont été présentés pour justifier le report du renvoi en vue d’une évaluation des allégations de nouveaux risques ou des nouveaux éléments de preuve sur les risques postérieurs à la décision de la SPR et de la SAR ».

[6]  L’essentiel de l’analyse de l’agent, qui a examiné les nouveaux éléments de preuve produits par le demandeur, est libellé en ces termes :

[traduction] Je constate que l’allégation relative au risque soulevée dans la demande de report du renvoi, soit en gros que M. Abdulrahman est exposé à un risque à son retour au Soudan parce qu’il est bisexuel, va de pair avec l’allégation de risque qu’il avait soulevée devant la SPR et la SAR. Je ne suis pas convaincu que M. Abdulrahman a présenté de nouveaux éléments de preuve convaincants et objectifs qui sont postérieurs à la décision de la SPR et de la SAR, pour justifier un report du renvoi en vue d’une évaluation additionnelle des risques. Je suis convaincu que M. Abdulrahman a pu bénéficier de l’application régulière de la loi et a pu revendiquer devant la SPR et la SAR le statut de réfugié au sens de la Convention. M. Abdulrahman a soulevé devant la SPR le profil de risque qu’il présente en tant qu’homme bisexuel, et la SPR n’a pas été convaincue que M. Abdulrahman est bisexuel [...]. Je ne crois pas que les éléments de preuve présentés avec la demande de report constituent de nouveaux éléments de preuve concernant les risques qui soient postérieurs à la décision de la SPR et de la SAR, et que M. Abdulrahman ne pouvait pas raisonnablement établir devant la SPR et la SAR son identité alléguée en tant qu’homme bisexuel, et fournir des éléments de preuve concernant ses relations.

[7]  Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de report, et a également déposé la présente requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

[8]  Le fondement législatif du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi figure à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui prévoit que notre Cour peut rendre des ordonnances provisoires en attendant qu’une demande de contrôle judiciaire soit définitivement tranchée. Pour envisager une telle mesure de redressement, nous appliquons le même critère que dans le cas d’injonctions interlocutoires. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable comme suit :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, renvois omis)

[9]   Ce critère en trois volets est bien connu. Il a été appliqué dans un contexte d’immigration dans l’arrêt Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). L’application de ce critère est largement tributaire du contexte et des faits.

I.  Question sérieuse

[10]  Dans de nombreux cas, le volet du critère qui porte sur la question sérieuse ne constitue pas un seuil élevé à franchir. Toutefois, dans les cas où la demande de sursis est présentée à la suite d’un refus de reporter le renvoi, on a constaté qu’une norme plus élevée s’applique, selon laquelle le demandeur doit prouver qu’il est vraisemblable que sa demande soit accueillie, ou « faire valoir des arguments assez solides » concernant la demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 CF 682; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311, au paragraphe 67).

[11]  Le demandeur affirme qu’il a satisfait à ce critère élevé. L’agent a appliqué le mauvais critère à l’égard des nouveaux éléments de preuve; il fallait non seulement tenir compte des éléments de preuve postérieurs à la décision de la SPR ou de la SAR, mais également des nouveaux éléments de preuve pour lesquels il existe une explication raisonnable quant aux raisons pour lesquelles ils n’ont pas été produits plus tôt. Si ces éléments de preuve concernant les risques sont crédibles, ils doivent être évalués.

[12]  De plus, le demandeur affirme que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant de creuser plus à fond les nouveaux éléments de preuve concernant les risques, au motif que la SPR et la SAR avaient tiré des conclusions relatives à la crédibilité qui lui étaient défavorables; dans les motifs de sa décision, l’agent affirme ce qui suit : [traduction] « à titre d’agent d’exécution, je ne suis pas qualifié pour évaluer le bien-fondé d’une décision rendue par la SPR et la SAR ». Le demandeur soutient que cela indique que l’agent n’a pas examiné les nouveaux éléments de preuve comme il se devait de le faire.

[13]  La loi exige une évaluation des risques auxquels sera exposée la personne avant son renvoi. Cela ne signifie pas qu’il faut refaire les évaluations des risques menées par la SPR et la SAR; dans la plupart des cas, la priorité sera donnée aux nouveaux risques qui sont apparus, parfois en raison d’un changement dans les conditions au pays où la personne sera renvoyée. Toutefois, il est clair que s’il existe des éléments de preuve montrant que le demandeur est exposé à un nouveau risque ou à un risque accru, « l’agent d’exécution doit évaluer ce risque et déterminer si un report du renvoi est justifié » (Toth c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1051, au paragraphe 23, cité avec approbation et souligné par la Cour d’appel fédérale dans Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, au paragraphe 20 [Atawnah]).

[14]  La Cour d’appel a conclu que « la preuve à l’appui du risque n’a pas à être concluante. Le simple fait que les éléments de preuve comportent un élément de spéculation n’est pas déterminant » (Atawnah, au paragraphe 21). Même si souvent l’élément de preuve concernant un risque sera « nouveau », en ce sens qu’il a trait à un événement qui est postérieur à l’audience sur la détermination du statut de réfugié, ce n’est pas toujours une exigence.

[15]  Il existe des cas où le risque n’est pas « nouveau » selon cette définition; il s’agit plutôt d’un élément de preuve qui est apparu en lien avec un risque qui n’a pas été évalué par un organe compétent. Dans la décision Etienne c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 415 [Etienne], la Cour a conclu au paragraphe 54 que les risques que l’agent d’exécution est également tenu de prendre en compte comprennent les risques qui n’ont jamais été examinés par un organe compétent (cité avec approbation dans Atawnah, au paragraphe 22). S’il existe une bonne raison justifiant que ces éléments de preuve n’aient pas été produits avant, et qu’ils sont crédibles et directement pertinents au risque, ils doivent être évalués avant que la personne puisse être renvoyée.

[16]  En l’espèce, je constate que ni la SPR ni la SAR n’a évalué le risque auquel est exposé le demandeur en tant qu’homme bisexuel renvoyé au Soudan; puisqu’elles ont jugé qu’il manquait de crédibilité, et que par conséquent elles n’ont pas cru qu’il était bisexuel, il n’était pas nécessaire d’évaluer ce risque. Toutefois, devant un nouvel élément de preuve qui semble à première vue justifier cette revendication – le courriel d’une ancienne partenaire sexuelle – l’agent a simplement conclu, sans fournir d’explication, que cet élément de preuve n’était pas nouveau, convaincant et objectif. J’estime que l’agent a énoncé et appliqué le mauvais critère concernant la prise en considération de nouveaux éléments de preuve dans un cas comme celui-ci.

[17]  J’estime aussi que l’agent n’a pas respecté les lignes directrices établies dans le bulletin opérationnel de l’ASFC relativement aux décisions concernant le report d’un renvoi. Ce bulletin a été cité dans la décision Etienne, où on affirme que les agents sont tenus de prendre en considération les nouveaux éléments de preuve, soulignant que « de nouveaux faits peuvent confirmer un risque qui avait déjà été considéré. De même, si des éléments de preuve n’ayant pu être présentés lors du dernier examen des risques font surface ». C’est précisément la situation en l’espèce.

[18]  Le défendeur souligne que le nouvel élément de preuve apparaît dans un courriel, et non dans un document signé ou assermenté, et qu’il ne faudrait pas considérer qu’il satisfait au critère de preuve exigé pour l’octroi d’une injonction interlocutoire qui aura pour effet de suspendre un processus ayant pour but l’exécution d’une mesure législative claire visant le renvoi d’une personne « dès que possible » (LIPR, paragraphe 48(2)). Le défendeur soutient également que le demandeur aurait pu présenter de meilleurs éléments de preuve pour appuyer sa demande devant la SPR ou la SAR.

[19]  Le demandeur explique que puisqu’il n’entretenait pas une relation continue avec l’auteur du courriel – cette personne affirme qu’elle a coupé les liens avec le demandeur –, il est compréhensible qu’il n’ait pas été en mesure de produire cet élément de preuve plus tôt. Le demandeur maintient que cet élément de preuve est « nouveau » (dans le sens qu’il n’a pas été pris en considération par la SPR ou la SAR), objectif (il provient d’un tiers qui n’entretient pas une relation continue avec le demandeur), et convaincant (s’il est accepté, il constitue une preuve directe confirmant l’allégation du demandeur selon laquelle il est bisexuel). Il affirme aussi que dans d’autres affaires, la Cour a accepté des témoignages non assermentés similaires appuyant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi : voir Tabari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CanLII 59733 (CF) [Tabari].

[20]  Dans les circonstances, et compte tenu de la nature urgente du sursis, et du fait que le demandeur a déposé en parallèle une demande de report et une requête en sursis – toutes deux dans un court laps de temps –, j’ai conclu que cet élément de preuve est suffisant pour satisfaire au critère exigé. Des éléments similaires ont été acceptés dans la décision Tabari, et même s’il est de toute évidence préférable de témoigner au moyen d’une déclaration sous serment, ce n’est pas là une exigence absolue. Chaque cas doit être évalué sur le fond, et pour déterminer le poids à attribuer à la preuve, il faut tenir compte de plusieurs facteurs, dont le fait que le témoignage soit fait ou non au moyen d’une déclaration sous serment.

[21]  Pour ces motifs, j’estime que le demandeur a atteint le seuil à franchir et fait valoir des arguments assez solides en lien avec la demande de contrôle judiciaire sous-jacente visant le refus de reporter son renvoi.

II.  Préjudice irréparable

[22]  En l’espèce, on constate un chevauchement considérable entre les arguments et les éléments de preuve appuyant le volet de la question sérieuse et ceux appuyant le volet du préjudice irréparable. La SPR et la SAR ont conclu que le demandeur n’était pas crédible et, plus précisément, ses allégations selon lesquelles il est bisexuel n’ont pas été retenues. Par conséquent, elles n’ont pas analysé en détail la nature des risques auxquels il serait exposé à son retour au Soudan. Toutefois, la SPR a souligné que [traduction] « le tribunal est convaincu que le demandeur sera exposé à des désagréments si ce n’est à un risque de persécution absolue s’il retourne en Érythrée ou au Soudan et que l’on découvre qu’il est bisexuel comme il le prétend » (au paragraphe 25).

[23]  Il n’est pas contesté que les homosexuels, les lesbiennes ou les personnes bisexuelles au Soudan sont exposés à un risque grave de blessures personnelles, pouvant entraîner la mort. La preuve documentaire est claire sur ce point, et le défendeur ne conteste pas ce fait.

[24]  J’estime, en fonction de la preuve, que le demandeur a réussi à établir un risque de préjudice irréparable s’il devait retourner au Soudan.

III.  Prépondérance des inconvénients

[25]  Compte tenu des conclusions qui précèdent, j’estime que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur.

[26]  Le Canada a intérêt à ce que les personnes dont les demandes d’asile n’ont pas été accueillies soient renvoyées rapidement (comme il est indiqué au paragraphe 48(2) de la LIPR, précité). Le Canada a également un intérêt à respecter ses obligations conformément à la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier le droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » garanti à l’article 7 de la Charte, comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), [2002] 1 RCS 3. Le Canada a aussi un intérêt à respecter ses engagements solennels en droit international, plus précisément la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés.

[27]  Compte tenu de ce qui précède, et de la nature du risque de préjudice associé au renvoi d’un homme bisexuel au Soudan, la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-3943-18

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi soit accueillie en attendant le règlement définitif de la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3943-18

INTITULÉ :

AMJAD FUDHAYL HAMMAD ABDULRAHMAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 août 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 17 août 2018

COMPARUTIONS :

Kevin Wiener

 

Pour le demandeur

Kareena Wilding

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wiener Law Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.