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Date : 20180924


Dossier : IMM-106-18

Référence : 2018 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

JOSEPH ASUE ENONGENE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur est un citoyen camerounais de 51 ans. Il demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) datée du 19 décembre 2017, qui a conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte et rappel des faits

[2]  Le demandeur est marié et a un enfant biologique et cinq enfants adoptés; ils ne font pas partie de sa demande d’asile. Le demandeur affirme qu’il craint d’être persécuté au Cameroun en raison de ses opinions politiques. Il est membre du Conseil national du Sud-Cameroun (SCNC), un groupe de sécession anglophone. Le groupe milite pour la sécession des provinces anglophones du pays majoritairement francophone. Le demandeur allègue qu’il s’est engagé auprès du SCNC en 1999 et qu’il s’est joint à l’organisation en 2000. Le demandeur a appuyé l’organisme en distribuant des dépliants, en assistant à des réunions et en fournissant des services de traduction. En raison de ses activités politiques, le demandeur allègue qu’il est devenu une cible du gouvernement camerounais. En juillet 2000, le demandeur allègue que sa maison familiale a fait l’objet d’une descente des forces de sécurité gouvernementales qui l’ont accusé d’être un traître, l’obligeant à déménager dans une autre partie du pays pour chercher refuge.

[3]  Le demandeur allègue qu’il a par la suite été arrêté plusieurs fois par les autorités gouvernementales en raison de son affiliation et de ses activités politiques et qu’il a été maltraité physiquement et torturé pendant sa détention et détenu sans inculpation. Le demandeur a fui le Cameroun pour la première fois en juillet 2005 pour la Guinée équatoriale. Deux ans plus tard, il a été arrêté et détenu pour ne pas avoir de statut dans le pays. Le demandeur a obtenu un visa de visiteur pour les États-Unis, où il est arrivé en décembre 2007. Il a été arrêté en mai 2008 pour avoir utilisé de faux documents pour postuler un emploi. À sa sortie de détention en juin 2008, il a déposé une demande d’asile aux États-Unis.

[4]  Pendant son séjour aux États-Unis, le demandeur a continué de participer aux activités du SCNC. Sa demande d’asile a été rejetée et il affirme avoir été déporté au Cameroun le 21 août 2012. Le demandeur allègue qu’il a été arrêté dès son arrivée à l’aéroport de Douala, au Cameroun. Il allègue qu’on lui a dit qu’il avait été arrêté en raison de ses activités politiques pendant son séjour aux États-Unis. Le demandeur a été détenu pendant deux mois jusqu’à ce qu’il puisse s’évader après que son oncle eut soudoyé un fonctionnaire de la prison et qu’il se soit caché pendant un mois chez l’ami de son oncle. Le demandeur a quitté le Cameroun avec l’aide d’un passeur et en utilisant un faux passeport. Il est arrivé au Canada le 12 novembre 2012 et a présenté une demande d’asile dix jours plus tard.

[5]  La SPR a conclu que le demandeur avait établi son identité. La question déterminante était la crédibilité. La SPR a noté la présomption dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 248, 1 ACWS (2d) 167, au paragraphe 5, qui énonce que quand un demandeur jure de dire la vérité sur certaines allégations « que celles-ci doivent être considérées comme fondées à moins qu’il existe des motifs de mettre le témoignage en doute ». La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté sa demande d’asile accompagnée d’éléments de preuve crédibles et que, par conséquent, sa demande d’asile devait lui être refusée. La SPR a noté qu’il se pouvait qu’aucune des préoccupations relatives à la crédibilité ne suffise, à elle seule, à refuser la demande d’asile. Toutefois, dans l’ensemble, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour étayer la demande du demandeur. En particulier, la SPR a conclu que la preuve confirmant son implication avec le SCNC et le témoignage de son épouse n’étaient pas crédibles non plus. La SPR a fondé cette décision en grande partie sur les éléments de preuve du demandeur concernant sa situation aux États-Unis et son expulsion ultérieure vers le Cameroun.

III.  Questions en litige

[6]  Le demandeur a demandé un examen judiciaire sur les questions suivantes :

  1. La SPR a-t-elle omis de tenir compte du risque éventuel pour le demandeur en tant qu’anglophone et membre du SCNC?

  2. À titre subsidiaire, la SPR a-t-elle commis une erreur en rejetant d’emblée les documents présentés en preuve par le demandeur?

  3. La SAR a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables sur la crédibilité?

IV.  Discussion

[7]  La Cour conclut que la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit est le caractère raisonnable. La Cour doit examiner si la décision se situe dans les limites des résultats possibles et acceptables qui sont défendables sur le plan des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9).

A.  La SPR a-t-elle omis de tenir compte du risque éventuel pour le demandeur en tant qu’anglophone et membre du SCNC?

[8]  La Cour note qu’il incombe au demandeur d’établir qu’il a des motifs valables de craindre de mauvais traitements pour satisfaire aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, CS 2001, c 27 (LIPR). Je suis persuadé par l’argument du demandeur que la SPR n’a pas tenu compte des risques prévisibles pour le demandeur.

[9]  La preuve du demandeur n’a pas été contredite. Il a exposé en détail les circonstances entourant son séjour au Cameroun et les raisons de son départ et a répondu à toutes les questions qui lui ont été posées à l’audience de la SPR. En particulier, il a décrit les arrestations et les mauvais traitements infligés par des responsables camerounais, qu’il a attribués à son implication dans le SCNC.

[10]  La preuve documentaire présentée par le demandeur pour indiquer que le SCNC fait face à des attaques du gouvernement du Cameroun était importante et n’a pas été contestée par le défendeur. Le principal argument du défendeur était que le demandeur n’était pas un membre « actif » du SCNC et que, par conséquent, il ne fallait pas accorder de poids à la preuve du demandeur concernant les traitements cruels et la torture.

[11]  La SPR fait référence à sa carte de membre en 2008 et à certains dons comme étant l’étendue de l’implication du demandeur au sein du SCNC. Le demandeur a fourni beaucoup plus d’éléments de preuve, y compris des affidavits et des lettres de membres du SCNC au Cameroun et aux États-Unis. Ces éléments de preuve supplémentaires, à savoir son appartenance au SCNC depuis 2008 et son implication dans le SCNC au Cameroun et les conséquences de cette implication (arrestations, torture), ne semblent pas avoir été pris en considération par la SPR.

[12]  La preuve du demandeur a établi une crainte subjective de persécution qui n’a pas été contredite. La SPR semble s’être concentrée sur ce qui s’est passé après le refus de la demande du demandeur aux États-Unis. Il ne s’agissait pas d’un examen minutieux de la demande du demandeur. Par conséquent, la Cour conclut que la décision de la SPR ne constituait pas une décision raisonnable.

B.  La SPR a-t-elle commis une erreur en rejetant d’emblée les documents présentés en preuve par le demandeur?

[13]  La Cour n’est pas convaincue par l’argument du défendeur selon lequel le demandeur cherche à faire réexaminer la preuve par notre Cour. La Cour est convaincue par l’argument du demandeur selon lequel la SPR a rejeté de façon déraisonnable la preuve étayant la demande du demandeur en se fondant sur des conclusions défavorables quant à sa crédibilité. La SPR a mentionné certains éléments de preuve de la demande d’asile du demandeur rejetée par les États-Unis, mais elle n’a pas expliqué pourquoi elle a rejeté catégoriquement ces éléments de preuve supplémentaires, en contradiction avec la jurisprudence pertinente (Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 C.F. 1re inst (QL).

[14]  Dans cette affaire, la SPR a rejeté les documents des membres du SCNC et de l’avocat du demandeur. Le défendeur s’est fondé sur l’arrêt Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, dans lequel la Cour a établi que si un demandeur d’asile est jugé non crédible, cette conclusion est généralement suffisante pour disposer de sa demande d’asile, sauf s’il existe une preuve documentaire indépendante et crédible pour étayer une décision favorable. Le défendeur s’est également appuyé sur la décision Moriom c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 588 [Moriom] pour faire valoir que les lettres n’étaient pas suffisantes pour étayer une décision positive à l’égard de la demande du demandeur. Cette affaire peut être distinguée de la situation actuelle dans la mesure où, dans l’affaire Moriom, le demandeur avait présenté une demande en utilisant un faux nom et de faux documents. Dans cette affaire, la SPR a conclu à juste titre que les éléments de preuve du demandeur n’étaient pas dignes de foi, ce qui explique pourquoi les lettres présentées en preuve ne permettaient pas de justifier une décision positive.

[15]  En l’espèce, il n’y a pas de fausse déclaration ni de documentation frauduleuse dans les documents du demandeur. Bien que le demandeur ait reconnu avoir utilisé de fausses pièces d’identité pour trouver du travail aux États-Unis, il l’a reconnu lorsqu’il a été interrogé par la SPR et il a expliqué avec franchise les raisons qui l’ont amené à utiliser un faux nom. Il n’y avait aucun motif raisonnable pour que la SPR ne tienne aucunement compte des documents probants supplémentaires et exhaustifs présentés par le demandeur.

C.  La SPR a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables sur la crédibilité?

[16]  La SPR a formulé un certain nombre de conclusions problématiques qui ne sont pas justifiées par la preuve. Par exemple, il était déraisonnable de fonder la conclusion de crédibilité en grande partie sur le retard de six mois du demandeur à présenter une demande d’asile aux États-Unis. Un retard dans la présentation d’une demande n’est pas un « élément décisif » (Nijer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1259, au paragraphe 24). Le demandeur a fourni une réponse raisonnable lorsqu’on lui a demandé pourquoi sa demande d’asile avait été retardée, mais cette réponse n’a pas été prise en compte sans qu’aucune preuve ne vienne entacher la crédibilité du demandeur. Il a indiqué qu’il suivait les conseils des gens en essayant de recueillir des documents avant de présenter une demande d’asile. Cette explication n’a pas été prise en compte sans qu’on fournisse une explication suffisante.

[17]  La SPR a également trop insisté sur le fait que le demandeur a utilisé un faux nom et de faux documents pour obtenir un emploi. La SPR a fait remarquer que « le fait qu’il ne considérerait pas que ses actes étaient illégaux » est une insulte à l’intelligence. Dans sa réponse, le demandeur s’est montré coopératif en déclarant que lorsque vous avez faim, vous vous moquez de ce qui se produira (décision de la SPR, page 8). Cette explication n’a pas été prise en compte. Il n’est pas clair sur quels éléments de preuve la SPR s’est fondée pour conclure que l’action du demandeur lorsqu’il a utilisé un faux nom pour trouver un emploi afin de se nourrir n’est « pas compatible avec celle d’une personne qui craint la persécution ».

[18]  L’utilisation d’un faux nom pour obtenir un emploi a également été interprétée de façon déraisonnable par la SPR pour conclure que la crédibilité du demandeur a été mise en doute lorsqu’il a répondu « non » à la question qui lui a été posée au point d’entrée quant à l’utilisation de tout autre nom. Il n’y avait aucun lien rationnel entre les deux incidents et l’utilisation de cette information.

[19]  La SPR a également déterminé que le moment choisi par le demandeur pour présenter sa demande d’asile aux États-Unis ne visait qu’à éviter l’expulsion et n’était pas fondée sur sa crainte d’être persécuté au Cameroun. La justification de cette décision n’est pas claire. Cette décision est contraire au témoignage sous serment du demandeur, à la preuve concordante et à la preuve documentaire sur la situation au Cameroun.

[20]  La SPR a conclu que le demandeur n’a pas fourni de preuve satisfaisante qu’il avait été expulsé des États-Unis vers le Cameroun en août 2012 ou à tout autre moment. La SPR s’est concentrée sur le manque de documentation relative aux billets d’avion, mais elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve sous forme de lettres du SCNC au Cameroun, de l’oncle du demandeur et du cousin du demandeur qui ont tous mentionné son retour au Cameroun. Il était déraisonnable d’ignorer complètement cette preuve.

[21]  Le demandeur a déclaré qu’il craignait d’être persécuté au Cameroun en raison de ses activités dans ce pays. Ce risque n’a pas été correctement évalué par la SPR. Par conséquent, la Cour est d’avis que la décision de la SPR ne se situe pas dans les limites des résultats possibles et acceptables qui sont défendables sur le plan des faits et du droit. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[22]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans IMM-106-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-106-18

INTITULÉ :

JOSEPH ASUE ENONGENE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 24 septembre 2018

COMPARUTIONS :

Micheal Korman

Pour le demandeur

Christopher Crighton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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