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Date: 20180925


Dossier : IMM-124-18

Référence : 2018 CF 943

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ROLAND RUSZO, VOLOPICH KINGA, ROLAND RUSZO, KINGA RUSZO,

KETRIN DIANA RUSZO, ZOLTAN RUSZO, ZSOLT RUSZO, GYONGYI ILONA GIBOK, AMANDA RUSZO, ZOLTAN RUSZO (JR)

demandeurs

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs font partie d’une famille élargie comptant dix personnes, dont M. Roland Ruszo, M. Zoltan Ruszo et leurs épouses et enfants respectifs [les Ruszo]. Ils sont tous des citoyens de la Hongrie et appartiennent au groupe ethnique des Roms. Lorsqu’ils sont arrivés au Canada en 2012, les Ruszo ont demandé l’asile sur la base de leur crainte de discrimination et de violence en Hongrie en raison de leur origine rom. En décembre 2017, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Décision]. La SPR a rejeté leur demande pour deux motifs : le manque de crédibilité relative aux incidents allégués de violence raciale et leur omission de fournir des éléments de preuve suffisants selon lesquels ils n’auraient pas accès à la protection de l’État hongrois.

[2]  Les Ruszo présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SPR. Ils soutiennent que la décision est déraisonnable, car la SPR a commis une erreur en concluant qu’ils n’étaient pas crédibles et en effectuant son analyse de la protection de l’État. Ils demandent à notre Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Les questions déterminantes soulevées devant la SPR étaient celles de la crédibilité et de l’accessibilité à la protection de l’État hongrois, et, dans cette demande de contrôle judiciaire, les Ruszo ont axé leurs observations écrites et orales sur ces deux points.

[3]  Ayant examiné la preuve dont disposait la SPR et le droit applicable, je ne vois rien qui me permette d’infirmer la décision. Dans sa décision, l’agent a tenu compte de la preuve et l’issue peut se justifier au regard des faits et du droit. Elle appartient aux issues possibles acceptables. Il n’y a pas suffisamment de motifs pour justifier l’intervention de notre Cour et je dois donc rejeter la demande de contrôle judiciaire.

II.  Énoncé des faits

A.  Le contexte factuel

[4]  Les dix demandeurs sont Roland Ruszo [Roland], son épouse Kinga Volopich et leurs trois enfants Roland Ruszo, Kinga Ruszo et Ketrin Diana Ruszo, ainsi que le frère de Roland, soit Zoltan Ruszo [Zoltan], son épouse Gyongyi Ilona Gibok et leurs trois enfants Zsolt Ruszo, Amanda Ruszo et Zoltan Jr Ruszo.

[5]  Dans sa demande d’asile, Roland a décrit trois incidents précis dont lui et sa famille ont été victimes, en plus des commentaires racistes réguliers dont les Roms sont victimes en Hongrie. Il a tout d’abord allégué que, en décembre 2011 et janvier 2012, pendant qu’il travaillait et que sa famille était à la maison, des gens avaient lancé des objets sur sa maison et brisé des fenêtres. Il a également allégué que, en février 2012, trois hommes l’ont suivi pendant qu’il se rendait à son travail et l’ont battu. Il est allé à l’hôpital et a signalé l’agression à la police. Cependant, selon Roland, les agents de police ne l’ont pas cru et l’ont accusé de ne pas avoir voulu aller travailler après avoir fait une chute. Roland et sa famille se sont enfuis au Canada en mai 2012.

[6]  De son côté, Zoltan a décrit trois principaux incidents dans sa demande d’asile. Il a allégué que, à l’été 2007, tandis qu’il retournait chez lui après le travail, quatre hommes l’ont attaqué et insulté. La police l’a avisé qu’il était préférable de ne pas faire de rapport, car ses assaillants étaient membres de la Garde hongroise, un groupe raciste organisé en Hongrie. Zoltan a par ailleurs allégué que, plus tard en 2007, trois hommes ont émis des commentaires racistes à l’égard de son épouse et l’ont attaquée tandis qu’elle accompagnait son fils aîné à l’école. Elle s’est rendue à l’hôpital pour soigner ses blessures et, depuis cette attaque, son fils doit recevoir des traitements psychiatriques. Zoltan affirme avoir signalé l’incident à la police, mais que celle-ci n’a rien fait. Enfin, Zoltan a allégué que, en avril 2011, tandis qu’il était avec son épouse et leur fils cadet, ils ont été agressés par de nombreux hommes qui se sont enfuis à l’arrivée de la police. Un policier a fait venir une ambulance pour les amener à l’hôpital. Le médecin et la police ont fait rapport sur l’incident. Zoltan est arrivé au Canada en mars 2012, et les autres membres de sa famille sont arrivés peu après en avril.

[7]  Le frère de Roland et Zoltan, Richard Ruszo [Richard], a également présenté une demande d’asile au Canada pour lui et sa famille. La SPR a accepté les demandes de Richard en août 2015.

B.  Décision de la SPR

[8]  Dans des motifs détaillés exposés en plus de 80 paragraphes, la SPR a rejeté les demandes d’asile des Ruszo en raison d’un manque de crédibilité et, subsidiairement, en raison de l’accessibilité de la protection de l’État.

[9]  Sur le plan de la crédibilité, la SPR a exprimé plusieurs réserves concernant les récits respectifs de Roland et de Zoltan. La SPR ne croit pas que Roland ait été attaqué en février 2012 en raison d’incohérences quant aux lieux et aux dates de résidence et de travail qu’il a soumis au point d’entrée et dans le formulaire de renseignements personnels, par rapport à son témoignage oral. La SPR a également fait remarquer le manque d’éléments de preuve concordants, et les incohérences entre le témoignage de Roland et le rapport du médecin sur l’incident. En ce qui concerne le vandalisme de janvier 2012, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison d’incohérences dans le compte rendu de l’incident de Roland et de sa tentative d’embellir sa demande en déclarant que la police n’a fait aucun suivi sur le rapport de cet incident. En outre, la SPR a conclu que Roland a embelli sa demande au moyen d’allégations non crédibles sur sa maison à Miskolc et sa situation d’emploi en Hongrie.

[10]  En ce qui concerne Zoltan, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité au motif que son témoignage manquait de spontanéité et de détails, et qu’il a embelli sa présumée perte d’emploi, qu’il n’y avait aucun élément de preuve selon lequel l’incident d’avril 2011 avait été déclaré à la police, que les lettres de sa sœur n’ont été déposées que trois jours avant l’audience de la SPR et qu’aucun rapport policier ni médical n’étayait sa version de l’incident de 2007 auquel ont été mêlés son épouse et son fils. La SPR a toutefois fait observer que, dans les deux incidents, des policiers s’étaient rendus sur les lieux.

[11]  La SPR a reconnu qu’aucune des réserves concernant la crédibilité soulevées à l’égard des récits respectifs de Roland et Zoltan ne suffisaient à elles seules pour rejeter leurs demandes. Cependant, l’effet cumulatif de ces réserves quant à la crédibilité a amené la SPR à conclure qu’elle ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants et dignes de foi pour accepter les demandes d’asile des Ruszo.

[12]  De plus, la SPR a par ailleurs conclu que Roland et Zoltan n’ont pas été victimes de discrimination en Hongrie, en ce qui a trait à l’éducation, aux soins médicaux, à l’emploi et à l’habitation, et n’ont donc pas été persécutés à ces égards.

[13]  Quant au fait que la demande de réfugié de leur frère Richard et de sa famille a été acceptée, la SPR a fait remarquer que cela ne devait pas influencer sa décision sur les demandes de Roland et Zoltan. Du point de vue de la SPR, les trois groupes de demandes étaient très différents et, contrairement à l’affaire de Richard, la SPR avait des réserves concernant la crédibilité des demandes de Roland et Zoltan.

[14]  Sur la question de la protection de l’État, la SPR a conclu que Roland et Zoltan n’ont pas réfuté la présomption selon laquelle la protection de l’État leur est accessible en Hongrie. La SPR a reconnu que les éléments de preuve concernant la situation des citoyens roms en Hongrie sont contradictoires, et qu’ils sont confrontés à des problèmes, y compris un traitement discriminatoire par la police. Cependant, la SPR a souligné les mesures prises par la police et les établissements gouvernementaux pour améliorer la qualité de vie des citoyens roms et pour les protéger contre les groupes extrémistes. La SPR a également conclu que les Ruszo n’avaient pas épuisé toutes les opportunités de protection de l’État hongrois. Quoique la protection de l’État soit imparfaite, a soutenu la SPR, elle demeure accessible. La SPR a cité des décisions de notre Cour, déclarant que la présomption de protection de l’État dans les pays démocratiques continue de s’appliquer lorsque des mesures sont prises pour combattre la persécution. Après avoir examiné la preuve, la SPR a conclu que les programmes du gouvernement hongrois produisaient des résultats positifs aux niveaux législatif et opérationnel. Finalement, après avoir analysé la preuve sur les conditions générales en Hongrie et l’habileté de l’État à protéger ses citoyens, la SPR a conclu que les Ruszo n’ont pas présenté de preuve claire et convaincante voulant que, selon la prépondérance des probabilités, la protection de l’État ne leur serait pas raisonnablement accessible s’ils retournaient en Hongrie.

[15]  Enfin, ayant conclu qu’il n’y a pas lieu d’accorder l’asile à Roland et Zoltan, la SPR a rejeté les demandes des membres de leurs familles, puisqu’elles dépendaient étroitement des demandes de Roland et Zoltan.

C.  La norme de contrôle

[16]  La jurisprudence a déjà déterminé la norme de contrôle applicable à chacune des questions soulevées en l’espèce, soit la crédibilité et la protection de l’État. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse pour déterminer la norme de contrôle appropriée (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 62). En ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité par la SPR, la norme de la décision raisonnable s’applique (Aguebor v Canada (Minister of Employment and Immigration) [1993], 160 NR 315 (CAF), au para 4; Gomez Florez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 659 [Gomez Florez], au para 20; Soorasingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 691, au para 17). De même, la question du caractère adéquat de la protection de l’État sera assujettie à la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, au para 36 [Carrillo]; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 [Hinzman], au para 38; Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1035, au para 11).

[17]  La norme de la décision raisonnable requiert de faire preuve de retenue à l’endroit du décideur, car elle « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au para 33; Dunsmuir, aux para 48 et 49). Selon la norme de la décision raisonnable, lorsqu’une question mixte de fait et de droit s’inscrit exactement dans le champ d’expertise d’un décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 57). La Cour ne doit pas intervenir dans la décision de la SPR si le tribunal a tiré une conclusion qui est transparente, justifiable, intelligible et qui relève des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47). Cela est suffisant si « les motifs [...] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au para 16).

[18]  Cette approche déférente est particulièrement requise lorsque, comme en l’espèce, les conclusions contestées concernent la crédibilité du récit du demandeur d’asile. Il est de jurisprudence constante que les conclusions de la SPR à cet égard commandent, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, un degré élevé de retenue, compte tenu du rôle du juge des faits conféré au tribunal administratif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux para 59 et 89). Les conclusions relatives à la crédibilité sont au cœur même de l’expertise de la SPR et ont été décrites comme « l’essentiel » de la compétence de la SPR (Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 CF 608 (CAF), au para 24; Gomez Florez, au para 19; Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux para 7 et 8). La SPR est mieux placée pour évaluer la crédibilité d’un demandeur d’asile, puisque le tribunal voit le témoin au cours de l’audience, observe son comportement et entend son témoignage.

III.  Analyse

A.  Les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité étaient raisonnables

[19]  Concernant la première question d’évaluation de la crédibilité, les Ruszo soutiennent que la SPR a commis une erreur, parce qu’elle a procédé à un examen « microscopique » de la preuve. Ils soulignent par ailleurs les erreurs de la SPR dans son examen de leur lieu de résidence, de la discrimination subie par Roland et Zoltan dans leur travail, des notes à leur point d’entrée, de l’absence de rapports policiers et médicaux corroborants et des faits entourant leur expulsion de leur résidence à Miskolc. Les Ruszo soutiennent également que, contrairement à l’approche prise par la SPR en l’espèce, la preuve ne devrait pas être rejetée en raison de légères incohérences, que l’exagération ne porte pas de coup fatal à la demande et qu’il n’existe aucune exigence générale voulant qu’il y ait corroboration. Ils font aussi valoir que la SPR n’a pas tenu compte des documents sur les conditions du pays et qu’elle s’est fondée à tort sur une analyse « standardisée » dans son approche relativement à la situation générale en Hongrie. Ce faisant, affirment les Ruszo, la SPR n’a pas évalué adéquatement les circonstances personnelles particulières auxquelles faisaient face Roland, Zoltan et leurs familles respectives, et n’a pas tenu compte de la preuve qui allait à l’encontre des conclusions de la SPR.

[20]  Je ne suis pas convaincu par les arguments avancés par les Ruszo contestant les conclusions défavorables quant à la crédibilité de la SPR. Je suis toutefois d’accord avec le ministre que la SPR a mené un examen méticuleux et approfondi de la preuve présentée. La SPR a apprécié correctement les éléments de preuve dont elle disposait et, selon moi, ces éléments étayent raisonnablement ses conclusions sur le manque de crédibilité attribué aux récits de Roland et Zoltan. La SPR a fourni une multitude de raisons détaillant les motifs pour lesquels les témoignages de Roland et Zoltan n’ont pas été retenus quant aux divers incidents qu’ils avaient cités dans leurs demandes d’asile. Un contrôle judiciaire n’est pas un appel, et ce n’est pas le rôle de la Cour de réévaluer la preuve lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable. Au contraire, les conclusions de la SPR concernant la crédibilité des Ruszo commandent une grande retenue et il n’est pas loisible à la Cour de substituer son interprétation.

[21]  Malgré les observations bien orchestrées présentées par l’avocat des Ruszo, je ne crois pas que les conclusions défavorables quant à la crédibilité de la SPR étaient déraisonnables. En fait, la SPR a souligné bon nombre de contradictions, d’incohérences et d’embellissements de Roland et Zoltan dans leurs récits respectifs, et le manque d’éléments de preuve documentaire étayant de nombreux aspects de leurs demandes, comme les allégations concernant leurs antécédents de travail. La crédibilité d’un demandeur peut être affectée de façon négative s’il omet de présenter des documents raisonnablement attendus  ou une explication raisonnable pour leur absence (Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452, au para 7; Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84, aux para 33 et 35).

[22]  Je ne suis pas non plus convaincu que l’analyse de la SPR était « microscopique » ou qu’elle était axée sur de légères différences ou incohérences. Une analyse ne devient pas microscopique parce qu’elle est exhaustive. De plus, les décisions pour lesquelles les décideurs se sont fait reprocher d’avoir effectué des examens « microscopiques » sont en lien avec des situations sur lesquelles des questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande ont été examinées (Attakora v Canada (Minister of Employment and Immigration) [1989], 99 NR 168 (CAF), au para 9; Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118, au para 4). En l’espèce, l’examen de la SPR n’était pas en lien avec des questions sans pertinence ou périphériques eu égard aux allégations de persécution des Ruszo. Au contraire, les facteurs et éléments examinés par la SPR étaient très pertinents et portaient sur des incidents précis au cœur même des demandes de Roland et Zoltan.

[23]  Plus précisément, concernant Roland, je ne suis pas convaincu que la SPR ait agi de manière irrationnelle et arbitraire quant à ses préoccupations à l’égard du témoignage sur le présumé incident de février 2012 et de l’explication sur les incohérences de la preuve. La SPR a tiré ces conclusions à la lumière de la preuve qui ressort des documents remplis au point d’entrée et du formulaire de renseignements personnels de Roland concernant ses séjours et ses emplois à Sajopetri, Miskolc et Budapest entre 2008 et 2012. Je reconnais que la preuve pourrait également mener à une interprétation différente plus indulgente à l’égard du compte rendu des événements de Roland; mais je ne peux pas conclure que l’examen de la SPR était irréaliste et déraisonnable. Les mêmes observations s’appliquent à l’examen de la preuve par la SPR concernant les ordonnances d’expulsion remises aux nombreuses familles roms de Miskolc. Je conclus qu’il était loisible à la SPR de conclure que la preuve présentée en l’espèce ne permettait pas d’établir un lien entre la preuve documentaire objective sur cet événement et la situation précise en matière d’hébergement que vivaient les Ruszo à Misolc. En ce qui concerne l’incident de février 2012, je suis du même avis que le ministre, à savoir qu’il était raisonnable que la SPR ait eu un doute quant aux préoccupations de Roland selon lesquelles la police avait influencé le contenu du billet du médecin. Quant à Zoltan, je ne crois pas que la SPR ait conclu de façon déraisonnable que les renseignements médicaux manquants ont miné la crédibilité de Zoltan eu égard aux événements de 2007 dont ont été victimes son épouse et son enfant. De plus, l’absence de rapport de police pour cet incident de 2007, de même que pour celui de 2011, malgré le fait que la police ait été appelée sur les lieux dans les deux cas, pouvait raisonnablement amener la SPR à douter de la crédibilité de Zoltan.

[24]  La Cour n’a pas la mission de réexaminer les éléments de preuve au dossier; elle doit plutôt se limiter à conclure si une conclusion est irrationnelle ou arbitraire. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que le processus et l’issue soient conformes aux principes de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et la Cour ne devait pas substituer sa propre opinion à celle du tribunal. Dans leurs arguments, les Ruszo expriment leur désagrément à l’égard de l’examen de la preuve par la SPR et, en fait, demandent à la Cour de réévaluer les éléments de preuve et de préférer leurs propres examen et interprétation à ceux de la SPR. Toutefois, tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Les motifs de la décision de la SPR, eu égard au manque de crédibilité des Ruszo, ont les qualités de justification, de transparence et d’intelligibilité, et me permettent de conclure que les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR appartiennent aux issues possibles acceptables. Il n’y a donc pas matière à une intervention de la Cour.

B.  Les conclusions de la SPR relatives à la protection de l’État étaient raisonnables

[25]  En ce qui a trait à la protection de l’État, les Ruszo soutiennent que, tandis que le test applicable exige que la SPR se concentre sur la véritable protection, elle a simplement examiné les « efforts » déployés par la Hongrie pour protéger ses citoyens roms. Ils soutiennent en outre que les conclusions de la SPR concernant les programmes en place en Hongrie ont été tirées malgré les éléments de preuve accablants du contraire. À leur avis, une preuve abondante a démontré l’incapacité du gouvernement hongrois à assurer une protection de l’État, et la SPR a été déraisonnable en n’en tenant pas compte. Prenant appui sur de nombreuses décisions de notre Cour relatives à la situation des Roms en Hongrie, ils soutiennent que la SPR n’a pas traité adéquatement les éléments de preuve contradictoires sur la situation au pays. Enfin, les Ruszo soutiennent qu’il n’existe aucun élément de preuve probant de l’efficacité de la police face à la persécution généralisée des citoyens roms, et qu’il était donc déraisonnable de demander à ce qu’ils épuisent toutes les occasions de protection en Hongrie.

[26]  Je ne suis pas d’accord avec les observations des Ruszo, car elles ne reflètent pas ce que la SPR a vraiment fait dans sa décision.

[27]  Je ne conteste pas que le test approprié dans une analyse de la protection de l’État requiert une évaluation du caractère adéquat de cette protection sur le plan opérationnel, et non des efforts ou des intentions de l’État (Vidak c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 976, au para 8; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007, aux para 13 et 14). Le test relatif à la protection de l’État doit être axé sur des résultats concrets : « [c]’est la protection concrète, actuellement offerte qui compte » [Souligné dans l’original] (Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250, au para 5). Il va de soi que les efforts déployés par un gouvernement pour assurer la protection de l’État peuvent être pertinents pour la question du caractère adéquat de la protection sur le plan opérationnel. Toutefois, ce sont les résultats réels qui comptent quant à ce qui est concrètement accompli par l’État, et c’est ce qu’il faut mesurer (Bakos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 191, au para 29; Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337, aux para 71 et 72; Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 273, au para 46).

[28]  Comme l’a fait remarquer notre Cour, il est difficile d’évaluer la situation de la Hongrie, et l’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État dépendra de la preuve dans chaque cas particulier : la protection de l’État est parfois adéquate, parfois elle ne l’est pas (Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 316, au para 35; Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 530, au para 105). Il est vrai qu’il existe de nombreux précédents où notre Cour a accueilli des demandes de contrôle judiciaire et a infirmé les conclusions concernant la protection de l’État à l’égard des citoyens roms de la Hongrie et d’autres pays. Chaque cas doit toutefois être examiné et tranché en fonction de s faits et du fond de chaque demande. Comme c’est le cas pour tout aspect d’un contrôle judiciaire, le point de départ est la décision en soi et ce que les motifs expriment véritablement, en reconnaissant que le décideur administratif a la responsabilité principale de tirer ce type de conclusions de fait.

[29]  Je suis convaincu qu’en l’espèce, la SPR a pris en compte non seulement les efforts de la Hongrie pour offrir la protection de l’État aux Ruszo, mais également les résultats concrets des mesures prises en termes d’enquêtes, de poursuites, d’efficacité de la police et de condamnations. La SPR a passé en revue de manière approfondie les éléments de preuve sur la protection de l’État durant près de 30 paragraphes, et il y a des renvois aux résultats concrets de la protection de l’État en Hongrie tout au long de la décision. Par exemple, dans ses motifs, la SPR a conclu que [traduction] « pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les Roms, les programmes continus du gouvernement hongrois produisent des résultats positifs aux niveaux aussi bien législatif qu’opérationnel » [je souligne]. La SPR cite également [je souligne] :

  • - la preuve de [traduction] « mesures » de la police et du gouvernement [traduction] « en ce qui a trait à l’amélioration de la qualité de vie des Roms »;

  • - les autorités hongroises prenant des [traduction] « mesures contre les organisations extrémistes »;

  • - les [traduction] « démarches entreprises pour poursuivre les fonctionnaires et les individus en cas d’abus »;

  • - [traduction] « l’intervention de la police au niveau national » et la condamnation des individus reconnus coupables de violence raciale contre les Roms;

  • - le gouvernement adoptant des lois et mettant en place des initiatives tactiques qui [traduction] « obtiennent de bons résultats sur le terrain » et [traduction] « ont des effets concrets sur le terrain sur le plan opérationnel ».

[30]  À la lumière de ces éléments de preuve, la SPR a finalement conclu que la Hongrie [traduction] « a adopté des lois, a une infrastructure et des services policiers opérationnels en place, alloue des fonds et exécute des programmes sur le terrain ».

[31]  Selon moi, la décision indique que la SPR a pris en compte de manière objective les éléments de preuve sur la protection de l’État, à la fois du point de vue du pays et des interactions précises des Ruszo avec l’État hongrois, avant de conclure que, bien qu’elle soit imparfaite, la protection de l’État était adéquate en Hongrie. Il ressort clairement de la décision que la SPR ne s’est pas concentrée uniquement sur les efforts. En fait, les Ruszo et leur avocat ne pouvaient pas renvoyer la Cour à un passage de la décision indiquant la présence d’une analyse visant principalement les efforts. Dans le même esprit, je n’interprète pas la décision comme offrant une analyse de la protection de l’État qui tirerait simplement parti des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par le tribunal.

[32]  De plus, contrairement aux observations des Ruszo, je ne suis pas convaincu que la SPR ait examiné la preuve documentaire de façon sélective. Il ressort plutôt de la décision que la SPR a tenu entièrement compte de la documentation sur la situation en Hongrie et des documents soumis par les Ruszo. Les motifs de la SPR sont exposés en détail et contiennent plusieurs renvois à des parties précises de la preuve documentaire; de plus, la SPR a reconnu que les éléments de preuve relatifs au caractère adéquat de la protection de l’État en Hongrie sont contradictoires. La SPR n’était pas non plus convaincue par les préoccupations des Ruszo relativement au caractère adéquat de la protection de l’État, car ils avaient eux-mêmes recouru à cette protection lorsqu’ils vivaient en Hongrie et avaient obtenu l’aide de la police. Au bout du compte, et à la lumière des éléments de preuve, la SPR a accordé plus de poids à la preuve documentaire relative au caractère adéquat de la protection de l’État qu’aux préoccupations exprimées par les Ruszo ou qu’aux autres éléments de preuve documentaire sur lesquels ils ont mis l’emphase. Je n’aurais peut-être pas tiré la même conclusion mais, à la suite de mon évaluation de la décision et du dossier de la SPR, je ne suis pas convaincu que l’examen de la SPR était déraisonnable. Au contraire, il était loisible à la SPR de conclure, comme elle l’a fait, que les Ruszo n’avaient pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants démontrant que, selon la prépondérance des probabilités, la protection de l’État avait été inadéquate pour eux en Hongrie.

[33]  Dans la présente affaire, je conclus que la SPR a tenu compte des éléments de preuve, a fait renvoi à plusieurs rapports, était consciente des incidents personnels concernant les Ruszo et était au courant des contradictions et incohérences par rapport à  la protection de l’État en Hongrie. Le décideur n’a pas fait fi ou omis de tenir compte des éléments de preuve mais, après avoir examiné les éléments de preuve au dossier, il est arrivé à la conclusion que la protection de l’État était adéquate. Les exemples concrets voulant que la protection de l’État soit efficace sur le terrain étaient nombreux, allant des résultats en termes d’éducation, d’emploi, de soins médicaux et d’hébergement, aux fonds du gouvernement servant à améliorer les conditions de vie des citoyens roms, sans oublier les améliorations de l’intervention policière. La SPR n’a pas omis d’intégrer les éléments de preuve contradictoires dans son examen; elle a plutôt reconnu les difficultés constantes auxquelles est confrontée la communauté rom en Hongrie, les éléments de preuve contradictoires et les enjeux persistants qui affligent les politiques et programmes mis en œuvre. Les éléments retenus n’ont pas été sélectionnés par la SPR uniquement dans le but d’étayer une conclusion favorable à l’égard de la protection de l’État. Au lieu de cela, il apparaît clairement que la SPR a examiné en profondeur la preuve, mais que cet examen ne suffisait pas à réfuter la présomption de protection de l’État.

[34]  Il est bien reconnu que le décideur est présumé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au para 1). Le défaut de mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte (Newfoundland Nurses, au para 16), et un décideur n’est pas tenu de faire référence à chaque élément de preuve qui étaye ses conclusions. Ce n’est que lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux para 9 et 10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez], aux para 16 et 17). Cependant, l’affaire Cepeda-Gutierrez ne signifie pas que le seul défaut d’un tribunal de renvoyer à un élément de preuve important qui est contraire à la conclusion d’un tribunal rend nécessairement une décision déraisonnable et annule cette décision. Au contraire, l’affaire Cepeda-Gutierrez énonce que ce n’est que lorsque l’élément de preuve non mentionné est important et contredit la conclusion du tribunal que la cour de révision peut décider que le tribunal n’a pas tenu compte de la preuve devant lui. Ce n’est pas le cas en l’espèce, et les Ruzso n’ont renvoyé la Cour à aucun élément de preuve.

[35]  Les Ruszo avaient le fardeau ultime de fournir une preuve claire et convaincante établissant l’insuffisance de la protection de l’État en Hongrie (Carillo, aux para 19 et 30). Il est bien établi en droit que les tribunaux canadiens doivent présumer que la protection de l’État est offerte dans le pays d’origine du demandeur d’asile, particulièrement lorsque l’État est démocratique, comme cela est le cas en Hongrie. Il faut des éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de la protection de l’État (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux para 57 et 59), et il ne faut pas se limiter à démontrer que la protection de l’État n’est ni parfaite, ni toujours efficace (Canada (Minister of Employment and Immigration) v Villafranca, [1992] ACF no 1189, (CAF) (QL), au para 7). Comme il est énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Hinzman, « l’asile est censé constituer une forme de protection auxiliaire qui ne doit être invoquée que dans les cas où le demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de son État d’origine » (Hinzman, au para 41). Ainsi, il existe une « exigence fondamentale en droit des réfugiés voulant que le demandeur d’asile cherche à obtenir la protection de son pays d’origine avant de demander à l’étranger la protection offerte par le système des réfugiés » (Hinzman, au para 62).

[36]  En résumé, je conclus que les motifs de la SPR dans la présente affaire justifient de procéder à une analyse approfondie des documents relatifs à la protection de l’État. L’analyse doit non seulement être approfondie, mais elle doit également être compréhensible. Le fondement de la conclusion de la SPR est intelligible, compte tenu de son examen des principes juridiques entourant la protection de l’État, de sa reconnaissance de persécution généralisée des Hongrois révélée par la preuve documentaire, de même que de son évaluation de l’expérience personnelle des Ruszo et des mesures mises en œuvre par l’État hongrois. Je conclus que l’analyse de la protection de l’État est transparente et appartient aux issues possibles acceptables qui définissent la norme de la décision raisonnable. Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland Nurses, au para 17).

IV.  Conclusion

[37]  Pour les motifs exposés ci-dessus, la décision de la SPR constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve dont elle dispose. Je ne détecte rien d’irrationnel ou d’arbitraire dans les conclusions défavorables quant à la crédibilité des récits de Roland et Zoltan. De même, il était raisonnable pour la SAR de conclure que la protection de l’État est accessible aux Ruszo en Hongrie, et qu’ils ne seraient pas exposés à un risque élevé de persécution s’ils retournaient dans ce pays. Par conséquent, je ne peux infirmer la décision de la SPR et je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[38]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT dans le dossier IMM-124-18

LA COURSTATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-124-18

 

INTITULÉ :

ROLAND RUSZO, VOLOPICH KINGA, ROLAND RUSZO, KINGA RUSZO,

KETRIN DIANA RUSZO, ZOLTAN RUSZO, ZSOLT RUSZO, GYONGYI ILONA GIBOK, AMANDA RUSZO, ZOLTAN RUSZO (JR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 septembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 septembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Peter G. Ivanyi

Pour les demandeurs

 

Suzanne M. Bruce

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rochon Genova s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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