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Date : 20180926


Dossier : IMM-1461-18

Référence : 2018 CF 942

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

RODRIGUEZ CENELIA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Monsieur Rodriguez Cenelia porte devant cette Cour sa demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [SAI] du 27 février dernier refusant la réouverture de son appel relativement à une mesure d’exclusion émise contre lui en novembre 2014 pour raison de grande criminalité, en vertu de l’alinéa 36 (1) a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27) [LIPR]. La demande de contrôle judiciaire est faite en vertu de l’article 72 de la LIPR.

I.  Les faits

[2]  Il appert que le demandeur ne s’est pas présenté à l’audience qui devait être tenue le 22 novembre 2017 par la SAI. On note à cette décision que le tribunal a attendu quelques minutes avant de constater l’absence du demandeur ou de son avocat. Cette constatation faite, le tribunal prononçait le désistement en vertu du paragraphe 168 (1) de la LIPR.  Je le reproduis:

168 (1) Chacune des sections peut prononcer le désistement dans l’affaire dont elle est saisie si elle estime que l’intéressé omet de poursuivre l’affaire, notamment par défaut de comparution, de fournir les renseignements qu’elle peut requérir ou de donner suite à ses demandes de communication.

168 (1) A Division may determine that a proceeding before it has been abandoned if the Division is of the opinion that the applicant is in default in the proceedings, including by failing to appear for a hearing, to provide information required by the Division or to communicate with the Division on being requested to do so.

[3]  Cependant, la LIPR prévoit la possibilité de demander la réouverture d’un appel. Cet article est ainsi libellé :

71 L’étranger qui n’a pas quitté le Canada à la suite de la mesure de renvoi peut demander la réouverture de l’appel sur preuve de manquement à un principe de justice naturelle.

71 The Immigration Appeal Division, on application by a foreign national who has not left Canada under a removal order, may reopen an appeal if it is satisfied that it failed to observe a principle of natural justice.

[4]  Une telle demande de réouverture de l’appel a été faite et c’est de cette décision dont on demande le contrôle judiciaire. Dans cette décision du tribunal qui était constituée différemment du tribunal devant entendre l’appel sur la mesure de renvoi, la demande de réouverture de l’appel a été rejetée. Le tribunal aura conclu que la preuve ne démontre pas qu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle.

II.  La décision dont le contrôle judiciaire est demandé

[5]  On apprend à la décision de la SAI qu’un avis de convocation à une audience a été envoyé au demandeur le 12 septembre 2017 à la dernière adresse inscrite au dossier de la SAI. Le même avis de convocation aura également été envoyé au bureau de son avocat d’alors. Ils étaient requis de se présenter à une audience à être tenue le 22 novembre 2017, à 9h00.

[6]  Le demandeur a fourni à la SAI une explication, preuve à l’appui, qu’il n’avait pas reçu l’avis de convocation malgré qu’il ait habité au même endroit depuis 10 ans. C’est une voisine dans le même immeuble qui aurait reçu la convocation et qui a remis l’enveloppe contenant la convocation le 27 novembre 2017. De fait, le demandeur s’est présenté au bureau de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dès le 28 novembre afin de clarifier la situation.

[7]  Au soutien de sa prétention qu’il n’a pas reçu l’avis de convocation, le demandeur soumet son affidavit. Est aussi au dossier un écrit de sa conjointe qui dit avoir reçu la lettre de convocation le 27 novembre 2007 des mains d’une voisine. Enfin, le bureau de l’avocat qui représentait alors les intérêts du demandeur a aussi produit un écrit selon lequel ledit avis de convocation n’a pas été reçu.

[8]  Malgré cette preuve qui n’a pas été contredite, et en l’absence d’une contre-preuve quelconque ayant pu être produite par le ministre, la SAI procède à une analyse plutôt courte. Elle constate que l’avis de convocation a été envoyé à la bonne adresse puisque cela est confirmé par le demandeur. La SAI note aussi une déclaration de transmission de document préparée par un adjoint au service de soutien aux audiences confirmant que l’avis de convocation a été envoyé. Citant la règle 36 (2) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, la SAI note que l’avis est considéré comme ayant été reçu 7 jours après son envoi. On ne remarque aucun retour de courrier. Cela fait conclure à la SAI ce qui suit :

16   Le tribunal conclut qu’en faisant parvenir les avis de convocation à l’appelant ainsi qu’à son avocat, la SAI s’est conformée à une procédure visant à assurer l’application des règles de justice.

[9]  Nous ne trouvons à la décision aucune indication de quelle règle de justice naturelle il pourrait bien être question, ce qui rend un peu difficile la compréhension de la conclusion selon laquelle le tribunal est d’avis que l’appelant n’a pas démontré que la SAI a commis un bris de justice naturelle. Pourtant, il eut été facile de voir que la difficulté qui se posait était l’absence de celui dont les droits sont affectés et qui n’a donc pas pu bénéficier de la règle de l’audi alteram partem.

III.  Position des parties

[10]  Le demandeur accepte que la norme de contrôle devant s’appliquer en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Cependant, le demandeur semble faire l’équation que le manquement à une règle de justice naturelle fait en sorte que la décision n’est pas raisonnable. Cette proposition m’apparaît comme étant particulièrement circulaire et comme étant l’équivalent, pour ainsi dire, de l’application de la norme de la décision correcte.

[11]  Par ailleurs, le demandeur insiste sur les conséquences graves pour lui que représente la mesure d’expulsion puisqu’il est résident permanent du Canada depuis 1979; ainsi, le seul fait que des avis de convocation ont été envoyés, sans preuve de leur réception, ne saurait suffire. Je note enfin que le demandeur n’identifie pas clairement le principe de justice naturelle qui devrait donner ouverture à une nouvelle audition. À l’audience, il est apparu qu’il alléguait généralement avoir le droit d’être entendu, étant donné les conséquences sévères pour lui d’une mesure de renvoi.

[12]  Quant au défendeur, il plaide évidemment qu’il n’y a pas eu d’atteinte à la justice naturelle. Trouvant appui sur la décision Jones c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 84 [Jones], le défendeur plaide que la norme à appliquer en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[13]  Le défendeur souligne que depuis juillet 2015, la SAI a choisi d’éliminer la mise au rôle presqu’automatique d’une audience de justification dans les cas où un demandeur ne donnerait pas suite à une demande ou une convocation. Si on comprend bien, alors que par le passé il y aurait eu la possibilité d’une « séance de justification » celle-ci a maintenant disparu. Il n’est pas particulièrement clair en quoi la disparition presque complète de ces audiences de justification aide la cause du défendeur. De fait, une certaine jurisprudence qui est citée par le défendeur en matière de réouverture est antérieure à 2015, c’est-à-dire qu’en ce temps, l’audience de justification était présente.

[14]  Par exemple, l’arrêt Jones est invoqué, mais les circonstances sont entièrement différentes. Jones était requis de notifier tout changement d’adresse, ce qu’il ne fit pas auprès de la SAI (il l’aurait fait auprès de l’Agence des services frontaliers). Une audience de justification (« no show conference ») a été convoquée et il ne s’est pas présenté. La décision de la SAI dont contrôle judiciaire était demandé portait sur le fait que Jones n’avait pas fourni son changement d’adresse malgré l’obligation qui lui était faite. La Cour fédérale a refusé de conclure qu’une obligation de faire des enquêtes auprès d’autres agences et ministères pour obtenir une autre adresse pouvait être un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale (para 19, Jones). En notre espèce, l’adresse du demandeur n’est pas le sujet de la controverse.

[15]  Essentiellement, le défendeur prétend que l’envoi de l’avis de convocation suffit.

IV.  Analyse

[16]  Les faits de cette affaire sont simples. La demande de réouverture a été refusée. C’est l’article 71 de la LIPR qui permet un tel recours.

[17]  En l’espèce, le manquement à la justice naturelle est de maintenir une mesure de renvoi sans même permettre à la personne visée de faire valoir ses prétentions. Si la personne visée ne se présente pas sans raison valable ou qu’elle n’a pas rempli une de ses obligations [Jones], c’est son choix et on ne saurait critiquer la SAI pour ne pas avoir entendu la personne visée. Mais quand une preuve est présentée que la raison de l’absence est que l’avis de convocation n’a pas été reçu à l’adresse donnée, en l’absence de contre-preuve démontrant, par exemple, que l’avis a été reçu ou que des raisons expliquant que la preuve du demandeur ne peut être crue, comment peut-on ne pas conclure à un manquement à un principe fondamental de notre droit, la règle audi alteram pertem? À mon sens, le manquement à un principe de justice naturelle en l’espèce est la décision de la SAI de ne pas entendre le demandeur malgré qu’il ait invoqué, preuve à l’appui, que son absence était à cause du fait qu’il n’avait pas reçu l’avis de convocation. Il ne savait pas qu’il devait se présenter. Lorsque la SAI se déclare satisfaite que l’absence du principal intéressé est sans conséquence, que même s’il n’a pas été prévenu on pouvait décider de son sort, il y a alors atteinte à la justice naturelle. Le manquement à la justice naturelle est justement l’absence de l’intéressé sans qu’on puisse lui imputer la faute.

[18]  On ne doute plus depuis Nazifpour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 35, que la juridiction pour ré-ouvrir un appel devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SAI] est limitée à la ré-ouverture dans les seuls cas du manquement à la justice naturelle, et non pour examiner d’autres remèdes en « equity » comme cela a déjà été le cas. Le libellé de la loi donne à penser qu’il s’agit là d’une faculté qui est accordée, que la SAI peut ré-ouvrir l’appel, mais cette faculté est limitée.

[19]  Je me suis interrogé sur la norme de contrôle devant présider en l’espèce. Il apparaît incongru que la SAI puisse refuser une ré-ouverture alors même qu’un principe de justice naturelle aurait été violé. En effet, le droit à une participation adéquate aux décisions qui ont un impact sur la personne procède de la règle du audi alteram partem, l’un des principes les plus fondamentaux de notre droit. Ce principe de justice naturelle est maintenant fondu dans le grand principe de l’équité procédurale (Judicial Review of Administrative Action in Canada, Brown & Evans, Thomson Reuters, feuilles-mobiles, #7 :1310, 7 :1331), de même d’ailleurs que la règle voulant que l’adjudicateur soit impartial.

[20]  La norme de contrôle « applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la « décision correcte » » (Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 502, 2014 CSC 24, au para 79). Après une certaine incertitude au sein des cours fédérales pouvant apparaître dans certaines décisions, celle-ci a été réglée dans Canadian Pacific Railway Company v Canada (Attorney General), 2018 FCA 69 et la norme de la décision correcte s’applique sur les questions d’équité procédurale dont, bien sûr, les violations de la règle audi alteram partem. L’effet immédiat de la norme de la décision correcte est que la cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence envers la décision du tribunal administratif parce qu’il pourrait y avoir plusieurs « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, para 47) : selon cette norme, on ne concède pas une marge de manœuvre au tribunal administratif qui ferait que la cour de révision doive s’incliner si la décision a les apanages de la raisonnabilité. La cour de révision intervient si la décision n’est pas correcte quant à l’équité procédurale.

[21]  L’incongruité provient du fait que la révision judiciaire pour violation des règles de l’équité procédurale se ferait selon la norme de la décision correcte alors que la révision de l’évaluation que fait un tribunal d’un manquement à cette même équité procédurale se ferait selon la norme de la décision raisonnable. Cela n’est pas sans rappeler Rogers Communications Inc. c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, [2012] 2 RCS 283, 2012 CSC 35 [Rogers Communication inc]. Je reproduis les paragraphes 15 et 16 de la décision majoritaire (8:1) qui exposent la difficulté :

[15]  Étant donné le caractère particulier du régime législatif en vertu duquel la Commission et une cour de justice peuvent être respectivement appelées à statuer en première instance sur un même point de droit, il faut inférer que le législateur n’a pas voulu reconnaître à la Commission une expertise supérieure à celle de la cour de justice en la matière.  Cette compétence concurrente conférée à la Commission et à la cour de justice pour interpréter en première instance la Loi sur le droit d’auteur a pour effet d’écarter la présomption selon laquelle la décision de la Commission sur un point de droit rendue sous le régime de sa loi constitutive est assujettie à la norme de la raisonnabilité.  Cette conclusion est conforme à l’arrêt Dunsmuir dans lequel notre Cour dit que l’existence d’« [u]n régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale » constitue un « élément [qui permet] de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité » (par. 55 (je souligne)).  Étant donné la compétence qu’elle partage avec la cour de justice en première instance, on ne peut dire de la Commission qu’elle exerce ses fonctions dans le cadre d’un tel « régime administratif distinct ».  Je ne peux donc pas convenir avec la juge Abella que le fait que la cour de justice exerce couramment les mêmes activités d’interprétation que l’organisme administratif en première instance « n’enlève pas à la Commission sa connaissance approfondie de la Loi sur le droit d’auteur ni son expertise dans l’application de celle-ci » (par. 68).  Dès lors, il faut supposer que la cour de justice et l’organisme administratif ont, à l’égard du texte législatif, une même connaissance approfondie et une même expertise.  Je suis donc d’avis que, dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, le juge Binnie statue de manière satisfaisante que la norme de la décision correcte est celle qui convient au contrôle judiciaire de la décision de la Commission sur un point de droit (Dunsmuir, par. 62).

[16]  Soit dit en tout respect, je ne souscris pas non plus à l’interprétation que fait la juge Abella de l’arrêt ATA au par. 62.  Selon elle, la Cour statue dans cet arrêt que les questions qui font « exception à la présomption de déférence que commande l’interprétation de la loi constitutive sont les questions constitutionnelles, ainsi que les questions de droit d’une importance capitale pour le système juridique et étrangères au domaine d’expertise du décideur ».  Dans l’arrêt Dunsmuir, antérieur à ATA, notre Cour reconnaît que la question qui ressortit à la Constitution et celle qui touche au droit en général, qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui est étrangère au domaine d’expertise du décideur sont assujetties à la norme de la décision correcte (par. 58 et 60).  Dans ATA, notre Cour confirme seulement ce qu’elle dit dans Dunsmuir : la question qui touche à l’interprétation de la loi constitutive ou d’une loi qui y est étroitement liée commande généralement l’application d’une norme de contrôle déférente (ATA, par. 39; Dunsmuir, par. 54).  Suivant le point de vue de ma collègue, la norme de la raisonnabilité s’applique à toute interprétation de la loi constitutive.  Pourtant, les arrêts ATA et Dunsmuir admettent qu’une situation exceptionnelle nouvelle pourrait écarter la présomption d’assujettissement à la norme de la raisonnabilité de la décision qui résulte d’une interprétation de la loi constitutive.

[22]  Les parties ont convenu en l’espèce que la norme de la décision raisonnable devait présider en cette Cour. Les parties n’ont pas présenté d’observations à l’égard d’une norme de contrôle autre. Le demandeur a concédé et le défendeur semble se reposer sur la décision Jones où la Cour conclut au paragraphe 12 que l’évaluation relative à la question de savoir si le tribunal administratif a erré dans sa détermination qu’il n’y ait pas de violation de la justice naturelle était une question mixte de fait et de droit emportant une norme de la décision raisonnable.

[23]  Je ne suis pas convaincu que tel devrait être le cas, ceci dit avec égards. On pourrait certes tenter de distinguer notre affaire : les faits sont certes différents; l’affaire Jones semble avoir été plaidée sur une base différente alors que les audiences de justification étaient courantes et une de celles-ci avait même été convoquée. En plus, la décision Rogers Communication inc est postérieure à Jones. Mais il n’est pas nécessaire de conclure que la norme de la décision correcte, moins exigeante pour un demandeur, devrait être utilisée puisque, à mon avis, la décision de la SAI n’est pas raisonnable.

[24]  Les règles d’équité procédurale sont à géométrie variable. Dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour établissait que la nature et l’étendue des règles d’équité variaient en fonction de différents facteurs :

22  Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données.  Je souligne que l’idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

[J’ai souligné]

[25]  Le troisième facteur, celui relatif à l’importance de la décision pour les personnes visées, m’apparaît comme particulièrement pertinent en l’espèce :

25  Le troisième facteur permettant de définir la nature et l’étendue de l’obligation d’équité est l’importance de la décision pour les personnes visées.  Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses.  C’est ce que dit par exemple le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Kane c.-Conseil d’administration de l’Université de la Colombie-Britannique, 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la p. 1113 :

Une justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d’une personne d’exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu.  [. . .] Une suspension de nature disciplinaire peut avoir des conséquences graves et permanentes sur une carrière.

Comme le juge Sedley (maintenant Lord juge Sedley) le dit dans R. c. Higher Education Funding Council, ex parte Institute of Dental Surgery, [1994] 1 All E.R. 651 (Q.B.), à la p. 667:

[TRADUCTION]  Dans le monde moderne, les décisions rendues par des organismes administratifs peuvent avoir un effet plus immédiat et plus important sur la vie des gens que les décisions des tribunaux et le droit public a depuis l’arrêt Ridge c. Baldwin [1963] 2 All E.R. 66, [1964] A.C. 40, reconnu ce fait.  Bien que le caractère judiciaire d’une fonction puisse élever les exigences pratiques en matière d’équité au-delà de ce qu’elles seraient autrement, par exemple en exigeant que soit présenté et vérifié oralement un élément de preuve contesté, ce qui le rend «judiciaire» dans ce sens est principalement la nature de la question à trancher, et non le statut formel de l’organisme décisionnel.

L’importance d’une décision pour les personnes visées a donc une incidence significative sur la nature de l’obligation d’équité procédurale.

[26]  Comme Lord Sedley, il faut bien reconnaître que des décisions administratives sont plus importantes sur la vie des gens que bien des décisions judiciaires.

[27]  Ici, M. Cenelia veut en appeler de la mesure de renvoi prononcée contre lui en novembre 2014. Peut-on sérieusement arguer que cette mesure (mesure d’expulsion dans son cas) n’a pas des conséquences très sévères sur lui et sa conjointe? Ne doit-on pas avoir un niveau relativement élevé d’équité procédurale à son égard, y compris bien sûr le droit de participer au cours de la prise de décision. N’a-t-il pas le droit d’être entendu si son absence ne peut lui être attribuée?

[28]  Je l’ai dit, le droit de participer au débat est fondamental et il prend de l’ampleur lorsque les conséquences qui en résultent sont importantes pour la vie des justiciables. Ici, une mesure d’expulsion est prise en novembre 2014 et, près de trois ans plus tard (en septembre 2017), un avis de convocation est envoyé par la poste ordinaire. Il n’y a au dossier aucune preuve de réception : pas de poste recommandée, pas d’huissier.

[29]  Le défendeur n’a pas tort d’invoquer l’article 36 des Règles de la Section d’appel de l’Immigration DORS/2002-230 :

Date de réception d’un document par la Section

When a document is considered received by the Division

36 (1) Tout document transmis à la Section est considéré comme ayant été reçu le jour où la Section y appose la date de réception au moyen d’un timbre dateur.

36 (1) A document provided to the Division is considered to be received by the Division on the day the document is date stamped by the Division.

Date de réception d’un document envoyé par courrier ordinaire à une partie

When a document sent by regular mail is considered received by a party

(2) Tout document envoyé par courrier ordinaire à une partie est considéré comme ayant été reçu sept jours après sa mise à la poste. Celui envoyé à partir d’un lieu situé hors du Canada ou vers un tel lieu est considéré comme ayant été reçu vingt jours après sa mise à la poste. Si le septième jour ou le vingtième jour, selon le cas, est un samedi, un dimanche ou un autre jour férié, le document est alors considéré comme ayant été reçu le premier jour ouvrable suivant.

(2) A document sent to a party by regular mail is considered to be received seven days after the day it was mailed. A document sent to a party by regular mail to or from a place outside Canada is considered to be received 20 days after the day it was mailed. If the seventh day or the twentieth day, as the case may be, is a Saturday, Sunday or statutory holiday, the document is considered to be received on the next working day.

Mais il ne s’agit là, à l’évidence, que d’une présomption qui n’est pas irréfragable.

[30]  Or, il y a au dossier une preuve qui tend à renverser la présomption. Cette preuve n’a pas été mise en doute lors de la demande de réouverture. C’est ainsi que le demandeur déclare formellement ne pas avoir reçu l’avis de convocation. Sa conjointe confirme. L’avocat à qui le défendeur dit avoir envoyé ledit avis déclare aussi n’avoir rien reçu. Telle est la preuve au dossier. On ne doute pas de l’envoi de l’avis de convocation. C’est la réception de celui-ci qui fait problème.

[31]  Pour justifier sa conclusion qu’il n’y a pas un manquement aux principes de justice naturelle, la SAI me semble s’en remettre exclusivement à la prétention que l’avis de convocation a été envoyé à la bonne adresse. Pour la SAI, elle « s’est conformé (sic) à une procédure visant à assurer l’application des règles de justice » (para 16).

[32]  Je ne puis trouver ni dans la version française de l’article 71, ni dans sa version anglaise que le test est une procédure visant à assurer l’application des règles de justice. De fait, je ne vois pas en quoi la procédure vise à assurer l’application des règles de justice naturelle. En quoi la procédure assure-t-elle le respect de la règle audi alteram partem? Alors que la loi parle d’une obligation de résultat, de respecter les règles de justice naturelle, la SAI transforme le tout en une forme d’obligation de moyen. Et encore, ces moyens sont bien mièvres puisque l’on prétend que l’on n’a qu’à se réclamer d’une présomption qui fait que l’envoi de l’avis est considéré comme étant reçu à destination. On ne trouve nulle part quelque discussion de la preuve qui contredit pourtant la présomption; celle-ci n’a pas été davantage mise en doute à l’audience de la SAI. On n’est pas obligé d’accepter une preuve. Elle peut être contredite. Elle peut manquer de crédibilité et de force probante. Mais encore faut-il en faire la constatation et non pas se réfugier derrière une quelconque procédure qui n’établit même pas la réception de l’avis de convocation, seulement qu’on présume qu’il s’est rendu à destination après une certaine période.

[33]  Le défendeur a bien tenté d’arguer qu’il faut éviter le formalisme et agir avec célérité. On a invoqué un avis donné par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada qu’elle abandonnait pour ainsi dire les audiences de justification pour qui ne se présente pas pour un appel. La raison donnée est la commodité administrative face à un grand nombre de dossiers accumulés.

[34]  Contrairement à ce qui a été prétendu, cette nouvelle politique n’est pas prévue par la loi ou des règlements.  Elle n’est que la manifestation de la capacité de la SAI de procéder sans formalisme et avec célérité.  D’ailleurs, le paragraphe 162(2) de la LIPR déclare prudemment que l’équité et la justice naturelle doivent prévaloir :

162 (2)  Chacune des sections fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité

162 (2)  Each Division shall deal with all proceedings before it as informally and quickly as the circumstances and the considerations of fairness and natural justice permit.

[35]   Le changement au processus ainsi annoncé n’est pas contesté. L’audience de justification ne semble pas avoir été requise par la LIPR, mais elle favorisait l’examen des cas où l’intéressé ne se présente pas. Cette forme d’audience étant maintenant exceptionnelle; c’est au stade de la ré-ouverture qu’il faut examiner si l’appel à l’encontre de la mesure de renvoi a été traité selon les règles de justice naturelle, dont la possibilité d’être entendu. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le ministre ne peut justifier son action qui ne serait pas raisonnable ou qui serait en violation de l’équité procédurale sur la base d’une politique qu’il aurait lui-même adoptée : une politique n’est pas la loi (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 2 RCS 559, 2013 CSC 36).

[36]  Outre que la SAI devrait examiner en quoi l’absence de l’intéressé dans une affaire sérieuse ayant de grandes répercussions sur elle, alors même qu’on prétend n’avoir jamais reçu la convocation, ne constituait pas un manquement à un principe de justice naturelle, la justification pour conclure à une absence de manquement est aussi déficiente. Cette absence de justification est elle-même un facteur à considérer dans l’examen de la raisonnabilité alors que la Cour de révision cherche à comprendre le fondement de la décision (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62, paras 14 à 16).

[37]  La seule justification est au paragraphe 16 de la décision où le tribunal déclare que la « SAI s’est conformé (sic) à une procédure visant à assurer l’application des règles de justice ». Une procédure peut bien viser à atteindre un but, mais encore faudrait-il que le but est atteint et dire au justiciable en quoi elle consiste. Ici on ne sait pas de quoi il peut s’agir, d’autant que l’absence du demandeur est présentée, sans être même contestée, comme étant le résultat d’un avis de convocation qu’il n’a pas reçu, sans qu’il y eut faute de sa part (contrairement à Jones). Quelle est la procédure qui vise à assurer que la justice naturelle a été sauvegardée? Seulement qu’un avis de convocation a été envoyé? La justice naturelle est protégée, y inclus le droit fondamental d’être entendu, du seul fait qu’un avis aura été envoyé, sans considérer s’il a été reçu alors même que la réception de l’avis est contestée de façon sérieuse.

[38]  De plus, en quoi une procédure dont le but viserait à assurer l’application des règles de justice pourrait satisfaire un test qui traite plutôt d’un manquement à un principe de justice naturelle. La procédure peut viser mais la question est de savoir si, quant au fond de l’affaire, il y a eu manquement.

[39]  On voit donc que la décision n’a aucun des apanages de la raisonnabilité, c’est-à-dire la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. J’ajoute qu’étant donné la gravité de la décision prise à l’égard du demandeur, il aurait été nécessaire d’en tenir compte pour évaluer la nature et l’étendue de l’obligation d’équité procédurale pour permettre d’être entendu. Nous sommes bien loin de se satisfaire d’une procédure visant à assurer l’application des règles. La justice naturelle mérite mieux et le justiciable qui fait face à l’expulsion devrait pouvoir être entendu s’il n’est pas l’auteur de sa propre absence.

[40]  Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire doit être accordée. Le demandeur s’est contenté de demander à ce que la décision de refuser la ré-ouverture de l’appel soit cassée et de retourner l’affaire à un panel différent pour une nouvelle détermination à cet égard. Face à cette conclusion limitée, il n’y a donc pas lieu d’envoyer cette affaire directement à la SAI pour entendre l’appel au mérite.

[41]  Il est convenu que cette affaire ne soulève pas une question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accordée. L’affaire est retournée à la SAI différemment constituée pour un nouvel examen en vertu de l’article 71 de la LIPR. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1461-18

 

INTITULÉ :

RODRIGUEZ CENELIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 septembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 septembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Stéphane Handfield

Pour le demandeur

 

Margarita Tzavelakos

Pour le DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphane Handfield

Montréal (Québec)

 

Pour le DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le DÉFENDEUR

 

 

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