Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181023

Dossier : IMM‑1133‑18

Référence : 2018 CF 1066

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RéVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

CHENAI MAVHIKO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision relative à l’examen des risques avant renvoi (ERAR) rendue le 17 février 2018 (la décision). Dans le cadre de l’ERAR, un agent principal d’immigration (l’agent) a décidé que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque de persécution, à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée au Zimbabwe.

[2]  La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.  Les faits

[3]  La demanderesse est une femme de 29 ans originaire de Kwekwe, au Zimbabwe, qui est arrivée au Canada le 4 mai 2016 avec un visa de visiteur. Elle a déposé une demande d’asile au point d’entrée. Sa demande était fondée sur sa crainte d’être maltraitée par l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique (le ZANU‑PF), en raison de son soutien allégué à un parti politique d’opposition.

[4]  En 2008, la demanderesse a travaillé comme responsable de campagne. En 2012, elle a travaillé dans une école  etégalement comme surveillante d’un bureau de scrutin pour les élections nationales de 2013. La demanderesse avait été chargée d’observer M. Mangwiro, un superviseur du ZANU‑PF. Elle allègue que le directeur de son école l’avait avertie deux après les élections qu’elle était surveillée. La demanderesse croit que M. Mangwiro est un espion, et qu’il redoute qu’elle ne le dénonce; c’est pourquoi elle affirme craindre qu’il s’en prenne à elle ou qu’il la tue.

[5]  En janvier 2015, la demanderesse a eu un accident de voiture, et elle a été hospitalisée des suites de cet accident. Pendant qu’elle se trouvait à l’hôpital, elle a reçu un message texte lui indiquant qu’elle devrait quitter la circonscription électorale du président, car sa vie était en danger. La demanderesse a réussi à se faire muter dans une autre école, mais son nouveau lieu de travail était lui aussi situé dans la circonscription électorale du président. La demanderesse affirme que, peu de temps après, un groupe de personnes est venu examiner le secteur et discuter avec le personnel de l’école. Monsieur Mangwiro faisait partie de ce groupe. Il aurait interrogé le directeur de l’école au sujet de la demanderesse, et le directeur, à son tour, aurait dit à la demanderesse de se méfier. À ce moment‑là, la demanderesse, craignant pour sa vie, a quitté le Zimbabwe et est arrivée au Canada grâce à un visa de visiteur.

[6]  La demanderesse affirme craindre, à cause de la corruption omniprésente dans le pays, de se retrouver sans aucun recours en cas d’arrestation, de ne pas bénéficier d’un procès équitable et d’être poursuivie sous de fausses accusations. Advenant qu’elle soit détenue ou placée sous garde, elle craint également d’être torturée, violée, agressée ou maltraitée autrement en tant que femme. Elle affirme que les femmes actives politiquement sont exposées à un risque particulier, et que celles qui sont perçues comme appuyant le mauvais parti se voient refuser des produits de première nécessité, par exemple de la nourriture, ce qui les oblige à se prostituer pour survivre. En outre, la demanderesse craint de courir un risque accru au Zimbabwe, car, étant une femme célibataire ne bénéficiant pas de la protection d’un homme, elle sera une cible facile pour ce qui est des viols, agressions, attaques et autres formes de violence fondée sur le sexe. Elle affirme par ailleurs que les actes de violence à caractère politique augmentent de façon constante depuis juillet 2016, et que ceux qui, comme elle, sont perçus comme des opposants politiques, font de plus en plus fréquemment l’objet d’enlèvements, d’agressions, d’arrestations arbitraires, en plus d’être soumis à de la torture et à d’autres mauvais traitements. La demanderesse soutient que, puisque les forces de sécurité ne protègent pas les civils, elle ne bénéficie pas de la protection de l’État et ne dispose d’aucune possibilité de refuge intérieur viable au Zimbabwe.

[7]  La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée le 21 juillet 2016 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a estimé que l’exposé circonstancié de la demanderesse contenait de très nombreuses invraisemblances. Au nombre de celles-ci, on comptait l’accident de voiture prétendument planifié par M. Mangwiro, au péril de nombreuses autres personnes, alors que la demanderesse n’était qu’une cible de faible valeur et que l’accident s’était produit deux ans après la visite de M. Mangwiro à l’école, de sorte qu’il serait invraisemblable que M. Mangwiro s’auto‑incrimine ainsi auprès d’un directeur d’école. En outre, si tant est que la demanderesse ait représenté une cible, elle aurait vraisemblablement dû faire face à d’autres dangers avant 2015. Même si le tribunal de la SPR a estimé que le témoignage de la demanderesse était compatible avec les autres éléments de preuve présentés, il a conclu que ses affirmations n’établissaient pas qu’elle était exposée à une menace crédible.

[8]  La demanderesse a, par la suite, demandé un ERAR. À l’appui de sa demande, elle a présenté une copie d’un mandat d’arrestation délivré contre elle, ainsi que d’un courriel envoyé à son avocat par la personne ayant lancé le mandat, Nigel Mutumbi. La demanderesse a également présenté de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été soumis à la SPR, soit une déclaration solennelle et des pièces qui y étaient jointes, ainsi que 12 rapports sur les conditions générales dans le pays.

[9]  Le 17 février 2018, l’agent a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse, pour le motif que celle‑ci n’avait pas fourni d’éléments de preuve documentaires susceptibles d’établir que, en tant que simple travailleuse de campagne électorale, son profil au Zimbabwe était semblable à celui des personnes qui risqueraient actuellement d’être persécutées ou de subir des préjudices dans ce pays. En effet, les éléments de preuve présentés par la demanderesse ne confirmaient pas qu’elle était une personne d’intérêt pour des personnes susceptibles de vouloir du mal au Zimbabwe, et n’étayaient donc pas la prétention voulant que la demanderesse soit exposée à un danger particulier au Zimbabwe. L’agent a également refusé de prendre en compte le risque mentionné par la demanderesse relativement au fait qu’elle était une femme qui vivait seule et sans la protection d’un homme au Zimbabwe; il a conclu qu’elle aurait non seulement pu soulever cette préoccupation à l’audience devant la SPR, mais qu’elle n’avait pas fourni d’explication raisonnable pour cette omission.

[10]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR rendue par l’agent en date du 17 février 2018.

III.  Dispositions législatives pertinentes

[11]  Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, s’appliquent en l’espèce :

Facteurs pour la tenue d’une audience

 

Hearing — prescribed factors

 

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

IV.  Questions en litige

[12]  La demanderesse soulève quatre questions dans la présente demande :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en refusant de prendre en compte les éléments de preuve concernant le danger auquel, selon les allégations de la demanderesse, une femme qui vit seule au Zimbabwe est exposée?

  2. L’agent a‑t‑il confondu les critères énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR?

  3. L’agent a‑t‑il écarté ou mal interprété les éléments de preuve présentés par la demanderesse?

  4. La décision de l’agent de refuser une audience à la demanderesse était‑elle raisonnable?

V.  Norme de contrôle

[13]  S’agissant des questions 1, 2 et 3, l’appréciation des éléments de preuve et les déductions à en tirer sont au cœur de l’expertise des agents d’ERAR, de sorte que la norme de raisonnabilité s’applique à ces questions. Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, aux paragraphes 6 et 7, Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008, CSC 9, au paragraphe 54.

[14]  Toutefois, en ce qui concerne la norme de contrôle applicable à la décision d’accorder une audience en vertu de l’article 167 du RIPR et de l’article 113 de la LIPR, la jurisprudence est partagée. La demanderesse invoque la récente décision Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 [Zmari], dans laquelle la Cour a expliqué cette divergence dans la jurisprudence, et déclaré en ces termes, au paragraphe 13, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte :

[13] À mon avis, le fait de savoir si une audience est requise dans le cadre d’une détermination relative à l’ERAR soulève une question d’équité procédurale. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, paragraphe 79, [2014] 1 SCR 502, « la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la “décision correcte” ». Par conséquent, la décision du directeur en l’espèce de ne pas convoquer une audience devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Cela exige que la Cour détermine si le processus suivi par le directeur atteint le niveau d’équité requis par les circonstances de l’affaire (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3).

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Avec égards, la Cour ne souscrit pas à l’opinion selon laquelle l’arrêt Établissement de Mission énonce l’état du droit en ce qui concerne la norme de contrôle applicable à l’espèce. Il permet par contre d’affirmer que, lorsqu’il a été déterminé que la norme de la décision correcte s’applique à la conduite en cause, il faut respecter l’équité procédurale. Dans l’arrêt Établissement de Mission, la Cour suprême a conclu, au paragraphe 5, qu’il y avait eu manquement aux exigences de la loi, et que ce manquement avait rendu inéquitable la décision sur le plan procédural, car « les autorités correctionnelles n’[avaient] pas respecté les exigences de la loi en matière de communication de renseignements » [Non souligné dans l’original.] Autrement dit, il s’agissait dans cette affaire d’une circonstance factuelle classique, à savoir qu’un tribunal administratif avait omis d’offrir à une partie une possibilité raisonnable de répondre aux allégations formulées contre elle.

[16]  Dans l’arrêt Établissement de Mission, la Cour suprême a expliqué plus amplement la nécessité, pour les tribunaux, d’axer leur analyse sur la nature de la conduite attaquée afin de pouvoir déterminer la norme de contrôle appropriée. Ce principe ressort clairement du jugement de la Cour suprême, où celle-ci a reconnu que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard du transfèrement d’un détenu devait être examiné selon la norme de la décision raisonnable, alors que l’omission de fournir à un détenu suffisamment de renseignements pour participer au processus décisionnel appelait un examen selon la norme de contrôle de la décision correcte. Cette distinction est particulièrement bien formulée dans le sommaire de l’arrêt Établissement de Mission, qui résume ainsi les paragraphes 74 à 79 :

Le transfèrement sera illégal s’il ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il en sera de même pour une décision dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité. La décision sera légale si les motifs et le dossier de la décision étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Une décision est considérée comme déraisonnable et, partant, illégale, si les droits à la liberté d’un détenu sont sacrifiés en l’absence de toute preuve, sur la foi d’une preuve non fiable, d’une preuve non pertinente ou d’une preuve qui n’étaye pas la conclusion. La décision sur la fiabilité de la preuve exige de la déférence à l’égard du décideur, mais les autorités doivent tout de même expliquer en quoi la preuve offerte est digne de foi. Un examen visant à déterminer si une décision est raisonnable et, par conséquent, légale, appelle nécessairement la déférence. Une décision ordonnant un transfèrement non sollicité est néanmoins une décision administrative prise par un décideur possédant une expertise relative à un pénitencier en particulier. Examiner cette décision selon une norme autre que la norme de la décision raisonnable pourrait bien entraîner une microgestion des prisons par les tribunaux. L’application de la norme de la décision raisonnable ne devrait toutefois pas avoir pour effet de modifier la structure fondamentale ou les avantages du bref d’habeas corpus. Premièrement, les fardeaux de preuve habituels associés au bref continueront de s’appliquer. Deuxièmement, l’habeas corpus demeure non discrétionnaire en ce qui concerne la décision de réviser le dossier. Troisièmement, la possibilité de contester une décision au motif qu’elle est déraisonnable ne change pas nécessairement la norme de révision applicable aux autres lacunes de la décision ou du processus décisionnel. Par exemple, la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la « décision correcte »

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Il n’est pas contesté, en l’espèce, que l’agent d’ERAR a respecté les éléments de l’équité procédurale. En fait, la question porte uniquement sur l’exercice qu’il a fait de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a évalué les nouveaux éléments de preuve conformément à l’article 167 du Règlement, dans le but de déterminer si ces éléments : 1) soulevaient une question importante en ce qui concerne la crédibilité; 2) jouaient un rôle important pour la prise de décisions; et 3) justifieraient, s’ils étaient admis, que l’agent fasse droit à la demande de protection. Ce sont là les facteurs qui permettent de trancher, à titre de question mixte de fait et de droit, la question de savoir si la tenue d’une audience est requise : voir Chekroun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422, au paragraphe 20.

[18]  J’ai déjà examiné cette question dans Bicuku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 339, en particulier lorsque j’ai cité comme suit les propos tenus par le juge Yves de Montigny, alors juge de la Cour, au paragraphe 24 de sa décision au même effet rendue dans Ponniah c Canada (MCI), 2013 CF 386 (CanLII) [Ponniah] :

[24]  La jurisprudence de la Cour est divisée sur la norme de contrôle qui s’applique aux décisions concernant la tenue d’une audience aux termes de l’alinéa 113b). Je me suis récemment penché sur cette question dans Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration)2012 CF 708 (CanLII), et je ne peux faire guère mieux que de répéter ce que j’ai écrit dans cette décision (au paragraphe 24) :

Cela étant dit, une controverse existe dans la jurisprudence de la Cour fédérale au sujet de la norme de contrôle à appliquer lors de la révision de la décision d’un agent de ne pas convoquer d’audience, notamment dans le contexte d’une décision ERAR. Dans certains cas, la Cour a appliqué la norme de la décision correcte, parce que l’affaire a été considérée essentiellement comme une question d’équité procédurale [références omises]. En revanche, la norme de la décision raisonnable a été appliquée dans d’autres cas, au motif que l’examen de la pertinence de tenir une audience à la lumière du contexte particulier d’un dossier donne lieu à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui commande la déférence [références omises]. Je souscris à cette dernière position, du moins lorsque la Cour révise une décision ERAR [références omises].

[Non souligné dans l’original.]

[19]  En outre, il semblerait illogique, sur le plan de l’analyse, d’établir une distinction entre le pouvoir discrétionnaire que possède l’agent d’appliquer la norme de la décision correcte : 1) à l’égard de ce qui semble, à première vue, une question mixte de fait et de droit [à savoir si les nouveaux éléments de preuve soulèvent une question importante en matière de crédibilité, jouent un rôle important pour la prise de la décision et justifieraient qu’il soit fait droit à la demande] et, à supposer que ces éléments de preuve soient admis, 2) de tenir une audience pour décider s’il doit être fait droit à la demande d’ERAR en se fondant sur les mêmes trois critères, qui devront être examinés selon la norme de la décision raisonnable.

[20]  Je suis donc convaincu, en l’espèce, que la décision relative à la tenue d’une audience suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, et doit donc être révisée selon la norme de la décision raisonnable, une norme qui appelle la déférence.

VI.  Analyse

A.  L’agent a‑t‑il commis une erreur en refusant de prendre en compte les éléments de preuve concernant le danger auquel, selon les allégations de la demanderesse, une femme qui vit seule au Zimbabwe est exposée?

[21]  La demanderesse affirme que l’agent aurait dû accepter tout élément de preuve survenu après le rejet de sa demande d’asile, ou tout élément de preuve dont il n’aurait pas été raisonnable de s’attendre à ce qu’elle les ait présentés au moment du rejet, compte tenu des circonstances. La demanderesse allègue avoir reçu le mandat d’arrestation la visant en septembre 2016, soit environ deux mois après la décision de la SPR rejetant sa demande d’asile. Elle ajoute que la réception de ce mandat a déclenché sa peur de vivre en tant que femme seule au Zimbabwe. Ainsi, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en refusant de prendre en compte le risque auquel elle serait exposée au Zimbabwe en tant que femme vivant sans la protection d’un homme, puisque cette peur avait pris naissance après l’audience de la SPR.

[22]  Dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 11, le juge Shore a résumé en ces termes le principe central applicable aux ERAR :

[23]  Comme l’a écrit la juge Judith Snider dans Cupid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration)2007 CF 176 :

[4]  […] le gouvernement canadien a pris des mesures pour que le demandeur d’asile puisse bénéficier d’un processus dans le cadre duquel une modification des conditions et des circonstances peut être évaluée. Il s’ensuit que si les conditions dans le pays ou la situation personnelle du demandeur d’asile sont demeurées les mêmes depuis la date de la décision de la SPR, la décision de la SPR sur la question de la protection offerte par l’État – qui est une décision définitive et exécutoire rendue au terme d’un processus quasi judiciaire – doit être maintenue à l’égard du demandeur d’asile. Autrement dit, il incombe au demandeur d’asile dont la demande a été rejetée de prouver que les conditions de son pays ou ses circonstances personnelles ont changé depuis la décision de la SPR au point que celui‑ci, dont la SPR a conclu qu’il n’était pas exposé à un risque, est maintenant exposé à un risque. Si le demandeur d’ERAR ne s’acquitte pas de ce fardeau, la demande d’ERAR sera (et devrait être) rejetée.

[Non souligné dans l’original.]

[23]  J’estime que la conclusion de l’agent, selon laquelle la demanderesse aurait pu mentionner à l’audience devant la SPR sa crainte de vivre en tant que femme seule ne bénéficiant pas de la protection d’un homme au Zimbabwe, était raisonnable, étant donné que les conditions et l’origine de cette peur existaient déjà à ce moment-là. Il était, de la même façon, raisonnable que l’agent ne soit pas convaincu par l’affirmation de la demanderesse selon laquelle sa crainte d’être victime de violence basée sur le sexe au Zimbabwe aurait été déclenchée par la réception du prétendu mandat d’arrestation lié à ses activités politiques révolues depuis longtemps. Le mandat d’arrestation, en soi, ne contient guère d’éléments susceptibles de justifier une crainte de vivre seule en tant que femme au Zimbabwe, sans parler des lacunes du document lui-même et de l’insuffisance des éléments de preuve à son soutien. Dans la mesure où le mandat d’arrestation est pertinent, il ne l’est qu’en ce qui concerne le risque, pour la demanderesse, d’être victime de persécution politique, et non pas le risque d’être persécutée en tant que femme vivant seule.

B.  L’agent a-t-il confondu les critères énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR?

[24]  La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en exigeant que la demanderesse établisse que sa crainte d’être persécutée avait un caractère personnalisé pour pouvoir répondre au critère juridique de l’article 96 de la LIPR. La demanderesse soutient avoir présenté des éléments de preuve documentaires établissant clairement qu’en tant que femme seule, qui est également active politiquement au Zimbabwe, elle sera persécutée. À ce titre, la demanderesse affirme que le décideur a commis une erreur en exigeant des éléments de preuve personnalisés sur ce point pour pouvoir être convaincu que la demanderesse serait persécutée en tant que femme au Zimbabwe si elle retournait dans ce pays. La demanderesse soutient qu’elle devait uniquement démontrer qu’il y avait une « possibilité raisonnable » de persécution ou qu’elle faisait face à « plus qu’une simple possibilité » d’être persécutée en raison de son sexe à son retour au pays.

[25]  La Cour n’estime pas que le fait que l’agent d’ERAR ait utilisé des expressions comme « risque individualisé » ou « persécution personnalisée » indique qu’il a confondu les analyses exigées respectivement par l’article 96 et l’article 97 de la LIPR. En fait, il convient de lire les motifs de l’agent dans leur ensemble pour déterminer si les critères appropriés ont été appliqués : Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 505, [2014] A.C.F. no 590, au paragraphe 37.

[26]  Dans Debnath c Canada, 2018 CF 332, le juge Strickland a défini de la façon suivante le critère applicable à l’article 96 :

[31]  Comme la Cour l’a précisée dans la décision Fi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, au paragraphe 13, pour satisfaire à la définition de « réfugié au sens de la Convention » qui figure à l’article 96 de la LIPR, le demandeur doit démontrer qu’il satisfait à tous les éléments mentionnés dans cette définition, à commencer par l’existence d’une crainte subjective et objective de persécution. Le demandeur doit établir un lien entre lui et la persécution pour un motif prévu dans la Convention. Cette persécution doit être dirigée contre lui, soit « personnellement », soit en tant que « membre d’une collectivité », et le demandeur doit craindre, avec raison, d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. En outre, l’existence de la persécution en vertu de l’article 96 peut être établie par un examen du traitement de personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur et celui‑ci n’a pas à prouver qu’il a été persécuté dans le passé ou qu’il serait persécuté à l’avenir.

[Non souligné dans l’original.]

[27]  En l’espèce, la question de la crainte de la demanderesse était liée à son statut allégué d’activiste politique. Son profil personnel d’activiste politique était donc pertinent pour ce qui est de l’analyse au titre de l’article 96 effectuée par l’agent. Celui-ci ne cherchait pas à obtenir la preuve que la demanderesse était exposée à un risque personnalisé, mais tentait plutôt de déterminer où se situait la demanderesse sur une échelle des risques. En fait, toutes les personnes actives politiquement au Zimbabwe ne sont pas en danger. Il était donc essentiel que l’agent détermine si cet emplacement sur l’échelle des risques suffisait pour conclure à une crainte subjective. Or, l’agent n’a découvert aucun élément susceptible de fonder une crainte subjective de persécution chez des personnes ayant le profil de la demanderesse, à savoir un profil politique relativement discret, en particulier compte tenu du temps qui s’était écoulé depuis les incidents ayant donné lieu à la prétendue persécution.

C.  L’agent a‑t‑il écarté ou mal interprété les éléments de preuve présentés par la demanderesse?

[28]  La demanderesse soutient que l’agent a commis deux erreurs factuelles.

[29]  Premièrement, l’agent a déclaré que le père et le frère de la demanderesse résidaient au Zimbabwe. La demanderesse soutient toutefois que tous ses frères ont quitté le Zimbabwe, et que ses parents continuent à résider dans ce pays, mais qu’ils sont âgés et vivent dans une région rurale. C’est la raison pour laquelle ils ne seraient pas en mesure de la protéger ou de lui accorder un soutien. Toutefois, la conclusion de l’agent concernant les frères de la demanderesse n’était pas déterminante quant à sa décision, dans la mesure où elle se rapporte à l’argument selon lequel la demanderesse était exposée à un danger en tant que femme vivant seule, un aspect qui, par ailleurs, n’a pas été soulevé devant la SAR, et ne constitue pas un risque nouveau, différent ou supplémentaire qui ne pouvait être examiné au moment où la SPR a rendu sa décision.

[30]  Deuxièmement, l’agent a déclaré que le courriel de M. Mutumbi transmettant le mandat d’arrestation à l’avocat de la demanderesse était daté du 28 juillet 2017, soit un an après qu’il ait reçu le mandat des autorités. La demanderesse soutient qu’en fait, M. Mutumbi lui a transmis le mandat d’arrestation par WhatsApp le 16 septembre 2016, immédiatement après l’avoir reçu. La demanderesse fait valoir que l’agent s’est trompé en tenant pour acquis qu’elle avait pris connaissance pour la première fois du mandat d’arrestation au moment où M. Mutumbi l’avait envoyé par courriel à son avocat, le 28 juillet 2017. La demanderesse soutient que cette erreur factuelle est importante, parce que l’agent s’est appuyé sur elle pour fonder ses préoccupations au sujet de la question de savoir pourquoi M. Mutumbi avait attendu presque un an après avoir reçu le mandat des autorités pour l’envoyer à la demanderesse.

[31]  La Cour ne sait pas très bien à quel moment la demanderesse a reçu le mandat. Comme le défendeur l’a fait remarquer, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve susceptible d’appuyer son affirmation selon laquelle elle avait reçu le mandat par WhatsApp, étant donné qu’elle n’a pas produit en preuve le message lui-même. Le seul élément de preuve concernant l’origine du mandat était une pièce jointe au courriel envoyé par M. Mutumbi à l’avocat de la demanderesse et daté d’un an plus tard, soit le 28 juillet 2017. Cela a certainement contribué à semer la confusion dans l’esprit de l’agent, si c’est bien ce qui s’est passé. En outre, l’agent a conclu que l’identité de l’expéditeur ne pouvait être confirmée parce qu’il s’agissait d’un courriel, que celui‑ci ne mentionnait aucunement l’identité de l’expéditeur ni l’endroit où celui-ci se trouvait. Le mandat d’arrestation n’était pas non plus daté ni signé, et le tampon indiquant l’autorité qui l’avait délivré était illisible.

[32]  En outre, il ne semble pas raisonnable que les accusations de [traduction] « dénigrement de la personne du président » et de [traduction] « menace à la Constitution » portées en 2016 puissent viser une personne ayant occupé des fonctions de travailleuse électorale en 2008, et de surveillante de bureau de scrutin en 2013, ce qui est essentiellement la même conclusion à laquelle en était arrivée la SPR. Comme l’agent l’a souligné, les circonstances à l’origine de ces crimes n’étaient pas précisées, non plus que la façon dont ces crimes étaient reliés aux activités politiques alléguées de la demanderesse. Qui plus est, l’agent a noté que l’auteur du courriel affirmait [traduction] « douter » du fait que la personne ayant délivré le mandat d’arrestation était un policier, ce qui soulève encore des préoccupations quant à sa valeur probante. De l’avis de la Cour, le fait que l’agent ait attribué une faible valeur probante au mandat d’arrestation présenté par la demanderesse pour établir l’existence d’un danger pour elle au Zimbabwe ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. Le mandat ne répond pas non plus aux questions soulevées devant la SPR en ce qui concerne l’improbabilité globale qu’une partisane politique d’aussi peu d’importance puisse constituer une cible en danger, sans parler du temps qu’il a fallu avant qu’on ne la menace.

D.  La décision de l’agent de refuser une audience à la demanderesse était-elle raisonnable??

[33]  La demanderesse soutient que dans son cas, l’agent a tiré en termes voilés une conclusion au sujet de sa crédibilité, et que, par conséquent, celui‑ci était obligé, conformément à l’équité procédurale, de tenir une audience. La demanderesse soutient que la présente affaire est semblable à la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 [Sitnikova], qui permet d’affirmer que les décideurs ne doivent pas mettre en doute l’authenticité d’un document, et ensuite accorder à ce document une [traduction] « faible valeur probante », car cela constitue une conclusion détournée en matière de crédibilité, auquel cas la crédibilité est une question centrale et risque d’entraîner un résultat défavorable pour le demandeur, de sorte qu’il y a lieu de tenir une audience.

[34]  La Cour conclut qu’il est possible d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Sitnikova, dans laquelle la demanderesse avait déposé un affidavit auquel étaient joints certains documents, en affirmant les avoirs obtenus directement de leurs auteurs respectifs. En l’espèce, la demanderesse n’affirme pas sous serment l’authenticité du mandat d’arrestation, mais simplement l’authenticité d’un document obtenu grâce à un message WhatsApp envoyé par M. Mutumbi quelque temps après le 16 septembre 2016, alors que la seule preuve de réception de ce message est un courriel envoyé à son avocat. En outre, la demanderesse et M. Mutumbi semblent admettre qu’ils ne sont pas sûrs que ce mandat émane de la police. Mais surtout, il y a le fait que l’agent d’ERAR a accordé, de façon tout à fait raisonnable, une faible valeur probante au prétendu mandat. Cela ne constitue pas une attaque contre la crédibilité de la demanderesse, mais plutôt une conclusion selon laquelle les éléments de preuve présentés n’ont pas une valeur probante suffisante, et qu’ils ne lui donnent donc pas droit à une audience.

VII.  Conclusion

[35]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable. Par conséquent, la demande doit être rejetée. Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans IMM‑1133‑18

LA COUR STATUE que la demande est rejetée, que l’intitulé de la cause est modifié et qu’il n’y a pas de question à certifier.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de novembre 2018.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑1133‑18

 

INTITULÉ :

CHENAI MAVHIKO c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 AOÛT 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrew Kinoshita

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.