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Date : 20181001


Dossier : IMM-4072-16

Référence : 2018 CF 973

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

AYOOB HAJI MOHAMMED AND

AIERKEN MALIKAIMU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

MOTIFS ET ORDONNANCE RELATIVEMENT À UNE DEMANDE DE NOMINATION D’UN AVOCAT SPÉCIAL

[1]  La présente ordonnance statue sur la demande de nomination d’un avocat spécial présentée par les demandeurs au titre de l’article 87.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi). La demande est présentée dans le contexte d’une demande déposée par le défendeur, au titre de l’article 87 de la Loi, concernant la non-divulgation des renseignements caviardés au dossier certifié du tribunal (DCT) produit par le défendeur dans le cadre du recours en contrôle judiciaire intenté par les demandeurs. L’ordonnance statue également sur la demande conjointe des demandeurs, dans laquelle ils expriment le souhait que la demande de nomination d’un avocat spécial soit plaidée oralement. Le défendeur s’oppose aux deux demandes.

[2]  La décision contestée lors des procédures de contrôle judiciaire sous-jacentes est celle d’une agente des visas (l’agente) en poste à l’ambassade du Canada à Rome (Italie). L’agente a rejeté la demande de résidence permanente parrainée par l’épouse de M. Mohammed pour la raison qu'elle avait des motifs raisonnables de croire que M. Mohammed appartenait au Mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO), une organisation qui s’est livrée au terrorisme.

[3]  C’est la seconde fois dans la présente affaire qu’une demande au titre de l’article 87 et qu’une demande correspondante aux termes de l’article 87.1 pour la nomination d’un avocat spécial sont présentées. La première demande a été produite avant l’octroi de l’autorisation d’intenter la présente instance de contrôle judiciaire, puis elle a été accueillie. Après avoir permis aux parties de présenter des observations orales sur la question, j’ai conclu que la nomination d’un avocat spécial n’était pas nécessaire, du moins, pas à cette étape de l’instance (Malikaimu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1026 (Malikaimu 2017)).

[4]  Comme je l’ai déjà indiqué, la seconde demande au titre de l’article 87 et la demande correspondante au titre de l’article 87.1 ont été présentées après que l’autorisation a été accordée, dans le contexte du dépôt du DCT, comme l’exige l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Dans la seconde requête déposée au titre de l’article 87, le défendeur a indiqué qu’il ne s’appuierait sur aucun des renseignements caviardés dans le DCT pour défendre le caractère raisonnable de la décision contestée, mais qu’il se fierait à [traduction] « certains » d’entre eux pour répondre à l’argument d’équité procédurale soulevé par les demandeurs. Le défendeur n’a toutefois pas précisé en quoi consistait cet argument.

[5]  Le contexte de la présente affaire – et, plus généralement, celui de la procédure de contrôle judiciaire sous-jacente intentée par les demandeurs – est présenté dans l’affaire Malikaimu 2017, et il n’est pas nécessaire que je le répète ici.

[6]  Dans une directive émise le 16 juillet 2018 (la directive), à la suite d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 13 juillet 2018, j’ai indiqué la façon dont la demande au titre de l’article 87, y compris la demande correspondante présentée au titre de l’article 87.1, devait être traitée. Ce processus, lequel se fondait sur le dossier proposé par le juge Simon Noël dans la décision A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1140, et qui était semblable à celui suivi dans le cadre de la première demande au titre de l’article 87 et de la demande correspondante aux termes de l’article 87.1, est décrit ainsi dans la directive :

2.  [traduction]

La Cour tiendra une audience ex parte à huis clos qui aura pour objectif de prendre connaissance des renseignements caviardés au dossier certifié du tribunal (DCT) et des raisons qui justifient les caviardages, afin que la Cour soit dans une meilleure position pour exercer son pouvoir discrétionnaire judiciaire en vue de juger si les normes d’équité et de justice naturelle exigent la nomination d’un avocat spécial et de déterminer, à la demande des demandeurs, s’il est nécessaire d’entendre des observations orales sur cette question.

[…]

6.  La demande des demandeurs voulant que la question de la nomination d’un avocat spécial soit plaidée oralement sera tranchée après la conclusion de l’audience ex parte à huis clos.

[7]  Au cours de la conférence de gestion de l’instance, il a également été question de la réticence du défendeur à déterminer lequel des arguments d’équité procédurale soulevés par les demandeurs dans la procédure de contrôle judiciaire sous-jacente obligerait le défendeur à s’appuyer sur [traduction] « certains » des renseignements caviardés au DCT pour répondre à cet argument. À cet égard, j’ai ordonné ce qui suit au défendeur :

[traduction]

3.  À cette fin, le défendeur (représenté par Me George) doit informer par écrit la Cour et Me Balasundarum, d’ici le 3 août 2018, s’il est prêt à énoncer l’argument d’équité procédurale que « certains » des renseignements caviardés visent à aborder. Si le défendeur n’est pas prêt à communiquer cet argument aux demandeurs, il doit déposer, au plus tard à la même date, auprès du greffe des instances désignées de la Cour, un affidavit classifié et des observations écrites classifiées qui seront examinés à l’audience ex parte à huis clos, en expliquant pourquoi il n'a pas énoncé cet argument.

4.  En outre, le défendeur (représenté par Me. Reid) doit être prêt, aux fins de l’audience ex parte à huis clos, à énoncer sur quels renseignements caviardés au DCT il s’appuiera pour répondre à l’argument d’équité procédurale. Le défendeur doit fournir cette information au greffe des instances désignées de la Cour, sous la forme d’une lettre classifiée ou d’un affidavit classifié supplémentaire, au moins une (1) semaine avant la date de l’audience ex parte à huis clos.

[8]  Le 7 août 2018, l’avocat du défendeur a informé la Cour que la question d’équité procédurale en litige ne pouvait être traitée qu’au cours d’une audience ex parte à huis clos et que le défendeur n’était donc pas prêt à soulever cette question auprès des demandeurs. Par conséquent, selon les directives qu’il a reçues, l’avocat du défendeur a également informé la Cour que quelques jours auparavant, soit le 3 août 2018, il avait déposé au greffe des instances désignées de la Cour un court affidavit classifié et un bref mémoire classifié que la Cour était appelée à examiner dans le cadre d’une audience ex parte à huis clos.

[9]  L’audience ex parte à huis clos prévue aux paragraphes 2 à 4 de la directive a eu lieu le 20 septembre 2018 en présence de l’avocat du procureur général du Canada et des déposants des deux affidavits classifiés soumis à l’appui de la demande au titre de l’article 87. Au cours de l’audience, j’ai entendu le témoignage de ces déposants, que j’ai ensuite questionnés, au sujet des renseignements caviardés et des motifs qui sous-tendent la demande de non-divulgation. J’ai également entendu les observations de chaque avocat.

[10]  L’auteur de l’affidavit classifié déposé le 3 août 2018 au sujet de l’argument concernant l’équité procédurale pour lequel il aurait fallu se fier à certains des documents caviardés au DCT, dans le but de répondre à cet argument, était également présent à l’audience ex parte à huis clos. Au cours de l’audience, l’avocat du procureur général du Canada a indiqué qu’il était maintenant prêt à divulguer cet argument concernant l’équité procédurale aux demandeurs, mais il a reçu la directive de le faire suivant les modalités énoncées ci-après :

Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté a déposé un affidavit ex parte de la gestionnaire du programme de migration et des observations écrites ex parte afin d’aborder la question d’équité procédurale soulevée par le demandeur en ce qui concerne le contenu de la lettre utilisée pour le convoquer à sa première entrevue.

[11]  L’avocat a également confirmé que, contrairement à ce qui était indiqué dans les documents de la requête au titre de l’article 87, aucun des renseignements caviardés au DCT n’était pertinent pour la question d’équité procédurale et que, par conséquent, aucun d’entre eux ne serait utilisé pour régler la question. La gestionnaire du programme de migration s’est ensuite présentée à la barre et je l’ai questionnée sur le contenu de son affidavit classifié. J’ai également entendu les observations de l’avocat au sujet du contenu de l’affidavit en question.

[12]  Avec l’émergence de la question liée à l’argument concernant l’équité procédurale, il y a, à mon avis, deux aspects à la demande présentée par les demandeurs au titre de l’article 87.1 ainsi qu’à la demande conjointe pour la tenue d’une audience. Le premier concerne la demande au titre de l’article 87 et les renseignements caviardés au DCT que le défendeur cherche à protéger contre la divulgation, tandis que le deuxième porte sur l’argument concernant l’équité procédurale qui, comme l’avocat du procureur général l’a confirmé lors de l’audience ex parte à huis clos, n’englobe pas les renseignements caviardés relatifs à la requête au titre de l’article 87, mais plutôt d’autres renseignements classifiés, soit l’affidavit classifié de la gestionnaire du programme de migration.

[13]  Ces deux aspects seront traités de manière distincte.

I.  L’aspect concernant les renseignements caviardés au DCT

[14]  L’article 87 de la Loi permet au défendeur, dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire soumise au titre de la Loi, de demander l’interdiction de la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve lorsque, à son avis, la divulgation de ceux-ci porterait atteinte à la sécurité nationale ou mettrait en danger la sécurité d’une personne. Lorsqu’une telle demande est présentée, l’article 83 de la Loi, qui régit la protection des renseignements dans le cadre de procédures de certificat de sécurité intentées au titre de la Loi, s’applique à l’instance engagée aux termes de l’article 87, avec les adaptations nécessaires. Cependant, l’exigence de l’article 83 de nommer un avocat spécial ne s’applique pas. Conformément à l’article 87.1, un avocat spécial ne sera nommé que si la Cour est convaincue que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent que cette nomination soit faite de manière à protéger les intérêts de l’auteur de la demande de contrôle judiciaire.

[15]  Dans Malikaimu 2017, j’ai dit ceci au sujet du régime de nomination d’avocats spéciaux mis en place par la Loi :

[31]  La Cour a affirmé à un certain nombre de reprises que les dispositions de la Loi relatives à l’avocat spécial ont été instaurées à la suite de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 [Charkaoui). Dans cette affaire, la Cour suprême avait déterminé que les contestations de l’équité du processus menant à une expulsion possible et la perte de liberté liée à la détention dans le contexte des certificats de sécurité délivrés en vertu de la Loi soulevaient des questions importantes de liberté et de sécurité. À cet égard, elle avait donc conclu que l’article 7 de la Charte était engagé. Elle a conclu que, pour satisfaire à l’analyse de l’article 7, la protection doit être véritable et substantielle lorsqu’il s’agit de déterminer si les exigences de base de l’équité procédurale ont été respectées de la façon habituelle ou d’une autre façon propre au contexte, en ce qui concerne l’objectif du gouvernement et l’intérêt de la personne désignée (Charkaoui, aux paragraphes 18 et 27; voir aussi : Malkine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 496, au paragraphe 20; Farkhondehfall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1064, au paragraphe 28 (Farkhondehfall); Kanyamibwa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 66, au paragraphe 43).

[32]  Le système de l’avocat spécial a été désigné dans Charkaoui comme un exemple de solution de rechange moins intrusive pour rapprocher les demandes au titre de la sécurité nationale et les protections procédurales garanties par la Charte (Charkaoui, aux paragraphes 86 et 87).

[33]  Au lendemain de Charkaoui, le Parlement a rendu obligatoire la nomination d’un avocat spécial dans les procédures de certificat de sécurité. Dans d’autres types de dossiers d’immigration, toutefois, la nomination d’un avocat spécial demeurait à la discrétion du juge président désigné. Dans ces cas, comme le libellé de l’article 87.1 le prévoit clairement, un avocat spécial sera nommé uniquement si le juge président désigné est d’avis que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent une telle nomination en vue de la défense des intérêts du demandeur (Farkhondehfall, au paragraphe 29; Karakachian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948, au paragraphe 24 (Karakachian); Afanasyev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 737, au paragraphe 24 (Afanasyev)).

[34]  Il n’y a donc aucun droit absolu à la nomination d’un avocat spécial lorsqu’une audience à huis clos est demandée au titre de l’article 87 de la Loi (Dhahbi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 347, au paragraphe 21). Selon le libellé même de l’article 87, les instances présentées au titre de cette disposition, qui sont régies par la procédure indiquée à l’article 83 de la Loi applicable aux questions liées au certificat de sécurité, ne sont pas assujetties à l’obligation de nommer un avocat spécial.

[35]  Le droit de connaître la preuve à réfuter, même s’il revêt une importance primordiale, n’est pas absolu non plus. À ce jour, les tribunaux canadiens ont refusé de reconnaître l’avis et la participation comme des normes constitutionnelles invariables. L’approche à l’égard de l’équité procédurale demeure, comme il est indiqué dans (Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817), propre au contexte (Baker, au paragraphe 21; Charkaoui, au paragraphe 57).

[36]  Il en va de même pour le principe de transparence judiciaire, qui, malgré sa nature fondamentale dans notre système juridique, demeure assujetti à quelques exceptions, dont les considérations liées à la sécurité nationale. Comme la Cour l’a indiqué dans Karakachian, au paragraphe 21 « […] les tribunaux canadiens ont reconnu à de nombreuses reprises la constitutionnalité d’audiences tenues à huis clos ou ex parte lorsque des considérations relatives à la sécurité nationale le requièrent ». Les demandeurs soulignent à juste titre, cependant, que ces exceptions doivent bien évidemment être définies et examinées au cas par cas (Afanasyev, au paragraphe 22).

[16]  Les demandeurs soutiennent qu’à ce stade-ci des procédures, c’est-à-dire après l’autorisation, les considérations d’équité et de justice naturelle appuient la nomination d’un avocat spécial pour la durée de l’instance. L’essentiel de la position des demandeurs est énoncé au paragraphe 17 de leurs observations écrites en réponse à la requête au titre de l’article 87 :

1)  En tant que plaideur devant la Cour fédérale, M. Mohammed a droit à un niveau d’équité procédurale et de justice naturelle supérieur à celui dont il a eu droit dans le cadre de l’instance administrative sous-jacente.

2)  Les facteurs pertinents pris en considération par la Cour dans l’arrêt Kanyamibwa c Canada appuient la nomination d’un avocat spécial et, en particulier, l’application appropriée des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker exige que les demandeurs bénéficient d’une plus grande obligation d’équité procédurale.

3)  Par ailleurs, même si la Cour n’estime pas que les demandeurs doivent bénéficier d’une plus grande obligation d’équité procédurale, les autres facteurs énoncés dans l’affaire Kanyamibwa militent tellement en faveur de la nomination d’un avocat spécial qu’elle en est nécessaire pour préserver l’équité et la justice naturelle dans l’instance.

[17]  Ces arguments sont essentiellement les mêmes que ceux que j’ai examinés dans l’affaire Malikaimu 2017, à l’exception de certaines nuances découlant des mises en garde que j’ai énoncées dans le cadre de celle-ci étant donné que la (première) demande au titre de l’article 87 et la demande correspondante aux termes de l’article 87.1 ont été présentées au stade de l’autorisation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire des demandeurs. Les principes juridiques mis de l’avant sont semblables et l’approche pour envisager la nomination d’un avocat spécial est identique.

[18]  Par conséquent, dans la mesure où les demandeurs ont déjà eu droit à une audience sur cette même question dans le contexte de la requête au titre de l’article 87 et de la demande correspondante aux termes de l’article 87.1, lesquelles ont été présentées avant que l’autorisation ne soit accordée, je ne vois pas la nécessité de tenir une autre audience sur cette question. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs n’ont pas présenté de motif justifiant la tenue d’une deuxième audience dans ces circonstances, d’autant plus que les demandeurs ont présenté, lors des deux occasions, des observations écrites détaillées sur cette question.

[19]  Maintenant, ayant pris connaissance des renseignements caviardés au DCT et des motifs sous-jacents à la demande de non-divulgation, je suis convaincu que la nomination d’un avocat spécial pour la durée de l’instance n’est pas nécessaire.

[20]  Les demandeurs m’exhortent à revoir ma position dans l’affaire Malikaimu 2017 en ce qui concerne leur affirmation selon laquelle les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker) militent fortement en faveur d’un degré élevé d’équité procédurale pour déterminer si un avocat spécial devrait être nommé en l’espèce, surtout à la lumière du fait que la décision à rendre relativement à la requête au titre de l’article 87 est de nature judiciaire plutôt que purement administrative, tout comme la décision contestée rejetant la demande de résidence permanente des demandeurs.

[21]  En particulier, ils m’exhortent à m’écarter de la jurisprudence existante selon laquelle lorsque la Cour est appelée à déterminer si des considérations d’équité et de justice naturelle exigent la nomination d’un avocat spécial dans une instance engagée aux termes de l’article 87, comme c’est le cas en l’espèce, l’obligation d’équité envers les demandeurs se situe dans la portion inférieure du spectre. De plus, les demandeurs proposent que la Cour n’applique pas trop largement le principe de la courtoisie judiciaire. Ils ajoutent que l’évolution de la présente affaire depuis Malikaimu 2017 distingue davantage cette affaire de la jurisprudence existante.

[22]  En toute déférence, je ne vois aucun motif de déroger aux conclusions que j’ai tirées il y a un an dans l’affaire Malikaimu 2017. Selon les demandeurs, les faits nouveaux qui justifieraient de s’écarter de ces conclusions sont les suivants :

  1. l’octroi de l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agente;

  2. l’intention du défendeur de s’appuyer sur certains des renseignements caviardés au DCT pour répondre à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente;

  3. le fait que le DCT révèle que la décision de l’agente a été rédigée [traduction] « après avoir consulté la Direction générale du règlement des cas » et que l’Agence des services frontaliers du Canada a envoyé un examen sur l’interdiction de territoire (examen de l’ASFC) au gestionnaire du programme d’immigration à Rome en déclarant, après avoir demandé conseil à la Direction générale du filtrage de sécurité du Service canadien du renseignement de sécurité (dossier d’instructions du SCRS), qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Mohammed était interdit de territoire au Canada.

[23]  À mon avis, aucun de ces « faits nouveaux » ne justifie de s’écarter de la jurisprudence existante sur le degré d’équité procédurale dont peut bénéficier un demandeur dans la même situation que les demandeurs en l’espèce, lorsqu’il s’agit de déterminer si des considérations d’équité et de justice naturelle exigent la nomination d’un avocat spécial dans une instance engagée aux termes de l’article 87.

[24]  Premièrement, le fait que l’autorisation ait été accordée n’est d’aucun secours aux demandeurs, puisque la jurisprudence en question renvoyait à des cas où l’autorisation avait été accordée. Comme je l’ai indiqué dans l’affaire Malikaimu 2017, la requête au titre de l’article 87 et la demande correspondante aux termes de l’article 87.1 qui ont été examinées dans cette décision ont été les premières à être présentées à l’étape de l’autorisation d’une demande de contrôle judiciaire déposée au titre de la Loi. Autrement dit, cela était sans précédent.

[25]  Deuxièmement, nous savons maintenant que le défendeur ne s’appuiera sur aucun des renseignements caviardés au DCT pour défendre la décision de l’agente.

[26]  Enfin, en ce qui concerne le troisième fait nouveau, je ne vois rien qui distingue la présente question de celles qui sont prises en considération dans ces cas clairs et convaincants d’interdiction de territoire. Invariablement, et indépendamment de l’examen sur l’interdiction de territoire de l’ASFC, lorsqu’un tel examen est effectué, les agents des visas doivent informer les demandeurs de visas de la preuve qu’ils auront à produire et leur donner l’occasion de dissiper leurs réserves, en particulier celles qui peuvent constituer le fondement de leur décision. Par conséquent, je ne vois toujours aucun motif pour m’écarter de cette jurisprudence.

[27]  Cela m’amène aux autres facteurs dont il faut tenir compte dans le cadre d’une analyse réalisée au titre de l’article 87.1. Bien qu’aucun d’entre eux ne soit nécessairement déterminant, ces facteurs sont (i) l’ampleur de la non-divulgation, (ii) l’importance et la valeur probante des renseignements visés par la non-divulgation et (iii) la capacité du demandeur à présenter sa défense (Malikaimu 2017, au paragraphe 52). En fin de compte, la tâche de la Cour, telle qu’elle est énoncée dans Farkhondehfall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1064, au paragraphe 31, consiste à « établir un équilibre entre des considérations concurrentes afin d’en arriver à un résultat équitable ».

[28]  À la suite de l’audience ex parte à huis clos tenue le 20 septembre 2018, le défendeur a déposé une version révisée des pages 214, 215 et 243 du DCT. Cela signifie que les renseignements caviardés qui se trouvent aux pages 214 et 215 ne sont plus caviardés. Cependant, quelques mots sous le titre [traduction] « Annexe source », tout au bas de la page 243, restent caviardés.

[29]  Avec cette version révisée du DCT, tous les renseignements caviardés qui s’y trouvent figurent aussi dans deux documents, soit l’examen de l’ASFC, un document de 9 pages (DCT, pages 235 à 243), et le dossier d’instructions du SCRS, un document de 4 pages (DCT, pages 231 à 234). L’ampleur de la non-divulgation est considérable sur le plan quantitatif, et ce, dans les deux documents. Cependant, comme je l’ai indiqué dans Malikaimu 2017, en citant Jahazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242, la mesure de la non-divulgation ne constitue pas qu’un simple exercice quantitatif, mais exige aussi de tenir compte de l’importance des renseignements caviardés. En l’espèce, j’estime que les renseignements caviardés dans les deux documents ne sont pas importants, en ce sens qu’ils permettraient d’annuler la décision rendue par l’agente (Yadav c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 140, au paragraphe 37; voir aussi El dor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1406; Aryaie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 469, aux paragraphes 23 à 27). Je suis également convaincu que la non-divulgation de ces renseignements ne nuirait en rien à la capacité des demandeurs de connaître les faits qui leur sont défavorables à cette étape de la procédure de contrôle judiciaire et d’y répondre de manière valable. Cela comprend la présentation de leurs arguments fondés sur les articles 9 et 10 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch 11 (R.-U.), concernant la première des deux entrevues auxquelles M. Mohammed a été invité par la section des visas de l’ambassade du Canada à Rome dans le contexte de sa demande de résidence permanente.

[30]  Comme je l’ai indiqué dans Malikaimu 2017, les demandeurs, à mon avis, sont bien au fait des motifs pour lesquels M. Mohammed a été déclaré interdit de territoire en raison de son statut de membre d’une organisation terroriste. La lettre de décision de l’agente et les notes qu’elle a prises lors de l’entrevue avec M. Mohammed montrent le fondement des préoccupations de l’agente liées à l’interdiction de territoire au sujet de l’appartenance de M. Mohammed à une organisation terroriste. Voici ce que ces notes indiquent : M. Mohammed a déclaré s’être rendu en Afghanistan, où il a vécu et voyagé pendant trois mois avec un groupe de personnes qui luttait pour l’objectif politique de l’indépendance du Turkestan; le groupe était armé et M. Mohammed avait vu des fusils de type Kalachnikov dans la grotte où il habitait avec ce groupe; les autorités américaines appellent peut-être ce groupe le MITO et M. Mohammed partageait la vision politique du groupe. Les préoccupations de l’agente relatives à la crédibilité sont aussi exprimées de façon convaincante dans sa lettre de décision et ses notes.

[31]  Je suis donc convaincu que les demandeurs ont eu accès à l’essentiel des renseignements sur lesquels l’agente s’est appuyée pour refuser la demande de résidence permanente parrainée par la conjointe de M. Mohammed. Les renseignements caviardés au DCT (sur lesquels le défendeur ne se fondera pas pour répondre à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente des demandeurs) sont sans conséquence ou n’ont aucun lien avec les préoccupations qui constituent le fondement de la décision de l’agente ou font partie de l’essentiel des renseignements auxquels les demandeurs ont eu accès.

[32]  En résumé, je conclus que les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigent pas la nomination d’un avocat spécial en ce qui concerne la demande de non-divulgation des renseignements caviardés au DCT du défendeur.

II.  L’aspect concernant l’affidavit classifié de la gestionnaire du programme de migration

[33]  Le défendeur a maintenant énoncé l’argument concernant l’équité procédurale qui a été avancé par les demandeurs et pour lequel l’affidavit classifié de la gestionnaire du programme de migration et les brèves observations écrites classifiées ont été déposés le 3 août 2018. Cet argument concerne le contenu de la lettre utilisée pour convoquer M. Mohammed à son entrevue initiale tenue à l’ambassade du Canada à Tirana, en Albanie, le 15 janvier 2015, à la demande de la section des visas de l’ambassade du Canada à Rome.

[34]  En effet, les demandeurs allèguent que le défendeur n’a pas divulgué le véritable but de cette entrevue, que j’appelle la « première entrevue » dans Malikaimu 2017, ce qui les a empêchés d’être représentés de façon efficace par un avocat. Ils soutiennent que, s’ils avaient connu le véritable but de l’entrevue, leur avocat à l’époque aurait fourni des conseils juridiques différents et aurait pris les mesures nécessaires pour protéger leur droit à l’équité procédurale.

[35]  Les considérations d’équité procédurale et de justice naturelle exigent-elles la nomination d’un avocat spécial dans ces circonstances, compte tenu du dépôt de l’affidavit classifié de la gestionnaire du programme de migration, qui explique essentiellement la raison pour laquelle le contenu de la lettre utilisée pour convoquer M. Mohammed à la première entrevue était ainsi? Encore une fois, la question ici est de savoir si le fait d’avoir accès ou non à l’affidavit classifié de la gestionnaire du programme de migration, que ce soit directement ou par l’entremise d’un avocat spécial, nuirait à la capacité des demandeurs de présenter leur défense et de faire valoir l’argument concernant l’équité procédurale. Je suis convaincu que non.

[36]  Il ne s’agit pas d’un cas où le contenu de ladite lettre aurait pu être plus précis, mais ne l’était pas. Le contenu était tel qu’il était et il revient aux demandeurs de prouver, selon la norme de la décision correcte la moins rigoureuse, qu’il ne constituait pas un préavis suffisant et approprié de ce qui allait se passer pendant l’entrevue. À mon avis, rien, dans l’état actuel du dossier public, ne limite ou ne réduit la capacité des demandeurs de faire valoir cet argument de manière valable. Je ne vois donc pas comment la nomination d’un avocat spécial pourrait améliorer leur capacité à cet égard. Je ne vois pas non plus la nécessité de tenir une audience pour entendre les observations des parties sur ce point.

[37]  La demande au titre de l’article 87.1 des demandeurs sera donc rejetée.

[38]  La demande au titre de l’article 87 du défendeur sera traitée dans une ordonnance distincte.


JUGEMENT dans le DOSSIER IMM-4072-16

LA COUR ORDONNE que :

  1. La demande de nomination d’un avocat spécial présentée par les demandeurs au titre de l’article 87.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la « Loi ») est rejetée.

  2. La demande présentée conjointement par les demandeurs, au titre de laquelle ils réclament que la demande de nomination d’un avocat spécial soit plaidée oralement, est rejetée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4072-16

 

INTITULÉ :

AYOOB HAJI MOHAMMED ET AL c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2018

 

MOTIFS ET ORDONNANCE RELATIVEMENT À UNE DEMANDE DE NOMINATION D’UN AVOCAT SPÉCIAL :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Robert Reid

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Prasanna Balasundaram

POUR LES DEMANDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Université de Toronto, faculté de droit

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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