Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181031


Dossier : IMM‑41‑18

Référence : 2018 CF 1096

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2018

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

NANTHAKUMAR KANDIAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Nanthakumar Kandiah, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) dans laquelle sa demande de visa de résident permanent au Canada a été rejetée au motif qu’il n’est membre ni de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ni de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières, notamment la catégorie de personnes de pays d’accueil, aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et des articles 145 à 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement). La décision a été rendue par un agent d’immigration (l’agent) du Consulat général du Canada, Section de l’immigration, à Bengaluru (Inde). La présente demande est présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie. Il y a eu manquement au droit du demandeur à l’équité procédurale car l’agent a omis de lui faire passer une entrevue avant de rendre la décision, en dépit de nombreuses assurances de la part de fonctionnaires canadiens qu’une entrevue aurait lieu.

I.  Le contexte

[3]  Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il est né à Jaffna (Sri Lanka) et est âgé de 48 ans. Il est marié et père de trois enfants (deux fils, âgés de 24 et de 9 ans respectivement, et une fille, âgée de 21 ans). Son épouse est née elle aussi à Jaffna et elle est d’origine tamoule.

[4]  Le demandeur possédait et exploitait une entreprise d’autobus au Sri Lanka, dans une région qu’occupaient les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) au cours de la guerre civile. Les TLET ont forcé le demandeur à permettre que l’on se serve de ses autobus pour transporter des personnes et des biens. En raison des combats, le demandeur a perdu sa maison et son entreprise, et sa famille et lui ont été capturés par l’armée sri‑lankaise et envoyés dans un camp pour personnes déplacées à l’intérieur du pays. Le demandeur, son épouse et leurs enfants ont fui le Sri Lanka en 2009 et ont été admis en Inde à titre de réfugiés. Ils vivent aujourd’hui dans un camp de réfugiés en Inde depuis neuf ans.

[5]  La mère ainsi que les frères et la sœur du demandeur vivent au Canada et sont citoyens canadiens. En février 2010, la sœur du demandeur et quatre autres personnes ont présenté une demande de parrainage pour le demandeur et sa famille. Le 17 mars 2010, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a approuvé le groupe de cinq engagements de parrainage, et la demande de résidence permanente du demandeur a été envoyée à la mission canadienne à New Delhi. Dans sa lettre d’approbation, CIC a indiqué que le bureau des visas de New Delhi prendrait les dispositions nécessaires pour passer une entrevue avec le demandeur en vue de déterminer son admissibilité au Canada. Cette lettre indiquait également que, pour les demandes, le délai de traitement moyen était de 29 mois.

[6]  La demande dûment remplie que le demandeur a présentée ne contient pas un récit détaillé de ce qu’il a vécu au Sri Lanka. Il ne fait mention que de la persécution des Tamouls et du fait que sa famille et lui ne pouvaient pas solliciter la protection de l’État. Il indique également que sa famille et lui ont beaucoup souffert au Sri Lanka et qu’ils continuent de souffrir dans le camp de réfugiés situé en Inde.

[7]  Dans les notes extraites du Système mondial de gestion des cas (SMGC) qui font partie de la décision, des annotations répétées, datant de 2013 à 2016, mentionnent que la demande du demandeur se trouve dans la file d’attente des entrevues. Le 20 mai et le 30 juin 2016, à la suite de demandes de renseignements du député fédéral canadien du demandeur (le député du demandeur), deux annotations figurant dans les notes du SMGC indiquent qu’un représentant du député a été informé qu’aucune date n’a encore été fixée pour l’entrevue.

[8]  Le 5 octobre 2016, une lettre d’équité procédurale (la lettre d’équité procédurale) a été envoyée au demandeur, mentionnant que la situation au Sri Lanka avait nettement changé depuis qu’il avait fait état des raisons pour lesquelles il ne retournait pas dans son pays. On lui fournissait donc une possibilité d’informer le bureau des visas s’il avait l’intention de poursuivre sa demande et, dans l’affirmative, de présenter d’autres informations qu’il aimerait que l’on prenne en considération, dont des informations sur sa situation personnelle, les conditions qui avaient cours au Sri Lanka, de même que les motifs d’ordre humanitaire (motifs CH), le cas échéant.

[9]  Le demandeur a demandé et obtenu trois prorogations de délai pour produire ses observations. Son conseil a présenté des observations en son nom le 28 avril 2017. Les notes du SMGC indiquent que ces observations ont été reçues, ajoutées au dossier et remises à l’agent le 13 mai 2017. Les observations portent principalement sur les conditions qui ont cours au Sri Lanka ainsi que sur les risques inhérents à tout retour au Sri Lanka du demandeur et de sa famille à titre de demandeurs d’asile tamouls ayant été antérieurement victimes des autorités gouvernementales. Les observations ne décrivent pas ce que le demandeur a vécu au Sri Lanka pendant la guerre civile, pas plus qu’elles ne traitent des conditions de vie de la famille en Inde.

[10]  Selon les notes du SMGC, l’agent a examiné le dossier du demandeur en date du 11 octobre 2017, et il ne lui a pas fait passer une entrevue avant de rendre sa décision.

II.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[11]  La décision a été communiquée pour la première fois au demandeur par une lettre datée du 22 novembre 2017. Dans la lettre de décision, l’agent informait le demandeur que sa demande de visa de résident permanent au Canada à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de membre de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières avait été rejetée. La lettre indiquait que le demandeur n’avait pas fourni d’informations à jour se rapportant à sa demande, comme il était demandé dans la lettre d’équité procédurale. De ce fait, la demande était refusée, au vu des informations soumises à l’agent.

[12]  Par contraste, les notes du SMGC datées du 11 octobre 2017 (l’examen fait par l’agent) font clairement référence à la réception et à l’examen des observations du conseil du demandeur, qui sont datée du 28 avril 2017. Cette erreur a été soulevée par le député du demandeur, et le bureau des visas a admis que la lettre de décision du 22 novembre 2017 faisait état des mauvais motifs de refus et qu’une lettre révisée serait envoyée. Aucune lettre de décision révisée ne m’a été soumise. Les documents écrits du défendeur ne traitent pas de cette question, mais ils se fondent sur les notes du SMGC datées du 11 octobre 2017 comme étant la décision visée par le présent contrôle.

[13]  Dans les notes du SMGC, l’agent indique qu’il a procédé à un examen exhaustif de toutes les observations que contient le dossier. Il fait état du déplacement initial de la famille sur le territoire sri‑lankais en 1995, ainsi que de l’observation du demandeur selon laquelle sa famille et lui ont été incapables de solliciter la protection des autorités sri‑lankaises car celles‑ci les soupçonnaient d’être membres des TLET. L’agent se reporte à la déclaration du demandeur selon laquelle sa famille et lui ont douloureusement souffert dans la zone de guerre et dans le camp de détention en Inde, mais il ajoute que le demandeur n’a fourni aucun détail pour personnaliser ou clarifier sa déclaration.

[14]  L’agent a passé en revue les renseignements relatifs à la situation au Sri Lanka, soulignant les faits positifs qui étaient survenus depuis la fin de la guerre civile, en 2009. Il a indiqué que l’origine tamoule d’une personne ne justifierait pas en soi une protection internationale des réfugiés, pas plus que ne le justifierait une personne faisant preuve de liens antérieurs avec les TLET, sauf si l’on considérait que la personne avait joué un rôle important dans la séparation de Tamouls après le conflit. Il a indiqué par ailleurs que les renseignements que le demandeur avait fournis ne faisaient référence qu’à des rapports généraux sur les droits de la personne qui concernaient des groupes à risques particuliers au Sri Lanka. Il s’est dit non convaincu que ces conditions générales en matière de droits de la personne s’appliquaient à la situation précise du demandeur ou à celle de sa famille. Il n’a pas pu conclure qu’il y avait [traduction] « une possibilité sérieuse ou une chance raisonnable qu’ils aient une crainte fondée de persécution, ou qu’ils ont été ou continueraient d’être touchés de manière sérieuse et personnelle par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne », ainsi qu’il est exigé aux fins des articles 145 à 147 du Règlement.

[15]  L’agent a ensuite évalué s’il y avait des considérations CH qui justifieraient la demande de visa de résident permanent du demandeur. Il a procédé à une brève évaluation des observations du demandeur sur les conditions de vie de sa famille dans le camp de réfugiés en Inde et il a ajouté :

[traduction]

Selon le document de la CISR intitulé « Information sur le statut des réfugiés sri lankais tamouls en Inde (2008‑janvier 2010) », il est possible que les réfugiés sri‑lankais soient soumis à des restrictions car il est nécessaire d’obtenir l’autorisation des autorités pour travailler à l’extérieur d’un camp de réfugiés et les occupants des camps doivent se présenter à ces dernières à des moments précis. Bien que cette situation puisse présenter des inconvénients, elle ne démontre pas qu’il est interdit aux réfugiés sri‑lankais de travailler en Inde. Dans le même ordre d’idées, même si le fait d’avoir à se présenter aux autorités à intervalles périodiques peut être un inconvénient, cela ne restreint pas les déplacements d’une personne ou sa capacité de vaquer à ses occupations de tous les jours. (Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Information sur le statut des réfugiés sri lankais tamouls en Inde, y compris sur les pièces d’identité, la citoyenneté, les déplacements, l’emploi, la propriété, l’éducation, l’aide fournie par le gouvernement, les conditions dans les camps et le rapatriement (2008‑janvier 2010).

[16]  L’agent n’a pas évalué l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. Il indique seulement qu’il n’est pas convaincu que la situation personnelle du demandeur ou celle de l’une quelconque des personnes à sa charge justifie qu’on accepte la demande du demandeur pour des motifs CH.

III.  Les questions en litige

[17]  Le demandeur met en doute l’équité procédurale dont sa famille et lui ont bénéficié dans le cadre de l’examen de sa demande de résidence permanente au Canada. Il soutient également que la décision elle‑même est déraisonnable.

[18]  Je traite des questions que soulève le demandeur de la manière suivante :

  1. Y a‑t‑il eu manquement aux droits à l’équité procédurale du demandeur : 1) parce que l’agent a omis de lui faire passer une entrevue avant de rendre sa décision, ou 2) à cause de l’erreur commise dans la lettre de décision du 22 novembre 2017, qui indiquait que le demandeur n’avait pas répondu à la lettre d’équité procédurale?

  2. La décision évalue‑t‑elle de manière raisonnable : 1) la demande CH du demandeur conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR, ou 2) la preuve relative à la situation au Sri Lanka et le profil de risque du demandeur?

IV.  La norme de contrôle applicable

[19]  Les questions d’équité procédurale que soulève le demandeur seront contrôlées selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; Chemin de fer Canadien Pacifique limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux par. 34 à 56 (Canadien Pacifique)). Le contrôle est axé sur les procédures suivies pour arriver à une décision et non sur le fond ou le bien‑fondé de l’affaire en question. Il me faut évaluer si le processus que CIC et l’agent ont suivi dans le cas du demandeur était juste et équitable, compte tenu de la totalité des circonstances du demandeur, des droits substantiels en jeu et des autres facteurs contextuels que la Cour suprême du Canada a relevés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28 (Baker) (Canadien Pacifique, au par. 54) :

[54] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

[20]  Pour ce qui est des préoccupations que le demandeur a soulevées à propos du fond de la décision elle‑même, il est bien établi que la décision que rend un agent au sujet de la question de savoir si un demandeur est membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie des personnes de pays d’accueil est une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621, au par. 14; Pushparasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 828, au par. 19 (Pushparasa); Bakhtiari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1229, aux par. 22 et 23). La décision de l’agent a donc droit à la déférence et elle ne sera infirmée que s’il y manque la justification, la transparence ou l’intelligibilité requises et si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits particuliers de l’espèce et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

V.  L’analyse

1.  Y a‑t‑il eu manquement aux droits à l’équité procédurale du demandeur : 1) parce que l’agent a omis de faire passer une entrevue au demandeur avant de rendre sa décision; ou 2) à cause de l’erreur commise dans la lettre de décision du 22 novembre 2017, qui indiquait que le demandeur n’avait pas répondu à la lettre d’équité procédurale?

a)  L’omission de faire passer une entrevue au demandeur

[21]  Le demandeur soutient qu’il s’attendait légitimement à ce que l’agent lui fasse passer une entrevue dans le cadre de l’examen de sa demande. Il déclare que CIC a fait mention à maintes reprises de la fixation d’une date d’entrevue dans ses communications avec lui, ses répondants et son député. Les notes du SMGC, qui font partie de la décision (Pushparasa, au par. 15), font état de la série suivante de références à la tenue d’une entrevue :

[traduction]

  Mars 2010 : déclaration dans la lettre approuvant son engagement de parrainage de groupe selon lequel le bureau des visas prendrait les dispositions nécessaires pour faire passer une entrevue au demandeur en vue de déterminer l’admissibilité au Canada;

  Septembre2014 : réponse du bureau des visas à une demande du répondant en vue d’obtenir une mise à jour de l’état de la demande, indiquant que le dossier se trouve dans la file d’attente des entrevues;

  Mars 2016 : réponse de CIC (Montréal) à une demande du député du demandeur au sujet de l’état de la demande, indiquant que le dossier se trouve dans la file d’attente des entrevues;

  Mai 2016 : réponse de CIC (Montréal) à une demande du député du demandeur au sujet de l’état de la demande, indiquant que la vérification n’a pas commencé et que le délai général d’examen est passé mais qu’il n’y a pas de date prévue pour une entrevue;

  Juin 2016 : réponse de CIC (Montréal) à une demande du député du demandeur au sujet de l’état de la demande, indiquant qu’il n’y a pas de date prévue pour l’entrevue.

[22]  Le demandeur fait référence au Manuel OP 5 de CIC (Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières) (le Manuel OP 5), qui souligne l’importance d’une entrevue dans le cadre du processus d’examen (section 10 du Manuel OP 5) :

Même si la Loi n’exige pas qu’une entrevue soit tenue afin d’établir la recevabilité d’une demande, il est difficile de défendre une décision défavorable lorsque les facteurs évalués sont plus subjectifs qu’objectifs. Par exemple, le fait de rejeter une demande parce que l’intéressé n’a pas les qualités personnelles nécessaires pour s’établir, sans avoir tenu une entrevue, peut être difficile à défendre. Malgré cela, rien n’empêche l’agent de rendre une décision favorable sans d’abord tenir une entrevue. Dans le même ordre d’idées, la présélection peut s’avérer inadéquate lors de la détermination de la crédibilité. Bien que l’on accepte, dans certains cas, qu’une observation écrite soit un substitut adéquat à une entrevue, la justice fondamentale pourrait exiger la tenue d’une entrevue lorsque la crédibilité est sérieusement remise en question.

[23]  Le défendeur soutient que l’invitation que CIC a faite au demandeur dans la lettre d’équité procédurale, c’est‑à‑dire la fourniture d’autres observations écrites, satisfaisait aux exigences en matière d’équité procédurale. Le demandeur s’est vu accorder trois prorogations de délai pour répondre à la lettre d’équité procédurale et, dans aucune des lettres relatives aux prorogations il n’a remis en question le changement dans la façon dont on satisferait à ces exigences. Il signale de plus que les observations que le demandeur a fournies en avril 2017 en réponse à la lettre d’équité procédurale n’incluaient pas une demande d’entrevue. Il soutient également que le Manuel OP 5 n’a pas force exécutoire et que, de toute façon, il y est indiqué que les entrevues ne sont pas obligatoires si la demande en question est complète et s’il y a suffisamment de renseignements pour déterminer l’admissibilité.

[24]  Pour évaluer l’équité du processus que CIC et l’agent ont suivi, il me faut tenir compte des droits substantiels du demandeur qui sont en litige en l’espèce, ainsi que des autres facteurs contextuels tirés de l’arrêt Baker. Les premier, deuxième, troisième et cinquième facteurs contextuels que la CSC a relevés dans cet arrêt (aux par. 23 à 25 et 27), et qui sont appliqués en l’espèce tiennent compte de la nature de la décision rendue (administrative ou quasi judiciaire), de la teneur du processus que CIC a établi et du régime législatif ayant servi à l’établir, ainsi que de l’importance de la décision pour le demandeur. Il ne fait aucun doute que les droits substantiels du demandeur et de sa famille qui sont en jeu dans la manière dont l’agent détermine leur demande de visa de résident permanent sont d’une importance fondamentale pour leurs vies. La décision est d’une importance cruciale pour chacun des membres de la famille. L’agent était donc tenu de suivre avec soin le processus que CIC a établi. Il fallait que tout changement dans ce processus, surtout un changement touchant directement la capacité du demandeur de présenter sa cause, soit communiqué au demandeur de la manière la plus claire possible.

[25]  Le quatrième facteur de l’arrêt Baker est celui de l’attente légitime de la personne (Baker, au par. 26). Le principe de l’attente légitime découle des exigences de l’équité procédurale. Si une entité publique ou un fonctionnaire a, de par sa conduite, amené une personne à s’attendre à ce qu’un processus soit mené d’une certaine manière, la Cour protégera l’attente de la personne. Le principe est de nature procédurale seulement. Il ne crée pas de droits substantiels chez la personne, pas plus qu’il ne garantit un résultat précis (Furey c Conception Bay Centre Roman Catholic School Board, 1993 CarswellNfld 116, au par. 32; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dela Fuente, 2006 CAF 186, au par. 9 (Dela Fuente)). En 2013, la CSC a décrit le principe de l’attente légitime et le rôle qu’il joue dans l’évaluation de la teneur de l’équité procédurale dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 94 :

[94] La théorie des attentes légitimes constitue la facette particulière de l’équité procédurale qui nous occupe dans le présent pourvoi. Cette doctrine a trouvé de solides assises en droit administratif canadien dans Baker, où la Cour a statué qu’il s’agit d’un facteur qu’il faut prendre en compte pour déterminer les exigences de l’obligation d’équité procédurale de la common law. Si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement. De même, si un organisme a fait une représentation à une personne relativement à l’issue formelle d’une affaire, l’obligation de cet organisme envers cette personne quant à la procédure à suivre avant de rendre une décision en sens contraire sera plus rigoureuse.

[26]  Je conclus que le défendeur a privé injustement le demandeur de l’attente légitime selon laquelle il passerait une entrevue et qu’il y a eu manquement à son droit à l’équité procédurale. Entre les mois de mars 2010 et de juin 2016, le demandeur, ses répondants et son conseil présumaient raisonnablement que l’agent ferait passer une entrevue au demandeur avant de se prononcer sur sa demande. Ils se fiaient aux observations claires et répétées de CIC à cet effet. Le demandeur a ensuite reçu la lettre d’équité procédurale en octobre 2016, lui demandant de fournir des observations à jour sur sa situation personnelle, la situation au Sri Lanka et toute considération CH. Cette lettre ne contenait aucune indication qu’on lui demandait de fournir des observations écrites, plutôt que de passer une entrevue. Elle n’indiquait pas ou ne laissait pas entendre que CIC changeait le processus d’examen qu’il avait établi et communiqué au demandeur. Il se peut fort bien que l’agent présumait véritablement que ce changement était implicite dans la lettre d’équité procédurale. Aux yeux du demandeur, ce ne l’était pas.

[27]  Selon le défendeur, un processus administratif peut être changé tant que le changement est équitable et convenablement communiqué. Je suis d’accord avec lui. Mais je conclus que l’on n’a pas avisé de manière suffisante le demandeur du changement dans le processus.

[28]  It est important de signaler tout d’abord qu’on n’a pas promis au demandeur une consultation, comme le laisse entendre le défendeur; c’est une entrevue qu’on lui a promis. La promesse a été répétée à maintes reprises au fil des ans et il s’agissait de la raison que donnait CIC pour justifier les longs délais dans le traitement de la demande de visa. La lettre d’équité procédurale ne mentionnait pas qu’il avait été décidé de remplacer l’entrevue par une possibilité de produire des observations écrites. La clarté sur laquelle se fondait le défendeur pour changer équitablement le processus était absente de la lettre.

[29]  Le demandeur a continué de s’attendre à ce qu’on lui fasse passer une entrevue. À mon avis, vu les six années qui s’étaient écoulées depuis le dépôt de la demande, il était raisonnable que le demandeur présume que la demande de documents à jour qui était faite dans la lettre d’équité procédurale s’ajoutait à l’entrevue promise. L’argument du demandeur selon lequel cette présomption a faussé la teneur des observations d’avril 2017 est convaincant. Les observations reposaient sur le fait que le demandeur traiterait de sa situation personnelle et des considérations CH lors de l’entrevue, et que le conseil, dans ses observations écrites, se concentrerait sur la collecte et l’analyse des preuves pertinentes sur la situation du pays.

[30]  Outre les observations que CIC a faites au demandeur, le Manuel OP 5 donne fortement à penser que l’affaire du demandeur n’est pas du genre de celle que l’on peut trancher de manière appropriée en examinant des documents. Le Manuel OP 5 n’exige pas de manière impérative que l’on fasse passer une entrevue à tous les demandeurs, mais il envisage bel et bien que les demandes qui comportent une évaluation subjective obligent probablement à faire passer une entrevue au demandeur. À mon avis, le fait que le demandeur et sa famille vivaient toujours dans un camp de réfugiés en Inde huit ans après la fin de la guerre civile au Sri Lanka dénote qu’ils craignaient subjectivement de retourner dans ce pays. Dans la présente affaire, « il est difficile de défendre une décision défavorable lorsque les facteurs évalués sont plus subjectifs qu’objectifs » (Manuel OP 5, section 10).

[31]  Comme l’a conclu le juge Rennie dans l’arrêt Canadien Pacifique (au par. 56), pour évaluer si un processus est équitable « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre ». En l’espèce, le demandeur connaissait la preuve à réfuter. Toutefois, il se fiait aux observations de fonctionnaires canadiens, à savoir qu’il aurait une possibilité de parler de sa situation personnelle dans le cadre d’une entrevue. La lettre d’équité procédurale ne contredisait pas cette attente. Le fait de ne pas avoir informé le demandeur du changement proposé au processus d’examen est déterminant dans la présente demande de contrôle judiciaire. Le demandeur n’a pas eu une chance entière et équitable de répondre aux préoccupations de l’agent. Il y a lieu de renvoyer la demande de visa de résident permanent au Canada du demandeur pour qu’un autre agent d’immigration rende une nouvelle décision après qu’une entrevue du demandeur aura été fixée et tenue.

b)  La lettre de décision erronée

[32]  La lettre de décision est datée du 22 novembre 2017. Comme il a été mentionné plus tôt, celle‑ci indique erronément que les observations d’avril 2017 que le demandeur a envoyées en réponse à la lettre d’équité procédurale n’ont pas été reçues. C’est donc dire que la décision a été rendue sans tenir compte de ces observations. Les notes du SMGC n’ont pas été transmises au demandeur avant le 31 janvier 2018, et elles indiquent correctement que les observations d’avril 2017 ont été reçues.

[33]  La lettre de décision n’était pas une simple lettre d’accompagnement, comme l’a décrite le défendeur. Il s’agissait d’une décision officielle que l’agent avait rendue et qui était manifestement erronée. Le demandeur s’est retrouvé avec un résultat incompréhensible pendant deux mois. L’erreur ne lui a pas causé de préjudice réel car l’agent a pris en compte les observations d’avril 2017, mais elle a porté à confusion et a affaibli la confiance qu’avait le demandeur envers le processus de demande. En l’absence de préjudice, cette erreur à elle seule ne m’amènerait pas à conclure qu’il y a eu manquement au droit du demandeur à l’équité procédurale et qu’il est nécessaire de réexaminer le dossier du demandeur. Si je signale l’erreur c’est qu’elle a exacerbé le manquement à l’équité procédurale qui était garantie au demandeur. Non seulement celui‑ci a‑t‑il été stupéfait de recevoir une décision sur sa demande sans avoir passé une entrevue, mais on lui a aussi présenté une décision qui contenait une erreur manifeste et importante.

2.  La décision évalue‑t‑elle de manière raisonnable : 1) la demande CH du demandeur conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR, ou 2) la preuve relative à la situation au Sri Lanka et le profil de risque du demandeur?

[34]  Il est inutile d’examiner si la décision est raisonnable car la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la demande du demandeur réexaminée parce que l’agent n’a pas passé d’entrevue avec ce dernier. L’agent d’immigration qui réexaminera le dossier le fera après avoir fait passer une entrevue au demandeur, conformément au présent jugement. Il examinera si les considérations CH justifient que l’on accorde au demandeur ou aux membres de sa famille, en raison des nouvelles informations, une dispense des exigences de la LIPR, conformément au paragraphe 25(1). De plus, il est impossible de connaître le profil de risque que l’on aurait dressé si le demandeur avait subi une entrevue. L’agent aura à examiner la situation au Sri Lanka par rapport aux informations additionnelles que le demandeur fournira lors de l’entrevue et au profil de risque cumulatif du demandeur et des membres de sa famille qui en résultera.

[35]  J’ajouterais ce qui suit. Dans la décision, l’agent a procédé à une analyse CH superficielle. Le défendeur soutient que le manque de détails dans la demande du demandeur au sujet des expériences personnelles de sa famille au Sri Lanka et en Inde s’est forcément soldé par un bref examen du peu d’informations dont disposait l’agent. Il ajoute que, dans une demande CH, il incombe au demandeur d’expliquer le fondement de la demande (citant Zafra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 420, au par. 18). Je suis d’accord avec le défendeur, mais jusqu’à un certain point seulement.

[36]  L’agent a limité son examen des facteurs CH au fait de savoir si le demandeur et sa famille étaient en mesure de travailler, d’étudier et de voyager librement en Inde. Il a conclu que la famille ne s’exposait qu’à de simples inconvénients pour ce qui était de l’accès à ces services et que le demandeur n’avait pas établi le bien‑fondé d’une exemption CH. Il n’a pas traité de la durée du séjour de la famille dans le camp de réfugiés en Inde ni de l’absence de permanence qui était inhérente à leur situation, pas plus qu’il n’a évalué l’intérêt supérieur des enfants. Il n’a pas fait référence à la famille du demandeur au Canada. Cette information était évidente d’après le dossier assurément mince et il aurait fallu en traiter. Je reconnais que deux des enfants du demandeur sont aujourd’hui d’âge adulte, mais son fils cadet est âgé d’à peine neuf ans.

[37]  Il est bien établi qu’un agent qui envisage d’accorder une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR est tenu de prendre en considération l’intérêt supérieur du ou des enfants visés. Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy), la CSC a déclaré (aux par. 38 et 39) :

[38] Même avant que le principe ne figure expressément au par. 25(1), la Cour y voyait un volet « important » de l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire, notamment dans l’arrêt Baker :

... l’attention et la sensibilité à l’importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur et de l’épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision [CH] défavorable sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable...

... pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande [CH] même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable. [par. 74‑75]

[39] Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9‑12 (CanLII)).

[38]  Les notes du SMGC ne font aucune mention de l’intérêt supérieur de l’enfant. Même au vu du dossier de preuve que l’agent avait en main, la décision n’est pas raisonnable. Lors du réexamen, il faudra prendre en compte tous les aspects relatifs à la demande CH du demandeur, dont l’intérêt supérieur de l’enfant mineur restant.

VI.  Conclusion

[39]  J’ai conclu qu’il y a eu manquement au droit du demandeur à l’équité procédurale car ce dernier s’attendait légitimement à ce que l’agent lui fasse passer une entrevue. Ce fait oblige à réexaminer sa demande de visa de résident permanent. Dans le cadre du réexamen, il sera nécessaire de faire passer au demandeur une entrevue, ce qui lui donnera la possibilité de plaider entièrement sa cause. Compte tenu des délais que le demandeur et sa famille ont subis, l’entrevue et le nouvel examen devraient avoir lieu en priorité.

[40]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM‑41‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent d’immigration est infirmée et l’affaire renvoyée. Le demandeur doit passer une entrevue avant qu’un autre agent procède à un nouvel examen de sa demande de résidence permanente, le tout en priorité.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de novembre 2018.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑41‑18

 

INTITULÉ :

NANTHAKUMAR KANDIAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 31 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Meghan Wilson

pour le demandeur

David Knapp

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.