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Date : 20181107


Dossiers : T-1577-17

T-1763-17

Référence : 2018 CF 1118

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

HONEY FASHIONS LTD

demandeur

et

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET

 LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

Dossier : T-1763-17

ENTRE :

HONEY FASHIONS LTD

demandeur

et

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET

 LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Honey Fashions Ltd. (Honey Fashions) a présenté une demande de contrôle judiciaire concernant deux décisions de M. Gilles Cormier, gestionnaire, Division des opérations liées aux échanges commerciaux, de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), qui a rejeté les demandes de remise de droits présentées en vertu du Décret de remise sur les textiles et vêtements (2014), DORS/2014-278 (le DRTV 2014).

[2]  J’estime que les décisions visées par le contrôle sont injustes et déraisonnables et doivent être annulées. Elles sont injustes, car le processus administratif suivi était contraire aux attentes légitimes de Honey Fashions, fondées sur l’approche antérieure claire et cohérente adoptée par l’ASFC. Elles sont déraisonnables, car elles sont arbitraires, contraires à la pratique établie de longue date de l’ASFC, ayant été prises sans explication du changement de position et sans référence à sa pratique antérieure, sans explication non plus des raisons pour lesquelles cette pratique et cette interprétation antérieures des décrets pertinents avaient été modifiées.

[3]  Les passages suivants, qui ont trait au contexte du programme des décrets de remise sur les textiles et les vêtements (le programme des DRTV) du Canada et au contexte factuel directement lié aux deux décisions visées par le contrôle, sont extraits des affidavits souscrits par MM. Bernie Tevel et Stephen Yanow déposés par Honey Fashions et de l’affidavit de M. Bradley Jablonski déposé par les défendeurs.

[4]  M. Tevel est président de Honey Fashions et occupe ce poste depuis 1999. Il a fourni la preuve de la participation de Honey Fashions au programme des DRTV et des résultats de ses différentes demandes de remise de droits avant les décisions visées par le contrôle. M. Yanow est président de Piccolo Mondo Ltd., fabricant de blouses à Montréal, au Québec. Il a été l’un des premiers fabricants canadiens à utiliser le programme des DRTV. M. Yanow affirme qu’il [traduction] « est rapidement devenu un expert des règles et des exigences du programme » et, en raison du déclin des activités de fabrication de son entreprise, il a commencé à [traduction] « s’employer à aider d’autres fabricants canadiens à profiter des avantages du programme ». Entre 1998 et 2012, l’activité principale de son entreprise (sous le nom commercial de Global Remissions) consistait à [traduction] « mettre en correspondance des fabricants canadiens admissibles à participer à divers décrets de remise sur les textiles et les vêtements et des importateurs canadiens qui importaient des marchandises admissibles ». M. Jablonski est gestionnaire, Unité d’encouragement commercial, au sein de la Direction des programmes commerciaux et antidumping de l’ASFC, depuis 2015. Il dit être responsable de [traduction] « la gestion globale du programme, des orientations fonctionnelles de la politique nationale et de la coordination concernant les décrets de remise que l’ASFC administre ».

Le programme des DRTV

[5]  Les marchandises importées au Canada sont assujetties à des droits de douane et à des taxes. Toutefois, le gouverneur en conseil peut, par décret de remise, remettre tout ou partie des droits de douane. Lorsqu’un décret de remise est en vigueur, les marchandises importées seront assujetties à des droits réduits ou nuls. Lorsque les importateurs ont payé les droits sur les marchandises importées faisant l’objet d’un décret de remise, ils peuvent ultérieurement demander un drawback ou un remboursement des droits payés. Les demandes en cause concernent des demandes de drawback de droits payés.

[6]  En 1988, dans le but d’aider les entreprises de fabrication de textiles et de vêtements du Canada touchées défavorablement par les importations à bas prix, le Canada a mis en place le programme des DRTV, qui prévoit une série de décrets de remise. Les divers décrets de remise ont été recommandés au gouverneur en conseil par le ministre des Finances, dont le ministère a rédigé les décrets de remise et est responsable de la politique qui les sous-tend. L’ASFC est responsable de l’administration des décrets de remise mis en place dans le cadre du programme des DRTV.

[7]  Chacun des décrets de remise contient une annexe 1 énumérant les entreprises qui sont des fabricants admissibles à la remise (les fabricants nommés à l’annexe 1). Au départ, les décrets de remise prévoyaient que l’admissibilité des fabricants nommés à l’annexe 1 à la remise était subordonnée à la production d’un certain volume de marchandises au Canada. En vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain, le Canada était tenu d’éliminer les mesures fondées sur le rendement. Le Canada a donc modifié les décrets de remise en supprimant cette condition. Les décrets de remise ont été modifiés en conséquence pour établir un montant de remise maximal fondé sur le montant total de la remise que chaque entreprise avait reçue en 1995. En vertu de ces décrets, chaque entreprise admissible disposait de cinq ans pour demander la remise après l’importation des marchandises.

[8]  En 2010, l’ASFC a décidé de revoir son administration du programme des DRTV et a suspendu le traitement de toutes les demandes de remise dans l’attente de son examen d’assurance de la qualité (l’EAQ). En conséquence, les demandes de remise de droits de Honey Fashions pour les marchandises importées en 2006, 2007, 2008 et 2009 ont été laissées en suspens.

[9]  M. Yanow a décrit l’incidence du programme des DRTV sur les fabricants canadiens de textiles et de vêtements au cours des années précédant l’EAQ. Il affirme qu’une des [traduction] « conséquences inattendues de la conception du programme a été d’encourager les fabricants à devenir des importateurs » afin de tirer avantage des décrets de remise. Ceux qui ne souhaitaient nullement devenir importateurs [traduction] « ont commencé à chercher des moyens de profiter des avantages du programme en tant que fabricants canadiens sans être obligés de créer ou d’agrandir une entreprise d’importation ». Bref, ils ont cherché des moyens d’obtenir la remise des droits sur les marchandises qu’ils n’avaient pas importées ou n’allaient pas importer.

[10]  M. Yanow, d’autres fabricants et des représentants de leurs associations ont rencontré des fonctionnaires du ministère des Finances afin de discuter de la façon dont les fabricants nommés à l’annexe 1 au Canada qui ne souhaitaient pas devenir importateurs pourraient tirer parti du programme des DRTV. Il confirme que, ensemble, ils ont convenu d’une solution de rechange. [traduction] « Des fonctionnaires du ministère des Finances ont décidé que, dans le cadre des divers décrets de remise, les fabricants canadiens admissibles pouvaient passer un contrat avec des importateurs canadiens afin que les avantages du programme de remise profitent aux fabricants canadiens. » Aux termes de cet accord, pour qu’un fabricant canadien nommé à l’annexe 1 puisse bénéficier de la remise des droits, il fallait que son nom apparaisse comme l’importateur officiel inscrit sur les formulaires de douane – il n’était pas nécessaire que ce soit le véritable acheteur des marchandises. Cela, dit-il, est confirmé dans une note de service interne du 26 avril 1993, rédigée par Mme Patricia Close, directrice du commerce international et des tarifs douaniers au ministère des Finances. Cette note est importante pour les questions en litige et est donc reproduite ici dans son intégralité :

[traduction]

Question en litige

Examiner l’étendue de la pratique appelée « vente du droit de remise » dans le cadre des programmes de remise des droits sur les textiles et les vêtements.

Contexte

Les six décrets de remise sur les textiles et les vêtements permettent aux fabricants admissibles d’importer des textiles ou des vêtements en vertu d’une remise en fonction de la production ou de l’approvisionnement de tissus ou de vêtements au Canada. Les décrets ont été négociés avec l’industrie après l’annonce de l’ALE et traitent du consensus de l’industrie du vêtement à cette époque. Les décrets visaient à permettre aux fabricants canadiens de textiles et de vêtements de rationaliser leur production en se spécialisant dans quelques gammes seulement tout en obtenant des crédits de remise pour l’importation de marchandises complémentaires. Cela permettrait aux fabricants de vêtements canadiens de commercialiser une ligne complète de vêtements.

Les décrets autorisent les fabricants à importer des marchandises admissibles dans la limite du montant du droit de remise acquis; Toutefois, les décrets ne précisent pas que le fabricant doit posséder les marchandises importées [le mot « own » dans le document original est souligné]. La législation douanière ne précise pas non plus que l’importateur officiel doit être le propriétaire des marchandises importées.

Lorsque les programmes ont été mis en œuvre, les fonctionnaires des douanes ont rencontré des représentants de l’industrie pour leur expliquer les avantages des programmes. L’une des préoccupations mentionnées par l’industrie était que beaucoup de fabricants n’avaient jamais importé de produits finis et que pour bénéficier des avantages escomptés, ils étaient obligés d’importer. Certains représentants de l’industrie ont suggéré de conclure des accords avec des importateurs (dans de nombreux cas, leurs clients) dans le but d’importer des marchandises en vertu du droit du fabricant. Cette suggestion a fait l’objet de discussions avec le ministère des Finances, et il a été décidé que les fabricants pourraient faire des affaires de la manière qu’ils choisiraient à condition qu’ils jouissent du droit admissible et que le fabricant soit l’importateur officiel; toute exigence au-delà de cette condition serait difficile à appliquer sur le plan administratif. Cependant, il a été souligné aux fabricants qu’ils seraient toujours responsables des conséquences liées aux marchandises qu’ils ne possédaient pas (c’est-à-dire qu’ils devaient rembourser les droits sur les importations dépassant le droit de remise).

Situation actuelle

Lors d’une réunion récente du GCSCE (Groupe de consultation sectorielle sur le commerce extérieur) – Vêtement et chaussure, le président, Jack Kivenko, a soulevé la question. Il a été étonné lorsqu’un consultant qui offrait des services pour négocier ses droits s’est adressé à lui. D’autres membres du GCSCE lui ont fait remarquer que la vente de leurs droits de remise était une pratique courante qui leur permettait de profiter du programme quand ils n’avaient pas besoin des avantages liés à l’importation. Ils ont demandé que les commentaires préjudiciables de M. Kivenko soient radiés du compte rendu.

À la suite de la réunion du GCSCE, les fonctionnaires des douanes ont communiqué avec leurs bureaux régionaux concernant le caractère généralisé de la vente des droits de remise. Les renseignements reçus n’étaient ni complets ni détaillés, mais il semble que la pratique est répandue dans tout le secteur industriel. À Winnipeg, il semble que presque tous les participants (90 %) au programme achètent ou vendent des droits. À l’origine, les entreprises achetaient et vendaient uniquement des droits localement, mais récemment, les entreprises concernées vendent à l’échelle nationale. À Montréal, on estime qu’environ 60 % des entreprises se livrent à cette pratique.

Le « courtier en droits de remise » est un phénomène récent. Il s’agit de courtiers ou de consultants en douane qui identifient les fabricants qui n’ont pas utilisé tous leurs droits à l’importation. Contre paiement, ils localisent des importateurs intéressés à acheter le droit. Selon votre point de vue, ils fournissent essentiellement un service aux fabricants visant à localiser les importateurs disposés à acheter des droits excédentaires. De cette manière, les fabricants recevront une partie de la remise (sous forme d’argent) qu’ils ont gagnée mais qu’ils n’auraient pas utilisée autrement.

Évaluation

Les responsables du ministère des Finances ont été informés, au début du programme, de la possibilité de vendre les droits et, dans l’état actuel des choses, la pratique est conforme aux conditions énoncées dans les décrets de remise et la Loi sur les douanes. (Les décrets ne précisent pas que l’importateur officiel doit être le propriétaire des marchandises importées. Les fabricants agissent simplement comme des mandataires pour le compte de tiers propriétaires et paient un droit remis – dont le bénéfice est transféré au propriétaire.) En fait, on pourrait soutenir que cela tient aux forces du marché.

Dans le cadre de l’ALENA, nous avons tenté de négocier une certaine souplesse visant à apporter des modifications touchant l’administration des décrets, mais nous nous sommes heurtés à un mur. Les États-Unis pourraient réagir défavorablement face aux producteurs canadiens qui vendent les droits, et l’émergence du « courtier en droits de remise » augmente la probabilité que les États-Unis puissent apprendre l’existence des pratiques – étant donné que des consultants interviennent maintenant dans la négociation des droits. D’un autre côté, les États-Unis sont peut-être déjà au courant de cette pratique et, compte tenu des avantages pour leur industrie lorsque des entreprises canadiennes importent des produits américains dans le cadre des programmes, ils sont peut-être déjà prêts à fermer les yeux.

Il est important de noter que la vente du droit de remise profite directement aux producteurs de vêtements canadiens qui ne peuvent actuellement pas bénéficier des décrets dans la mesure prévue. (La participation au programme n’est actuellement que d’environ 50 %, en raison, notamment, des difficultés techniques liées aux décrets qui résultent en grande partie de changements imprévus dans le secteur.) L’interdiction de cette pratique pourrait, dans une large mesure, contrecarrer nos efforts visant à fournir une aide supplémentaire au secteur du vêtement au moyen d’une renonciation temporaire aux sanctions prévues dans les décrets. Presque tous les producteurs de vêtements s’y opposeraient également vivement. (Quoi qu’il en soit, les programmes prennent fin en 1998.) En outre, les pratiques du marché permettraient probablement aux fabricants et aux acheteurs potentiels de droits de contourner toute modification des programmes visant à empêcher ces pratiques.

Dans les circonstances et étant donné que les États-Unis nous ont lié les mains pour ce qui est d’apporter même les modifications techniques les plus modestes aux décrets (au cas où les modifications proposées augmenteraient les avantages pour les producteurs), je recommanderais que nous ordonnions aux fonctionnaires des douanes de continuer à surveiller la situation, mais autrement, de faire profil bas.

Si vous souhaitez discuter d’un rôle plus proactif, merci de me le faire savoir.

[Non souligné dans l’original.]

[11]  Comme les avocats l’ont fait remarquer, ces accords étaient tellement connus que l’ASFC leur a donné le nom suivant : « Ententes de partenariat ».

[12]  Le Mémorandum D8-11-7, Politique de l’ASFC sur le transfert du droit de remise en vertu des décrets de remise sur les textiles et vêtements, décrit et explique comment les fabricants nommés à l’annexe 1 peuvent recourir à des ententes de partenariat afin de bénéficier intégralement du droit de remise. Les dispositions pertinentes du Mémorandum D8-11-7 sont ainsi rédigées :

Ententes de partenariat

5. Sous réserve de certaines conditions, un fabricant de vêtements ou un producteur de tissus admissible (dont le nom figure dans l’annexe du décret), peut conclure une entente de partenariat avec une autre entreprise afin d’obtenir son attribution de remise intégrale pour une année donnée. Ainsi, l’entreprise admissible est l’importateur attitré des marchandises et l’autre entreprise est le propriétaire ou le destinataire des marchandises.

Exigences en matière de déclaration en détail et de rajustement

6. Si des marchandises qui font l’objet d’une entente de partenariat et pour lesquelles une remise a été demandée, ou le sera, ont déjà été importées et déclarées en détail au nom de l’autre entreprise (c.‑à‑d. le propriétaire ou l’acheteur), il faudra alors modifier le nom de l’importateur avant que la remise ne soit approuvée. Dans de tels cas, une demande de changement de nom doit être présentée conformément aux directives énoncées dans le Mémorandum D17-2-3, Changement du nom/numéro de compte ou numéro d’entreprise de l’importateur de l’ASFC.

[13]  Le paragraphe 5 indique clairement qu’un fabricant nommé à l’annexe 1 n’a pas besoin d’être le propriétaire des marchandises, et le paragraphe 6 précise qu’il n’a pas besoin d’être l’importateur. En application de ce paragraphe, une partie qui a importé des marchandises et qui a payé les droits s’y rapportant peut être remplacée ultérieurement en tant qu’importateur officiel par un fabricant nommé à l’annexe 1, au moyen d’une demande de changement de nom; celui-ci sera alors en droit de demander la remise au titre du programme des DRTV.

[14]  L’ASFC a également admis qu’un droit de remise d’un fabricant nommé à l’annexe 1 en vertu des décrets de remise pouvait être transféré, lors de la cessation de ses activités, à un autre fabricant nommé à l’annexe 1. De cette manière, Honey Fashions, entre autres, a augmenté son droit de remise par rapport à celui qui lui avait été spécifiquement accordé dans les décrets de remise. Dans l’EAQ, l’ASFC a établi qu’elle n’aurait pas dû autoriser les fabricants à augmenter leurs droits de remise d’origine de cette manière et a proposé de restreindre les fabricants à leur droit d’origine.

[15]  Après consultation et après avoir établi que les fabricants avaient agi de bonne foi en transférant des droits de remise, l’ASFC a décidé qu’elle ne restreindrait pas les fabricants nommés à l’annexe 1 à leurs droits d’origine. Pour remédier à cette situation, le ministère des Finances a recommandé au gouverneur en conseil de prendre le Décret de remise sur les textiles et vêtements (2014) (le DRTV 2014). Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation accompagnant le DRTV 2014 expliquait que l’erreur relative à l’acceptation des transferts était celle de l’ASFC et décrivait l’effet du DRTV 2014 de la façon suivante : « Une remise est offerte pour les marchandises pour lesquelles une autorisation de remise a été accordée avant le 31 décembre 2012 et qui ont été importées au Canada durant la période allant du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2012. »

[16]  L’EAQ a également révélé deux autres erreurs dans l’administration du programme des DRTV par l’ASFC. Lorsqu’on examine ces demandes, il est important de noter que la pratique des fabricants et des importateurs concluant des ententes contractuelles aux termes desquelles le fabricant est devenu l’importateur officiel, mais non le propriétaire des marchandises, comme l’ont décrit M. Yanow et Mme Close, n’a pas été désignée comme une erreur ou quelque chose que l’ASFC devait traiter.

[17]  M. Tevel confirme que Honey Fashions a toujours participé au programme des DRTV et [traduction] « s’est assuré de recevoir la remise intégrale à laquelle il avait droit » en devenant [traduction] « l’importateur officiel de marchandises précédemment importées par d’autres ». Il affirme que cela a été fait de la manière suivante :

[traduction]

Honey Fashions est devenu l’importateur officiel en déposant un avis de changement de nom auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC ») confirmant que, avec l’accord de l’importateur original, il devenait l’importateur officiel des vêtements admissibles à une remise. Jusqu’à nos demandes de 2011 et 2012, les fonctionnaires de l’ASFC acceptaient systématiquement cet avis de changement de nom afin de changer l’importateur officiel et traitaient les demandes de remise de Honey Fashions au motif que Honey Fashions était l’importateur officiel. [Non souligné dans l’original.]

[18]  Comme il est indiqué ci-dessus, en raison de l’EAQ, les demandes non traitées de Honey Fashions ont été laissées en suspens. À la suite de cet examen et de la prise du DRTV 2014, ces demandes ont été traitées.

[19]  L’une des demandes laissées en suspens était celle de Honey Fashions déposée le 11 novembre 2010, au montant de 216 305,30 $ (la demande de 2009). Cette demande était accompagnée de la demande de Honey Fashions visant à devenir l’importateur officiel des produits précédemment importés par un autre. Un certain nombre de lettres accompagnaient la demande relative aux opérations énumérées dans celle-ci. Chaque lettre contenait un libellé similaire :

[traduction]

Conformément au paragraphe 10 du Mémorandum D17-2-3, veuillez transmettre notre lettre à la salle des documents de la région pour le classement avec la déclaration en détail.

Nom de l’importateur inscrit :

863453767 RM 0001

Reitmans Distribution Inc.

250, rue Sauvé Ouest

Montréal (Québec)

H3L 1Z2

 

Devrait être :

102391109RM0001

Honey Fashions Ltd

1615, rue Louvain Ouest

Montréal (Québec)

H4N 1G6

 

Une mauvaise partie a été désignée comme importateur officiel, et l’importateur véritable ne [sic] peut se prévaloir des conditions, exemptions, privilèges, décrets de remise ou licences, et les deux parties à cette opération consentent à la modification, conformément au Mémorandum susmentionné et à l’avis officiel par copie de la présente lettre.

Il appert à la Cour que l’insertion du mot « ne » est une erreur, car il n’est pas inclus dans les observations ultérieures qui suivent le libellé du paragraphe 13 du Mémorandum D17-2-3.

[20]  Le paragraphe 10 du Mémorandum D17-2-3 mentionné dans la lettre de demande est ainsi rédigé :

Lorsqu’un importateur, courtier ou mandataire souhaite aviser l’ASFC d’une erreur dans le nom/numéro de compte ou numéro d’entreprise de l’importateur, il doit envoyer une lettre expliquant la raison pour le changement au bureau de la Division des opérations liées aux échanges commerciaux de l’ASFC dans la région où la mainlevée des marchandises a été accordée. Lorsque cette lettre est soumise par un courtier ou mandataire, il doit y être indiqué qu’une copie a été envoyée à l’importateur officiel original. Le bureau de la Division des opérations liées aux échanges commerciaux de l’ASFC transmettra la lettre à la salle des documents de la région pour le classement avec la déclaration en détail. Il est à noter que le système automatisé de l’ASFC ne sera pas mis à jour pour refléter l’information contenue dans la lettre.

[21]  Au terme de l’EAQ, dans une lettre datée du 30 avril 2015, M. Gilles Cormier a approuvé et réglé la demande de 2009 (ainsi que les autres laissées en suspens), et un paiement du montant réclamé a été envoyé à Honey Fashions.

[22]  Le 16 juillet 2015, l’ASFC a informé Honey Fashions que, conformément au Décret de remise des droits de douane sur les vêtements de dessus, Honey Fashions avait droit à un remboursement des droits au titre du programme des DRTV pour les marchandises importées en 2011 et 2012, d’un montant maximal de 137 025,00 $. Honey Fashions a déposé une demande de drawback des droits payés sur les marchandises importées en 2011 d’un montant de 66 427,17 $ (la demande 269503). M. Gilles Cormier a refusé cette demande, écrivant ce qui suit :

[traduction]

La présente vise à vous informer que la demande de drawback 269503 reçue le 13 mai 2016, dont le montant demandé s’élève à 66 427,17 $, a été refusée.

Une demande de changement de nom doit résulter d’une erreur attribuable à l’importateur ou à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), comme il est décrit dans le Mémorandum D17‑2‑3, Changement du nom/numéro de compte ou numéro d’entreprise de l’importateur.

Les documents que vous avez fournis n’établissent pas clairement que le changement de nom résulte d’une erreur attribuable à l’importateur ou à l’Agence des services frontaliers du Canada, ni que les conditions du Mémorandum D17‑2‑3 ont été respectées.

[23]  Honey Fashions a soumis une demande révisée relative à la remise des droits sur les vêtements de dessus pour 2011 en demandant que celle-ci soit examinée à la lumière des observations supplémentaires qu’il avait avancées. La demande révisée s’élevait à 68 512,48 $ (la demande 270228). La décision de refus datée du 6 septembre 2017 était rédigée dans un libellé identique à celui du refus de la demande 269503. La décision de refus de la demande 270228 est celle faisant l’objet du présent contrôle dans le dossier T-1763-17.

[24]  Le 18 juillet 2015, l’ASFC a informé Honey Fashions que, conformément au Décret de remise concernant les blouses, les chemisiers et les coordonnés pour femmes, Honey Fashions avait droit à un remboursement des droits au titre du programme des DRTV pour les marchandises importées en 2011 et 2012, ne pouvant pas dépasser un total de 3 143 139,32 $. Honey Fashions a déposé six demandes de drawback distinctes concernant des marchandises importées en 2011 et 2012. Ces demandes ont été regroupées dans une seule (la demande 268618), pour un montant total de 3 002 642,79 $.

[25]  Des lettres identiques à celle reproduite au paragraphe 18 ci-dessus étaient incluses dans la demande 268618, à ceci près que la première ligne du dernier paragraphe omettait le mot « ne » et était donc ainsi rédigée :

[traduction]

Une mauvaise partie a été désignée comme importateur officiel, et l’importateur véritable peut se prévaloir des conditions, exemptions, privilèges, décrets de remise ou licences, et les deux parties à cette opération consentent à la modification, conformément au Mémorandum susmentionné et à l’avis officiel par copie de la présente lettre.

[26]  Dans une lettre datée du 12 août 2015 de M. Gilles Cormier, Honey Fashions a été informé que sa demande faisait l’objet d’un examen :

[traduction]

La présente vise à vous informer que la demande de drawback 268618, dont le montant demandé s’élève à 3 002 642,79 $, a été reçue le 14 juillet 2015 et fait présentement l’objet d’un examen.

Certaines marchandises faisant l’objet de la demande n’ont pas été importées, ou les droits imposés n’ont pas été payés par votre entreprise.

De plus, conformément au Mémorandum D17-2-3, Changement du nom/numéro de compte ou numéro d’entreprise de l’importateur, une demande de changement du nom ne peut être présentée que si l’importateur ou l’Agence des services frontaliers du Canada a commis une erreur.

Pour que l’ASFC puisse poursuivre avec le traitement de la demande de changement du nom, vous êtes tenus de lui fournir les documents suivants :

a.  des documents (p. ex., des bons de commande, des factures commerciales, des chèques annulés, des télécopies, de la correspondance écrite, etc.) qui démontrent clairement l’intérêt du demandeur et son rôle dans l’importation;

b.  une lettre de l’importateur officiel qui fait état de sa participation dans l’importation;

c.  une explication claire et exhaustive de la raison pour laquelle la partie a été désignée comme l’importateur dans la déclaration en détail originale et de la raison pour laquelle l’importateur ou le mandataire croit maintenant qu’une deuxième partie est l’importateur véritable.

[27]  Dans une lettre datée du 4 février 2016, M. Gilles Cormier a informé Honey Fashions que la demande 268618 avait été refusée pour des raisons identiques à celles fournies lorsqu’il avait refusé la demande 269503, à savoir :

[traduction]

Les documents que vous avez fournis n’établissent pas clairement que le changement de nom résulte d’une erreur attribuable à l’importateur ou à l’Agence des services frontaliers du Canada, ni que les conditions du Mémorandum D17-2-3 ont été respectées.

[28]  Le 23 décembre 2016, Honey Fashions a soumis à nouveau l’intégralité de la demande, au montant de 3 071 133,83 $ (la demande 270217), accompagnée d’observations identiques à celles qu’il avait fournies précédemment concernant la demande 269503. L’ASFC a répondu de la même manière qu’elle l’avait fait au sujet de l’autre demande. Par une décision datée du 6 septembre 2017 et dans un libellé identique à celui relatif au rejet de la demande 270228, M. Gilles Cormier a rejeté la demande 270217. La décision rejetant la demande 270217 est la décision faisant l’objet d’un contrôle dans le dossier T-1577-17.

[29]  Selon M. Tevel, les demandes présentées pour 2011 et 2012 (par le changement du nom de l’importateur officiel après l’importation) l’ont été de la même manière que toutes les demandes précédentes approuvées par l’ASFC :

[traduction]

La procédure de changement de nom suivie par Honey Fashions pour 2011 et 2012 était exactement la même procédure que celle que nous avions suivie, et que l’ASFC avait acceptée, dans des demandes de remise antérieures, notamment celles de 2007, 2008 et 2009. Les demandes de 2007 ont été traitées selon les décrets précédents, mais les demandes de 2008 et 2009 l’ont été selon le DRTV 2014. La lettre de M. Cormier était la première indication selon laquelle l’ASFC était sur le point de revenir sur sa position antérieure concernant les changements de nom. [Non souligné dans l’original.]

Questions en litige

[30]  Deux questions requièrent notre attention :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision faisant l’objet du contrôle?

  2. Sur le fondement de cette norme de contrôle, les décisions résistent-elles au contrôle?

Norme de contrôle

[31]  Honey Fashions soutient que la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

[32]  L’entreprise se réfère à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (l’arrêt Dunsmuir), dans lequel la Cour suprême du Canada, au paragraphe 55, a déclaré que les questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur administratif appellent la norme de la décision correcte. La Cour suprême, au paragraphe 59 de l’arrêt Dunsmuir, a également souligné qu’un « organisme administratif doit également statuer correctement sur une question touchant véritablement à la compétence ».

[33]  Honey Fashions souligne que, bien que la Loi sur les douanes relève de la compétence de l’ASFC, l’Agence n’a pas compétence pour déterminer qui peut ou non être l’importateur des marchandises. L’entreprise dit que le législateur n’a conféré aucune compétence à l’ASFC à cet égard et que la seule compétence limitée qu’il a attribuée l’a été au gouverneur en conseil en application de l’alinéa 164(1)e) de la Loi sur les douanes, et ce, uniquement en ce qui concerne les importateurs non résidents. Honey Fashions soutient que, en tentant d’exercer un pouvoir qui ne lui a pas été délégué, l’ASFC a commis une erreur de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[34]  Je conviens avec Honey Fashions que si l’ASFC n’a pas le pouvoir de décider si une personne est ou non un importateur en vertu de la Loi sur les douanes et des décrets de remise, les décisions visées par le contrôle ne peuvent être maintenues. Cependant, pour les motifs qui suivent, j’estime qu’elle a ce pouvoir et cette compétence et que sa décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[35]  L’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, LC 2005, c 38 prévoit que l’ASFC « est chargée de fournir des services frontaliers intégrés contribuant à la mise en œuvre des priorités en matière de sécurité nationale et de sécurité publique et facilitant le libre mouvement des personnes et des biens — notamment les animaux et les végétaux — qui respectent toutes les exigences imposées sous le régime de la législation frontalière. À cette fin, elle fournit l’appui nécessaire à l’application ou au contrôle d’application, ou aux deux, de la législation frontalière ». « Législation frontalière», suivant l’article 2, inclut tout ou partie d’une loi fédérale ou de ses textes d’application « en vertu desquels des droits ou des taxes versés et perçus au titre de la Loi sur les douanes sont imposés ».

[36]  Selon une interprétation simple, l’ASFC est responsable de l’administration et de l’application des droits et des tarifs découlant de la Loi sur les douanes et des décrets de remise. Je conviens avec les défendeurs que pour que l’ASFC puisse s’acquitter de son [traduction] « mandat de vérification de la conformité, elle doit inévitablement identifier l’importateur assujetti à la Loi sur les douanes ». Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans l’arrêt ATCO Gas & Pipeline Ltd. c Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, au paragraphe 51, « sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif ».

[37]  Par conséquent, j’estime que l’ASFC a le pouvoir de décider de l’identité de l’importateur de marchandises au Canada et qu’elle est tenue de le faire dans le cadre de ses pouvoirs implicites. Dans la mesure où elle interprète sa loi constitutive, la norme de la décision raisonnable s’applique.

L’interprétation de l’ASFC

[38]  La détermination de l’importateur est pertinente quant aux décisions visées par le contrôle qui ont été rendues en vertu du DRTV 2014, qui précise ce qui suit :

1. (1) Est accordée une remise aux compagnies figurant à l’annexe 1 des droits de douane payés ou à payer aux termes du Tarif des douanes à l’égard des marchandises pour lesquelles l’Agence des services frontaliers du Canada a délivré, par erreur, des autorisations de remise des droits de douane dans le cadre de l’administration des premiers décrets de remise figurant à la colonne 1 de l’annexe 2.

(2) Le montant de la remise accordée à chaque compagnie est calculé conformément au premier décret de remise en vertu duquel l’autorisation de remise a été accordée.

[…]

2. La remise est accordée à chaque compagnie aux conditions suivantes :

a) les marchandises ont été importées au Canada au cours de la période débutant le 1er janvier 2008 et se terminant le 31 décembre 2012;

b) l’autorisation de remise a été délivrée à la compagnie au plus tard le 31 décembre 2012;

c) une demande de remise est reçue par l’Agence des services frontaliers du Canada au plus tard à la date limite indiquée à la colonne 2 de l’annexe 2 à l’égard du premier décret de remise en vertu duquel l’autorisation de remise a été délivrée.

[39]  Les décrets de remise initiaux pertinents quant aux décisions visées par le contrôle sont le Décret de remise des droits de douane sur les vêtements de dessus (1998), DORS/98-88 (concernant la demande 270228) et le Décret de remise concernant les blouses, les chemisiers et les coordonnés pour femmes (1998), DORS/98-89 (concernant la demande 270217). Chaque décret contient un libellé identique au sujet de la remise :

  • Demande  270228 : « remise est accordée des droits de douane payés ou payables en vertu du Tarif des douanes au fabricant de vêtements de dessus énuméré à l’annexe à l’égard de vêtements de dessus qu’il a importés au Canada […] » [Non souligné dans l’original.]
  • Demande 270217 : « remise est accordée des droits de douane payés ou payables en vertu du Tarif des douanes à un fabricant de blouses et chemisiers ou coordonnés pour femmes énuméré à l’annexe à l’égard des blouses, chemisiers ou coordonnés qu’il a importés au Canada […] » [Non souligné dans l’original.]

[40]  Il appert à la Cour, et rien ne laisse entendre le contraire, que les demandes de remise ayant abouti aux décisions visées par le contrôle remplissent toutes les conditions d’acceptation du moment que les marchandises ont été « importées au Canada » par le fabricant. Il est évident que si l’ASFC avait donné suite à la demande de changement de nom, Honey Fashions serait devenu l’importateur officiel et aurait donc « importé au Canada » les marchandises en question.

[41]  Par conséquent, la décision de refuser à Honey Fashions les remises accordées dans le cadre du programme des DRTV dépend entièrement de la décision de ne pas accepter le changement de nom afin que Honey Fashions soit inscrit comme l’importateur officiel.

[42]  J’estime que la décision de ne pas accepter le changement de nom ne peut être maintenue pour deux raisons : premièrement, elle a été prise en violation de l’obligation d’équité de l’ASFC et, deuxièmement, elle était arbitraire et donc déraisonnable.

Attentes légitimes

[43]  Dans son mémoire, Honey Fashions soutient que la décision de l’ASFC de ne pas l’accepter comme importateur officiel était contraire à de nombreuses années de pratique et injuste :

[traduction]

La décision de M. Cormier de rejeter la demande de remise des droits de Honey Fashions était fondée sur son refus de permettre un changement de nom de l’importateur original à celui de Honey Fashions.

En refusant d’agir à la suite du changement de nom proposé, M. Cormier a décidé (contrairement à 20 ans de pratique constante de l’ASFC) que Honey Fashions ne pouvait plus figurer sur la liste des importateurs officiels de marchandises importées. Aucun fonctionnaire de l’ASFC n’a un tel pouvoir.

[…]

Le fait que l’ASFC s’écarte radicalement de sa pratique constante dans le cadre du programme des DRTV, y compris sa décision antérieure dans la demande de Honey Fashions en vertu du DRTV 2014, était arbitraire, injuste et ne reposait sur aucune condition expresse ou implicite d’un décret de remise.

[44]  La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 26, a fait remarquer que, si une personne s’attend légitimement à ce qu’une procédure soit suivie, alors l’obligation d’équité exigera cette procédure :

[…] Notre Cour a dit que, au Canada, l’attente légitime fait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle, et qu’elle ne crée pas de droits matériels. Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure. De même, si un demandeur s’attend légitimement à un certain résultat, l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés. Néanmoins, la doctrine de l’attente légitime ne peut pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure. Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants. [Non souligné dans l’original et renvois omis.]

[45]  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, [2011] 2 RCS 504, au paragraphe 68, le juge Binnie a fait observer que des « affirmations » qui suscitent des attentes légitimes doivent être « claires, nettes et explicites ». Il en est de même pour les pratiques régulières des décideurs administratifs qui fondent une attente légitime.

[46]  J’estime que, compte tenu des circonstances, il existe une pratique administrative régulière claire, nette et explicite de l’ASFC, selon laquelle le changement de nom proposé pour désigner un fabricant nommé à l’annexe 1 après importation serait accepté, et la remise ultérieure des droits à celui-ci s’ensuivrait.

[47]  Il ressort des éléments de preuve non contestés présentés à la Cour que Honey Fashions participe au programme des DRTV depuis sa création, qu’il n’était pas un importateur de vêtements important, mais tirait pleinement parti de ses droits au titre du programme en devenant l’importateur officiel de marchandises précédemment importées par d’autres. Il l’a fait en déposant un changement de nom auprès de l’ASFC pour s’enregistrer en tant qu’importateur officiel, avec l’accord de l’importateur original. Cette procédure a été acceptée et sans doute approuvée par l’ASFC. Jusqu’à ce que les décisions visées par le contrôle soient prises, [traduction] « les fonctionnaires de l’ASFC acceptaient systématiquement cet avis de changement de nom afin de changer l’importateur officiel et traitaient les demandes de remise de Honey Fashions au motif que Honey Fashions était l’importateur officiel ». La modification de la procédure relativement au changement de nom de l’importateur officiel a eu des conséquences graves pour Honey Fashions.

[48]  Non seulement l’ASFC a toujours accepté ce processus administratif, mais l’EAQ n’a pas signalé qu’il s’agissait d’une pratique inacceptable, suspecte ou illégitime. Cela n’a pas non plus soulevé de préoccupation lors des trois vérifications effectuées par l’ASFC concernant Honey Fashions. Je suis convaincu que les éléments de preuve révèlent une pratique régulière claire, nette et explicite des décideurs administratifs qui fonde une attente légitime. En outre, selon Honey Fashions, [traduction] « le changement de politique de l’ASFC était d’autant plus arbitraire et injuste qu’il s’est produit longtemps après que Honey Fashions a même pu envisager de s’y conformer ».

Décision déraisonnable

[49]  J’estime également que les décisions visées par le contrôle rendues par M. Gilles Cormier sont déraisonnables.

[50]  Le défendeur admet que ces décisions étaient contraires à la décision qu’il a prise concernant la demande de 2009et en fait exactement à son opposé. Les défendeurs soutiennent que les décisions antérieures de l’ASFC et la décision relative à la demande de 2009 en particulier sont sans pertinence. Ils disent que les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures (citant Domtar Inc c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756 (l’arrêt Domtar)) et parce que le principe du stare decisis ne s’applique pas dans le contexte des tribunaux administratifs (citant Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2015 CF 682 (l’affaire Postes Canada)).

[51]  Dans l’arrêt Domtar, la Cour suprême du Canada a infirmé une décision de la Cour d’appel du Québec qui avait infirmé une interprétation d’un article de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles donnée par la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles. La Cour d’appel a agi de la sorte, non pas parce que l’interprétation était manifestement déraisonnable, mais parce qu’elle contredisait une interprétation antérieure donnée par le Tribunal du travail : une interprétation qu’elle préférait. L’incompatibilité dans l’interprétation s’imposait donc entre deux tribunaux administratifs différents et non au sein du même tribunal. En fait, la preuve établissait que chaque tribunal avait toujours respecté sa propre interprétation.

[52]  Les décisions visées par le contrôle en l’espèce ont été rendues par la même personne qui a rendu deux décisions à quelques mois d’intervalle seulement sur des faits importants identiques, mais qui ont abouti à un résultat différent. Bien que le principe du stare decisis ne s’applique pas aux décideurs administratifs, ceux-ci restent assujettis à l’exigence décrite par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, selon laquelle leurs décisions doivent être justifiées, transparentes et intelligibles.

[53]  En l’espèce, M. Gilles Cormier, le décideur, ne fait aucune référence à sa décision antérieure ni à la pratique ministérielle de longue date. Il n’offre aucune explication quant aux raisons pour lesquelles la pratique suivie par Honey Fashions dans les demandes de remise aboutit à un résultat opposé à celui obtenu de nombreuses fois au cours des 20 dernières années. À mon avis, si un juge administratif rend une décision « X » une fois puis une décision « non X » peu de temps après relativement à des faits importants identiques, sans expliquer la différence, on ne peut que conclure que la décision est arbitraire – il n’existe pas de « justification de la décision, […] [de] transparence et […] [d]’intelligibilité du processus décisionnel ».

Conclusion

[54]  Pour ces motifs, les décisions visées par le contrôle doivent être annulées, et les demandes de remise de Honey Fashions, renvoyées à l’ASFC pour être examinées à nouveau par un autre décideur, si possible, mais quelle que soit l’issue, conformément aux attentes légitimes de Honey Fashions fondées sur la pratique constante et de longue date de l’ASFC.

[55]  Honey Fashions a droit à ses dépens, que les parties ont convenu de fixer à 6 719,40 $ pour les deux demandes.


JUGEMENTS DANS LES DOSSIERS T-1577-17 ET T-1763-17

LA COUR STATUE que les présentes demandes sont accueillies, que les décisions visées par le contrôle sont annulées et que les demandes de remise de Honey Fashions doivent être examinées à nouveau par un autre décideur, si possible, mais quelle que soit l’issue, conformément aux attentes légitimes de Honey Fashions fondées sur la pratique constante et de longue date de l’ASFC; et Honey Fashions a droit à ses dépens, fixés à 6 719,40 $ pour les deux demandes.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de janvier 2019.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-1577-17; t-1763-17

 

INTITULÉ :

HONEY FASHIONS LTD c LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Peter Kirby

Alexandra Logvin

POUR LE DEMANDEUR

Stéphanie Lauriault

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau Dumonlin s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la justice du Canada

Bureau régional du Québec

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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