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Date : 20181106


Dossier : IMM‑1513‑18

Référence : 2018 CF 1113

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ROBERT DANYI

DAVID DANYI

EVA KIS

ALEXANDRA DANYI

ROBERT MARK DANYI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision datée du 7 mars 2018 [la décision] de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR ou la Commission] du Canada. Dans la décision, le commissaire rejetait la demande d’asile des demandeurs fondée sur leur origine ethnique rom et présentée contre la Hongrie aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Je conviens avec les demandeurs que la décision doit faire l’objet d’un nouvel examen, du fait qu’elle est viciée sur le plan de l’équité.

II.  Contexte

[2]  Les cinq demandeurs affirment avoir été persécutés régulièrement par des Hongrois blancs dans pratiquement tous les aspects de leur vie, depuis le traitement dont ils ont fait l’objet à l’école, à leur situation dans le domaine du logement et l’absence de possibilités d’emploi.

[3]  Les demandeurs ont également décrit avoir subi des actes de violence verbale et physique de nature raciale aux mains de personnes qui haïssent les Roms. Les demandeurs affirment avoir demandé à quelques reprises à la police d’intervenir, mais ils affirment que ces tentatives n’ont rien donné de concret.

[4]  La famille a déménagé pour éviter d’autres violences, mais elle a finalement décidé de demander l’asile au Canada, où deux demandeurs sont arrivés en 2011 et les trois autres en 2012.

III.  Les questions à trancher et norme de contrôle

[5]  Les demandeurs affirment que la Commission, en faisant usage de connaissances spécialisées, a porté atteinte à leur droit à un processus équitable et qu’elle a tiré des conclusions déraisonnables en matière de crédibilité en se fondant sur le mauvais formulaire de renseignements personnels [FRP]. Ces deux questions sont déterminantes pour l’issue de la demande; par conséquent, je n’aborderai pas les autres questions soulevées par les demandeurs.

[6]  Les questions relatives à la crédibilité sont examinées selon la norme de la décision raisonnable. La Cour intervient uniquement si la décision présente des lacunes quant « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle doit finalement se prononcer sur « l’appartenance de la décision aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Par contre, les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43).

IV.  Analyse

A.  L’équité procédurale et les connaissances spécialisées

[7]  Les demandeurs affirment que la Commission n’a pas respecté leurs droits en matière d’équité procédurale dans la façon dont elle a traité le rapport psychologique [le rapport]. Au paragraphe 50 de la décision, la Commission critique l’auteur du rapport en disant ce qui suit :

[traduction]

[...] la docteure fait des affirmations qui vont au‑delà de son domaine de connaissances spécialisées : plus précisément, elle écrit que le fait d’être sans‑abri est « un acte criminel en Hongrie ». Encore une fois, le tribunal pense que la psychologue a répété ce que la demanderesse lui avait déclaré, parce qu’aucune preuve n’a été soumise au tribunal pour montrer comment cette psychologue a pu faire ce genre d’affirmation ou fournir une telle opinion. Toutefois, le tribunal ne tire aucune inférence défavorable envers la demandeure d’asile en raison du fait que la docteure soit allée trop loin dans son témoignage d’opinion.

[8]  La Commission poursuit en utilisant ses propres connaissances spécialisées pour écarter le rapport, en se fondant sur ses expériences antérieures avec la psychologue en question :

[traduction]

Le tribunal a examiné au cours des années de nombreux rapports rédigés par cette psychologue, destinés à des demandeurs d’asile pour qu’ils préparent leurs audiences. Le tribunal n’a très souvent accordé que très peu de poids aux rapports de cette docteure au sujet du fonctionnement psychologique des demandeurs d’asile; comme en l’espèce, ses observations constituent une simple reformulation des exposés circonstanciés des demandeurs d’asile, qui lui avaient été fournis avant sa réunion avec les demandeurs d’asile, résumés sous l’intitulé « Raisonnement associé à la demande d’asile » suivi par « Opinion et diagnostic » : ces rubriques découlent directement de l’exposé circonstancié. Sans vérifier la véracité de ces exposés et en acceptant que tous les témoignages étaient vrais sans avoir accès à cet exposé, la psychologue a toujours tiré des conclusions qui découlent uniquement des exposés et des déclarations que les demandeurs d’asile lui ont faites au moment de leurs évaluations. Le tribunal est réticent à donner une force probante importante à un rapport qui constitue une simple reformulation de l’exposé circonstancié des faits figurant dans le FRP et présente ensuite des conclusions qui découlent uniquement de ce que les demandeurs d’asile lui ont relaté [au paragraphe 51].

[9]  Les demandeurs soutiennent que, lorsqu’un tribunal a recours à des connaissances spécialisées, il doit en donner avis, comme l’exige l’article 22 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 [l’article 22 des Règles] :

22 Avant d’utiliser des renseignements ou des opinions qui sont du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre — si celui‑ci est présent à l’audience — et leur donne la possibilité de faire ce qui suit :

 

22 Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person and, if the Minister is present at the hearing, the Minister, and give them an opportunity to

a) présenter des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion;

 

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

b) transmettre des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.

 

(b) provide evidence in support of their representations.

[10]  Je souscris à l’argument des demandeurs. Lorsque le commissaire mentionne que les rapports rédigés cette docteure sont [traduction] « habituellement peu efficaces » et qu’il a [traduction] « souvent accordé une force probante très faible aux rapports de cette docteure », il utilise ainsi des informations provenant d’autres sources et d’éléments de preuve produits dans d’autres affaires soumises à la SPR, pour lesquelles l’article 22 des Règles exige qu’un avis soit donné aux demandeurs et que ceux‑ci aient la possibilité de répondre à ces allégations. L’omission de le faire constitue une violation de l’équité procédurale.

[11]  Le commissaire est allé ensuite plus loin, en concluant que le comportement du demandeur d’asile n’était pas compatible avec l’examen de la psychologue, dans les termes suivants :

[traduction]

[52]  Heureusement, il y a plusieurs exceptions à ces rapports de la docteure, dans lesquels les problèmes émotifs/cognitifs et de tempérament qu’elle signale se manifestent également chez les demandeurs d’asile au cours de l’audience, lorsqu’ils ont vraiment subi les effets d’une discrimination grave et persistante. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce et, dans les circonstances, le tribunal n’est pas en mesure d’accorder une force probante déterminante aux conclusions de la psychologue. Ses affirmations selon lesquelles la demandeure d’asile fonctionne comme une personne influencée par toutes les expériences qu’elle a vécues en Hongrie n’ont pas été constatées par le commissaire chez cette demandeure d’asile à l’audience. La demandeure d’asile a témoigné de façon posée et a respecté le déroulement de l’instance; elle a écouté soigneusement le témoignage des membres de sa famille et elle a suivi avec beaucoup de clairvoyance les moments où le tribunal a soulevé des préoccupations au sujet de son fils pendant certaines parties du témoignage confus et contradictoire qu’il a livré, comme cela est déjà mentionné dans les présents motifs. Surtout, il incombe au tribunal d’apprécier et d’évaluer les rapports médicaux de ce genre, mais également le comportement des demandeurs d’asile. Lorsque le tribunal a examiné et analysé les déclarations faites par la demandeure d’asile, il a constaté que, contrairement au contenu du rapport de la psychologue, la demandeure d’asile était en mesure de répondre sans difficulté à toutes les questions qui lui étaient posées et elle n’est jamais devenue émotive ou confuse. Cependant, compte tenu des préoccupations qu’entretient le tribunal sur certains aspects de la crédibilité de la demandeure d’asile, il conclut qu’elle a embelli son témoignage en faisant des déclarations générales, comme cela est mentionné dans les présents motifs, de façon à renforcer la demande de protection présentée par sa famille, ainsi que pour créer un sentiment de simultanéité et d’immédiateté des craintes qu’elle et sa famille éprouveraient si elles retournaient en Hongrie. Le tribunal estime que certaines parties de l’exposé des faits de la demandeure d’asile ne sont pas vraisemblables, comme cela est mentionné. Par conséquent, le tribunal accorde une faible force probante au rapport de la psychologue, puisqu’il est fondé sur une preuve qui qui n’a pas été vérifiée, comme cela est mentionné dans les présentes.

[12]  Je conviens avec les demandeurs que ces conclusions sont troublantes, compte tenu des commentaires antérieurs du commissaire. En fait, si les conclusions concernant la preuve de l’état psychologique n’avait pas été par ailleurs viciées, cette conclusion aurait pu être confirmée, comme cela a été le cas dans des décisions antérieures (voir, par exemple, Mubiala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1105, au paragraphe 15). Toutefois, ma conclusion au sujet du non‑respect de l’équité procédurale touche directement cet aspect de la décision, étant donné qu’elle est fondée sur le rapport de la même docteure et sur le raisonnement vicié du commissaire concernant la fiabilité de la psychologue.

B.  La crédibilité

[13]  Le défendeur a prétendu que, si le tribunal estime qu’il y a eu violation de l’équité procédurale, cette conclusion ne devrait pas entraîner l’annulation de la décision puisque le rapport n’en est pas un élément central, dans la mesure où il se rapporte uniquement à la capacité de témoigner de la demanderesse et à son état mental. Je ne peux retenir cet argument, étant donné que le rapport contenait d’autres conclusions concernant le fait que ses expériences avaient eu une influence sur son état psychologique. Cependant, même si les commentaires de la Commission concernant cet aspect de la demande d’asile étaient annulés, comme le propose le défendeur, il y a une autre erreur fondamentale qui rend également déraisonnable la décision en question.

[14]  La demandeure a déclaré dans la mise à jour de son exposé circonstancié que l’avocat qui a représenté les demandeurs jusqu’en avril 2017 avait été suspendu pour négligence et fausses déclarations. Elle a déclaré que leur premier avocat leur avait demandé de signer des formulaires FRP non remplis qui, une fois remplis par l’équipe de l’avocat, contenaient des renseignements inexacts. Les demandeurs n’ont pris connaissance de la situation qu’après que leur nouvel avocat leur eut fourni une traduction de leurs FRP et des exposés circonstanciés qui avaient été transmis à la Commission. Les demandeurs ont par la suite fourni des FRP et des exposés circonstanciés mis à jour et ainsi remplacé les documents originaux qui étaient inexacts.

[15]  Pour des raisons que la Cour ignore, la Commission a néanmoins tiré des conclusions négatives en matière de crédibilité en se fondant sur les déclarations qui se trouvaient dans les FRP et les exposés circonstanciés originaux. La Commission a constaté des incohérences entre ces formulaires originaux et d’autres témoignages plus récents et en a tiré des conclusions défavorables sur le plan de la crédibilité.

[16]  En me fondant sur le dossier, je suis convaincu que le premier avocat des demandeurs a effectivement été suspendu pour faute professionnelle.

[17]  Les demandeurs soutiennent que le fait que la Commission se soit fondée sur les FRP et sur les exposés circonstanciés originaux qui étaient viciés l’a amené à tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité qui vicient l’ensemble de la décision de la Commission et la rendent déraisonnable.

[18]  Le défendeur rétorque que ces conclusions défavorables en matière de crédibilité ne sont pas déterminantes. C’est la protection de l’État qui est, en fait, l’élément déterminant de la décision.

[19]  Je ne retiens pas cet argument. Il est difficile de savoir s’il est vraiment possible de séparer la conclusion viciée en matière de crédibilité (fondée sur des FRP non à jour) du reste de la décision. En raison de cette erreur, la Commission n’a pas cru les parties du témoignage des demandeurs qui portaient sur leur vie en Hongrie. Il est impossible de savoir si la Commission aurait abordé l’analyse relative à la protection de l’État de façon différente si elle ne s’était pas fondée à tort sur les anciens formulaires.

[20]  Étant donné mes conclusions concernant les deux premières questions, soit celle concernant les connaissances spécialisées et celle concernant la crédibilité, il n’est pas nécessaire d’aborder les deux autres questions, soit celle relative à la protection de l’État et celle concernant le risque au sens de l’article 97 de la LIPR.

V.  Conclusion

[21]  La décision est fondamentalement viciée, premièrement en raison de l’omission d’aviser les demandeurs que des connaissances spécialisées avaient été utilisées, ce qui entraîne une violation de l’équité procédurale, et deuxièmement parce que la Commission s’est fondée sur des FRP antérieurs inexacts pour y découvrir des incohérences ayant étayé des conclusions défavorables en matière de crédibilité. Le dossier sera par conséquent renvoyé à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.


JUDGMENT dans le dossier IMM‑1513‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 7 mars 2018 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée et l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2018.

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1513‑18

 

INTITULÉ :

ROBERT DANYI, DAVID DANYI, EVA KIS, ALEXANDRA DANYI, ROBERT MARK DANYI c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Phillip Trotter

 

POUR Les demandeurs

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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